Lapointe (Lapointe de l'ongle) c. Allard

2011 QCCQ 54

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

LOCALITÉ DE

QUÉBEC

« Chambre civile »

N° :

200-32-051295-102

 

DATE :

11 janvier 2011

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE PIERRE CODERRE, J.C.Q. (JC2399)

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NADIA LAPOINTE, faisant affaires sous la raison sociale « Lapointe de l'Ongle »

340, rue Seigneuriale Ouest

Québec (Québec)  G1C 3P9

 

Demanderesse

 

c.

 

SARA MAUDE ALLARD

[…] Québec (Québec)  […]

 

Défenderesse

 

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]          La demanderesse réclame 7 000 $ à la défenderesse parce qu'elle n'aurait pas respecté les clauses de non-sollicitation et de non-concurrence à son contrat ainsi que son devoir de loyauté à la suite de son départ de la clinique d'esthétique de la demanderesse.


LES FAITS

[2]          La demanderesse, madame Nadia Lapointe, opère un commerce spécialisé dans le domaine des ongles et de l'esthétique sur la rue Seigneuriale dans l'arrondissement Beauport de la Ville de Québec.

[3]          En 2007, elle a deux employées, dont la défenderesse. Elle forme cette dernière, plus spécialement dans le domaine des ongles pour desservir la clientèle du commerce connu sous le nom de « Lapointe de l'Ongle ».

[4]          Le 21 février 2007, la demanderesse fait signer à la défenderesse un document intitulé « contrat de non-concurrence » qui comporte les clauses suivantes :

L'employé(e) s'engage à respecter les conditions suivantes advenant la perte et/ou le départ volontaire de son emploi :

1-   À payer la somme de 350 $ pour de la formation personnelle,

2-   À ne jamais solliciter la clientèle du salon à quitter avec l'employé(e) (cette clientèle appartenant à Lapointe de l'Ongle) exception pour la famille, les ami(e)s et client(e)s qui serait arrivé(e)s avec l'employé(e),

3-   À ne pas ouvrir de salon à proximité de Lapointe de l'Ongle dans un périmètre de 10 kilomètres, et ce, dans les trois ans suivant le départ et/ou la perte d'emploi.

En cas de bris de ces conditions, des poursuites seront engagées contre l'employé(e) sans préavis .

(Reproduit tel l'original).

[5]          Madame Allard est payée strictement à commissions. Elle quitte temporairement le commerce au mois d'octobre 2007 et revient en juin 2008. À ce moment, il y a une nouvelle employée, également payée à commissions, madame Noémie Côté. Celle-ci a une formation d'esthéticienne et offre des services dans ce domaine chez Lapointe de l'Ongle depuis le mois de mai 2008.

[6]          Au mois de février 2009, il y a un conflit entre madame Côté et la propriétaire de Lapointe de l'Ongle, madame Lapointe.

[7]          Selon le témoignage de madame Côté, elle aurait offert à madame Lapointe de demeurer deux semaines pour lui permettre de trouver une nouvelle esthéticienne car elle désire quitter le commerce.

[8]          Madame Lapointe lui demande de quitter immédiatement le 26 février 2009, ce qu'elle fait.

[9]          Madame Allard, qui travaille à ce moment à temps partiel, soit 20 heures/semaine depuis le mois de juin 2008, décide également de partir compte tenu du climat de travail qui ne lui convient pas.

[10]       Au début du mois de mars 2009, madame Allard, après avoir fait vérifier le contrat de non-concurrence qu'elle a signé, par un juriste, décide d'ouvrir un salon à sa résidence sur la rue […] dans l'arrondissement Beauport qui est à 1.9 kilomètres du commerce de la demanderesse.

[11]       Le salon de madame Allard s'appelle « Simplement Belle ». Elle offre à ce moment, avec madame Côté, des services similaires à ceux qu'offre madame Lapointe.

[12]       Il y a peu de publicité où le commerce est situé compte tenu qu'il est en zone résidentielle. Par ailleurs, madame Allard et madame Côté font de la publicité sur Internet ainsi que par une circulaire transmise dans les boîtes aux lettres dans le secteur.

[13]       Plusieurs clientes qu'elles desservaient chez madame Lapointe décident de les suivre; il y en aurait environ 15-20, dont certaines d'entre elles étaient devenues des amies.

[14]       Madame Lapointe n'est pas en mesure de déterminer le nombre de clientes qu'elle aurait perdues suite à l'ouverture de « Simplement Belle ».

[15]       Le 13 juillet 2009, madame Lapointe transmet une mise en demeure à madame Allard lui reprochant d'avoir quitté son emploi sans préavis et d'avoir sollicité sa clientèle malgré le contrat de non-concurrence signé le 21 février 2007. Elle lui réclame 7 000 $ en dommages.

[16]       Le 22 juillet 2009, madame Allard répond et affirme que le contrat de non-concurrence est nul et qu'elle va contester toute poursuite judiciaire, le cas échéant.

[17]       Aucune entente n'est intervenue entre les parties, d'où le présent litige.

QUESTIONS EN LITIGE

[18]       La défenderesse a-t-elle contrevenu au contrat de non-sollicitation et de non-concurrence qu'elle a signé et a-t-elle manqué à son devoir de loyauté envers la demanderesse à la suite de son départ en février 2009 ? Si oui, à quels dommages a droit la demanderesse ?

ANALYSE

[19]       En matière de contrat de travail, les articles 2088 , 2089 , 2094 et 2095 du Code civil du Québec énoncent :

2088. Le salarié, outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail.

Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l'information réfère à la réputation et à la vie privée d'autrui.

2089. Les parties peuvent, par écrit et en termes exprès, stipuler que, même après la fin du contrat, le salarié ne pourra faire concurrence à l'employeur ni participer à quelque titre que ce soit à une entreprise qui lui ferait concurrence.

Toutefois, cette stipulation doit être limitée, quant au temps, au lieu et au genre de travail, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l'employeur.

Il incombe à l'employeur de prouver que cette stipulation est valide.

2094. Une partie peut, pour un motif sérieux, résilier unilatéralement et sans préavis le contrat de travail.

2095. L'employeur ne peut se prévaloir d'une situation de non-concurrence, s'il a résilié le contrat sans motif sérieux ou s'il a lui-même donné au salarié un tel motif de résiliation.

[20]       En premier lieu, la défenderesse affirme que le contrat de non-concurrence serait nul. Dans Roulottes A & S Lévesque (1993) inc. c. Lévesque [1] , la juge Christiane Alary, de la Cour supérieure, a été appelée à analyser un contrat comportant à la fois des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation. Elle écrit :

[29] Le Contrat comporte à la fois une clause de non-concurrence et des clauses de non-sollicitation. La doctrine qualifie parfois ces dispositions de « clauses restrictives ».

[…]

[32] En matière de contrat individuel de travail, une clause restrictive sera généralement jugée valide si elle est d'une durée maximum de deux ans.

(Voir Georges AUDET, Robert BONHOMME, Clément GASCON et Magalie COURNOYER-PROULX, Le congédiement en droit québécois , 3 e éd., vol. 1, Cowansville, éd. Yvon Blais, p. 10-52).

[21]       Dans son texte intilulé «  Les conditions de validité des clauses de non-concurrence dans les contrats d'emploi : synthèse  », M e  Nathalie-Anne Béliveau [2] écrit à ce sujet :

De façon générale, les tribunaux reconnaissent la validité de clauses de non-concurrence pouvant aller jusqu'à 24 mois. Selon la professeure et juge Bich :

Sur la question de la durée, la lecture de la jurisprudence montre qu'habituellement, les clauses d'une durée de 12 mois sont jugées acceptables (si les activités prohibées et la portée territoriale sont raisonnables); il n'est pas rare non plus que les clauses de 12 à 24 mois soient jugées valides, mais elles sont néanmoins plus suspectes que celles de 12 mois et moins et exigent par conséquent un examen plus poussé. Au-delà de 24 mois, la tendance se renverse […]. Il s'agit toutefois souvent dans ces cas d'une clause de non-concurrence accompagnant un contrat de travail lui-même accessoire à un contrat de vente d'actions ou d'entreprise ayant donné lieu à une compensation importante du salarié. [3]

Une durée de 24 mois s'inscrit donc, selon la jurisprudence actuelle, comme une durée maximale quasi absolue [4]

[22]       Le contrat de non-concurrence intervenu entre les parties comporte une clause d'une durée de trois ans. Or, selon la doctrine et la jurisprudence que nous venons d'examiner, celle-ci est excessive.

[23]       En ce qui concerne la clause de non-sollicitation de ce contrat, il interdit à madame Allard, pour une durée de temps illimité, de solliciter la clientèle du salon afin que celle-ci la suive dans son nouveau commerce à l'exception des membres de sa famille, d'amis ou clients qui seraient arrivés avec elle chez Lapointe de l'Ongle. Dans l'affaire Roulottes A & S Lévesque (1993) inc. c. Lévesque citée plus haut, la juge Alary écrit à cet égard :

[72] Dans l'affaire Martineau Provencher et Associés ltée c. Guay , la juge Louise Lemelin, adopte la définition de sollicitation qu'elle trouve au Petit Robert et au Petit Larousse :

Action de solliciter. Invite, tentation insistante susceptible d'entraîner… Demande instante, démarche pressante. (Nouveau Petit Robert)

Prière, démarche instante en faveur de quelqu'un. (Petit Larousse)

[73] Dans le Multi dictionnaire de la langue française , le mot sollicitation est défini comme suit :

1. Action de solliciter.

2. Démarches pressantes (…)

[74] Ces définitions comportent un élément d'insistance ou de pression, que la jurisprudence considère comme étant nécessaire pour conclure à la sollicitation d'anciens clients.

[75] La sollicitation doit être active :

Il est établi que l'incitation nécessite l'accomplissement d'un geste positif visant à amener une personne à agir d'une certaine façon.

[76] La simple communication avec l'ancienne clientèle est insuffisante pour déclencher les sanctions prévues à la clause de non-sollicitation. Ceci est d'autant plus vrai si la communication n'a que pour but d'informer le client que l'employé ou l'associé a quitté son poste.

[77] Une annonce publicitaire à la radio ou dans les journaux n'est pas une sollicitation active. L'incitation doit aller au-delà de l'invitation générale et impersonnelle.

(Références omises)

[24]       Dans leur texte intitulé «  Les décisions récentes portant sur la non-concurrence en droit de l'emploi : quelles sont les leçons à tirer  », M e  Marie-Anne St-Pierre Plamondon et M e  Maude Grenier [5] affirment :

L'employeur qui souhaite voir réussir un recours fondé sur une clause de non-sollicitation a non seulement le fardeau de démontrer la validité de la clause, mais encore il doit faire la preuve d'actes illégaux de sollicitation. En effet, la jurisprudence enseigne qu'une clause de non-sollicitation ne saurait, dans un contexte de libre marché, avoir pour effet d'interdire à un employé de desservir la clientèle de son ancien employeur, qui, de sa propre initiative, choisit de suivre cet employé soit dans sa nouvelle entreprise ou auprès de son nouvel employeur. Ainsi, l'employeur qui souhaite se prévaloir d'une clause de non-sollicitation dans le cadre d'un litige doit démontrer que l'ancien employé a, de manière pressante et persistante, posé des gestes afin que la clientèle desservie par son ancien employeur cesse de faire affaire avec ce dernier et le suive. Le défaut de ce faire entraînera le rejet de la requête en injonction ou du recours en dommages.

[25]       La preuve établit qu'en aucun moment, madame Allard n'a agi de manière pressante et persistante et posé des gestes afin que la clientèle desservie par Lapointe de l'Ongle cesse de faire affaire avec cette entreprise et la suive.

[26]       Enfin, M es  Plamondon et Grenier confirment qu'une disposition ambiguë du contrat de non-sollicitation et de non-concurrence entraîne la nullité complète de la clause et en aucune façon le Tribunal ne peut modifier celle-ci pour la rendre conforme au droit :

Précisons en outre que la Cour suprême réitère dans cette affaire le principe selon lequel une Cour ne peut réécrire une clause de non-concurrence afin de la rendre raisonnable et que le défaut de respecter un seul des critères de validité emporte conséquemment la nullité complète de la clause sans qu'il soit possible pour le tribunal d'intervenir de quelque façon que ce soit. Ainsi, la théorie de la divisibilité fictive, soit le fait pour le juge d'interpréter une clause comprise dans un contrat de manière à en atténuer les effets déraisonnables afin de la rendre valide, ne peut en aucun cas trouver application en matière de clause de non-concurrence.

En somme, nous enseigne la Cour, une disposition ambiguë entraîne la nullité de l'entièreté de la clause. Cet arrêt vient par ailleurs, selon nous, appuyer la jurisprudence québécoise ayant déclaré invalides les clauses accordant au juge le pouvoir de modifier la clause de non-concurrence afin de la rendre conforme au droit, ou encore celle ayant invalidé les clauses par paliers [6] .

[27]       Le Tribunal conclut de son analyse à partir de la doctrine et la jurisprudence citées précédemment que le contrat de non-concurrence et de non-sollicitation ne respecte pas les critères établis.

[28]       Madame Lapointe invoque également contre madame Allard le non-respect de celle-ci à l'égard de son obligation de loyauté qui serait établie en vertu de l'article 2088 C.c.Q.

[29]       Dans l'arrêt Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc [7] . , la Cour d'appel affirme à cet égard :

[42] Par ailleurs, le second alinéa de l'article 2088 C.c.Q. fait perdurer le devoir de loyauté au-delà de la rupture du contrat de travail. Le cadre et le contenu obligationnel de ce devoir de loyauté postcontractuel font l'objet d'une jurisprudence abondante, dont on peut résumer comme suit les enseignements :

 

Le second alinéa de l'article 2088 C.c.Q. et le devoir de loyauté qu'il énonce doivent être interprétés de façon restrictive, la survie d'une obligation contractuelle au-delà de la terminaison du contrat qui y a donné naissance étant exorbitante du droit commun. Cette interprétation restrictive se justifie également par le fait que, dans l'organisation de notre société, la concurrence, en affaires, est la règle.

Le devoir de loyauté postcontractuel est un devoir atténué, qui n'a ni l'ampleur ni la rigueur de l'obligation telle qu'elle existe pendant la durée du contrat. Ce devoir de loyauté postcontractuel ne saurait par ailleurs imposer au salarié des restrictions équivalentes à celles d'une clause de non-concurrence.

[30]       Dans leur texte cité plus haut, M e  Grenier et M e  Plamondon affirment à ce sujet [8]  :

Ainsi, ne sera pas considéré comme un manquement à l'obligation de loyauté le simple fait de publiciser dans les journaux ou encore sur Internet son adhésion à une nouvelle entreprise, même concurrente de l'ancien employeur. ( Promutuel Bois-Francs c. Rioux , 2009, QCCQ 7366) .

Aussi, la sollicitation, même directe, qui n'est pas accompagnée de manœuvre déloyale, de dénigrement ou autre ne constitue pas une violation de l'obligation post-emploi de loyauté incombant à l'ancien employé. ( Lacombe (École de danse celtique Violon vert) c. Lambert , 2008 QCCQ 7201 )

[31]       La preuve établit qu'en aucune façon madame Allard n'a manqué à son obligation de loyauté post-contractuelle, tel qu'établie par la Cour d'appel ainsi que par M es  Plamondon et Grenier, citées précédemment. Elle n'a posé aucun geste contrevenant à cette obligation et a donc respecté l'article 2088 du Code civil du Québec .

[32]       En conclusion, le Tribunal conclut que le contrat de non-concurrence intervenu entre les parties comprenant une clause de non-sollicitation et une clause de non-concurrence est nul suivant l'article 2089 du Code civil du Québec et les critères établis par la jurisprudence et la doctrine citées plus haut. De plus, madame Allard n'a aucunement contrevenu à son obligation de loyauté post-contractuelle, laquelle ne doit pas être du niveau d'une clause de non-concurrence, ni priver l'ex-employée de faire de la publicité dans les journaux ou sur Internet d'une manière qui ne comporte pas de manœuvre déloyale ou de dénigrement à l'égard de l'ancien employeur. En aucune façon, madame Allard n'a contrevenu à cette obligation.

[33]       En conséquence, le recours en dommages de la demanderesse est rejeté.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

REJETTE la demande avec les frais de la contestation de 146 $ en faveur de la défenderesse.

 

 

 

 

 

PIERRE CODERRE, J.C.Q.

 

 

 

Date d'audition :

21 décembre 2010

 



[1]    2008 QCCS 4221 .

[2]    Barreau du Québec, Développements récents sur la non-concurrence , 2008, Cowansville, (Qc), Yvon Blais, 2008.

[3]    Marie-France BICH, « La viduité post-emploi : loyauté, discrétion et clauses restrictives », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle , Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 243, p. 286.

[4]    9085-9638 Québec inc. (Compsec) c. Harvey , D.T.E. 2006T-823 (C.S.), par. 38. Voir aussi : 2865-8169 Québec inc. c. 2757-5331 Québec inc. , EYB 1999-14430 (C.S.), par. 49; Industries Flexart ltée c. Baril , [2003] R.J.Q. 665 (C.A.).

[5]     Barreau du Québec Développements récents en droit de la non-concurrence , 2009, Cowansville, Yvon Blais, 2009.

[6]    Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc. , 2009 CSC 6 , AZ-50532443 .

[7]    2007 QCCA 676 .

[8]    Voir note 5.