Carrier c. Québec (Procureur général)

2011 QCCA 1231

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-007063-107

(200-06-000115-090)

 

DATE :

4 juillet 2011

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

CHARLES CARRIER,

MAURICE FILION,

RÉAL MALTAIS

APPELANTS - Requérants

c.

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

INTIMÉ - Intimé

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 17 mai 2010 par la Cour supérieure (l'honorable Gilles Blanchet) qui a rejeté leur requête pour autorisation d'exercer un recours collectif;

[2]            Pour les motifs du juge Gagnon, auxquels souscrivent les juges Doyon et Dutil;

LA COUR  :

[3]            ACCUEILLE l'appel, avec dépens;

[4]            Infirme le jugement de première instance et procédant à prononcer le jugement qui aurait dû être rendu;

[5]            AUTORISE l'exercice du recours collectif décrit à la procédure introductive d'instance amendée, le tout frais à suivre le sort du dossier;

[6]            Accorde aux appelants Charles Carrier, Maurice Filion et Réal Maltais, le statut de représentants aux fins d'exercer le recours collectif pour le compte du groupe ci-après décrit :

Toutes les personnes physiques qui résident ou ont résidé, au cours des trois (3) années précédant l'introduction de la présente procédure (1 er mai 2009), dans le quadrilatère borné à l'ouest par l'autoroute Laurentienne direction nord (A73 nord), à l'est pour une délimitation se trouvant à 300 mètres à l'est de l'autoroute Laurentienne direction nord (A73 nord), au nord par le boulevard Jean-Talon et au sud par le boulevard de l'Atrium, aux adresses suivantes :

-     9175 à 9415 et 8330 à 9380, avenue Trudelle;

-     9445 à 9495, avenue Grondin;

-     8924 à 8936, 8885 à 8939 et 8888 à 8908, rue Place Le Marsan;

-     785 à 995 et 800 à 930, rue De Nanteuil;

-     8615 à 8685 et 8620 à 8700, avenue Jacques-Prévert;

-     8615 à 8725 et 8770 à 8610, avenue De Beauvoir;

-     765 à 965 et 730 à 960, rue Clairval;

-     695 à 995 et 760 à 960, rue Bienvenue;

-     8505 à 8585 et 8510 à 8580, avenue De Choiseul;

-     570 à 780 et 595 à 585, rue Valdôme;

-     8480 à 8490 et 8485 à 8495, rue Chambéry;

-     575 à 635 et 540 à 580, rue De Chantelle;

-     8135 à 8325 et 8170 à 8340, rue Place Colombelles;

-     605 et 615, 81 e Rue Ouest;

-     7670 à 7850 et 7615 à 7955, avenue Paiment;

-     7620 à 7970 et 7635 à 7945, avenue Beaudry;

-     625 à 665 et 620 à 660, rue Proteau;

-     7150 à 7880 et 7161 à 7895, avenue Doucet;

-     585 à 635 et 574 à 624, 76 e Rue Ouest;

-     7140 à 7320 et 7115 à 7325, avenue Germain;

-     7023 à 7115, 7018 à 7080 et 7009 à 7121, avenue du Mont-Clair;

-     7005 à 7095 et 7100 à 7140, boulevard Cloutier;

-     7210 à 7410 et 7225 à 7365, avenue Verchères;

-     7100 et 7115, avenue Paul-Comtois;

-     6353 à 6505 et 6500 à 6560, rue Place Mirande;

-     6425 à 6455 et 6380 à 6430, rue Clairbonne;

-     585 à 615 et 570 à 620, rue Barraute;

-     555 à 615, rue de Caraquet;

ou de tout autre groupe que le Tribunal pourra déterminer;

[7]            Identifie comme suit les principales questions de droit et de fait qui seront traitées collectivement :

a)   L'intimé contrevient-il à l'article 976 C.c.Q .?

b)   L'intimé contrevient-il à l'article 1457 C.c.Q .?

c)   L'intimé contrevient-il aux articles 19.1 et 20 de la Loi sur la qualité de l'environnement ?

d)   L'intimé contrevient-il aux articles 6 , 46.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne ?

e)   L'intimé contrevient-il à ses politiques et directives sur la pollution sonore causée par la circulation routière?

f)    L'intimé a-t-il commis une faute en omettant de prendre les mesures qui s'imposaient à lui pour que cesse ou diminue la pollution sonore subie par les membres?

g)   L'intimé est-il un « voisin » des membres du groupe?

h)   Quel est le niveau de bruit subi par les membres du groupe du fait qu'ils seraient voisins de l'Autoroute 73?

i)    Quels sont les inconvénients subis par les membres du groupe du fait qu'ils seraient voisins de l'Autoroute 73?

j)    Les inconvénients subis par les membres du groupe peuvent-ils être considérés comme « anormaux et excessifs »?

k)   Les inconvénients « anormaux et excessifs » sont-ils subis par tous les membres du groupe?

l)    L'intimé a-t-il omis de prendre les mesures qui s'imposaient pour que cesse ou diminue la pollution sonore subie par les membres?

[8]            Identifie comme suit les conclusions recherchées qui s'y rattachent :

·     accueillir la requête des requérants;

·     accueillir le recours collectif des requérants pour le compte de tous les membres du Groupe;

·     Déclarer que l'intimé contrevient à l'article 976 C.c.Q .;

·     Déclarer que l'intimé contrevient à l'article 1457 C.c.Q .;

·     Déclarer que l'intimé contrevient aux articles 19.1 et 20 de la Loi sur la qualité de l'environnement ;

·     Déclarer que l'intimé contrevient aux articles 6 , 46.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne ;

·     Déclarer que l'intimé contrevient à ses politiques et directives sur la pollution sonore causée par la circulation routière;

·     Déclarer que l'intimé a commis une faute en omettant de prendre les mesures qui s'imposaient à lui pour que cesse ou diminue la pollution sonore subie par les membres;

·     Ordonner à l'intimé de prendre les mesures qui s'imposent pour que diminue la pollution sonore dans le « quadrilatère » visé afin qu'il atteigne le niveau sonore acceptable de moins de 55 dBA L eq, 24 h , le tout à ses frais et dans les six mois du jugement à intervenir;

·     Condamner l'intimé à payer aux membres du groupe une somme de dix mille dollars (10 000 $) par année, par membre, pour les trois dernières années sauf à parfaire, et jusqu'à ce que cesse le trouble du voisinage allégué aux présentes, avec intérêts au taux légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du C.c.Q . calculés à compter de l'assignation;

·     Le tout avec dépens incluant les frais d'expertises, d'enquêtes et de publication des avis aux membres;

[9]            Déclare qu'à moins d'exclusion, les membres du groupe seront liés par tout jugement à être rendu sur le recours collectif de la manière prévue par la loi;

[10]         Fixe le délai d'exclusion à 30 jours de la date de publication de l'avis aux membres, délai à l'expiration duquel les membres du groupe qui ne se seront pas prévalus des moyens d'exclusion seront liés par tout jugement à intervenir;

[11]         Ordonne la publication d'un avis aux membres du groupe conformément à l'article 1006 C.p.c. selon les modalités que le juge saisi du dossier déterminera;

[12]         Réfère le dossier au juge en chef de la Cour supérieure pour détermination du district dans lequel le recours collectif devra être exercé ainsi que pour la désignation du juge afin d'entendre ledit recours;

 

[13]         Ordonne au greffier de la Cour supérieure, pour le cas où le recours devrait être exercé dans un autre district, de transmettre le dossier, dès décision du juge en chef, au greffier de cet autre district.

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

Mes Michel C. Chabot et Hugo Poirier

Gravel Bernier Vaillancourt

Pour les appelants

 

Me Pascal Painchaud

Chamberland Gagnon

Pour l'intimé

 

Date d’audience :

8 février 2011


 

 

MOTIFS DU JUGE GAGNON

 

 

[14]         Les appelants sont des résidants de l'arrondissement de Charlesbourg dans la Ville de Québec. Ils sont exaspérés par le bruit occasionné par la densité de la circulation automobile qui a cours sur l'autoroute Laurentienne dont le tracé passe par leur secteur d'habitation. Après avoir requis sans succès du gestionnaire de cette autoroute, en l'occurrence le ministère des Transports, d'intervenir afin de mettre en place des mesures d'atténuation du bruit, de guerre lasse, ils décident d'intenter un recours collectif contre le procureur général du Québec (l'intimé). La Cour supérieure a refusé d'accueillir la demande d'autorisation, d'où le présent pourvoi.

[15]         Le juge de première instance considère que le critère de l'apparence de droit n'est pas satisfait. Au motif qu'il revient à l'État seul de décider de la proportion du trésor public qui doit être affectée à chacun des projets qu'il retient, il se dit d'avis que les questions soulevées par les appelants relèvent de la sphère des décisions politiques et rejette sur cette base le recours projeté.

Le contexte

[16]         Les démarches des appelants afin de tempérer les inconvénients qu'ils subissent remontent à plusieurs années. À la suite de l'inauguration de l'autoroute Laurentienne en 1963, un nombre important de résidants de l'ancienne ville de Charlesbourg demandent aux autorités municipales par une première pétition, le 6 octobre 1985, de mettre en place des moyens permettant de réduire le bruit résultant de la circulation routière. Le ministère des Transports consent à s'associer à un projet de correction du bruit à hauteur de 50 % du coût des travaux sous réserve cependant pour la Ville de Charlesbourg de prendre en charge l'autre moitié des frais. La Ville refuse de s'engager dans ce projet estimant que le problème de pollution sonore relève avant tout de la responsabilité du ministère des Transports.

[17]         Le 3 octobre 1988, les citoyens transmettent une seconde pétition à la Ville de Charlesbourg à laquelle parti cipent 751 résidants . La manifestation de leur désenchantement est aussi transmise au ministère des Transports.

[18]         La Ville consent finalement, le 5 février 1990, à participer à la mise en place d'une mesure d'atténuation du bruit en acceptant de supporter la moitié des coûts reliés à l'implantation des aménagements nécessaires à cette fin. Elle conditionne cependant son acceptation à ce que le projet se réalise sur deux années plutôt qu'une. Malheureusement pour les résidants concernés, l'idée ne verra jamais le jour.

[19]         Le 3 mars 1993, conformément à l'article 2 de la Loi sur la voirie [1] , la gestion du tronçon entre les boulevards de l'Atrium et Jean-Talon (secteur concerné par le recours collectif) est remise au ministre des Transports [2] . La loi prévoit que le ministre, à titre de gestionnaire, peut exercer tous les droits d'un propriétaire à l'égard de l'autoroute et « assume les obligations y afférentes ».

[20]         Le ministère des Transports met en place, en 1994, une politique sur l'environnement qui a parmi ses objectifs celui d'atténuer le bruit en provenance de l'utilisation des infrastructures de transport [3] . Dans le contexte de cette politique, le ministre énonce dans une brochure intitulée Combattre le bruit de la circulation routière [4] les moyens utiles afin d'atteindre ses buts.

[21]         Une seconde politique, cette fois plus spécifique au phénomène du bruit routier, est adoptée en mars 1998. Celle-ci prévoit deux méthodes distinctes : une qui se veut corrective et une autre qui porte sur une planification intégrée. La première concerne les zones sensibles existantes et la seconde intervient dans le contexte de la réalisation de nouveaux projets de construction résidentielle, institutionnelle ou de nature récréative [5] . Elle est davantage à caractère prospectif que curatif.

[22]         En concertation avec les municipalités, la méthode corrective vise à atténuer les problèmes sonores liés au réseau routier lorsque le niveau de bruit est égal ou supérieur à 65 dBA L eq, 24 h [6] . La politique prévoit que les municipalités devront supporter jusqu'à 50 % du coût de réalisation des mesures d'atténuation si, bien entendu, elles souhaitent y adhérer.

[23]         La planification intégrée, quant à elle, invite les municipalités régionales de comté à déterminer les voies de circulation susceptibles d'entraîner des contraintes au bien-être général. Selon le résultat de cette démarche, les M.R.C. doivent proposer aux municipalités des règles minimales en matière de zonage afin que ces dernières adoptent une réglementation dans le but d'atténuer les effets du bruit occasionné par la circulation routière. Deux approches y sont préconisées : une qui se veut normative où sont envisagées des prohibitions de constructions résidentielles voisines des routes et l'autre basée selon des standards de performance où il est prévu que le niveau de bruit près des voies de circulation traversant certaines zones résidentielles ne doit pas dépasser un seuil considéré comme critique.

[24]         Selon la méthode de planification intégrée, le degré acceptable d'effets sonores dans les zones dites sensibles est établi à 55 dBA L eq, 24 h . La politique prévoit que la totalité des coûts d'aménagement des mesures d'atténuation du bruit résultant de la mise en œuvre de cette méthode doit être supportée par les municipalités locales ou leurs partenaires.

[25]         Douze ans après l'adoption de cette politique, soit le 25 avril 2007, le ministère des Transports et la Ville de Québec demandent à la firme Desseau Soprin de procéder à une étude de la pollution sonore sur le tronçon d'autoroute concerné par la demande d'autorisation (le rapport Desseau Soprin). L'étude estime que 46 des 484 résidences sur lesquelles portait son examen subissent un niveau de pollution sonore d'au moins 65  dBA L eq, 24 h [7] . Elle conclut à la pertinence de la mise en place de diverses mesures pour corriger la situation, dont l'érection d'un mur coupe-son. Aucune suite n'est donnée à ce rapport.

Le jugement a quo

[26]         Le juge de première instance se livre à l'analyse du recours projeté selon les critères prévus à l'article 1003 C.p.c .  En application du premier alinéa de cette disposition, il se dit d'avis que les questions de fait et de droit sont les mêmes pour tous les membres du groupe et, si des particularités peuvent distinguer certains membres de l'ensemble, ces singularités pourront de toute manière être résolues compte tenu de la possibilité pour le tribunal de restreindre le groupe au regard de la preuve ou encore de le diviser en différents sous-groupes selon les particularités qui les caractérisent.

[27]         Par ailleurs, le juge estime « douteux » que le recours collectif soit le moyen procédural approprié pour la mise en œuvre des conclusions de la requête introductive d'instance. Il constate que 209 des 497 résidences (42 %) visées par le recours subiraient un niveau de bruit supérieur ou égal à 55 dBA, soit le plafond sonore acceptable suggéré par les appelants. Le juge mentionne cependant que la requête en autorisation s'appuie sur une obligation présumée d'agir de l'État lorsque le niveau de nuisance lié au bruit est de plus de 65 dBA, alors que seulement 46 résidences seraient touchées par ce degré de pollution. Sans répondre affirmativement à la question, il émet l'avis que le nombre de résidences visées par la norme de 65 dBA remet en cause l'opportunité même du véhicule procédural choisi par les appelants.

[28]         Le dernier critère sur lequel porte l'analyse, soit l'apparence de droit , est, de l'avis du juge, fatal aux appelants. L'intimé soutient que le respect des ordonnances auquel on veut le contraindre relève de la sphère des décisions dites politiques. Le juge retient ce moyen de défense au stade de l'autorisation et rejette la demande des appelants au motif que :

[53]      Ainsi, il n'appartient pas au pouvoir judiciaire de dicter à l'exécutif ou au législatif une ligne de conduite dans les choix des objectifs sociaux à atteindre, dans l'établissement des priorités sociales à rencontrer ou dans la détermination des budgets qui devraient être consacrés à une cause quelconque. […] [8]

[29]         Il ajoute que les politiques du ministère des Transports sur lesquelles s'appuient en partie les appelants ne peuvent servir de fondement à leur recours. Elles ne sont que des politiques d'orientation que la jurisprudence refuse d'avaliser comme créant un droit en faveur des administrés. Elles n'ont en conséquence aucune force contraignante.

Les moyens d'appel

[30]         Les moyens d'appel soulevés par les appelants se résument à une critique de l'analyse faite par le juge de première instance portant sur les critères mentionnés aux alinéas b) et c) de l'article 1003 C.p.c .  Pour sa part, même s'il souscrit à la plupart des motifs du jugement entrepris, l'intimé nous demande d'examiner la conclusion du juge voulant que la demande d'autorisation rencontre le critère de connexité prévu à l'alinéa a) de l'article 1003   C.p.c. [9]

L'analyse

[31]         Le recours collectif, faut-il le rappeler, n'est qu'un véhicule procédural ordinaire, dont l'examen des critères relatifs à sa réception repose sur une interprétation large et libérale [10] . Au stade de l'autorisation, la loi n'exige pas de faire « une démonstration complète, claire et sans équivoque du bien-fondé » [11] du droit revendiqué, alors que seulement une preuve prima facie est requise.

1)      Apparence de droit (article 1003  b) C.p.c .)

[32]         La responsabilité de l'intimé est recherchée pour avoir occasionné à ses voisins des inconvénients anormaux qui excèdent les limites de la tolérance. Pour ce faire, les appelants fondent leur recours selon le régime de la responsabilité sans faute découlant de troubles de voisinage (article 976 C.c.Q .) occasionnés par une nuisance excessive, en l'occurrence le bruit de la circulation automobile [12] . Ils allèguent aussi certains faits tendant à démontrer que l'intimé a par omission dérogé à la norme de comportement raisonnable à laquelle il est astreint (article 1457 C.c.Q .). À l'appui de leur prétention, les appelants invoquent également l'article 19.1 de la Loi sur la qualité de l'environnement [13] et les articles 6 , 46.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne [14] .

i)          L'immunité de l'État

[33]         Le juge règle le sort de la responsabilité de l'intimé en se disant d'avis que celle-ci ne peut être engagée au motif que l'État bénéficie d'une immunité découlant de l'application de la règle des décisions « politiques ». Il écrit :

[64]      Cela dit, l'immunité constitutionnelle dont il est ici question protège l'État à l'égard des décisions ou orientations prises par lui à l'intérieur de la sphère politique […]. [15]

[34]         Malgré la déférence que notre Cour doit avoir à l'égard de l'appréciation du juge de première instance en matière d'autorisation de recours collectif, j'estime, dans le présent cas, que le juge s'est montré trop exigeant lors de l'analyse du critère portant sur l'apparence de droit en faisant primer de manière prématurée un moyen de défense à l'encontre d'allégations de la requête qui devaient à ce stade être tenues pour avérer.

[35]         Tout d'abord, il importe de ne pas confondre les régimes inhérents au contrôle de la légalité des décisions de l'État avec le régime de la responsabilité civile [16] . Depuis l'adoption de l'article 1376 C.c.Q ., les règles contenues au livre des Obligations s'appliquent à l'État. Si ce dernier entend se soustraire au régime commun du droit de la responsabilité en invoquant une immunité de droit public aux fins de se dégager de ses obligations, il a alors le fardeau de démontrer que ce moyen de défense est applicable à sa situation :

[31]      […] Dorénavant, le régime civiliste de la responsabilité s'applique en principe à l'acte fautif de l'administration. Il revient alors à la partie qui entend se prévaloir du droit public pour éviter ou restreindre l'application du régime général de responsabilité civile de démontrer, le cas échéant, que des principes de droit public pertinents priment sur les règles du droit civil. [17]

[36]         Rien n'indique par ailleurs que cette règle devrait être l'objet d'une application différente lorsque la responsabilité de l'État est recherchée en vertu du régime de responsabilité sans faute prévu à l'article 976 C.c.Q.

[37]         Au moment de l'autorisation, alors que la suffisance de la preuve n'est appréciée que de manière prima facie , règle générale, il sera prématuré de conclure qu'une défense d'immunité s'applique en faveur de l'État. Ce qui n'est qu'un moyen de défense parmi d'autres, celui de l'immunité ici invoquée par l'intimé ne peut, lors de l'examen portant sur l'autorisation, être érigée au rang de moyen de non-recevabilité. À moins de convenir que la demande à sa face même est frivole, manifestement vouée à l'échec ou encore que les allégations de faits sont insuffisantes ou qu'il soit « incontestable » que le droit invoqué est mal fondé, il me paraît, outre ces circonstances, qu'il n'est pas souhaitable en début d'analyse de décider de la valeur absolue d'un tel moyen de défense.

[38]         L'intimé retient de l'arrêt Cilinger c. Québec (Procureur général) qu'il est possible pour lui de faire valoir avec succès ce moyen au stade de l'autorisation [18] . Il a en partie raison, mais une lecture attentive des motifs du juge Gendreau fait voir que cette affirmation mérite d'être nuancée. Le passage suivant confirme les limites de la proposition de l'intimé :

[11]      Toutefois, les allégations de la procédure qui supportent cette affirmation générale d'actes fautifs ne révèlent aucune négligence dans la conduite des hôpitaux ou du ministère de la Santé. […]

[16]      […] Il est donc incontestable , comme l'a décidé le premier juge, que le débat se situe dans la sphère politique et est, par conséquent, soustrait à l'action des tribunaux. [19]

[Je souligne.]

[39]         Il est généralement admis que la frontière entre ce qui relève de la sphère politique et de la sphère opérationnelle est souvent difficile à tracer [20] . C'est pour cette raison que, règle générale, les défenses d'immunité font appel à une analyse minutieuse et poussée de la preuve.

[40]         Dans Rouleau c. Canada (Procureur général) , les requérants prétendaient que les gouvernements fédéral et provincial avaient été négligents dans la vérification de sociétés en commandite à qui on reprochait d'avoir floué des investisseurs [21] . La Cour supérieure avait refusé l'exercice d'un recours collectif contre l'État au motif que celui-ci jouissait d'une immunité pour sa responsabilité relative aux actes législatifs qu'il adopte. Le juge Baudouin, au nom de la Cour, écrit :

J'estime qu'à ce stade-ci des procédures, il y a au moins une apparence de droit sérieux qui m'empêche d'affirmer que le recours est manifestement mal fondé. [22]

[41]         Dans l' Association pour le Lac Heney c. Gestion Serge Laferrière inc. [23] , après que le juge de première instance eut accepté au stade de l'autorisation une défense d'immunité basée sur la règle des décisions politiques discrétionnaires, la Cour faisait droit à l'appel au motif que « l'apparence sérieuse de droit quant au procureur général du Québec était existante ( 1003  b) C.p.c .) ».

[42]         Dans Ouimette c. Canada (Procureur général) [24] , le juge Vézina, alors à la Cour Supérieure, confronté à l'argument du gouvernement qui prétendait que ses décisions relevaient de sa sphère politique, écrivait que :

[44]      Décider si le gouvernement fédéral est responsable de l'érosion constitue « une question de droit et de fait » commune à tous les riverains, suffisamment importante pour autoriser le recours. […] [25]

[43]         Dans le même sens, la juge Courteau, j.c.s., dans l'affaire appelée Le petit train du nord [26] , se disait d'avis que :

[33]      Sommes-nous dans la sphère politique-décisionnelle ou dans la sphère opérationnelle? Le juge au mérite sera mieux en mesure de l'apprécier. Au stade de l'autorisation, l'apparence de droit est suffisante.

[44]         Je considère, cela dit avec égards, que le juge de première instance aurait dû au départ se livrer à l'analyse de la suffisance des allégations portant sur la question de la responsabilité pour troubles de voisinage ainsi qu'à celle portant sur la responsabilité avec faute afin d'apprécier à sa juste valeur le syllogisme juridique du recours projeté, et ce, avant de retenir comme étant un moyen déterminant l'argument de l'immunité.

[45]         Hormis le cas d'une immunité législative claire et expresse, et considérant que règle générale l'analyse portant sur la valeur d'un moyen de défense basée sur l'immunité de l'État est davantage une question mixte de fait et de droit qu'une question de droit seulement, il convenait dans les circonstances de la présente affaire, à la lumière des allégations de la requête, de réserver au juge du fond le soin de trancher cette question.

ii)         Troubles de voisinage

[46]         Les appelants recherchent la responsabilité de l'intimé en raison de troubles de voisinage occasionnés par le bruit excessif causé par la circulation automobile sur l'autoroute Laurentienne. Ils invoquent le régime de la respon sabilité objective , ce qui nous renvoie à l'application de l'article 976 C.c.Q . [27]

[47]         Le juge de première instance semble tenir pour acquis que l'intimé est, dans les circonstances de la présente affaire, un voisin [28] .  Il est en effet admis que le ministre a la gestion du tronçon de la route concernée par la demande d'autorisation. Selon l'article 6 de la Loi sur la voirie [29] , le ministre, à titre de gestionnaire, exerce tous les droits d'un propriétaire. Il « est investi des pouvoirs nécessaires à ces fins et assume l'obligation y afférente  » [je souligne].   La preuve au dossier était suffisante au stade de l'autorisation pour convenir de manière prima facie que l'intimé est « un voisin » au sens où l'entend l'article 976 C.c.Q.

[48]         Les appelants mentionnent dans leur requête les inconvénients provoqués par les nuisances à l'origine du trouble de voisinage qu'ils estiment être anormaux et excessifs. Je crois utile de les reprendre de manière exhaustive :

a)   les requérants ne peuvent plus jouir de leurs terrains pour pratiquer les activités usuelles estivales qui sont habituellement le propre de tout quartier résidentiel;

b)   les requérants ont dû renoncer à plusieurs activités estivales telles que la baignade, les repas au grand air, la réception d'invités et autres activités similaires en raison du bruit incessant et harcelant de l'autoroute 73;

c)   ils ne peuvent engager une conversation à l'extérieur de leurs résidences sans devoir exagérément élever le ton de sa (sic) voix (ils doivent crier pour se parler);

d)   ils doivent en tout temps conserver les fenêtres de leurs résidences fermées afin de ne pas être importunés par le bruit provenant de l'autoroute 73;

e)   ils sont perturbés dans leur sommeil, et ce, depuis plusieurs années;

f)    que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de leurs résidences, les requérants doivent subir un bruit ambiant élevé comparable à un bourdonnement intense et constant;

g)   la pollution sonore à laquelle ils sont exposés les rend impatients et/ou agressifs; [30]

[49]         Ils ajoutent que l'intimé a lui-même posé les balises de ce qu'il considère être raisonnable en matière de niveau de bruit en adoptant les politiques ministérielles portant sur cette nuisance. Sans prétendre que ces politiques sont susceptibles de contraindre l'État à agir, elles ont, selon les appelants, une valeur interprétative certaine puisqu'elles apportent une explication objective de ce que sont des inconvénients anormaux et excessifs. Ils mentionnent finalement que le rapport Desseau Soprin appuie leur prétention voulant que certaines résidences du secteur concerné soient exposées à un niveau de bruit anormal.

[50]         En matière de troubles de voisinage, la preuve doit porter essentiellement sur les conséquences de l'exercice du droit de propriété. Celui qui, même sans avoir commis une faute, occasionne des inconvénients anormaux à son voisin par l'usage du bien sur lequel il exerce un droit assimilable à un droit de propriété, verra sa responsabilité engagée à l'égard de ce voisin. La preuve d'inconvénients anormaux sous l'article 976 C.c.Q . est toutefois exigeante. Elle nécessitera dans bien des cas une où même des expertises afin de démontrer l'importance de la nuisance et cette preuve devra être suffisamment éloquente pour convaincre le juge du fond de son bien-fondé.

[51]         Quoique le fardeau des appelants soit lourd et qu'il présente un coefficient de difficulté appréciable [31] , il n'y a pas lieu ici de présumer de la valeur définitive du recours entrepris à l'étape de l'autorisation.

[52]         Les politiques du gouvernement en matière de bruit et le rapport Desseau Soprin illustrent de manière prima facie le caractère anormal des inconvénients subis. Même si les parties ne s'entendent pas sur la portée et l'interprétation qu'il faut donner à cette information, il appartiendra au juge du fond de tirer les conclusions qui s'imposent à la lumière d'une preuve qui à ce stade devra atteindre le seuil de la prépondérance. Quant aux conséquences que les nuisances invoquées ont sur les vies des membres du groupe, les allégations de la requête satisfont à la charge de présentation applicable à l'étape de l'autorisation.

[53]         Bref, je suis d'avis que la question de la responsabilité de l'État pour troubles de voisinage jouit ici de l'apparence de droit suffisante pour autoriser le recours projeté.

iii)        Responsabilité avec faute

[54]         Les appelants plaident que le ministère des Transports avait en main des études qui confirmaient selon eux le dépassement de niveau sonore acceptable pour le secteur où ils résident. En raison de cette connaissance et en sa qualité de gestionnaire des lieux, le ministre aurait omis de prendre des mesures d'atténuation du bruit qui s'imposaient en l'espèce. Son défaut d'agir serait à l'origine de sa responsabilité selon l'article 1457 C.c.Q .

[55]         Il ne fait pas de doute que les allégations de la requête en autorisation font valoir que le ministère des Transports avait une connaissance de la problématique soulevée par les appelants. Dans ces circonstances, l'intimé a-t-il agi raisonnablement?

[56]         Il est possible qu'un inconvénient, qu'on ne peut par ailleurs qualifier à proprement parler d'anormal, résulte tout de même d'un comportement fautif. Il suffit, pour établir la responsabilité de l'intimé, de déterminer qu'une négligence est survenue eu égard à sa conduite, que cette négligence est la cause des dommages subis par les appelants et qu'il existe un lien de causalité entre les deux. Avec égards pour la position soutenue par l'intimé, je suis d'avis que les allégations de la requête font suffisamment ressortir les éléments constitutifs d'une faute selon l'article 1457 C.c.Q .  Mais, il y a plus.

[57]         Les appelants reprochent également à l'intimé d'avoir violé différentes normes législatives. C'est ainsi qu'ils invoquent les articles 19.1 . et 20 de la Loi sur la qualité de l'environnement qui énoncent que :

19.1      Toute personne a droit à la qualité de l'environnement, à sa protection et à la sauvegarde des espèces vivantes qui y habitent, dans la mesure prévue par la présente loi, les règlements, les ordonnances, les approbations et les autorisations délivrées en vertu de l'un ou l'autre des articles de la présente loi ainsi que, en matière d'odeurs inhérentes aux activités agricoles, dans la mesure prévue par toute norme découlant de l'exercice des pouvoirs prévus au paragraphe 4° du deuxième alinéa de l'article 113 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme (chapitre A-19.1).

20.        Nul ne doit émettre, déposer, dégager ou rejeter ni permettre l'émission, le dépôt, le dégagement ou le rejet dans l'environnement d'un contaminant au-delà de la quantité ou de la concentration prévue par règlement du gouvernement.

La même prohibition s'applique à l'émission, au dépôt, au dégagement ou au rejet de tout contaminant, dont la présence dans l'environnement est prohibée par règlement du gouvernement ou est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l'être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité du sol, à la végétation, à la faune ou aux biens. [32]

[58]         Ils ne manquent pas non plus d'ajouter à leurs prétentions les articles 6 et 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne  :

6.         Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.

46.1     Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité. [33]

[59]         Les arguments tirés à partir du texte de la Loi sur la qualité de l'environnement et celui de la Charte des droits et libertés de la personne ajoutent au poids des prétentions des appelants en ce qui a trait à l'apparence de droit requise au stade de l'autorisation.

[60]         Les allégations de la requête font voir en effet que le confort des appelants ainsi que leur environnement sont affectés par des inconvénients susceptibles de donner ouverture à l'application de ces lois.

iv)       L'injonction

[61]         L'intimé soutient qu'en matière d'injonction il doit profiter de l'immunité que lui confèrent les articles 94.2 et 100 C.p.c .  Subsidiairement, il avance que les conclusions en injonction contenues à la procédure introductive d'instance sont vagues, irréalisables et, par conséquent, illégales. À l'égard de ces deux moyens, il a tort.

[62]         Les appelants ont pris soin de prévoir à leur procédure deux conclusions de nature déclaratoire qui, concernant les ordonnances d'injonction recherchées, paraissent déterminantes. Elles sont ainsi rédigées :

DÉCLARER que l'intimée contrevient aux articles 19.1 et 20 de la Loi sur la qualité de l'environnement .

DÉCLARER que l'intimée contrevient aux articles 6 , 46.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne.

[63]         Les auteurs Paul-Arthur Gendreau et al. indiquent les limites de l'immunité revendiquée par l'intimé en matière d'injonction en ces termes :

Dès lors, estime la Cour suprême, lorsque les représentants du gouvernement agissent en contravention à la loi, ils cessent d'être mandataires ou agents; ainsi, le mandataire ou l'agent de l'État, parce qu'il viole la loi, perd son statut et son action illégale n'est plus protégée.

[…]

Comme il en a été question précédemment, cette immunité est de même inapplicable lorsque l'injonction vise à empêcher l'application d'une loi inconstitutionnelle ou à redresser une situation en violation d'un droit garanti par la Charte canadienne des droits et libertés ou de la Charte des droits et libertés de la personne .

En somme, si la couronne, comme telle et en principe, jouit d'une immunité de sorte qu'aucune injonction ne peut la viser, une ordonnance sera cependant permise pour contrer l'action ou l'inaction d'un ministre, d'un fonctionnaire de l'État ou de tout mandataire ou agent du gouvernement si l'acte ou l'abstention constitue un excès ou un abus de leurs pouvoirs, même discrétionnaires, ou une violation de la loi . [34]

[Je souligne.]

[64]         À l'appui de leur position, les appelants nous renvoient aussi à une violation de leurs droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne . L'article 49 auquel ils réfèrent est ainsi libellé :

49.        Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. [35]

[65]         La preuve d'une violation d'un droit garanti par la Chart e devant le juge du fond sera déterminante afin d'établir si oui ou non l'intimé bénéficie de l'immunité législative invoquée. Mais soutenir au stade de l'autorisation l'application de ce privilège dans le contexte de la présente affaire me semble être un argument hâtif. La question de savoir si l'intimé a violé un droit garanti par la Charte repose avant tout sur la preuve de cette violation, détermination qui relève essentiellement de l'appréciation du juge du fond.

[66]         Il faut aussi savoir que l'article 19.3 de la Loi sur la qualité de l'environnement confère à tout citoyen, qui fréquente un lieu à l'égard duquel il y a une atteinte à la qualité de l'environnement, l'intérêt juridique suffisant pour obtenir une injonction de manière à faire cesser cette atteinte illégale [36] . Lorsque nous sommes en présence d'une violation claire d'une loi d'intérêt public, il existe de plus une présomption quasi irréfragable de l'existence d'un préjudice sérieux et irréparable [37] .

[67]         En somme, un recours basé, comme c'est le cas en l'espèce, sur une violation d'un droit garanti par la Charte ou sur la violation d'une loi d'intérêt public, comme la Loi sur la qualité de l'environnement , permet de faire valoir à l'encontre du procureur général des conclusions de la nature d'une injonction.

[68]         Quant au caractère imprécis et subjectif de ces ordonnances, je reconnais que les conclusions de la requête paraissent pour l'instant difficilement exécutoires. Il serait toutefois prématuré à l'étape de l'autorisation de décréter que dû à l'imprécision des mesures correctives recherchées, celles-ci sont de fait illégales. La règle de l'apparence de droit suffisante n'exige pas en matière d'autorisation l'obligation pour les appelants de faire une preuve exhaustive de leurs prétentions.

[69]         La preuve sur le fond permettra de mesurer l'ampleur des ordonnances recherchées et d'évaluer si celles-ci entraînent des conséquences économiques disproportionnées. Si, lors de l'audition au fond, les appelants ne sont pas en mesure de préciser le remède recherché de manière satisfaisante et de faire la preuve de son applicabilité, ces conclusions pourront alors être l'objet de l'une des mesures prévues à l'article 1022 C.p.c . [38] , à moins que le représentant du groupe, avec l'autorisation du tribunal, se soit déjà prévalu de l'un des moyens prévus à l'article 1016 C.p.c . [39]

[70]         Je conclus sur cette question en émettant l'avis que l'injonction, lorsqu'elle intervient dans le cadre d'un recours collectif afin de faire cesser un trouble de voisinage, est une mesure de choix. La juge Otis, dans l'affaire Citoyen pour une qualité de vie , exprimait avec éloquence la même opinion :

[53]      Plus particulièrement, dans le cadre d'un recours collectif, les tribunaux ont maintes fois permis, au stade de l'autorisation, le recours à l'injonction pour contrer les troubles de voisinage. S'il est une voie de redressement qui permette que l'on corrige, avec efficacité, les atteintes importantes au principe du bon voisinage, c'est bien l'injonction. Exercée par la voie du recours collectif, la procédure sera plus efficace, mieux ciblée et rencontrera les objectifs généraux de l'accès à la justice. De plus, en évitant la multiplicité des recours, l'injonction collective économisera les ressources judiciaires et favorisera la stabilité du droit (art. 4.2 C.p.c. ). [40]

2)      L'identité, la similarité ou la connexité des questions de droit ou de fait (article 1003 a) C.p.c. )

[71]         L'intimé soutient que le recours projeté ne soulève pas de questions qui puissent être considérées comme étant communes à tous les membres du groupe.

[72]         La réponse donnée à cette prétention par le juge de première instance me paraît être la bonne en l'espèce :

[29]      […], sous réserve de la possibilité pour le tribunal de restreindre le groupe au regard de la preuve ou de le diviser en sous-groupes, les questions de fait et de droit seront clairement les mêmes pour tous les membres au nom desquels les requérants entendent agir. Pour l’essentiel, en effet, il s’agira d’abord d’évaluer le niveau de bruit en provenance de l’autoroute 73, ce sur quoi l’étude R-12 fournit déjà des renseignements assez précis, puis de déterminer s’il s’agit là d’inconvénients anormaux, qui excèdent les limites de la tolérance entre voisins, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux (976 C.c.Q .). Et de là, il s’agira de décider si le Ministère devrait être tenu de réduire le niveau de bruit en deçà d’un plafond donné et d’indemniser ceux et celles qui auraient été exposés à un niveau de gêne excessif pendant la période visée par la demande. [41]

[73]         Je ne vois aucune erreur de principe dans l'énoncé qui précède qui justifierait l'intervention de la Cour. Il est possible que les nuisances vécues par les membres du groupe le soient à des degrés divers. Il faut cependant se garder de mettre sur le même pied l'autorisation d'un recours collectif et son exécution finale. Il appartiendra au juge du fond de distinguer les questions individuelles que soulève le recours [42] . À cet égard, celui-ci jouit de la discrétion suffisante afin de modifier le groupe en cours d'instance de sorte à prendre en compte certaines caractéristiques révélées par la preuve et ainsi être en mesure de mieux traiter la diversité des réclamations individuelles dont il est saisi. La description définitive du groupe sera également l'une des considérations du jugement final, sans compter que la loi prévoit des modalités particulières concernant l'analyse des réclamations individuelles lorsque le jugement acquiert l'autorité de la chose jugée (articles 1037 et s. C.p.c. ).

[74]         En somme, je suis d'avis que la requête en autorisation soulève des questions qui sont pour l'essentiel communes aux membres du groupe. De toute façon, si des spécificités reliées à certains membres ressortaient de manière significative à la suite de l'analyse de la preuve, cette difficulté pourrait être alors facilement résolue selon ce qui précède.

3)      La composition du groupe (article 1003 c) C.p.c. )

[75]         L'intimé reproche au recours projeté de contourner les exigences des articles 59 et 67 C.p.c .  En fait, le véhicule procédural choisi par les appelants ne serait pas indiqué dans la mesure où l'étude Desseau Soprin démontre que seulement 46 résidences sur les 497 concernées par le recours collectif seraient affectées d'un climat sonore égal ou supérieur à 65 dBA L eq, 24 h .

[76]         Tout d'abord, la preuve révèle que le niveau de 65 dBA L eq, 24 h . n'est pas celui que les appelants considèrent être un seuil tolérable. Ces derniers s'en tiennent à une norme beaucoup plus exigeante, soit celle de 55 dBA L eq, 24 h . Si cette norme devait être celle que le juge du fond retenait à titre de niveau d'inconvénients anormaux, cela aurait comme conséquence de grossir considérablement le groupe, alors que l'évaluation initiale de 46 résidences affectées par une pollution sonore anormale deviendrait caduque.

[77]         De plus, l'interrogatoire de l'auteur du rapport Desseau Soprin montre, selon une méthodologie plus poussée, tout en retenant seulement la norme de 65 dBA L eq, 24 h , que la statistique de 46 résidences est elle-même susceptible de varier à la hausse.

[78]         Dans ces circonstances et en cas de doute sur l'importance du groupe, je considère que celui-ci doit profiter aux appelants.

CONCLUSION

[79]         J'estime que le recours collectif aurait dû être autorisé selon les conclusions de la requête introductive d'instance amendée. Celle-ci soulève des enjeux environnementaux importants et les allégations de la requête étayent de manière suffisante le droit que les appelants désirent voir sanctionner au fond.

[80]         La protection de l'environnement est une responsabilité confiée à tous les citoyens, alors que le pouvoir public est appelé à jouer un rôle sans cesse grandissant dans ce secteur d'activité. La pollution par le bruit n'échappe pas à cette responsabilité. Le recours collectif permet plus facilement d'assurer la mise en œuvre des protections conférées par les lois contre les différentes nuisances environnementales. Il assure du même coup, grâce à la force du regroupement, un juste équilibre entre les personnes aux prises avec les conséquences de la violation alléguée et un contrevenant qui souvent jouit de ressources plus imposantes. Ainsi, les conduites en ce domaine jugées téméraires, déraisonnables ou illégales deviennent plus facilement à la portée de la sanction civile.

[81]         Pour ces raisons, je suis d'avis d'accueillir l'appel et d'autoriser les appelants à exercer le recours collectif selon les conclusions de la requête introductive d'instance amendée.

 

 

 

GUY GAGNON J.C.A.

 



[1]     Loi sur la voirie , L.R.Q., c. V-9; D. 292-93, (1993) 125 G.O. II 1419, article 6, reproduit à R-14; D. 1607-93, (1993) 125 G.O. II 8433, reproduit à R-14.

[2]     Décret 292-93, ibid .

[3]     R-15, politique sur l'environnement du ministère des Transports du Québec.

[4]     R-12, combattre le bruit de la circulation routière, Techniques d'aménagement et interventions municipales, Les publications du Québec.

[5]     R-16, politique du ministère des Transports sur le bruit routier.

[6]     dBA : unité utilisée pour exprimer le niveau sonore mesuré en utilisant un dispositif qui accentue les constituants de fréquence moyenne, imitant ainsi la réaction de l'oreille humaine. L eq, 24 h  : niveau d'un son constant transmettant la même énergie dans un temps donné (24 heures) que le son en fluctuation.

[7]     R-12, étude de pollution sonore de l'autoroute Laurentienne.

[8]     Jugement porté en appel, paragr. 53.

[9]     Citoyens pour une qualité de vie / Citizens for a quality of life c. Aéroports de Montréal , 2007 QCCA 1274 (motifs de la j. Otis, paragr. 34-41, auxquels souscrivent les jj. Pelletier et Hilton, paragr. 89).

[10]    Rouleau c. Canada (Procureur général) , J.E. 98-25 (C.A. Qué.).

[11]    Ibid .

[12]    Ciment du Saint-Laurent inc . c. Barrette , [2008] 3 R.C.S 392 , 2008 CSC 64 .

[13]    Loi sur la qualité de l'environnement , L.R.Q., c. Q-2, art. 19.1 .

[14]    Charte des droits et libertés de la personne , L.R.Q., c. C-12.

[15]    Jugement porté en appel, paragr. 64.

[16]    Finney c. Barreau du Québec , [2004] 2 R.C.S. 17 , 2004 CSC 36 .

[17]    Prud'Homme c. Prud'Homme , [2002] 4 R.C.S. 663 , 2002 CSC 85 , paragr. 31.

[18]    Cilinger c. Québec (Procureur général) , [2004] R.J.Q. 2943 (C.A. Qué.).

[19]    Ibid. , paragr. 11 et 16.

[20]    Just c. Colombie-Britanique , [1989] 2 R.C.S. 1228 , p. 1239.

[21]    Rouleau c. Canada (Procureur général) , supra , note 10.

[22]    Ibid. , p. 8 du jugement.

[23]    Association pour le Lac Heney c. Gestion Serge Laferrière inc. , C.S. Qué., n o  550-06-000001-975, 22 juin 1998, j. Frenette, inf. C.A. Qué., n o  500-09-006829-980, 14 septembre 1999, jj.  Nuss, Pidgeon, Denis.

[24]    Ouimette c. Canada (Procureur général) , C.S. Qué., no 610-06-000001-094, 24 avril 1995, j. Vézina.

[25]    Ibid. , paragr. 44.

[26]    Coalition pour la protection de l'environnement du parc linéaire « Petit train du Nord » c. Laurentides (Municipalité régionale de comté) , C.S. Qué., n o  700-06-000001-000, 31 janvier 2002, j. Courteau, paragr. 33, conf.  2006 QCCA 482 .

[27]    Ciment du Saint-Laurent inc . c. Barrette , supra , note 12.

[28]    Jugement porté en appel, paragr. 29.

[29]    Loi sur la voirie , supra , note 1.

[30]    Requête introductive d'instance amendée, allégation 33.

[31]    Citoyens pour une qualité de vie / Citizens for a quality of life c. Aéroports de Montréal , supra , note 9, paragr. 45.

[32]    Loi sur la qualité de l'environnement , supra , note 13, art. 19.1 et 20.

[33]    Charte des droits et libertés de la personne , supra , note 14, art. 6 et 46.1.

[34]    Paul-Arthur Gendreau et al., L'injonction , Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 193-195. Voir aussi Droit Adminstratif, 6 e édition, Patrice Garant, Éditions Yvon Blais, pages 60 et 61, Conseil des ports nationaux c. Langelier , [1969] R.C.S. 60 .

[35]    Charte des droits et libertés de la personne , supra , note 14, art. 49.

[36]    Nadon c. Anjou (Ville) , [1994] R.J.Q. 1823 (C.A. Qué.), p. 1829 et 1830; Gagné c. Boulianne , [1991] R.J.Q. 893 (C.A. Qué.), p. 900.

[37]    Lorne Giroux, « La Loi sur la qualité de l'environnement  : Grands mécanismes et recours civils », dans Développement récent en droit de l'environnement (1996) , Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 263. Voir aussi Constantineau c. St-Adophe d'Howard (Municipalité de) , J.E. 96-146 (C.A. Qué.).

[38]    Le tribunal peut alors modifier le jugement qui autorise l'exercice du recours collectif ou l'annuler, ou permettre au représentant de modifier les conclusions recherchées 1022 al.  2 C.p.c .

[39]    Avec la permission du tribunal, le représentant peut amender ou se désister totalement ou partiellement de sa demande 1016 C.p.c.

[40]    Citoyens pour une qualité de vie / Citizens for a quality of life c. Aéroports de Montréal , supra , note 9, paragr. 53 (partie des motifs auxquels souscrivent les jj. Pelletier et Hilton, paragr. 94).

[41]    Jugement porté en appel, paragr. 29.

[42]    Nadon c. Anjou , supra , note 36, p. 1831.