Covilac Coopérative agricole c. Ferme Mijabo inc. |
2011 QCCS 4012 |
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JG2197
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
DRUMMOND |
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N° : |
405-17-001107-098 |
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DATE : |
10 AOÛT 2011 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
NICOLE-M. GIBEAU, J.C.S. |
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COVILAC COOPÉRATIVE AGRICOLE |
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Demanderesse et défenderesse reconventionnelle |
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c. |
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FERME MIJABO INC. |
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Défenderesse et demanderesse reconventionnelle |
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JUGEMENT |
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[1] Covilac coopérative agricole (« Covilac ») réclame à Ferme Mijabo inc. (« Mijabo ») le paiement de ses factures à la suite de la vente de semence, d'herbicides et de produits de culture.
[2] Suivant le règlement intervenu le matin de l'audience, Mijabo reconnaît lui devoir un montant de 24 994,16 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle, à compter du 25 août 2008.
[3] Toutefois, par demande reconventionnelle, Mijabo poursuit Covilac pour une somme de 85 746,62 $ avec les intérêts, l'indemnité additionnelle et les frais de son expert. Elle lui reproche de lui avoir livré des produits contaminés ayant ainsi causé des dommages à ses récoltes.
[4] Covilac en conteste le bien-fondé. En outre, dans l'éventualité où sa responsabilité devait être retenue, elle rétorque que Mijabo n'a rien fait pour minimiser ses pertes.
[5] Agriculteur depuis 27 ans, Jacques Beauchemin (le « Propriétaire ») est l’actionnaire unique de Mijabo. En plus de cultiver ses terres, il s’occupait également de celles de Ann Sergerie (« Sergerie ») [1] , sa conjointe d’alors.
[6] En mai 2007, il sème du maïs dans tous leurs champs. Le 6 juin 2007, Gilles Beauchemin (le « Représentant »), un employé de Covilac lui prépare un programme de phytoprotection [2] dont certains produits utilisés devront être mélangés à de l’azote et d’autres pas.
[7] Afin d’y donner suite, le Propriétaire retient les services de André Gras (« Gras »), le 14 juin 2007, pour arroser les nouvelles pousses.
[8] Ce dernier répand d'abord un produit connu sous le nom de « Laddock » dans le champ n o 34, propriété de Sergerie. Ensuite, avec l'aide du Propriétaire, il mélange l'herbicide « Ultim », un produit puissant et de haute qualité, avec de l'azote 32-0-0 et arrose les champs n o 1 et 2 appartenant à Mijabo.
[9] Quelques jours plus tard, à une date qui ne fait pas consensus, soit le 19 juin selon le Représentant et le 16 juin selon le Propriétaire, ce dernier constate que les plants de maïs dans les champs n o 1 et 2 se teintent d'une couleur mauve inhabituelle.
[10] Il communique alors avec le Représentant qui lui conseille de cesser l'arrosage. Le 20 juin 2007, ce dernier se rend sur place et constate ces anomalies. Il communique immédiatement avec une spécialiste de la compagnie Dupont, le fabricant du produit « Ultim ».
[11] Le lendemain, la responsable de Dupont examine les plants et confirme que l'herbicide « Ultim » n'est pas en cause; le Propriétaire peut donc reprendre le traitement de ses champs.
[12] Toutefois, ce dernier doute de la qualité de l'azote que Covilac lui a vendu. Il lui semble avoir aperçu une lueur bleue lors de la préparation du mélange qu’il a fait épandre dans les champs n o 1 et 2 ce qui, selon lui, indiquerait la présence de glyphosate [3] .
[13] Bien que Covilac lui offre de remplacer le contenant d'azote, le Propriétaire, ayant perdu toute confiance en celle-ci, achète ailleurs ce produit. Il ne le recevra cependant que le 26 juin 2007.
[14] Sceptique, le Propriétaire requiert et obtient une analyse des plants malades réalisée par la Direction de l'innovation scientifique et technologique. Dans son rapport daté du 12 juillet 2007, Mme Danielle Bernier, agronome-malherbologiste, émet le diagnostic suivant :
Compte tenu du type de symptômes, de leur distribution plutôt régulière sur le plant, de la forte proportion de plans atteints rapportée à la fiche et du résultat des tests effectués, le dommage est de nature non infectieuse. Tel que vous le soupçonnez, il serait caractéristique des effets phytotoxiques du glyphosate . [4]
[15] À la fin de l'automne 2007, M. Marcel Lavoie, agronome, évalue que Mijabo a perdu la totalité de sa récolte de maïs dans les champs n o 1 et 2 [5] . Ce manque à gagner, sur une superficie de 15,7 hectares, représente l'équivalent de 112,8 tonnes métriques.
[16] En ce qui a trait aux autres terres de Mijabo, le Propriétaire constate qu’elles n'ont produit que 489,41 tonnes métriques de maïs. En comparant cette production avec le rendement moyen obtenu dans cette zone agricole pour l’année 2007, la récolte aurait dû avoisiner les 796,61 tonnes métriques.
[17] Mijabo soutient que le contenant d'azote ou encore le boyau de raccordement remis par Covilac contenait du glyphosate. Cette contamination aurait ainsi détruit les plants de maïs dans les champs n o 1 et 2.
[18] Par ailleurs, la directive du Représentant de cesser l'arrosage des champs pour la période comprise entre le 16 et le 22 juin 2007 ne lui a pas permis d’épandre en temps utile les herbicides et les fertilisants nécessaires à la croissance des végétaux. Cet arrêt a eu pour conséquence de diminuer la quantité de maïs dans ses autres champs.
[19] En outre, Mijabo réclame des frais d'intérêts d'un montant de 1 660,62 $ qu'elle a dû verser à la Fédération des producteurs de cultures commerciales. Elle bénéficiait alors du programme d'avances versées chaque année aux producteurs agricoles suivant leur récolte anticipée. En raison de sa piètre performance en 2007, Mijabo, incapable de les rembourser à l’échéance, s’est vue imposer ce supplément.
[20] Quant à Covilac, elle estime que Mijabo n’a pas prouvé les fautes qu’elle lui reproche.
[21] Elle soutient que le glyphosate provient du réservoir de l'arroseur de Gras : ce dernier utilisant une méthode inappropriée pour le nettoyer.
[22] Selon le Représentant, il lui a seulement conseillé de cesser l'arrosage de l'Ultim azotée le 19 juin et non du 16 juin comme ce dernier le prétend. Ainsi, rien ne l’empêchait d’épandre dans ses autres champs les différents produits qu’il lui avait recommandés et qui ne nécessitaient pas l’ajout d’azote. Mijabo serait donc la seule responsable du retard à effectuer l’arrosage.
[23] Subsidiairement, si la responsabilité de Covilac devait être retenue, elle soutient que Mijabo n’a rien fait pour minimiser ses dommages. Elle aurait dû retenir les services d’un deuxième arroseur, ce que Covilac lui avait par ailleurs offert pour un coût raisonnable, et ainsi compléter cette étape dans les délais.
[24] En dernier lieu, Covilac conteste la réclamation des frais d'intérêts et plaide qu’il s’agit d'un dommage indirect.
[25] Les experts divergent d’opinion quant à la valeur de la tonne métrique de maïs pour évaluer, s’il y a lieu, les pertes subies : celui de Covilac l'estime à 204,59 $ alors que celui de Mijabo la fixe à 230 $.
[26] Le Tribunal tranchera les réclamations suivantes :
A. Les dommages causés aux champs n o 1 et 2.
B. Les dommages dans les autres champs.
C. La valeur de la tonne métrique de maïs et les pertes subies.
D. Les frais d'intérêts.
E. Les frais d'experts.
[27]
L'article
2803. Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.
Celui qui prétend qu'un droit est nul, a été modifié ou est éteint doit prouver les faits sur lesquels sa prétention est fondée.
[28] En outre, la preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante [6] .
[29] Ainsi, la preuve d'un fait peut être établie par écrit, par témoignage, par présomption ou par la présentation d'un élément matériel [7] .
[30]
Quant à la preuve par présomption, l'article
[31] L'auteur Jean-Claude Royer définit ainsi les critères pour en établir la valeur probante :
Une présomption de fait ne peut être déduite d'une pure hypothèse, de la spéculation, de vagues soupçons ou de simples conjectures . Le fait inconnu qu'un plaideur veut établir ne sera prouvé, si les faits connus rendent plus ou moins vraisemblable un autre fait incompatible avec celui que l'on veut prouver ou s'ils ne permettent pas d'exclure raisonnablement une autre cause d'un dommage subi. Les indices connus doivent rendre probable l'existence du fait inconnu, sans qu'il soit nécessaire toutefois d'exclure toute autre responsabilité. [8]
[32] Dans la présente affaire, Gras arrose ses propres champs de maïs avant d’offrir ses services au Propriétaire. En 2007, il n'a pas utilisé de glyphosate dans son réservoir.
[33] Il confirme qu’il a d'abord épandu un produit sans ajout d’azote dans un champ appartenant à Sergerie et par la suite, un mélange d'Ultim et d'azote 32-0-0, tiré du contenant livré par Covilac, dans les champs n o 1 et 2.
[34] Il se souvient d’avoir vu une lueur bleue dans l’azote mais ne pas s’être autrement inquiété puisque ce produit présente parfois une telle caractéristique.
[35] Quelques jours plus tard, il emprunte au Propriétaire un peu d'azote et prépare, pour lui-même, un mélange qu’il répand dans son champ de soya.
[36] Dans les journées qui suivent, il remarque que les feuilles de soya se fanent, mais compte tenu de la robustesse de cette plante, celles-ci reprennent de la force au fil des semaines.
[37] Après chaque arrosage, Gras nettoie son réservoir avec de l’eau. Or, Gilles Villeneuve, l'expert de Covilac affirme que l'eau ne nettoie pas le glyphosate, seule l'ammoniaque peut le faire efficacement.
[38] Il émet l’hypothèse que Gras a utilisé du glyphosate en 2006. Ainsi, lorsqu’il introduit de l’azote dans son arroseur, en 2007, il dilue le glyphosate présent puisque ce dernier a tendance à se coller aux parois du réservoir. Selon lui, le contenant d'azote de Covilac n’est pas en cause car cette dernière le nettoie en utilisant de l'ammoniaque suivant un protocole spécifique, et ce, afin d’éviter toute contamination.
[39] Toutefois, le Représentant ignore quel produit s’y trouvait avant de le remplir avec l'azote destiné à Mijabo. Il n’est pas non plus en mesure de certifier qu’il a fait l’objet d'un nettoyage approprié. Il en est de même pour le boyau de raccordement.
[40] En résumé, la preuve fait voir les éléments suivants :
a) les champs de maïs de Gras arrosés avant ceux du Propriétaire n'ont subi aucun dommage;
b) le champ n o 34 de Sergerie, arrosé avec du « Laddock », a donné un rendement comparable à la moyenne obtenue dans cette zone agricole sans causer de dommages aux plants;
c) les champs n o 1 et 2 de Mijabo sont brûlés;
d) à chaque arrosage, Gras a nettoyé sa machine avec de l'eau. Lorsqu'il utilise l'azote de Mijabo pour traiter son champ de soya, les feuilles se fanent.
[41] La thèse de la présence de glyphosate dans le réservoir de l'arroseur de Gras est peu probable. C’est uniquement lors de l'utilisation de l'azote vendu par Covilac qu’un dommage survient aux cultures.
[42] Une erreur commise par cette dernière lors du nettoyage du contenant d'azote et du boyau de raccordement demeure l’hypothèse la plus plausible de la contamination.
[43] De l'avis du Tribunal, Mijabo a prouvé des faits suffisamment graves, précis et concordants pour établir par présomption que le glyphosate provient du contenant ou du boyau de raccordement livrés par Covilac.
[44] En conséquence, Covilac est responsable de la perte de la récolte de maïs que Mijabo a subie dans les champs n o 1 et 2.
[45] En 2007, Mijabo possédait 102,5 hectares de maïs dans ses autres champs.
[46] En raison de l’arrêt d’arrosage proposé par le Représentant, elle soutient que ce retard a causé une réduction importante de sa récolte.
[47] Par ailleurs, le Propriétaire affirme qu’il a avisé ce dernier des anomalies dans ses champs le samedi 16 juin 2007 et qu’il a donc cessé tout épandage à compter de cette date.
[48] Le Représentant est plutôt d'avis que c'est que le 19 juin 2007 qu'il a reçu l'appel et se souvient s'être déplacé dès le lendemain pour les constater.
[49] De l'avis du Tribunal que l'appel ait eu lieu le 16 ou le 19 juin a peu d'importance.
[50] D'une part, rien n'empêchait Mijabo d'arroser ses champs les 17, 18 et 21 juin avec un mélange qui ne nécessitait pas le produit Ultim ou une substance azotée, et ce, en suivant le programme de phytoprotection préparé pour elle.
[51] Toutefois, en raison des précipitations des 19, 20, 26, 27, 28 et 29 juin 2007 [9] , elle ne pouvait épandre aucun produit sur ses cultures.
[52] Les experts conviennent que pour obtenir une production optimale de maïs, il est primordial que l'arrosage ait lieu à un stade précis du développement de la plante. Toutefois, Covilac n'est pas tributaire des conditions météorologiques qui sévissent durant cette période cruciale.
[53] En outre, la quantité de maïs produit dans les champs n o 4, 5, 6, 17, et 18 et traités les 24 et 25 juin 2007, soit plus de 8 jours après la cessation de l’arrosage, selon la version du Propriétaire, s’avère supérieure à la moyenne du rendement pour cette région [10] .
[54] Le Tribunal estime que Mijabo n'a pas établi de lien de causalité entre l'arrêt d'arrosage requis par le Représentant et la diminution de sa production de maïs dans ses autres champs.
[55] La réclamation des dommages à ce chapitre est rejetée.
[56] À l'audience, le Propriétaire a versé au dossier les récépissés de ses ventes de maïs conclues en avril et mai 2008 pour un montant de 215 $ et de 225 $ la tonne métrique [11] , soit un revenu moyen de 220 $ la tonne métrique. À celui-ci, doit s'ajouter une somme additionnelle de 10 $ pour le transport qu'il n'a pas à débourser.
[57] En conséquence, les revenus bruts non réalisés, les dépenses évitées et la perte de bénéfice subie par Mijabo s'établissent comme suit :
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QUANTITÉ |
PRIX |
MONTANT |
Ventes non réalisées de maïs |
112,8 t 3 |
230 $ |
25 944 $ |
Moins |
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Dépenses totales évitées |
112,8t 3 |
3 546 $ [12] |
(3 546 $) |
Perte de bénéfices |
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22 398 $ |
[58] Mijabo a reçu des avances totalisant 73 692 $ par la Fédération des producteurs de cultures commerciales pour la quantité de maïs qu’elle estimait être en mesure de produire en 2007. En raison du rendement inférieur obtenu, elle ne les a pas remboursées à l’échéance. Elle a ainsi payé des frais d'intérêts de 1 660,62 $ qu'elle réclame à Covilac. Celle-ci nie le bien-fondé de cette réclamation et plaide qu’il s’agit de dommages indirects.
[59] Le Tribunal partage le même avis que cette dernière. Il s'agit en l'espèce de dommages indirects qui ne découlent pas d'un préjudice direct et immédiat résultant de la faute commise [13] .
[60] Cette demande est en conséquence rejetée.
[61] Considérant que les deux experts ont éclairé le Tribunal relativement aux éléments nécessaires à la solution du présent litige et devant le succès mitigé des réclamations de Mijabo, chaque partie devra supporter les frais de son propre expert.
[62] PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[63] DONNE ACTE aux parties de leur entente par laquelle la défenderesse versera à la demanderesse la somme de 24 994,16 $ avec intérêts aux taux légal et l'indemnité additionnelle à compter du 25 août 2008;
[64] ORDONNE à la demanderesse et défenderesse reconventionnelle de payer à la défenderesse et demanderesse reconventionnelle la somme de 22 398 $ avec intérêts aux taux légal et l'indemnité additionnelle depuis l'assignation;
[65] ORDONNE à chacune des parties de supporter les frais de son propre expert;
[66] ORDONNE la compensation entre les montants dus par la demanderesse et défenderesse reconventionnelle et ceux dus par la défenderesse et demanderesse reconventionnelle;
[67] AVEC DÉPENS , tant sur la demande principale que sur la demande reconventionnelle.
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__________________________________ NICOLE-M. GIBEAU, J.C.S. |
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Me Pierre Fournier |
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Garneau, Létourneau Contentieux de la coopérative |
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Avocats de la demanderesse principale |
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Me Jonathan Lacoste Jobin |
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Lavery, De Billy |
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Avocats de la défenderesse reconventionnelle |
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Me Marie-Lise Clair |
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Clair Et Associés |
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Avocats de la défenderesse et demanderesse reconventionnelle |
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Dates d’audience : |
13 et 14 juin 2011 |
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[1] L'utilisation du nom dans le jugement vise à alléger le texte et non à faire preuve de familiarité ou de prétention.
[2] Pièce D-9, annexe 6.
[3] Le Round-Up est un glyphosate généralement utilisé en agriculture.
[4] Pièce D-4.
[5] Pièce P-3.
[6] C.c.Q., art. 2084.
[7] C.c.Q., art. 2811.
[8]
Jean-Claude ROYER,
[9] Pièce D-9, annexe 3.
[10] Pièce D-9, annexe 2.
[11] Pièce D-11.
[12] Ce montant a fait l'objet d'une admission au début de l'audience.
[13]
Léger
c.
Général Accident, compagnie d'assurances
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