Commission de protection du territoire agricole du Québec c. Ferme Brien et Fils inc.

2011 QCCQ 8878

COUR DU QUÉBEC

« Division administrative et d'appel »

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

BEDFORD

LOCALITÉ DE

GRANBY

« Chambre civile »

N° :

460-80-000670-107

 

 

 

DATE :

22 juillet 2011

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SERGE CHAMPOUX, J.C.Q.

 

 

 

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COMMISSION DE PROTECTION DU TERRITOIRE AGRICOLE DU QUÉBEC

          Demanderesse

-vs-

FERME BRIEN ET FILS INC.

           Défenderesse

-et-

FÉDÉRATION DE L'UPA ESTRIE

-et-

MRC LE VAL-SAINT-FRANÇOIS

-et-

ALIMENTS MOPURE INC.

-et-

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC

-et-

MUNICIPALITÉ DE SAINTE-ANNE-DE-LA-ROCHELLE

           Mis en cause

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JUGEMENT

 

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[1]    La Commission de protection du territoire agricole du Québec ("la Commission") appelle de la décision du Tribunal administratif du Québec ("le TAQ") qui renverse sa décision du 8 janvier 2010.

[2]    Le 12 octobre 2010, le Juge Théroux de la Cour du Québec autorise l'appel relativement aux questions suivantes:

- Le Tribunal administratif du Québec a-t-il excédé sa compétence en procédant de novo et en permettant de recevoir de la nouvelle preuve, s'appropriant ainsi du fond du litige, interprétant ainsi erronément l'article 21.4 de la loi?

-   Est-ce que le TAQ a excédé sa compétence et commis une erreur de droit en décidant que la Commission a commis une « erreur » en refusant un morcellement dans la zone agricole, s'arrogeant ainsi la compétence d'évaluer l'opportunité d'un tel morcellement?

-  Est-ce que le TAQ a excédé sa compétence et commis une erreur de droit, en décidant que la Commission a commis une erreur de droit et une erreur de fait déterminante quant à l'impact de l'aliénation demandée sur l'homogénéité du milieu, s'arrogeant ainsi une compétence qu'il n'a pas, sa compétence étant limitée à s'assurer de la légalité des décisions de la Commission?

LE CONTEXTE FACTUEL

[3]    L'intimée ("Ferme Brien") opérait une ferme laitière et une érablière.  Il y a plusieurs années de cela, le président de Ferme Brien vend l'exploitation laitière pour se concentrer sur la production acéricole.

[4]    Plutôt que d'établir une typique "cabane à sucre", il s'engage dans la transformation de l'eau d'érable.  D'abord en sirop, il la transforme par la suite en divers autres produits, tels que le beurre d'érable, des fondants et même des vinaigrettes.

[5]    Le succès de l'entreprise l'oblige à plusieurs agrandissements au cours des années.  En 2008, une usine de transformation est opérée sur place.  Une quinzaine d'employés y travaille dans une cuisine industrielle.  Des zones d'entreposage existent aussi.  Il n'y a aucune salle à manger, sinon possiblement pour les employés sur place.

[6]    La demande de Ferme Brien visait deux buts devant la Commission.  Elle désirait d'abord obtenir l'autorisation d'utiliser l'usine à des fins autres qu'agricole, soit comme usine de transformation de produits de l'érable et d'autre part, elle désirait obtenir la permission d'aliéner et de lotir une superficie de 1.45 hectare, en faveur de la mise en cause Aliments Mopure Inc. ("Mopure").

[7]    Cette superficie correspond au terrain sur lequel l'usine est construite et opérée.

[8]    Mopure était le plus important client de Ferme Brien.  Mopure achète des produits de Ferme Brien qu'elle revend surtout en vue de l'exportation.  Elle est spécialisée dans le marketing, bien davantage que dans l'acériculture.

[9]    Il ressort du dossier que vers la fin des années 2000, le président de Ferme Brien sentait que l'entreprise devenait un trop lourd fardeau pour lui.  Il s'y connaît en acériculture, mais est moins à l'aise avec la mise en marché des produits et le démarchage, surtout international. 

[10]         Il approche donc, puis vend à Mopure tous ses équipements de production et son inventaire.  Il demeure consultant pour l'acheteur qui désire demeurer sur le même site pour l'exploitation de l'entreprise de transformation de produits de l'érable.  En plus de la proximité des fournisseurs, il ressort que les clients sont très impressionnés, lorsqu'ils visitent l'usine de constater qu'elle est à proximité immédiate d'une véritable érablière.

[11]         C'est dans ce contexte que Ferme Brien demande à la fois la permission d'opérer l'usine dans une zone agricole, soit, pour régulariser son statut précaire à cet égard, d'une part, mais aussi d'obtenir la permission de lotir, et par la suite de revendre, la parcelle de terrain sur laquelle l'usine se trouve.  La vente serait par la suite concrétisée à Mopure.  Entre temps, celle-ci loue l'emplacement pour un certain nombre d'années en plus d'avoir conclu avec Ferme Brien une entente d'approvisionnement.

[12]         Il est utile de rajouter que l'approvisionnement en sirop d'érable provenant de Ferme Brien représente environ 5 à 6 % de l'approvisionnement total de l'usine.  Le reste provient soit d'autres producteurs locaux, soit de la région des Bois-Francs, soit d'encore plus loin.

[13]         Devant la Commission, l'autorisation d'une utilisation à des fins autre qu'agricole est obtenue, alors que l'autorisation de lotir et de vendre est refusée.

QUESTIONS DÉBATTUES EN APPEL

Question 1:  Le Tribunal administratif du Québec a-t-il excédé sa compétence en procédant de novo et en permettant de recevoir de la nouvelle preuve, s'appropriant ainsi du fond du litige, interprétant ainsi erronément l'article 21.4 de la loi?

[14]         Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à cette question, à savoir la façon appropriée de réviser celle-ci, est celle de la décision correcte, telle que décrite dans l'arrêt Dunsmuir de la Cour Suprême du Canada ( Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9 ).

[15]         La décision ici sous examen a été rendue après que la Cour d'appel du Québec se soit prononcée sur l'interprétation correcte des pouvoirs du TAQ à l'encontre des décisions de la Commission dans les affaires Saint-Pie (municipalité de) c. CPTAQ 2009 QCCA 2397 et Vergers Leahy Inc. c. Fédération de l'UPA de St-Jean-Valleyfield 500-09-018337-089 ).  Il est surprenant que les membres de la formation du TAQ, sans doute au fait de ces deux arrêts, n'y fassent aucune allusion.

[16]         Ferme Brien est bien consciente de l'impact de ces arrêts.  Elle prétend que justement, en procédant comme il l'a fait, le TAQ n'a pas entendu de preuve de novo , mais plutôt de la preuve "ciblée".

[17]         Cette référence est directement tirée de cette notion que l'Honorable Juge Dalphond expose dans l'arrêt Saint-Pie (municipalité de) (paragraphe 77 par exemple).

[18]         La lecture des transcriptions de l'audition du 19 novembre 2009 devant le TAQ, tant de la preuve que de l'argument, confirme clairement que l'approche utilisée lors de l'appel au TAQ n'était pas celle de la "preuve ciblée".  Rien non plus dans la décision attaquée ne permet de conclure que la formation du TAQ ait, elle-même, considéré la preuve faite devant elle comme une preuve ciblée.  Au contraire, on retient plutôt, à la lecture de la décision, que le TAQ s'autorise à réexaminer globalement la situation et à y appliquer sa propre appréciation.

[19]         Il s'exprime d'ailleurs de la manière suivante: 

[35]      En raison de cela, le Tribunal procède à réévaluer l'appréciation que la Commission a faite de la demande sur la base des critères pertinents de la LPTAA.

[20]         Ce faisant, le TAQ n'a pas appliqué les enseignements de la Cour d'appel et le Tribunal considère que la formation du TAQ a excédé sa compétence en interprétant erronément les dispositions de l'article 21.4 de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (L.R.Q. chapitre P-41.1) ("LPTAA") desquelles elle tire son pouvoir de réévaluer la demande faite à la Commission. 

[21]         Le Tribunal ne partage pas non plus l'opinion de Ferme Brien suivant laquelle, tirant possiblement un argument en ce sens de la décision Graymont c. TAQ ( 2010 QCCQ 2290 ), malgré la preuve administrée illégalement devant le TAQ, il y aurait lieu d'analyser cette preuve afin de tenter d'en évaluer l'impact sur la décision de celui-ci.  Selon elle, dans l'hypothèse où il ne serait pas possible d'inférer que cette preuve a été déterminante dans la décision, il n'y aurait pas lieu d'intervenir.

[22]         Cette approche apparaît mal fondée.  Si la loi (article 21.4 LPTAA), bien interprétée comme l'enseigne la Cour d'appel du Québec dans St-Pie et Vergers Leahy , indique comment le TAQ doit réévaluer les demandes présentées à la Commission, c'est de cette manière et d'aucune autre qu'il faut procéder.  Il en va de la cohérence du droit.  S'il devait être permis de faire toute preuve devant le TAQ, quitte, a posteriori à se livrer à de savantes analyses pour décider si cette preuve plus ou moins légale a eu un impact sur la décision, la situation deviendrait intenable et ingérable au niveau du TAQ et des instances ultérieures, en plus d'être parfaitement contre-productive.

[23]         La conclusion du Tribunal à l'égard de la première question soulevée par l'appel permet également de répondre aux questions 2 et 3 de façon incidente, mais définitive.

[24]         En effet, l'erreur identifiée à la présente question, à savoir l'interprétation erronée de l'article 21.4 LPTAA, a conduit le TAQ à s'approprier du dossier et à en faire un réexamen sur une base erronée. 

[25]         Avec égard, en conséquence, le Tribunal croit qu'il faut concevoir l'erreur commise par le TAQ comme causale des "erreurs" alléguées aux questions 2 et 3.

[26]         Quelques explications s'imposent.

[27]         L'article 21.4 de cette loi, laquelle autorise le TAQ à intervenir, se lit comme suit:

21.4.  Le tribunal ne peut, à moins d'une erreur de droit ou d'une erreur de fait déterminante dans la décision contestée, réévaluer l'appréciation que la commission a faite de la demande sur la base des critères dont elle devait tenir compte.

Lorsque le Tribunal constate, à l'examen de la requête et de la décision contestée, qu'en raison d'une telle erreur de droit ou de fait, la commission a omis d'apprécier la demande sur la base de ces critères, il peut lui retourner le dossier pour qu'elle y procède.

1985, c. 26, a. 9; 1989, c. 7, a. 10; 1997, c. 43, a. 481.

 

Le TAQ n'a pas apprécié cet article de façon conforme aux exigences de la Cour d'appel telles qu'enseignées dans les arrêts ci-avant mentionnés.

[28]         Ce qu'il a fait, c'est plutôt de qualifier d'erreur de droit ou d'erreur de faits déterminante des questions qui n'en étaient pas afin de procéder au réexamen de l'opportunité d'accorder ou non l'autorisation de lotir et d'aliéner la portion de 1.45 hectare sur laquelle se trouve l'usine de transformation.

[29]         En effet, l'opportunité du morcellement ou le traitement de la notion d'homogénéité par la Commission était parfaitement à l'intérieur de sa discrétion et de sa juridiction.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[30]         ACCUEILLE l'appel.

[31]         INFIRME la décision rendue par le Tribunal administratif du Québec, section du territoire et de l'environnement, le 8 janvier 2010, à son dossier STE-Q-154343-0904.

[32]         RÉTABLI la décision de la Protection du territoire agricole du Québec, rendue le 6 mars 2009 à son dossier 358326.

[33]         LE TOUT SANS FRAIS, vu les circonstances.

 

 

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Serge Champoux, J.C.Q.

 

Me Louise Mousseau

Cardinal Landry

Procureurs de la demanderesse

 

Me François Montfils

Therrien Couture

Procureurs de la défenderesse

 

 

Dates d’audience :

16 juin et 7 juillet 2011