Terminaux portuaires du Québec c. Brault

2011 QCCS 1201

JL-3108

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

    500-17-057658-109

 

DATE :

     22 mars 2011

 

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

LUC LEFEBVRE, J.C.S.

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TERMINAUX PORTUAIRES DU QUÉBEC

            Requérante

c.

M e SERGE BRAULT

            Intimé

et

L'ASSOCIATION DES EMPLOYEURS MARITIMES

et

SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLIQUE, section locale 1375

            Mis en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

SUR REQUÊTE EN RÉVISION JUDICIAIRE

I.               INTRODUCTION

[1]            La requérante, Terminaux portuaires du Québec («  TPQ  ») demande la révision judiciaire d'une décision interlocutoire rendue le 13 avril 2010 [1] par Me Serge Brault, arbitre de griefs, rejetant sa demande d'intervention en regard d'un grief déposé par le Syndicat des débardeurs de Trois-Rivières, section locale 1375 («  S.C.F.P.  ») (le «  Syndicat  ») et par le fait même, sa demande de récusation.

[2]            L'employeur visé par le grief est l'Association des employeurs maritimes («  AEM  »), une organisation sans but lucratif qui, en vertu de l'article 34 du Code canadien du travail («  C.c.t.  »), a été désignée comme représentant patronal d'un certain nombre d'employeurs dans le Port de Trois-Rivières/Bécancour.

[3]            L'AEM a donc la responsabilité et les pouvoirs de négocier et d'administrer une convention collective au nom de ces employeurs, dont TPQ [2] .

II.             LE CONTEXTE

[4]            Le 4 juillet 2008, le Syndicat dépose un grief auprès de l'employeur, l'AEM, alléguant violation par TPQ de l'article 1.09 de la convention collective, en ce qu'elle a fait exécuter par un surintendant un travail de vérification alors que ce travail aurait dû être fait par un salarié membre du Syndicat.

[5]            Subséquemment, Me Serge Brault (l'«  arbitre  ») est nommé afin d'entendre ce grief.

[6]            Après quelques remises formulées de part et d'autre, l'arbitre fixe l'audition du grief aux 23 février et 16 avril 2010.

[7]            Lors de la première séance d'arbitrage, le 23 février 2010, TPQ, par le biais de son procureur, demande à l'arbitre d'intervenir au dossier.  Cette demande est contestée séance tenante, tant par l'AEM que par le Syndicat.

[8]            L'arbitre demande alors aux procureurs de lui transmettre leur argumentation écrite sur la question.

[9]            TPQ demande également à l'arbitre, dans l'éventualité où son intervention serait accueillie de se récuser de l'affaire [3] .

 

III.            DÉCISION DE L'ARBITRE

[10]         L'arbitre, après avoir analysé la preuve et l'état du droit sur la question, rejette la demande d'intervention de TPQ.

[11]         En résumé, il assimile la position de TPQ par rapport à l'AEM à celle d'un salarié par rapport à son Syndicat.  Il est d'avis que le simple fait que TPQ soit en désaccord avec la position adoptée par l'AEM en regard du grief, n'est pas un motif suffisant pour lui permettre d'intervenir au débat.  Selon lui, pour que son intervention soit reçue, TPQ devait établir l'existence d'intérêts opposés entre elle et l'AEM.  Or, l'arbitre estime que la preuve ne révèle nullement cela.

[12]         Il ajoute que si TPQ est d'avis que l'AEM ne respecte pas son devoir de représentation, elle doit s'en plaindre devant le Conseil canadien des relations industrielles («  CCRI  »).  Or, TPQ a porté pareille plainte devant cet organisme le 19 février 2010, soit avant même la première séance d'arbitrage.  Cette plainte fut rejetée le 11 juin 2010, soit après la décision de l'arbitre.

IV.       LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]         Les questions en litige sont les suivantes:

1)             Quelle est la norme de contrôle applicable en l'espèce?

2)             La décision de l'arbitre est-elle révisable en fonction de cette norme?

3)             La décision de l'arbitre en regard de la demande de récusation est-elle raisonnable?

V.        QUESTION 1:  QUELLE EST LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE?

            1)         Quant à la demande d'intervention

[14]         D'une part, il y a lieu de souligner que l'arbitre nommé en vertu du C.c.t. est protégé par une clause privative absolue (article 58 C.c.t.).

[15]         D'autre part, tel qu'énoncé à plusieurs reprises par la Cour suprême dont récemment dans Dunsmuir [4] , les arbitres de griefs ont une expertise en matière de relations de travail.  La Cour supérieure doit donc faire preuve de déférence à leur endroit.  Au surplus, le même arrêt souligne que si la jurisprudence indique une norme de contrôle particulière pour une catégorie de décision, il n'est pas nécessaire d'effectuer une analyse complète.

[16]         Or, dans l'affaire Paquet [5] , la Cour d'appel a affirmé que la norme de la décision raisonnable était applicable à la détermination par l'arbitre de griefs de l'intérêt d'une personne à intervenir dans un arbitrage:

«  30.   (…) Si je conclus que l'arbitre a compétence pour permettre la participation d'une personne autre que celles prévues à l'article 100.5 C.t., le litige se résume alors à une question d'application, soit une question mixte de fait et de droit.  En d'autres mots, une question d'appréciation par l'arbitre de l'intérêt de la personne qui demande le statut d'intervenant.  Considérant la clause privative, la grande latitude conférée à l'arbitre en matière d'administration de la preuve et de conduite de l'arbitrage, et son expertise plus grande que celle du juge réviseur quant à l'évaluation de ce qui constitue la portée d'un différend, je n'hésite pas à dire que toute réponse de l'arbitre à cette question sera acceptable à moins d'être contraire à la convention collective, au code ou à la preuve, irrationnelle ou absurde dans son résultat (ce qui est qualifié dans le langage juridique actuel de décision manifestement déraisonnable).

[17]         En l'espèce, personne ne conteste la compétence de l'arbitre d'adjuger sur la demande d'intervention de TPQ.

[18]         Également, dans l'affaire Métromédia [6] , la Cour d'appel vient tout juste de réitérer que la norme de la décision raisonnable s'applique à une demande d'intervention dans le cadre d'un arbitrage de griefs.

[19]         En conséquence, le Tribunal est d'avis que la norme de la décision raisonnable s'applique à la demande d'intervention de TPQ.

            2)         Quant à la décision relative à la récusation

[20]         L'arbitre ne s'est pas prononcé sur la demande de récusation, car ni l'AEM, ni le Syndicat ne la demandaient.  Il s'agit-là d'un fait non-contesté.

[21]         Au surplus, TPQ elle-même admettait que l'arbitre n'aurait pas à se prononcer sur la demande de récusation si sa demande d'intervention n'était pas reçue, comme son procureur l'a reconnu devant l'arbitre:

«  Les parties ont convenu de remettre l'audition du 23 février 2010 afin de permettre aux parties de présenter une argumentation écrite relativement à une demande d'intervention de TPQ, de même que, dans l'éventualité où la demande d'intervention de TPQ est acceptée , une demande de récusation de l'arbitre Me Serge Brault par TPQ  ». [7]

[Nous soulignons]

[22]         Dans Dunsmuir , la Cour suprême a énoncé que la norme de la décision raisonnable s'appliquait lorsque la question soulevait des questions touchant les faits ou des questions de droit et de fait intimement liées [8] , ce qui est le cas en l'espèce.

[23]         Le Tribunal estime donc que la norme de contrôle ici applicable est celle de la décision raisonnable.

VI.       QUESTION 2:      LA DÉCISION DE L'ARBITRE EN REGARD DE LA DEMANDE D'INTERVENTION EST-ELLE RÉVISABLE EN FONCTION DE LA NORME DE LA DÉCISION RAISONNABLE?

[24]         Dans son mémoire, TPQ soutient que sa demande d'intervention visait à obtenir la permission de faire valoir ses prétentions relatives à sa demande de récusation.

[25]         Elle ajoute que l'arbitre a non seulement rendu une décision incorrecte, mais également déraisonnable en ce que dans la demande d'intervention, il aurait dû également procéder à l'analyse des motifs de la demande de récusation.

[26]         Or, tel que le plaident les procureurs du Syndicat et de l'AEM, cet argument n'a jamais été soumis à l'arbitre.  En effet, dans la plaidoirie écrite qu'il a produite devant l'arbitre, non seulement le procureur de TPQ n'a jamais plaidé que sa demande de récusation justifiait sa demande d'intervention, mais a même convenu du contraire, à savoir que ce n'est que dans l'éventualité où sa demande d'intervention serait reçue que l'arbitre devrait se pencher sur sa demande de récusation.  Au surplus, le procureur de TPQ a transmis à l'arbitre des plaidoiries écrites distinctes sur ces deux questions.

[27]         Dans sa décision, l'arbitre a fait une longue et minutieuse étude sur l'état du droit en matière d'intervention.  Il a expliqué de façon très claire en quoi, relativement à l'administration de griefs, le statut de l'employeur représenté est similaire à celui du salarié syndiqué.  D'ailleurs, alors qu'il était vice-président du Conseil canadien des relations du travail, il en était venu à la même conclusion [9] .  La décision qu'il a rendue à ce sujet a même été confirmée par la Cour d'appel fédérale [10] .

[28]         Dans son mémoire en révision, le procureur de TPQ s'appuie lui aussi sur l'affaire Métromédia , mais en fait une lecture différente.  Il faut souligner que cette affaire mettait en cause des tiers complètement étrangers au litige.  Le Tribunal estime que la Cour d'appel dans cette affaire n'a certes pas voulu écarter la jurisprudence portant sur l'intervention de syndiqués en matière d'arbitrage de griefs, puisqu'elle réfère elle-même à l'affaire Paquet .  Or, dans cet arrêt, la Cour d'appel avait énoncé que l'intervention de tiers dans la procédure de griefs devait être plus restreinte que celle des salariés plaignants.

[29]         Comme l'a justement décidé l'arbitre, pour obtenir l'autorisation d'intervenir dans un grief, un salarié syndiqué doit démontrer qu'il a un intérêt opposé à celui de son syndicat ou à d'autres membres de son syndicat.

[30]         C'est d'ailleurs le principe retenu par la Cour d'appel dans Paquet :

«  [33]  (…) L’article  100.5 C.t. ne fait que codifier la jurisprudence énoncée par les tribunaux, notamment dans l’affaire Hoogendoorn c. Greening Metal Products and Screening Equipment Co., [1968] R.C.S. 30 , où la Cour suprême a reconnu à tout salarié qui avait des intérêts opposés à son syndicat, le droit de faire valoir directement ses moyens devant l’arbitre car la sentence le liera de toute façon; pour ce faire, il doit savoir quand et où l’arbitrage aura lieu.  Le salarié intéressé a donc le droit de recevoir un avis de l’audition du grief et le but de l’article  100.5 C.t. est d’imposer à l’arbitre l’obligation de donner cet avis.  »

[Nous soulignons]

[31]         Pour conclure à l'existence d'un intérêt opposé, il aurait fallu que l'AEM ait un intérêt personnel dans la position adoptée devant l'arbitre ou qu'elle défende les intérêts de d'autres employeurs au détriment des intérêts de TPQ.  Or, l'arbitre, après une analyse de la preuve, a conclu que ce n'était pas le cas.

[32]         TPQ reproche à l'arbitre d'avoir mal apprécié les faits pour conclure ainsi.

[33]         Dans Bichai c. Commission des lésions professionnelles [11] , la Cour d'appel réitère qu'en révision judiciaire, la Cour supérieure ne peut intervenir à l'égard d'une question factuelle que si la décision du tribunal administratif est contraire à la preuve ou lorsqu'elle ne peut y trouver aucune assise.

[34]         Dans Conseil de l'éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15 [12] , la Cour suprême avait énoncé que si la cour de révision est d'avis que la preuve est insuffisante pour justifier les conclusions de fait du tribunal administratif, il ne s'agit pas de motifs suffisants pour intervenir.  Il faut absence totale de preuve.

[35]         De plus, comme le juge Dufresne de la Cour d'appel l'écrit dans Autobus Milton inc. c. Vallières [13] , en révision judiciaire, la Cour supérieure ne doit pas se livrer à un exercice de réévaluation de la preuve soumise au tribunal administratif.

[36]         En l'espèce, le Tribunal estime que l'arbitre avait amplement de preuve pour justifier la conclusion à laquelle il en est arrivé.  Le fait que TPQ désirait présenter une argumentation différente de celle de l'AEM, ne constitue pas l'intérêt opposé requis pour une demande d'intervention.

[37]         Dans Noël c. Société d'énergie de la Baie James [14] , la Cour suprême a clairement énoncé qu'un Syndicat a le pouvoir de mener un grief comme bon lui semble, à condition qu'il respecte son obligation de représentation.

[38]         Au surplus, il est difficile de prétendre que la décision de l'arbitre ait pu être déraisonnable parce qu'il aurait omis de tenir compte d'un argument que TPQ ne lui a jamais soumis.

[39]         Comme le Tribunal en est arrivé à la conclusion que la norme du raisonnable s'applique en l'espèce, il doit donc décider si la conclusion à laquelle en est arrivé l'arbitre en regard de l'intervention «  se situe dans un ensemble de résultats possibles et acceptables, défendables en regard des faits et du droit  » [15] .

[40]         Or, le Tribunal estime que l'arbitre pour rendre sa décision s'est basé tant sur la preuve que sur l'état du droit sur la question.

[41]         En conséquence, le Tribunal estime que la décision rendue par l'arbitre en regard de la demande d'intervention était raisonnable et ne saurait donc être révisée.

VII.      QUESTION 3:      LA DÉCISION DE L'ARBITRE EN REGARD DE LA DEMANDE DE RÉCUSATION EST-ELLE RAISONNABLE?

[42]         Tel que mentionné précédemment, l'arbitre a confirmé dans sa décision [16] que c'est «  dans l'éventualité où le présent tribunal lui reconnaissait la qualité demandée  » que TPQ requerrait sa récusation.  Cette constatation ressort d'une admission faite par le procureur de TPQ dans son argumentation écrite.

[43]         Comment TPQ peut-elle maintenant raisonnablement prétendre que l'arbitre aurait dû mettre de côté cette entente intervenue entre les parties, qu'elle a d'ailleurs confirmée par écrit?

[44]         Le Tribunal fait siens les commentaires du juge Riordan qui, sur la demande de sursis présentée par TPQ, avait conclu, en s'appuyant sur l'arrêt SNC-Lavalin inc. c. Guardian du Canada [17] , que TPQ avait en l'espèce renoncé à sa demande de récusation:

«  14.    Cependant, nous avons compris en lisant le paragraphe 3 de la Décision que lors de l'audition du 23 février, c'est TPQ qui « demande que dans l'éventualité où (Me Brault) lui reconnaissait la qualité (d'intervenant), celui-ce se récuse de l'affaire ».  Une partie peut renoncer au droit de demander la récusation d'un décideur puisqu'il s'agit d'un cas d'ordre public de protection.  En rendant le point conditionnel à l'acceptation de sa position d'intervenant, TPQ renonçait à un droit absolu de le soulever.  »

[45]         D'ailleurs, c'est si l'arbitre avait au contraire décidé de trancher la demande de récusation, malgré l'accord entre les parties, que le Tribunal aurait pu être justifié d'intervenir.

[46]         En l'espèce, le Tribunal estime que la décision de l'arbitre sur la demande de récusation était non seulement raisonnable mais était même correcte.

[47]         POUR CES MOTIFS, le Tribunal:

            REJETTE la Requête en révision judiciaire de la demanderesse, avec dépens.

 

 

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LUC LEFEBVRE, J.C.S.

 

Me Pierre Jolin

Me Martine Bélanger

McCARTHY TÉTRAULT

Pour la requérante

TERMINAUX PORTUAIRES DU QUÉBEC

 

ME SERGE BRAULT

Intimé

NON REPRÉSENTÉ

 

Me Patrick Galizia

OGILVY RENAULT

Pour la mise en cause

L'ASSOCIATION DES EMPLOYEURS MARITIMES

 

Me Richard Bertrand

TRUDEL NADEAU

Pour le mis en cause

SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLIQUE, SECTION LOCALE 375

 

Dates d’audience :

22 et 23 février 2011

 



[1]     La «  Décision  ».

[2]     Par. 9 et 10 de la Décision.

[3]     Par. 3 de la Décision.

[4]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , [2008] 1 R.C.S. 190 , par. 55.

[5]     Syndicat des professionnelles et des professionnels du gouvernement du Québec c. Paquet , D.T.E. 2005T-205 (C.A.).

[6]     Syndicat du transport de Montréal c. Métromédia CMR Plus inc. 2010 QCCA 98 .

[7]     Pièce R-7A, Demande en récusation des procureurs de TPQ, p. 2.

[8]     Dunsmuir , supra note 4, par. 51, 53 et 54; voir également Smith c. Alliance Pipeline Ltd. 2011 CSC 7 , par. 26.

[9]     Association des employeurs maritimes et autres , 92 di 135, 94 CLLC 16,027.

[10]    Terminaux portuaires du Québec inc. c. Canada (Conseil des relations du travail) , [1995] 1 C.F. 459 (C.A.F.).

[11]    2007 QCCA 404 (C.A.).

[12]    [1997] 1 R.C.S. 487 .

[13]    D.T.E. 2009T-265 (C.A.).

[14]    [2001] 2 R.C.S. 207 , par. 45.

[15]    Louis LeBel, De Dunsmuir  à Khosa , 2010, Revue de droit de McGill, 311, p. 320, où le juge LeBel réfère aux principes émis dans Dunsmuir, par. 47.

[16]    Par. 3.

[17]    2006 QCCA 687 , p. 9.