Canadian National Railway Company c. Picher

2011 QCCS 990

JP 0928

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-056506-101

 

 

 

DATE :

Le 8 mars 2011

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

GINETTE PICHÉ, J.C.S.

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CANADIAN NATIONAL RAILWAY COMPANY

Demanderesse

c.

MICHEL G. PICHER

Défendeur

 

-et-

TEAMSTERS CANADA RAIL CONFERENCE

Mise en cause

 

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JUGEMENT

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[1]            Le Tribunal est saisi d'une demande de révision judiciaire d'une décision rendue par l'arbitre Michel G. Picher, le 21 janvier 2010 , accueillant un grief fait par la mise en cause « le syndicat » représentant quatre employés concernant des demandes de retraite anticipée.

[2]            Le grief (pièce P-7) a été déposé par le syndicat au nom de quatre employés du CN : Messieurs Raynald Simard, Daniel Mandeville, Denis Rioux et Jean Lalonde.

[3]            Ces quatre employés sont des conducteurs de train du CN qui travaillaient en 2008 au terminal Garneau du CN au Québec et qui ont demandé à prendre une retraite anticipée. L'employeur a refusé.

[4]            Les demandes ont été refusées par le CN alléguant l'absence de surplus de personnel au terminus de Garneau à la date de fermeture du bulletin.

[5]            L'arbitre a accueilli le grief en disant que la preuve avait démontré qu'au moment des demandes de crédit de retraite anticipée, il y avait un surplus d'employés à la gare de Garneau permettant aux quatre employés de prendre une retraite anticipée avec les avantages y attachés.

LES FAITS

[6]            Le 29 septembre 2008, le CN affiche le bulletin J08-018 adressé à ses employés et concernant une possibilité de demander une retraite anticipée.

[7]            Le 29 octobre suivant , messieurs Simard, Mandeville, Rioux et Lalonde soumettent leur demande de retraite anticipée par lettre.

[8]            Le CN les avise alors qu'il n'y a pas de surplus d'employés au terminus de Garneau et qu'en conséquence, on ne peut considérer leurs demandes.

[9]            Le 31 décembre 2008 , un grief est déposé par le syndicat;

[10]         Le 12 février 2009 , le CN avise le syndicat que les employés ne sont pas éligibles pour des retraites anticipées, car selon le CN, il n'y avait aucun excédent d'employés au terminus de Garneau à la fermeture du bulletin J08-018.

[11]         Le syndicat plaide qu'il y avait deux employés excédentaires le 18 octobre 2008 à Garneau TNQ et sept employés excédentaires à Garneau CN en novembre et décembre 2008. Il maintient sa demande d'attribution de quatre crédits de retraites anticipées et autres avantages reliés pour les quatre employés.

[12]         Le 12 janvier 2010, le litige est porté devant l'arbitre Picher

LA DÉCISION SOUS RÉVISION

 

[13]         Le 21 janvier 2010 , l'arbitre Picher rend sa sentence arbitrale. Il reprend d'abord la position du CN comme suit :

« La position fondamentale de la compagnie est que la mise à pied d'employés non protégés ne constitue pas un surplus d'employés qui obligerait la compagnie d'accorder des crédits de retraite anticipée. L’employeur se base sur le libellé d’une lettre adressée par un gestionnaire de la Compagnie à M.P. Gregotski et W.G. Scarrow, présidents généraux du Syndicat prédécesseur, le 21 avril 1992. Selon la Compagnie, cette  lettre confirme qu’un surplus d’employés est démontré seulement lorsque des employés protégés occupent des postes non essentiels ou lorsqu’il y a des employés sur un tableau de personnel en surplus ( furlough board ). Or, dit l’employeur, comme ces conditions n’existaient pas à Garneau TNQ et Garneau CN lors de la demande des employés pour les crédits de retraite anticipée, le grief doit être rejeté. »

[14]         L'arbitre dira immédiatement « éprouver une certaine difficulté face à la position de l'employeur. » Il rappelle que les crédits dont on parle découlent de l'avenant concernant les trains sans serre-freins « breakemen » conclu en 1992. Et il explique :

"The parties recognize that the implementation of a conductor only crew consist trains and yard foreman only transfer in the manner set out in the memorandum of agreement signed in Montreal, Quebec on January 15, 1992 will render a certain number of employees surplus. The parties also recognize that the number of surplus employees will be reduced over time by means of attrition. Therefore, in order to accelerate the attrition of surplus employees, a number of early retirement opportunities will be made available at regular intervals equivalent to the number of surplus employees in the work force at the time. Such early retirement opportunities will be made available under the terms and conditions set out in this Appendix. "

[15]         Selon l'arbitre, la position du CN à l'effet que c'est seulement l'existence d'un surplus d'employés protégés (c'est-à-dire embauchés avant le 29 juin 1990) qui déclenche le droit aux crédits n'a jamais fait l'objet d'une décision arbitrale. 

[16]         Il poursuit son analyse en rappelant que dans l'avenant concernant les trains sans serre-freins, on reconnaît qu'il y aura des surplus d'employés et qu'il faut encourager le départ des plus anciens pour faire de la place aux plus jeunes [1] , le tout tel que déjà invoqué dans une décision du Bureau d'arbitrage.

[17]         Selon l'arbitre, un surplus d'employés peut d'ailleurs être démontré de plusieurs façons, dont l'incapacité d'employés non protégés de pouvoir maintenir leur emploi dans un terminal. Il rappelle que dans la décision BACFC 2514, le bureau s'est exprimé de la façon suivante :

"In the result, the issue falls to be determined on the language of Appendix 2 of the Conductor Only Agreement. In this regard, in the Arbitrator’s opinion, the language of paragraph 1 particularly instructive. As that provision clearly indicates, the first and most obvious consequence of the Conductor Only Agreement is to render a number of employees surplus. It is in that context that the parties expressly agree to make early retirement opportunities available at predetermined times in the future. The expressed purpose of that arrangement is, in the words of paragraph 1, “… in order to accelerate the attrition of surplus employees …”. The provision goes on to state that the number of early retirement opportunities to be made available are to be “… equivalent to the number of surplus employees in the work force at the time .” (emphasis added)

 

The Union’s counsel submits that the phrase “at the time” found in the foregoing portion of paragraph 1 refers to the time at which the memorandum of agreement was made, namely July 12, 1991. The Arbitrator finds that to be a strained and unnatural construction of the words used by the parties. It is axiomatic that in the interpretation of collective agreements arbitrators are to give words their normal grammatical meaning, in accordance with the generally established usage of language. While it is true that the phrase “at the time” can be used to refer to events either in the future or in the past, regard must be had to the context in which the phrase is used to understand which is intended. In paragraph 1 of Appendix 2 of the memorandum of agreement the phrase “at the time” appears at the end of a sentence which explains that opportunities “will be made available at regular intervals”. Clearly, the focus of the sentence is on the future, when early retirement opportunities are to be made available. The Arbitrator is satisfied that a plain reading of the provision amply reflects the understanding of the agreement that the availability of early retirement opportunities, established on a terminal by terminal basis at each change of timetable, in accordance with paragraph 4, is to equate to the number of surplus employees at the time of the change of timetable in question. It is also evident, when paragraphs 1 and 4 are read together, that the agreement refers to the number of surplus employees within a given terminal.

 

The foregoing interpretation of the language of Appendix 2 is, further, supported by a purposive approach to the agreement made by the parties. An obvious consequence of the Conductor Only Agreement is the creation of a substantial number of surplus employees. In light of the agreement protecting employees against layoff, the parties saw an obvious need to establish a mechanism to accelerate the reduction of the surplus ranks. It is for that purpose, and for that purpose only, that the early retirement opportunities, limited in number to coincide with the number of surplus employees in the system, are to be offered. While it is true that the number of surplus employees will be reduced by other forms of attrition, such as death and normal retirement, the parties agreed on a formula to accelerate attrition by a provision plainly intended to reduce the cost which would otherwise be incurred by the Company under the Conductor Only Agreement over the long term."

[18]         Concluant son analyse, l'arbitre Picher rappelle qu'il n'y a rien dans le libellé de l'avenant qui traite d'un « surplus d'employés » protégés . Le document parle d'un surplus d'employés sans autre qualificatif. On ne voit pas le mot « protégé » dans le texte et on parle seulement d'un surplus d'employés protégés .

 

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

[19]         Le CN soutient que l'arbitre a rendu une décision déraisonnable nécessitant l'intervention du Tribunal.

[20]         Il y aurait ainsi eu des erreurs dans l'interprétation des écrits existants entre les parties et en premier lieu dans l'interprétation d'une lettre échangée entre elles et la non-considération d'autres lettres envoyées toujours entre les parties :

[21]         On soumet que le CN et le syndicat s'étaient entendus par écrit à ce qu'en application de l'Addendum 3C  de la Convention collective les mots « un surplus » :

"would be deemed to exist so long as there are employees occupying positions as non-essential breakmen or on the furlough board".

[22]         Selon le CN, l'arbitre n'aurait pas pris en considération toute la correspondance entre les parties, celles du 25 janvier 1994 , du 9 juin 1995 et du 10 octobre 1997 . L'arbitre n'aurait parlé que d'une seule lettre, celle du 21 avril 1992 et commis ainsi une première erreur en laissant de côté les autres lettres.

[23]         En second lieu , l'arbitre aurait erré en interprétant l'Addendum 3C de la Convention collective et en négligeant de prendre en considération le contexte dans lequel l'entente aurait été faite.

[24]         En troisième lieu , l'arbitre aurait erré en disant que l'avenant reconnaissait qu'il y aurait alors des surplus d'employés et qu'il fallait encourager le départ des plus anciens pour faire de la place aux plus jeunes.

[25]         En quatrième lieu , l'arbitre aurait erré en interprétant l'Addendum 3C de façon à garantir une sécurité d'emploi aux employés non protégés.

[26]         Enfin, en cinquième lieu l'arbitre aurait erré en donnant une étendue déraisonnable à l'Addendum 3C et en imposant au CN des obligations jamais discutées entre la compagnie et le syndicat.

[27]         Selon le CN , l'interprétation donnée à l'Addendum 3C est entièrement déraisonnable, car cette interprétation l'empêche d'opérer son industrie de la façon dont elle le désire.

[28]         De son côté, le syndicat soumet que la décision de l'arbitre repose essentiellement sur son interprétation de la Convention collective, sur les faits et sur l'historique des relations entre les parties. Le syndicat rappelle l'expertise du Bureau d'arbitrage des chemins de fer du Canada le  CROA  et celle de son arbitre Michel G. Picher.

[29]         La mise en cause plaide que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. L'expression "employees surplus" n'étant définie nulle part dans la Convention collective signée entre les parties, l'interprétation donnée par l'arbitre est parfaitement raisonnable.

[30]         Quant à l'argument à l'effet que l'arbitre n'aurait pas analysé toutes les lettres échangées entre les parties, la mise en cause soutient que ces lettres n'ont pas la portée qu'on essaie de leur donner.

[31]         Les faits sont donc admis entre les parties. L'histoire remonte à l'année 2008 où le CN a affiché à ses employés un bulletin concernant la possibilité de prendre des retraites anticipées selon ce qui était prévu à la Convention collective. Quatre employés, conducteurs de train font une demande qui est refusée. Le CN plaide qu'il n'y avait aucun surplus d'employés dans le terminus de Garneau permettant d'accueillir les demandes. Le syndicat n'est pas d'accord avec cet argument ni avec l'interprétation donnée à la Convention collective par le CN.

DISCUSSION

 

[32]         Il s'agira ici pour le Tribunal de voir d'abord la question de l'expertise de la CROA, le "Canadian Railway Office of Arbitration and Dispute Resolution", le « Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada ».

[33]         Le Tribunal verra en second lieu la question de la norme de contrôle applicable dans le présent cas.

 

1.         L'EXPERTISE DE LA CROA :

[34]         La demanderesse a soumis au Tribunal la pièce P-6. Il s'agit de l'avenant établissant le Bureau d'arbitrage des chemins de fer du Canada signé le 20 mai 2004 et qui visait à modifier et renouveler l'avenant du 7 janvier 1965 (et les modifications).

[35]         Les parties sont des signataires de cet avenant et elles conviennent alors de plusieurs choses :

Art. 1

Le Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada, ci-après appelé le " Bureau d'arbitrage " ou " BAMCFC " est établi à Montréal, au Canada.

Art. 3

             Les signataires nomment trois arbitres devant assumer les fonctions indiquées aux présentes. Sous réserve des changements jugés utiles par le Comité, ce dernier nomme les arbitres pour un ou deux ans, à son gré. Les signataires peuvent, à tout moment, décider d'un commun accord de remplacer un arbitre, de façon temporaire ou permanente, s'il est dans l'impossibilité, néglige ou refuse d'exercer ses fonctions.

Art. 4

             À cause de l'expérience qu'il a acquise au Bureau d'arbitrage, l'arbitre le plus ancien est désigné comme arbitre en chef. Les autres arbitres sont désignés deuxième et troisième arbitres. Pour assurer l'intégrité et la continuité du Bureau d'arbitrage, l'arbitre en chef agit à titre de mentor et les deuxième et troisième arbitres peuvent le consulter sur toute question relative à l'exercice de leurs fonctions.

Art. 6

             La compétence des arbitres se limite à l'arbitrage des causes ci-après présentées par l'un des chemins de fer signataires ou l'un ou plusieurs de ses employés représentés par un agent négociateur également signataire des présentes :

                   A) litiges concernant l'interprétation ou la violation présumée d'une ou de plusieurs dispositions d'une convention collective en vigueur et opposant l'un des chemins de fer et des agents négociateurs considérés, y compris toute allégation liée à ces dispositions, selon laquelle une employée ou un employé aurait injustement fait l'objet de mesures disciplinaires ou d'un congédiement; et

                   B) tout autre litige qui, en vertu d'une disposition d'une convention collective en vigueur liant l'un des chemins de fer et l'un des agents négociateurs considérés, doit être soumis au Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada en vue d'un règlement exécutoire et sans appel;

étant entendu que, dans tous les cas, cette compétence ne doit s'exercer que si le litige a été présenté au Bureau d'arbitrage dans le respect le plus strict des dispositions de la convention collective en cause.

[36]         On voit donc à l'article 6 B) que tout litige, autre qu'un litige concernant un employé ou une employée ayant fait l'objet de mesures disciplinaires ou de congédiement doit être soumis au Bureau d'arbitrage en vue d'un règlement exécutoire et sans appel .

[37]         Dans l'annexe "C " on trouve les principes directeurs du Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada « BAMCFC ». L'annexe "D", traite du  processus d'audience informel et accéléré et l'annexe "E", de la décision rendue sur présentation d'un plaidoyer écrit.      

[38]         L'avenant signé le 20 mai 2004 , établissait donc le Bureau d'arbitrage des chemins de fer du Canada., " CROA ", le Canadian Railway Office of Arbitration & Dispute Resolution et visait à modifier et renouveler l'avenant de 1965 établissant le Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada, le « BAMCFC ».

[39]         Trois arbitres sont alors nommés pour assumer les fonctions et l'arbitrage des causes présentées par l'un des chemins de fer et des agents négociateurs considérés concernant des litiges sur l'interprétation ou la violation présumée d'une ou de plusieurs dispositions de la convention collective en vigueur liant l'un des chemins de fer, le tout, en vue d'un règlement exécutoire et sans appel (art. 6).

« l'arbitre n'est pas lié par les règles en matière de preuve ni par les pratiques applicables des tribunaux d'archives , mais il peut recevoir, entendre, demander et examiner toute preuve jugée pertinente.

Chaque décision de l'arbitre prise en vertu du présent avenant est exécutoire et sans appel pour le chemin de fer, l'agent négociateur et tous les employés concernés.

[40]         Enfin, il faut rappeler la clause privative contenue au Code canadien du travail [2] à son article 58 qui stipule que :

« 58. (1) Les ordonnances ou décisions d'un conseil d'arbitrage ou d'un arbitre sont définitives et ne peuvent être ni contestées ni révisées par voie judiciaire.

(2) Il n'est admis aucun recours ou décision judiciaire - notamment par voie d'injonction, de certiorari de prohibition ou de quo warranto - visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l'action d'un arbitre ou d'un conseil d'arbitrage exercée dans le cadre de la présente partie.

(3) Pour l'application de la Loi sur les cours fédérales, l'arbitre nommé en application d'une convention collective et le conseil d'arbitrage ne constituent pas un office fédéral au sens de cette loi.

[41]         Notons ici que la Cour d'appel a reconnu que cette clause privative est une clause complète limitant le pouvoir d'intervention des tribunaux supérieurs [3] .

[42]         Dans l'arrêt Canadian Pacific Limited c. Fraternité des préposés à l'entretien des voies [4] on traite de l'expertise spécialisée d'un tel arbitre :

"(19) Given the specialized expertise of the arbitrator in railway labour relations and the privative clause enacted by Parliament under the Canada Labour Code, there can be little doubt that the decision of the arbitrator warrants deference. In deciding whether a temporary employee came within the definition of "an employee " for purposes of job security under the Job Security Agreement, the arbitrator was interpreting the colletive agreement and Job Security Agreemtn and he was acting within his exclusive jurisdiction. There was no question of his exceeding his jurisdiction. The standard of review of his decision was therefoe whether it was manifestly unreasonable."

 

[43]         Dans la cause Canadian National Railway c. Keller [5] , le juge Auclair rappelle que :

« [12] Les parties, les syndicats et les compagnies de transport ferroviaire au Canada, ont convenu d'établir à Montréal The Canadian Railway Office of Arbitration and Dispute Resolution, « CROA and DR » . Cette entente déposée comme pièce R-3 régit autant Canadian Pacific Railway que Canadian National Railway et les syndicats accrédités à ces entreprises et entend tous les arbitrages de griefs reliés au domaine du transport ferroviaire, procédant avec un système d'adjudication by written submission .

[13] Le but de la création de ce système d'arbitrage en est un de résolution rapide, efficace des griefs, de même que de s'assurer d'avoir des arbitres très spécialisés, le nombre et le nom des arbitres étant convenu entre les parties. »

 

2.         LA NORME DE CONTRÔLE :

[44]         Ceci amène le Tribunal à la question de la norme de contrôle applicable. Nous sommes ici en révision judiciaire, il ne s'agit pas d'appel. Il y a d'abord le fait que le Bureau d'arbitrage des chemins de fer du Canada  le « CROA » est un tribunal d'arbitrage spécialisé , il faut voir encore à ce sujet l'arrêt Canadien Pacifique c. Fraternité des préposés à l'entretien des voies [6] :

 

 

 

 

« C'est un tribunal où l'arbitre mise en cause a une connaissance particulière de l'environnement du différend, puisqu'il est l'arbitre désigné pour ce contrat collectif depuis plusieurs années. » [...]

[45]         À ce sujet, l'auteur Robert P. Gagnon [7]   rappelle dans son volume sur l'arbitrage de griefs que :

« Dans son rôle d'interprète de la convention collective et, accessoirement, dans mesure où il lui est nécessaire de faire appel à des règles de droit commun ou à des lois relevant de son expertise pour décider d'un grief, l'arbitre bénéficie d'une autonomie décisionnelle maximale et d’une obligation de retenue proportionnelle de la part des tribunaux supérieurs; seule une erreur déraisonnable de sa part justifiera l'annulation de sa décision.

On se rapportera plutôt à la norme de la décision correcte lorsque la détermination de l'arbitre porte sur sa compétence à l'endroit du litige, ou s'il contrevient aux règles de la justice naturelle. S'agissant en particulier d'une loi de nature constitutionnelle ou quasi constitutionnelle comme c'est le cas pour les chartes, l'arbitre ne disposera d'aucunes marge d'erreur en droit. »

[46]         Dans l'arrêt Dunsmuir , les juges Le Bel et Bastarache écrivent que :

[…]

Certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au Tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. […]

             Le caractère raisonnable tient principalement à la justesse de la décision , à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel. » […]

[47]         Et la Cour suprême ajoutera :

[…] « La déférence commande le respect de la volonté du législateur de s'en remettre pour certaines choses à des décideurs administratifs , de même que des raisonnements et des décisions fondées sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier. » […]

[48]         Récemment la Cour d'appel dans l'arrêt Fraternité des Policiers et Policières de Gatineau [8] a étudié encore toute la question du contrôle judiciaire des décisions d'un décideur spécialisé : la décision correcte et la décision raisonnable. Elle dira ceci au sujet de la norme de la décision raisonnable.

« La norme de la décision raisonnable exprime une attitude de respect à l’égard des décideurs administratifs ayant développé une expertise dans l’organisation et le fonctionnement d’un régime législatif particulier. Puisque plusieurs questions qui leur sont soumises « […] n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables » ( Dunsmuir , par. 47 ), la cour de révision doit se limiter à étudier les justifications offertes par le décideur afin de déterminer si sa décision est raisonnable. La Cour suprême résume ainsi cet exercice au par. 47 de l'arrêt Dunsmuir : La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision , à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel , ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [soulignements ajoutés.]

[21]         Au contraire, la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence à l'égard de la décision du décideur ou de sa justification. Le juge appelé à contrôler la décision se livre à sa propre analyse et peut « [substituer] sa propre conclusion et [rendre] la décision qui s’impose » ( Dunsmuir , par. 50).

[22]         Pour ce qui est du choix de la norme applicable, la Cour suprême enseigne au par. 51 « qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement ».

[49]         Et encore plus récemment dans l'arrêt Smith et Alliance Pipeline Ltd . [9] la Cour suprême réitère que les longues analyses du passé, reposant sur des formules toutes faites ont été remplacées par la démarche plus large et moins lourde exposée dans l'arrêt Dunsmuir déjà cité :

« …le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l'analyse des éléments qui permettent d'arrêter la bonne norme de contrôle. »

[50]         Et la Cour suprême ajoute que généralement, la norme de la décision raisonnable s'applique dans les cas suivants :

« (1) la question se rapporte à l'interprétation de la loi habilitante (ou « constitutive ») du tribunal administratif ou à « une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (par.54); (2) la question soulève à son tour des questions touchant les faits, le pouvoir discrétionnaire ou des considérations d'intérêt général; (3) la question soulève des questions de droit et de fait intimement liée (par. 51, 53 et 54). »

LA DÉCISION ARBITRALE

[51]         L'arbitre dira dans sa décision qu'un surplus d'employés peut être démontré de plusieurs façons, dont l'incapacité d'employés non protégés de pouvoir maintenir leur emploi dans un terminal ou l'inflation indue d'un tableau de remplacement. Le Tribunal est d'accord avec ceci.

[52]         De même, rien dans le libellé de l'avenant ne traite d'un surplus d'employés indiquant que les parties voulaient seulement parler d'un surplus d'employés protégés .  Le Tribunal est d'avis que cette analyse de l'arbitre est parfaitement intelligible et raisonnable. En effet, on ne trouve pas l'adjectif « protégé » à côté du mot employé. On parle d'un surplus d'employés tout court et non d'un surplus d'employés protégés. Il faut parler encore de l'expertise de l'arbitre spécialisé dans les litiges ferroviaires. Rappelons enfin, ce que l'arrêt Dunsmuir enseigne au sujet de la notion de déférence à l'endroit de la décision de l'arbitre. La déférence commande le respect de la volonté du législateur de s'en remettre pour certaines choses à des décideurs administratifs.

[53]         Ainsi donc, selon l'arbitre, l'intention des parties dans le présent cas et dans le passé a toujours été d'attirer les employés protégés vers la retraite en circonstances de surplus d'employés. C'est une situation que l'on retrouve d'ailleurs un peu partout dans le monde du travail. C'est un moyen permettant de faire de la place aux plus jeunes.

[54]         Le Tribunal estime que cette interprétation est parfaitement raisonnable, transparente et intelligible.

[55]         L'arbitre se réfère d'ailleurs à la preuve, disant qu'elle démontre qu'au moment des demandes de crédits de retraite anticipée il y avait des employés non protégés en mise à pied à la gare de Garneau et donc un surplus d'employés.

[56]         On reproche enfin, à l'arbitre de ne pas avoir parlé de trois lettres échangées entre les parties, le 12 janvier 1994 , le 9 juin 1995 et le 10 octobre 1997 .

[57]         Il faut rappeler d'abord qu'une première lettre, le 21 avril 1992 a été étudiée longuement par l'arbitre. L'arbitre a déjà fait l'analyse de cette dernière dans son jugement.

[58]         Revoyons ceci brièvement. Cette lettre se réfère à une réunion du 13 avril 1992 tenue par le CN et son syndicat pour discuter de divers sujets dont une entente à laquelle on réfère comme " a conducter-only agreement " daté du 12 juillet 1991. Le Tribunal estime que l'interprétation donnée à cette lettre du 21 avril 1992 est parfaitement raisonnable encore. L'arbitre parle en effet de l'historique du CN et de ce qui est arrivé avec la question de la disparition des "breakmen", la diminution des employés dans les trains et la nécessité de voir à régler ce problème dès 1992.

[59]         Dans son analyse de la lettre du 21 avril, l'arbitre a expliqué que le CN se basait sur le libellé de cette lettre qui, selon lui, confirmerait qu'un surplus d'employés est démontré uniquement lorsque des employés protégés occupent des postes non essentiels ou lorsqu'on a des employés sur un tableau de personnel en surplus "furlough board ". Dès le début de cette décision, l'arbitre dit éprouver de la difficulté face à cette position de l'employeur. Il explique pourquoi.

[60]         Les crédits dont on parle, dit l'arbitre, découlent de l'avenant de 1992 concernant les trains sans serre-freins et il reprend le premier paragraphe de l'avenant de 1992. L'arbitre note de plus, que la position du CN à l'effet que c'est seulement l'existence d'un surplus d'employés protégés, i.e. embauchés avant le 29 juin 1990 qui peut déclencher le droit aux crédits, n'a jamais fait l'objet d'une décision arbitrale .

[61]         Rappelons encore ici que l'arbitre Picher est un arbitre de grande expérience qui connaît très bien le milieu et l'historique des relations du CN avec ses employés. Rappelons la déférence que les tribunaux doivent avoir.

[62]         Le Tribunal estime que l'analyse du contenu de la lettre du 21 avril 1992 par l'arbitre Picher est parfaitement logique et raisonnable.

[63]         Mais voyons les autres lettres . On reproche, en effet à l'arbitre de ne pas en avoir parlé. Que disent ces lettres ?

[64]         La lettre du 25 janvier 1994 a été envoyée par le Labour Relations (Mr. A. Heft) et ne fait rien d'autre que référer à la lettre du 21 avril 1992 déjà étudiée en détail par l'arbitre. Il s'agit d'un problème au sujet d'une situation particulière pour le Toronto South Terminal où il y avait un "shortage for sometime to maintain operations". Le Tribunal ne voit aucun intérêt pour l'arbitre à reprendre cette lettre.

[65]         La lettre du 9 juin 1995 a été envoyée par le syndicat à M. Lineker, au bureau des Relations de travail du CN. De quoi parle cette lettre ? On réfère à un arbitrage concernant les "unused Conductor Only Pension Credits on the Great Lakes Region". C'est une lettre qui fait partie d'un processus de règlement d'un grief et ne concerne que messieurs Young et Larocque du Terminal Toronto North. On note d'ailleurs dans la lettre : " Your responding to this grievance in a timely fashion is requested ".

[66]         Où est la réponse du CN ? Il n'y en a même pas. L'arbitre n'avait pas à retenir cette lettre et il ne l'a pas fait.

[67]         Enfin, il y a la lettre du 10 octobre 1997 . Il s'agit d'une lettre du syndicat envoyée à M. K. Heller. Cette lettre concerne un problème survenu dans la région des Grands Lacs. Monsieur Gregotski écrit à la page 2 de la lettre :

" Enclosed is an interpretation of the Collective Agreement wherein the Company agrees that a surplus of employees exists in a terminal where a furlough board exists or where a protected employee occupies a non-essential assistant conductor's position."

[68]         Cette interprétation concernait ici encore un problème survenu dans la région des Grands Lacs. Où est l'interprétation du CN ? Nulle part.

[69]         Comme on le voit donc, ces lettres n'avaient  aucun intérêt à être reproduites par l'arbitre et nulle part, ne dit-il d'ailleurs, qu'il n'en a pas pris connaissance.

CONCLUSIONS

[70]         Dans le présent cas, le Tribunal estime que le raisonnement de l'arbitre est raisonnable et bien expliqué. Il est difficile de voir comment l'arbitre aurait pu interpréter autrement l'expression " employees surplus " qui au départ n'est pas définie dans la Convention collective. L'adjectif « protégé » à côté du mot employé n'est pas là et le Tribunal ne peut voir d'erreur dans le fait de s'en tenir alors au simple bon sens et à la définition habituelle des mots « en surplus » .

[71]         Dans la décision BACFC 2514, l'arbitre Picher dira qu'il faut chercher à interpréter les mots utilisés dans les Conventions collectives de la façon habituelle, selon l'interprétation que les gens lui donnent couramment :

"(…) The Arbitrator finds that to be a strained and unnatural construction of the words used by the parties. It is axiomatic that in the interpretation of collective agreements arbitrators are to give words their normal grammatical meaning, in accordance with the generally established usage of language. (…)"

[72]         Tel que vu, il est aussi reconnu qu'un surplus d'employés peut être démontré de plusieurs façons. Le Tribunal est d'accord avec l'analyse de l'arbitre.

[73]          Ce qui est en surplus, c'est ce qui est en plus, tout simplement. Lorsque le CN a des employés « protégés ou non » il a des employés de trop, il est en surplus de personnel . Il est aussi normal que le CN prenne en considération l'ensemble de ses employés et non seulement quelques employés « protégés » pour calculer sa population totale d'employés.

[74]         Le Tribunal estime également que l'arbitre n'a pas fait erreur avec son interprétation de la lettre du 21 avril 1992, les autres lettres n'ajoutant rien à l'analyse.

[75]         L'arbitre Picher, hautement spécialisé dans le domaine a prononcé une décision qui a toutes les qualités de raisonnabilité tenant à la justification de la décision, à sa transparence et son intelligibilité. Elle doit être maintenue.

[76]         Le Tribunal notera ici la présentation brillante faite par les procureurs et les remerciera de leur travail.

[77]         POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[78]         REJETTE la demande de révision judiciaire;

[79]         LE TOUT, avec dépens.

 

 

 

 

__________________________________

GINETTE PICHÉ, J.C.S.

 

Me Simon-Pierre Paquette

Canadian National Railway Co

Procureur de la demanderesse

 

Me Stéphane Lacoste

Procureur de la mise en cause

 

 

Date d’audience :

16 et 17 décembre 2010

 



[1] .   Bureau d'arbitrage et de médiation des chemins de fer du Canada, décision BACFC 2514.

[2] .   L.R.C., 1985 c. L-2, art. 58.

[3] .   Canadian Pacific Limited c. Fraternité des préposés à l'entretien des voies , [2003] J.Q. no 4776, J.E. 2003-1005 (C.A.).     

[4] .   Ibid.           

[5] .   [2005] J.Q. no 1702, C.S. Montréal, n o 500-17-023146-049, 17 mars 2005, j. Auclair.

[6] .   Ibid.

[7] .   Robert P. GAGNON, « L'arbitrage de griefs » dans, Collection de droits 2008-2009, École du Barreau du Québec, vol. 8, Droit du travail , Éditions Yvon Blais, 2008, p. 207, à la page 229.

[8] .   C.A. Montréal, n o 500-09-019674-092, 23 août 2010, jj. Gendreau, Dalphond, Giroux.

[9] .   [2011] C.S.C. 7 .