Clouâtre c. Factory Mutual Insurance Company

2011 QCCA 1690

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-019592-096 ,

500-09-019593-094,

500-09-019594-092,

500-09-019595-099,

500-09-019596-097,

(500-17-014499-035),

(500-17-019854-044).

 

DATE :

Le 19 septembre 2011

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

LORNE GIROUX, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

No :     500-09-019592-096

            (500-17-014499-035)

 

PIERRE CLOUÂTRE

APPELANT - Défendeur

c.

 

Factory mutual insurance company

INTIMÉE - Demanderesse

et

BERNARD GÉRIN-LAJOIE

GÉRIN-LAJOIE EXPERTS-CONSEILS INC.

RICHELIEU MÉTAL QUÉBEC INC.

MIS EN CAUSE - Défendeurs

______________________________________________________________________

 

No :     500-09-019593-094

            (500-17-014499-035)

 

RICHELIEU MÉTAL QUÉBEC INC.

APPELANTE- Défenderesse

c.

 

Factory mutual insurance company

INTIMÉE - Demanderesse

et

BERNARD GÉRIN-LAJOIE

GÉRIN-LAJOIE EXPERTS-CONSEILS INC.

PIERRE CLOUÂTRE

MIS EN CAUSE - Défendeurs

______________________________________________________________________

 

No :     500-09-019594-092

            (500-17-014499-035)

 

BERNARD GÉRIN-LAJOIE

GÉRIN-LAJOIE EXPERTS-CONSEILS INC.

APPELANTS- Défendeurs

c.

 

Factory mutual insurance company

INTIMÉE - Demanderesse

et

RICHELIEU MÉTAL QUÉBEC INC.

PIERRE CLOUÂTRE

MIS EN CAUSE - Défendeurs

______________________________________________________________________

 

No :     500-09-019595-099

            (500-17-019854-044)

 

RICHELIEU MÉTAL QUÉBEC INC.

APPELANTE- Défenderesse

c.

 

IKEA PROPERTIES LIMITED

INTIMÉE - Demanderesse

et

BERNARD GÉRIN-LAJOIE

GÉRIN-LAJOIE EXPERTS-CONSEILS INC.

 

MIS EN CAUSE - Défendeurs

______________________________________________________________________

 

 

No :     500-09-019596-097

            (500-17-019854-044)

 

BERNARD GÉRIN-LAJOIE

GÉRIN-LAJOIE EXPERTS-CONSEILS INC.

APPELANTS- Défendeurs

c.

 

IKEA PROPERTIES LIMITED

INTIMÉE - Demanderesse

et

RICHELIEU MÉTAL QUÉBEC INC.

MISE EN CAUSE - Défenderesse

 

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            Les appelants se pourvoient contre un jugement du 18 mars 2009, rectifié le 30 mars 2009, de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Pierre Jasmin), qui statue sur deux dossiers réunis en première instance.

[2]            Dans le premier dossier (500-17-014499-035), les appelants, l'ingénieur Bernard Gérin-Lajoie et son entreprise Gérin-Lajoie experts-conseils inc., le manufacturier Richelieu Métal Québec inc. [Richelieu Métal] et l'ingénieur dont il a retenu les services, Pierre Clouâtre [Clouâtre], sont condamnés à rembourser à Factory Mutual Insurance Company [Factory Mutual], l'assureur d'IKEA Properties ltd. [IKEA] subrogé dans les droits de son assurée, le montant qu'il lui a versé pour la compenser de l'effondrement d'une partie du toit de son immeuble. Le juge de première instance conclut que les travaux de construction ont été fautifs et condamne les appelants à rembourser à Factory Mutual solidairement la somme de 4 297 629,09 $.

[3]            Dans le second dossier (500-17-019854-044), les appelants, sauf Clouâtre qui n’était pas partie à cet autre litige, sont condamnés solidairement à payer à IKEA 679 207 $, soit le reliquat des dommages qu’elle a subis en raison de l’effondrement du toit.

[4]            Les appelants se pourvoient d'abord conjointement à l'encontre du jugement de première instance. Ils soutiennent qu’IKEA a elle-même commis une faute contributoire, qu’il y a eu absence de subrogation légale ou conventionnelle de l'assureur dans les droits de son assurée et que le juge a commis diverses erreurs dans l'évaluation des dommages. Chacun des appelants se pourvoit ensuite individuellement afin de nier sa propre responsabilité et de contester sa condamnation solidaire pour le remboursement des dommages.

Le contexte

[5]            L'intimée IKEA est propriétaire d'un immeuble situé dans la Ville de Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal. Elle y entrepose des biens qu'elle distribue ensuite à ses divers magasins de vente au détail au Canada et aux États-Unis.

[6]            Le toit de son immeuble est conçu en deux niveaux. On y retrouve une partie haute et une partie basse et, puisque le toit est plat, la jonction entre les deux niveaux de toit est à angle droit. Un peu moins de cinq mètres séparent la section haute de la section basse du toit.

[7]            Aux fins de l’appel, il est utile de mentionner dès à présent qu'une autre partie du toit de l'immeuble s'était effondrée en 1993, avant les événements à l’origine du litige actuel. L’effondrement de 1993 est survenu à la jonction entre la partie supérieure du toit et sa partie inférieure, là où il y avait d'importantes accumulations de neige.

[8]            En 1999, IKEA entreprend d'agrandir son immeuble. Elle en confie la gestion à Tridôme Construction Corporation (Tridôme), l'entrepreneur général du projet.

[9]            Les appelants Bernard Gérin-Lajoie et son entreprise Gérin-Lajoie experts-conseils inc. (Gérin-Lajoie) offrent leurs services à Tridôme le 13 juillet 1999. Ces services comprennent notamment la conception de la structure de l'immeuble et ses fondations, la revue des dessins d'atelier et la surveillance partielle des travaux. L'offre est acceptée le jour même par Pierre Hébert de Tridôme, sous réserve de la signature d'une version anglaise de l'offre par Haim Goldstein d'IKEA. À la suite de cet engagement, Gérin-Lajoie entreprend les travaux qu’il s'est engagé à effectuer.

[10]         Le 31 août 1999, un contrat intervient entre IKEA et l'appelante Richelieu Métal. Cette dernière s'engage à fournir la structure d'acier pour l'immeuble à agrandir. Pour ce faire, Richelieu Métal mandate l'ingénieur appelant Clouâtre le 13 octobre 1999. Le sous-traitant Clouâtre doit effectuer les calculs de connexions des poutres, poutrelles et colonnes de l'immeuble et approuver les dessins d'atelier du projet.

[11]         Le 13 juin 2000, Gérin-Lajoie informe par écrit IKEA qu’il a inspecté les travaux de structure réalisés sur l'immeuble. Il confirme que ces travaux ont été effectués en conformité avec ses spécifications et qu'ils respectent les codes et normes alors en vigueur dans l'industrie de la construction. Sous réserve de certains détails qui y apparaissent, cette lettre marque la fin des travaux d'agrandissement de l'immeuble d'IKEA.

[12]         Durant l'hiver 2000-2001, d'importantes quantités de neige s'accumulent sur le toit de l'immeuble. Sous le poids de cette neige, une partie du toit de l'immeuble s'effondre le 24 mars 2001, à l'endroit où les parties supérieure et inférieure du toit se rejoignent.

[13]         IKEA reçoit alors de son assureur, Factory Mutual, divers paiements pour la compenser du préjudice subi. Entre le 19 juillet 2001 et le 17 février 2004, l’assureur lui verse un total de 4 630 000 $ en indemnités.

[14]         Prétendant être subrogée dans les droits de son assurée, Factory Mutual tente de récupérer ce montant auprès des appelants. Partiellement indemnisée par Factory Mutual, IKEA cherche quant à elle à obtenir des appelants, à l’exception de Clouâtre, le reliquat de la somme dépensée pour effectuer la reconstruction de son immeuble après l'effondrement.

[15]         Le juge de première instance accueille en partie les réclamations d'IKEA et de Factory Mutual. Il considère que chacune des parties appelantes a été fautive et conclut qu’ensemble ces fautes sont la cause des dommages subis par IKEA. Il condamne en conséquence les appelants Gérin Lajoie, Richelieu Métal et Clouâtre à payer 4 297 629,09 $ à l'assureur, et condamne les appelants Gérin Lajoie et Richelieu Métal à verser 679 207 $ à IKEA. Ces condamnations sont solidaires.

Les questions en appel

[16]         Les appelants forment d'abord un appel conjoint, puis différents appels individuels liés à leur responsabilité respective. Ils formulent plusieurs questions que l’on peut énoncer ainsi :

1.         Factory Mutual était-elle subrogée dans les droits de son assurée?

2.         Les différentes parties au litige ont-elles commis les fautes que leur impute le juge de première instance?

3.         Si les parties appelantes sont fautives, leurs fautes ont-elles causé l'effondrement de l'immeuble?

4.         Les parties doivent-elles supporter l'ensemble des dommages, y compris la partie correspondant à la mise à niveau de l'immeuble aux normes du Code national du bâtiment de 1995 [CNB-95]?

Ces questions seront abordées dans le même ordre.

 

 

1.         Factory Mutual était-elle subrogée dans les droits de son assuré?

[17]         Tous les appelants contestent l’existence de la subrogation légale qui serait intervenue entre Factory Mutual et son assurée IKEA. Ils plaident d’abord que les dommages subis par l’immeuble d’IKEA ne sont pas couverts par la police d’assurance et que, par conséquent, Factory Mutual n’était pas tenue d’indemniser son assurée. Ils font ensuite valoir qu’il n’y a pas de preuve de l’intention d’IKEA de subroger son assureur.

[18]         Pour qu'elle s'opère par le seul effet de la loi, la subrogation doit notamment être prévue par la loi [1] . En l’occurrence, le régime des assurances du Code civil du Québec prévoit que l'assureur est subrogé dans les droits de son assuré contre l'auteur du préjudice jusqu'à concurrence des indemnités payées. En tant qu'accessoire au paiement, la subrogation n'existe qu'en présence d'un paiement par celui qui entend être subrogé dans les droits du créancier . Plus précisément, en matière d'assurance de dommages, la subrogation intervient lorsque l'assureur rembourse à son assuré la perte de ses biens.

[19]         À ce sujet, il n'est pas contesté que Factory Mutual a remboursé à IKEA divers montants en vue de l'indemniser pour la perte de son immeuble. La preuve révèle en effet que divers chèques ont été transmis par l'assureur à son assurée en raison de l'effondrement de l'immeuble. De ce fait, les parties ont admis le versement de sommes relatives aux trois étapes des travaux de reconstruction.

[20]         Toutefois, pour que la subrogation légale prenne effet, la couverture d'assurance doit prévoir que le préjudice sera indemnisé [2] . Le premier alinéa in fine de l'article 2474 C.c.Q. consacre l'idée voulant que l'assureur ne soit subrogé dans les droits de son assuré qu'à l'égard de l'obligation qu'il a envers lui [3] .

[21]         C'est sur ce plan que se placent les appelants. Invoquant des exclusions de couverture de la police P-1, ils soutiennent qu’il n’a pu y avoir de subrogation valable entre l'assurée et son assureur. Factory Mutual n'aurait donc  aucun intérêt légal à faire-valoir contre eux.

[22]         Contrairement à ce que prétendent les appelants, le juge analyse l'ensemble de la preuve qui lui a été présentée pour déterminer si le préjudice subi par IKEA est couvert par la police P-1. Il en vient à la conclusion qu'aucune clause d'exclusion n'est applicable à la réclamation d'IKEA envers Factory Mutual [4] .

[23]         La clause sur laquelle s'appuient les appelants est formulée dans les termes suivants :

5.         EXCLUSIONS

The following exclusions apply unless specifically stated elsewhere in this Policy :

[…]

C.        This Policy excludes the following, but, if physical damage not excluded by this Policy results, then only that resulting damage is insured :

1)         faulty workmanship, material, construction or design from any cause.

2)         loss or damage to material attributable to manufacturing or processing operations while such stock or material is being processed, manufactured, tested, or otherwise worked on.

3)         deterioration, depletion, rust, corrosion or erosion, wear and tear, inherent vice or latent defect.

Ils font valoir que cette clause exclut de la couverture d’assurance tous les dommages résultant de malfaçons ou de vices cachés. Selon cet argument, puisque le sinistre a été causé par des malfaçons, les dommages qui en résultent ne pouvaient donc être indemnisés selon la police, ce qui ferait obstacle à la subrogation en faveur de l’intimée Factory Mutual.

[24]         Il n’y a aucun fondement à cet argument. L’exclusion de la clause 5 C couvre les malfaçons ou les vices cachés eux-mêmes. Elle ne vise pas les dommages autrement assurés qui pourraient avoir été causés par ces malfaçons. Ainsi, en l’espèce, IKEA n’a pas été indemnisée pour les coûts reliés à la réparation des malfaçons, mais elle a été remboursée pour le paiement des dommages résultant de ces malfaçons [5] .

[25]         Les jugements et arrêts cités par les appelants concernent tous des litiges entre assurés et assureurs lorsque l’assureur nie couverture. En l’espèce, l’assureur a assumé la couverture pour les dommages subis par IKEA à l’exception de la partie de la réclamation afférente à la réparation des vices cachés « … sans qu’il y ait de dommages […] s’il y avait du dommage, évidemment qu’on payait, sinon, non » [6] .

[26]         De plus, dans l’arrêt Canadian Pacific Ltd. c. American Home Assurance Co. [7] invoqué par les appelants au soutien de leur interprétation de la clause d’exclusion « pour erreur de conception », il s’agissait d’une assurance multirisque en matière de construction en vertu de laquelle l’assuré ne réclame pas d’être indemnisé des dommages subis par le bien, comme en l’espèce, mais plutôt une compensation pour des sommes dépensées pendant la construction d’un ouvrage afin de le rendre opérationnel [8] . Enfin, même dans le cas d’une police d’assurance « tous risques » protégeant un assuré pour les dommages pouvant survenir à ses biens, il n’y a pas de formulation type. « Il s’agit d’une entente faite sur mesure et dont les textes diffèrent d’un contrat à l’autre. Il faut donc être très prudent dans l’analyse des décisions qui interprètent ce genre de contrat » [9] .

[27]         Quant à l’intention de l’assureur d’être subrogé dans les droits d’IKEA, le juge de première instance a fait le constat qu’elle était clairement démontrée par le témoignage du représentant d’IKEA et par l’échange de lettres entre cette dernière et son assureur. Les appelants demandent ici à la Cour de substituer son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance.

2.         Les différentes parties au litige ont-elles commis les fautes que leur impute le juge de première instance?

A. La faute contributoire d'IKEA

[28]         Comme second moyen d'appel, les appelants font valoir qu'IKEA devrait elle aussi être tenue responsable de la perte de son immeuble. Déjà saisi de cet argument en première instance, le juge l'avait écarté en affirmant que Gérin-Lajoie a rassuré IKEA sur la solidité de la structure qu'il a conçue, et ce, malgré le poids de la neige accumulée sur le toit de l'immeuble. Le juge considère donc qu'IKEA n'a pas été négligente dans l'entretien de son immeuble et l'exonère ainsi de toute responsabilité.

[29]         La preuve révèle que durant l'hiver 2000-2001, d'importantes quantités de neige s'accumulent sur le toit de l'immeuble d'IKEA, notamment à la jonction entre la partie haute et la partie basse du toit du nouvel agrandissement. Jean Nolin, le responsable de l’entretien de l'immeuble, se rend fréquemment sur le toit pour y effectuer divers travaux sur les appareils de chauffage qui s'y trouvent. Inquiet de l'accumulation de neige qu'il constate, et préoccupé par l'effondrement de l'ancienne partie de l'immeuble sous le poids de la neige quelques années auparavant, il en avise tout d'abord Jocelyn Veilleux, responsable de la sécurité de l'immeuble, puis Tom Stabb, le directeur de l'immeuble.

[30]         Le 18 janvier 2001, Gérin-Lajoie, Nolin et Éric Laurence, le directeur adjoint d'IKEA, se rencontrent. Dans les semaines qui suivent cette rencontre, Nolin rédige un compte rendu des échanges qui s'y sont tenus. Voici ce qu’il écrit au sujet du poids de la neige qui s’accumule sur le toit au cours de l’hiver :

-           We were told that it doesn't turn into solid ice and the [sic] therefore we shouldn't have to take off the snow.

-           We also asked if there would be a point during the winter where we should get expertise or ask Bernard Gérin Lajoie to be precausious [sic], and evaluate if it would be advise [sic] to clear some of the snow on the roof. We where told that it wouldn't be of any concern.

In the past, Gérin Lajoie told us, that he suggested to some owners of his constructions, to take some snow off there building, by measure of precaution. One place had suffer damage but wasn't severe. (Provigo)

So because of unusual wheter [sic] he could suggest us to do so. But was very confident that we would not need to, because it was built consequently.

-           Bernard told us that he regularly passes in front of this building and was able to see the accumulation of snow throughout the winter.

[31]         Gérin-Lajoie reconnaît l'exactitude de ce compte rendu de la rencontre qu'il a eue avec les représentants d'IKEA. Malgré ses commentaires rassurants, IKEA continue néanmoins d'envoyer un membre de son personnel d'entretien sur le toit de l'immeuble pour évaluer la quantité de neige qui s'y accumule.

[32]         IKEA pouvait de plus se sentir rassurée par Gérin-Lajoie lorsque ce dernier a confirmé, à l'issue des travaux d'agrandissement de l'immeuble, que ceux-ci étaient conformes aux plans qu'il avait préparés.

[33]         Finalement, alors que les expertises produites en preuve confirment toutes que l'immeuble s'est effondré sous le poids de la neige, aucune n’impute une quelconque responsabilité, faute ou négligence à IKEA.

[34]         En se fondant sur cette preuve, le juge du procès pouvait raisonnablement conclure qu'IKEA n'a pas été négligente dans l'entretien du toit de son immeuble. Mais il y a plus. Plutôt que de retenir la prétention des appelants au sujet de la faute contributoire d'IKEA, le juge estime que Gérin-Lajoie aurait dû se rendre sur le toit de l'immeuble, constater l'accumulation de neige (laquelle était susceptible avec l’écoulement du temps de dépasser les quantités à partir desquelles les calculs de charge avaient été effectués) et possiblement recommander à IKEA de la faire enlever.

[35]         Les appelants ne soulèvent aucune erreur manifeste et dominante commise par le juge dans l'appréciation de l'ensemble de la preuve qui lui est présentée et plus particulièrement dans sa détermination qu’IKEA n’avait commis aucune faute contributoire.

B. Les fautes commises par les appelants Gérin-Lajoie et Gérin-Lajoie experts-conseils

[36]         Deux fautes distinctes sont imputées à Gérin-Lajoie par le juge de première instance : ne pas avoir respecté les règles de l'art dans le calcul des charges de neige et avoir commis une erreur dans les plans de conception en indiquant une connexion latérale plutôt qu'axiale entre la colonne C-13 et la poutre B-79. Le juge souligne également que la responsabilité de Gérin-Lajoie peut être retenue par le biais de la présomption de responsabilité légale de l'article 2118 C.c.Q. Les appelants ne nous ont pas démontré que le juge avait commis une erreur manifeste et dominante dans ces conclusions de fait.

[37]         Dans la conception de ses plans, Gérin-Lajoie a utilisé le Code national du bâtiment [CNB-90] [10] qui contient plusieurs calculs relatifs aux charges de neige sur les toitures. Toutefois, dans le supplément du CNB-90, le commentaire 34 énonce une mise en garde pour les toits de grande surface :

[…] Les accumulations produites par le balayage de la neige en provenance de grand toit peuvent dépasser les limites de la figure H-4, on ne possède pas suffisamment de données sur ces toits pour faire des recommandations précises. [11]

[38]         Cette mise en garde aurait dû inciter Gérin-Lajoie à utiliser d'autres calculs que ceux présentés dans le CNB-90 pour concevoir le toit de l'entrepôt d'IKEA. Gérin-Lajoie a admis qu'il ne connaissait pas l'existence de ce commentaire. Pourtant, plusieurs experts qui ont témoigné au procès ont affirmé qu'un ingénieur prudent aurait dû le connaître et tenir compte des recommandations qui y apparaissent.

[39]         Par ailleurs, le CNB-95 plus récent contenait une méthode précise de calcul de la résistance de la structure sous le poids de la neige pour les toits de plus de 75 mètres, comme celui d'IKEA. Les calculs du CNB-95 prévoyaient une charge de neige plus importante et requéraient donc une résistance plus grande de la structure de l'immeuble.

[40]         Toutefois, Gérin-Lajoie a admis qu'il n'avait pas pris connaissance de ces nouveaux calculs au moment de la conception. Il soutient qu'il n'avait aucune obligation de recourir au CNB-95.

[41]         Il est vrai que le CNB-95 n'était pas encore officiellement en vigueur au Québec au moment de la conception de l'entrepôt, mais il était disponible depuis 1996 et Gérin-Lajoie, rappelons-le, commence à fournir ses services pour le projet d’IKEA au cours de l’été 1999. Le juge de première instance a conclu que Gérin-Lajoie ne respectait pas les règles de l'art en se limitant aux normes prévues au CNB-90 pour le calcul des charges de neige. Il aurait dû utiliser les prescriptions du CNB-95. Cette conclusion du juge repose sur le témoignage de plusieurs experts qui ont affirmé que l'utilisation du CNB-90 n'était pas appropriée dans les circonstances et qu'un ingénieur prudent aurait utilisé le CNB-95.

[42]         Il n'y a aucune raison de remettre en question l'appréciation de la preuve faite par le juge sur la question des règles de l'art. En présence de preuves contradictoires, le juge de première instance possède une large discrétion pour apprécier les différents témoignages d'expert s [12] . Dans le cas qui nous occupe, le juge n'a commis aucune erreur manifeste dans son analyse qui justifierait notre intervention. Gérin-Lajoie a manqué à son devoir de prudence prévu à l'article 2100 C.c.Q. et n'a pas respecté les règles de l'art dans le calcul des charges de neige.

[43]         La conclusion du juge concernant la deuxième faute de Gérin-Lajoie découle des faits reconnus par ce dernier. En effet, Gérin-Lajoie admet que ses plans de conception comportaient une erreur. Gérin-Lajoie envisageait que la connexion entre la poutre et la colonne qui s'est effondrée devait être axiale. Toutefois, il est indiqué dans les plans de conception que la connexion devait se faire de façon latérale. Gérin-Lajoie admet qu'il n'a pas décelé cette erreur lors de la révision de ses plans, ce qui est concluant sur ce point.

[44]         Le juge du procès retient du témoignage des experts que cette connexion latérale a entraîné une excentricité qui a eu pour effet de diminuer la capacité portante de la colonne. Celle qui s'est effondrée était donc sous-dimensionnée par rapport aux charges initialement calculées.

[45]         Les faits reconnus par l'appelant et la preuve d'expert disponible suffisent amplement pour soutenir la conclusion du juge sur cette deuxième faute.

[46]         Comme le vice de conception a été prouvé et que l'effondrement a eu lieu dans les cinq ans qui ont suivi la fin de travaux, le juge a également retenu la responsabilité de Gérin-Lajoie en vertu de la présomption légale de responsabilité de l'article 2118 C.c.Q.. La Cour partage cette conclusion. Il appert de la preuve que Gérin-Lajoie avait le mandat de surveiller les travaux d'agrandissement de l'immeuble d'IKEA. En effet, dans son offre de service acceptée par le représentant d'IKEA, l'ingénieur s'engage à inspecter les travaux et la structure de l'immeuble sur demande. Le comportement de Gérin-Lajoie durant les travaux confirme également l'existence d'un mandat de surveillance : il s'est présenté à plusieurs reprises sur les lieux et a participé à plusieurs réunions de chantier. À la fin des travaux, il a approuvé les travaux d'agrandissement. L'ingénieur Gérin-Lajoie a donc surveillé les travaux et engageait de ce fait sa responsabilité en vertu de l'article 2118 C.c.Q.

[47]         En conséquence, sur la question des fautes de Gérin-Lajoie, le jugement de première instance ne comporte aucune erreur manifeste et dominante autorisant une cour d'appel à intervenir.

C. Les fautes commises par Richelieu Métal

[48]         Les plans de Gérin-Lajoie prévoyaient l'installation de colonnes d'acier conformes au standard canadien G40-21. Richelieu Métal reconnaît avoir plutôt fourni et installé des colonnes correspondant au standard américain STM- A-500. Richelieu Métal reconnaît également que l'utilisation de l'acier américain a entraîné une perte de résistance des colonnes d'environ 10 %, ce qui équivaut à une diminution de résistance de plus ou moins 25 000 livres. Cette version est conforme à la preuve d'expert entendue par le juge de première instance. Il est donc évident que Richelieu Métal a commis une faute en ne livrant pas les colonnes prévues au plan et en n'informant pas Gérin-Lajoie ou IKEA de la substitution de l'acier.

[49]         Le juge reproche de plus à Richelieu Métal d'avoir choisi une cornière soudée sur trois côtés pour assurer la connexion entre la poutre et la colonne qui se sont effondrées. Sur ce sujet, il s’appuie sur les témoignages de plusieurs experts qui ont affirmé que ce choix de soudure a entraîné une rigidité additionnelle contre-indiquée dans la structure et une concentration des charges au centre de la colonne qui flamba.

[50]         L’appelante Richelieu Métal n’a pas établi que cette appréciation de la preuve faite par le juge de première instance était entachée d’une erreur manifeste et dominante. Il lui revenait de démontrer dans son pourvoi une faille importante dans le raisonnement développé par le juge et elle a échoué dans cette tâche. Plusieurs experts ont en effet affirmé qu'une soudure sur trois côtés n'était pas recommandée et que les règles de l'art privilégient une soudure sur un seul côté. Richelieu Métal a donc commis une deuxième faute en choisissant des cornières soudées sur trois côtés.

D. Les fautes commises par Pierre Clouâtre

[51]         Le juge de première instance reproche d’abord à Clouâtre sa participation au choix des connexions entre les poutres et les colonnes, soit l'utilisation de cornières soudées sur trois côtés. Le rôle de l'appelant Clouâtre était d'approuver les dessins d'atelier réalisés par le personnel de Richelieu Métal ou encore d’en réaliser une partie lui-même. Il affirme ne pas se souvenir si c’est lui qui a proposé d'utiliser ce type de cornières, ou s'il a simplement approuvé le choix fait par les employés de Richelieu Métal. Cette nuance est sans effet sur sa responsabilité car il devait, dans les deux cas, s'assurer que le choix des soudures était adéquat.

[52]         De plus, tel que déjà indiqué plus haut, puisque le juge a eu raison de considérer fautif le choix des cornières soudées sur trois côtés, il s’ensuit que l’appelant Clouâtre a commis une faute en approuvant ou suggérant leur utilisation.

[53]         Deuxièmement, le juge reproche à Clouâtre de ne pas avoir décelé les erreurs dans les plans de Gérin-Lajoie. Comme Clouâtre devait vérifier les dessins d'atelier de Richelieu Métal sur les assemblages, il aurait dû, d'une part, remarquer que la structure proposée par Gérin-Lajoie était déficiente et, d'autre part, communiquer avec lui pour l'en avertir.

[54]         Lors de l'audience en appel, les parties ont reconnu devant la Cour que si les plans de Gérin-Lajoie étaient déficients, Clouâtre avait le devoir de déceler l'erreur de Gérin-Lajoie. Il faut alors déterminer si, en l'espèce, les plans de Gérin-Lajoie contenaient des erreurs tellement importantes que Clouâtre devait les remarquer. Cette question en est une, essentiellement, de fait; elle concerne ici encore l'appréciation des expertises et des autres éléments de preuve produits en première instance.

[55]         Dans ce contexte, le juge a en effet retenu le témoignage de plusieurs experts qui soutenaient que la vigilance de Clouâtre aurait dû être alertée lorsqu’il a constaté la faible épaisseur des colonnes. Au moyen de simples calculs qu’il aurait pu faire devant ce constat, et qui ne lui auraient pris que quelques minutes, Clouâtre aurait été à même de démontrer que la connexion latérale proposée par Gérin-Lajoie était inadéquate. Plusieurs experts affirment d'ailleurs que l'appelant Clouâtre aurait dû communiquer avec Gérin-Lajoie pour discuter de ce problème et il ressort en outre de la preuve offerte par Gérin-Lajoie que, mis au courant de cette erreur, il n’aurait pas hésité à apporter le correctif nécessaire.

[56]         Même en tenant compte de la preuve contraire administrée au procès, il n'y a aucune raison de remettre en question la décision du juge d’écarter les opinions des experts Di Cesare et Leblanc. Sauf en présence d'erreur manifeste et dominante, l'appréciation de la preuve d'expert relève en effet de la discrétion du juge de première instance.

[57]         Clouâtre n'a donc pas démontré d’erreur dans le jugement entrepris quant aux fautes qui lui sont imputées.

3.         Si les parties appelantes sont fautives, leurs fautes ont-elles causé l'effondrement de l'immeuble?

[58]         Attaquant individuellement le jugement de première instance, chacune des parties appelantes prétend que les fautes qui lui sont imputées n'ont pas causé le préjudice subi par IKEA.

[59]         Le juge a conclu que chacune des fautes des appelants a contribué en partie à l'effondrement de l'immeuble. Cette conclusion reflète les témoignages et les rapports de plusieurs experts qui se sont exprimés sur le lien de causalité entre chaque faute et le préjudice subi par IKEA.

[60]         À l'encontre de ces conclusions, les appelants nous renvoient à certains témoignages ou rapports d'expert qui nient l’existence d’un lien de causalité entre leurs fautes et le préjudice. Cela n’est pas suffisant pour faire voir une erreur manifeste et dominante qu'aurait commise le juge en appréciant cette preuve. Il est important de réitérer que le juge de première instance possède une large discrétion dans son appréciation de la preuve d'expert. En l’espèce, il a d'ailleurs expliqué pourquoi il ne retenait pas le raisonnement de certains experts, dont celui avancé par le témoin Di Cesare.

[61]         Par ailleurs, les intimées ont, à plusieurs reprises, démontré que les passages des témoignages ou des rapports d'experts cités par les appelants n'étaient pas représentatifs de l'opinion de ces mêmes experts. Par exemple, l’appelante Richelieu Métal cite à plusieurs reprises un passage du rapport de l'expert Bleau dans lequel il affirme que l'utilisation de l'acier américain plutôt que canadien n'a pas d'impact sur la résistance de la colonne. Elle oublie toutefois de mentionner que, dans son témoignage, cet expert soutient qu'au contraire le choix de l'acier pour la colonne aura en effet contribué à l'effondrement.

[62]         Il convient de citer encore une fois les observations de la Cour dans l’arrêt Regroupement des CHSLD Christ-Roy (Centre hospitalier, soins longue durée) c. Comité provincial des malades [13]   :

Lorsqu’une preuve de quelque complexité prête à interprétation et requiert de la part du juge de première instance l’appréciation individuelle puis globale de multiples éléments, dont certains sont divergents ou contradictoires, il ne suffit pas de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l’exclusion de tout le reste, afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par le juge qui a entendu le procès. Une erreur dans la détermination d’un fait litigieux n’est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du ré-examen de la partie pertinente de la preuve et qu’une conclusion différente sur ce fait litigieux s’impose dès lors à l’esprit. Une erreur n’est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d’une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison.

Plus récemment encore, dans l’arrêt P.L. c. Benchetrit [14] , une formation unanime de la Cour formulait sur cette même question  les commentaires suivants (sous la plume du juge Morissette):

Dans le domaine des faits, les rôles respectifs d’une juridiction de première instance et d’une juridiction d’appel sont dictés en grande partie par des considérations institutionnelles. Un juge de première instance, tout le monde le sait, a l’avantage de scruter la preuve documentaire ou matérielle, de voir et d’entendre les témoins, et d’assister au déroulement linéaire de la preuve, au rythme auquel les parties l’administrent. Un juge d’appel a l’avantage d’être saisi longtemps avant l’audience d’un dossier qui, en principe, contient déjà toute la preuve, ou du moins tout ce qui est pertinent au pourvoi. Il peut donc d’emblée demander aux avocats des éclaircissements sur le contenu du dossier et, comme il travaille avec les transcriptions des témoignages (ce qui est rarement le cas en première instance), il peut faire des recoupements pour confronter les informations contradictoires ou divergentes que contiennent presque tous les dossiers litigieux. Mais il ne voit ni n’entend les témoins et, surtout, les contraintes de temps que lui impose sa fonction ne lui permettent pas de refaire ce que l’on attend d’un juge de première instance, c’est-à-dire un examen minutieux de la preuve au rythme auquel elle fut présentée par les parties au procès. Hors les cas qui ne laissent pas de place au doute, il est donc mal placé pour réévaluer la crédibilité des témoins. Il lui faut par ailleurs compter sur l’assistance des avocats pour repérer et évaluer les prétendues erreurs de fait sur lesquelles se fonde une partie. D’où il suit qu’affirmer sans plus de précision qu’une conclusion de fait « est contraire à l’ensemble de la preuve » n’est d’aucune utilité en appel. Et prétendre qu’une chose est « manifeste » ne suffit pas à la rendre telle. À mon avis, c’est dans ce sens que doivent se comprendre les propos du juge Fish quand il écrivait ce qui suit dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général) [15]   :

… en plus de sa résonance, l'expression « erreur manifeste et dominante » contribue à faire ressortir la nécessité de pouvoir « montrer du doigt » la faille ou l'erreur fondamentale. Pour reprendre les termes employés par le juge Vancise, [TRADUCTION] « [l]a cour d'appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et elle doit être en mesure de déterminer avec certitude l'erreur fatale » ( Tanel , p. 223, motifs dissidents, mais pas sur ce point).

« Montrer du doigt » signifie autre chose qu’inviter la Cour à porter un regard panoramique sur l’ensemble de la preuve : il s’agit de diriger son attention vers un point déterminé où un élément de preuve univoque fait tout simplement obstacle à la conclusion de fait attaquée. Si cette conclusion de fait, dont on a ainsi démontré qu’elle était manifestement fausse, compromet suffisamment le dispositif du jugement, l’erreur sera qualifiée de déterminante et justifiera la réformation du jugement.

Les appelants, qui tous à divers titres semblent sous-estimer la notion pourtant contraignante d’« erreur manifeste et dominante », ont démontré que la preuve entendue en première instance n’était pas univoque de bout en bout. Cela ne saurait surprendre dans un litige comme celui-ci. Mais cette démonstration ne peut suffire à établir l’existence d'une erreur manifeste et dominante dans l'appréciation de la preuve par le juge de première instance sur le lien de causalité entre leurs fautes et l'effondrement de l'entrepôt d'IKEA.

[63]         Richelieu Métal présente enfin un argument supplémentaire visant à les exonérer, elle et Clouâtre, de leur responsabilité. Elle prétend que la rencontre tenue entre Gérin-Lajoie et IKEA le 18 janvier 2001 permet de rompre le lien de causalité entre sa faute et le préjudice subi. Pour ce faire, Richelieu Métal reproche à l'ingénieur Gérin-Lajoie le fait qu'il a confirmé à IKEA la solidité de la structure qu'il avait conçue et qu'il ne lui a recommandé aucun déneigement de son toit. IKEA aurait quant à elle entretenu de façon négligente son immeuble.

[64]         Cette thèse ne peut être retenue. Il a d'abord été démontré qu'IKEA n'a pas été négligente dans l'entretien du toit de son immeuble. La preuve présentée en première instance démontre de plus que, dans la conception de la structure d'un immeuble, un ingénieur ne peut tenir compte de l'éventuel déneigement d'une toiture [16] . Autrement dit, et sauf en présence de circonstances exceptionnelles (on pense ici au grand verglas qui frappa le Québec en 1998), le toit d'un immeuble n'a pas à être déneigé [17] . Or, aucune preuve contraire qui établirait le caractère exceptionnel de l’hiver n'a été administrée en première instance, ce que relève d’ailleurs le juge en deux occasions dans de ses motifs [18] .

[65]         De plus, la rupture du lien de causalité n'intervient qu'en présence d'événements distincts de ceux menant au préjudice et constituant en eux-mêmes une faute plus grave que celle commise à l’origine [19] . Même si le juge reproche à Gérin-Lajoie de n'avoir pas conseillé à IKEA de déneiger son toit, il n’est pas possible de conclure, au vu du dossier tel que constitué, que Gérin-Lajoie commettait ainsi une faute additionnelle susceptible d’engager sa responsabilité. Estimant, comme il pouvait le faire, que les connexions entre poutres et colonnes étaient axiales, et que les colonnes en place étaient celles qui auraient dû être livrées, Gérin-Lajoie peut avoir jugé à bon droit que la toiture résisterait à la charge de la neige; en ce sens, le reproche du juge sur ce point devrait être nuancé.

[66]         La situation en l’espèce se distingue nettement de celle étudiée dans l’arrêt Entreprises Grutman inc. c. L'Archevêque & Rivest ltée [20] . Dans cette affaire, un ingénieur avait recommandé au propriétaire de prendre des mesures pour faire déneiger le toit de son immeuble ou pour en renforcer la structure. En raison de l'inaction du propriétaire, la neige accumulée sur le toit avait dans ce cas causé la perte de l'immeuble. Le lien de causalité entre le travail de l'ingénieur et le préjudice subi s’était alors rompu. Les faits établis en l’espèce empêchent d'appliquer ici le principe établi dans l’arrêt Entreprises Grutman .

4.         Les parties doivent-elles supporter l'ensemble des dommages, y compris la partie correspondant à la mise à niveau de l'immeuble aux normes du CNB-95?

[67]         En première instance, le préjudice subi par IKEA a fait l'objet d'une évaluation commune. Un expert a en effet regroupé en trois catégories les dommages remboursables à l'intimée. Le quantum correspondant à chacun de ces éléments a été admis par toutes les parties.

[68]         La première catégorie de dommages représente les coûts de la reconstruction de l'immeuble selon les normes en vertu desquelles il avait été construit, soit celles prescrites par le CNB-90. Cette première catégorie n'est pas contestée.

[69]         La seconde catégorie de dommages correspond aux coûts supplémentaires représentant ce qu’il en aurait coûté à l’origine pour reconstruire les mêmes parties du bâtiment endommagé conformément aux exigences du CNB-95.

[70]         La dernière catégorie concerne les coûts supplémentaires des travaux nécessaires pour la mise aux normes du CNB-95, en tenant compte des conditions existantes lors de l'effondrement, soit un bâtiment déjà construit et opérationnel.

[71]         Comme dernier moyen d'appel, les appelants attaquent le lien de causalité entre leur faute et le préjudice subi par les intimées. Ils soulignent ainsi qu'il n'existerait aucun lien entre les deuxième et la troisième catégories de dommages octroyés aux intimés et les fautes qu'ils ont commises. Au soutien de cet argument, ils plaident en premier lieu que la reconstruction de l'immeuble devait se faire selon les normes du CNB-90.

[72]         Le juge de première instance détermine que la reconstruction doit plutôt être faite selon les exigences du CNB-95. Selon lui, la Commission de la santé et de la sécurité au travail [C.S.S.T.] a exigé l'utilisation du CNB-95. Cette exigence serait d'ailleurs rendue obligatoire en raison des pouvoirs exercés par la Commission afin de faire respecter ses ordonnances.

[73]         Les appelants attaquent cette conclusion du juge. Ils estiment qu'aucune preuve prépondérante ne lui permettait d'inférer cette conclusion sur l’applicabilité obligatoire du CNB-95 à la reconstruction de l’immeuble.

[74]         La preuve testimoniale administrée démontre au contraire que la C.S.S.T. a imposé l'utilisation du CNB-95, que le défaut de se conformer à cette ordonnance aurait mené inéluctablement à la fermeture de l'entrepôt d'IKEA et que la reconstruction doit être faite selon les normes alors en vigueur. Les appelants, qui ici tentent de refaire en appel le débat déjà vidé en première instance, n’identifient aucune erreur manifeste et dominante commise par le juge de première instance dans l'appréciation de cette preuve.

[75]         Les appelants suggèrent ensuite que les deuxième et troisième catégories de dommages constituent un enrichissement pour IKEA. Ils prétendent que l'utilisation du CNB-95 pour réaliser les travaux accroît la valeur de l'immeuble et qu’ils n’ont pas à assumer cet enrichissement.

[76]         Le juge rejette cette prétention au motif que les appelants n’ont pas réussi à prouver que les travaux de reconstruction du centre de distribution ont donné une plus-value à l’immeuble [21] .

[77]         La compensation des dommages repose sur le principe de la restitution intégrale du préjudice [22] . Ce principe veut que l'indemnisation doive permettre de replacer la personne dans l'état où elle était avant d'avoir subi les dommages résultant d'une faute [23] . Toutefois, pour être compensés, les dommages doivent être une suite immédiate et directe du préjudice [24] .

[78]         En l'occurrence, le caractère direct du dommage est contesté. Il doit en effet exister un lien de causalité étroit entre le dommage subi et la faute [25] . Or, l'évaluation de ce lien causal est essentiellement une question de fait et le juge du procès jouit d'une discrétion à cet égard [26] . L'intervention d'une cour d'appel dépend alors de la démonstration que la somme accordée constitue une indemnisation incorrecte du préjudice subi ou que le juge du procès a appliqué un principe de droit erroné [27] .

[79]         Au soutien de leurs prétentions, les appelants s'appuient surtout sur un passage du traité de responsabilité civile des auteurs J.-L. Baudouin et P. Deslauriers. Il convient de le reproduire :

1-1283 - Règle de l'équité - L'étude de la jurisprudence révèle également un autre principe sous-jacent, rarement explicité ou même discuté, celui de la recherche de solutions confortant un juste équilibre économique entre les parties. Les tribunaux sont particulièrement conscients de la nécessité, par le biais d'une compensation, de ne pas indûment enrichir le créancier de l'obligation de réparation. Ainsi, lorsqu'un bien mobilier ou immobilier est endommagé, deux possibilités s'offrent. On peut évaluer dans un premier temps le préjudice à la valeur exacte de la perte subie en comparant la valeur du bien avant et après la survenance de la faute. On peut aussi, dans un second temps, accorder au créancier une somme nécessaire à la remise en état du bien ce qui, donc, commande l'octroi d'une somme suffisante pour en assurer la réparation. En règle générale, les tribunaux ont tendance à accorder la moindre des deux sommes, surtout, par exemple, lorsque le coût de la réparation dépasse largement la valeur économique du bien. […] Enfin, lorsque, lors de la réparation du bien, une mise à norme devient nécessaire (c'est le cas d'un changement impératif lors de la reconstruction d'un immeuble) et que le créancier doit faire face alors à une dépense supplémentaire à laquelle il aurait pu ne pas devoir à faire face, n'eût été de la faute du débiteur, les tribunaux se montrent réticents à accorder cette dépense supplémentaire pourtant conséquence directe de la faute. [28]

S'il est vrai, comme le suggèrent les auteurs Baudouin et Deslauriers à la lumière de la jurisprudence, que les tribunaux sont réticents à accorder les dommages liés à la mise à niveau d'un immeuble perdu en raison d’une faute, une importante distinction s’impose ici.

[80]         Les dommages que contestent les appelants ne sont pas une mise à niveau au sens entendu par les auteurs cités. En effet, si ce n'était des fautes des appelants, l'immeuble aurait été construit dès le départ en conformité avec les meilleures normes de construction. Autrement dit, en argumentant que la reconstruction de l'immeuble selon les prescriptions apparaissant au CNB-95 constitue un enrichissement, les appelants proposent de remettre l'immeuble dans l'état où il était avant l'effondrement, c’est-à-dire avec tous les vices d’origine fautive qui furent la cause de sa perte partielle.

[81]         L'indemnisation, soit la reconstruction de l'immeuble d'IKEA en suivant les normes appropriées, est donc un dommage résultant directement de la faute des appelants. La situation prévalant en l’espèce est distincte de celle où le bien meuble ou immeuble est modernisé lors de la réparation du préjudice [29] .

[82]         C'est donc a bon droit que le juge conclut, à la lumière de la preuve, que les travaux de reconstruction de l'immeuble n'ont pas enrichi IKEA. Il s’ensuit que les appelants doivent donc être tenus responsables de la totalitédes dommages causés par leurs fautes.

[83]         Le juge de première instance a prononcé une condamnation solidaire contre les appelants Gérin-Lajoie, Gérin-Lajoie experts-conseils, Richelieu Métal  et Clouâtre dans le cadre du recours intenté par l’intimée Factory Mutual. Selon le juge, il a été admis au procès que, dans l’éventualité d’une condamnation contre l’appelant Gérin-Lajoie et l’appelante Gérin-Lajoie, experts-conseils, celle-ci serait solidaire entre eux [30] .

[84]         Si Gérin-Lajoie et Richelieu Métal ont contracté avec IKEA pour la construction de l’agrandissement, il n’en est pas de même pour l’appelant Clouâtre dont les services ont été retenus par Richelieu Métal. La responsabilité de l’appelant Clouâtre envers IKEA et son subrogé, l’assureur, ne peut être qu’extracontractuelle. Par conséquent, il y a lieu de modifier le jugement de première instance à la seule fin de remplacer la responsabilité solidaire des trois défendeurs sur l’action intentée par l’assureur contre ces derniers par une responsabilité in solidum [31] .

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[85]         ACCUEILLE en partie les appels et modifie le jugement de première instance à la seule fin de remplacer, dans le paragraphe 163 des conclusions, les mots « conjointement et solidairement » par les mots «  in solidum  ».

[86]         Avec dépens contre les appelants dans chacun des dossiers.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

LORNE GIROUX, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

Mes Carolena Gordon et Attieha Chamaa

Nicholl Paskell-Mede s.e.n.c.r.l.

Pour Pierre Clouâtre

 

Mes Michael H Kay et Pierre Boivin

Kugler, Kandestin s.e.n.c.r.l., l.l.p.

Pour Factory Mutual Insurance Company

 

Me Patrice Bonneau

Bélanger, Sauvé, s.e.n.c.r.l.

Pour Bernard Gérin-Lajoie

et Gérin-Lajoie Experts-Conseils inc.

 

Me Ronald W. Silverson

Gasco Goodhue s.e.n.c.r.l.

Pour Richelieu Métal Québec inc.

 

Mes Jean Lortie et Marc-André Russel

McCarthy Tétrault s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Pour Ikea Properties Limited

 

Date d’audience :

15 et 16 mars 2011

 



[1]     Code civil du Québec , art. 1656 (5).

[2]     Société de gestion Phoenix Continental du Canada ltée c. Montréal (Ville) , [1993] R.J.Q. 475 (C.A.); Compagnie d'assurances American Home c. R.S.R. Environnement inc. , [2003] R.R.A. 1465 (C.Q.), conf. par  B.E. 2005BE-338 , 2005 QCCA 117 ; ABB inc. c. Domtar inc. , [2005] R.J.Q. 2267 (C.A.), conf.  [2007] 3 R.C.S. 461 , 2007 CSC 50 , paragr. 113, à la p. 505 et 115-120, aux p. 506-7; Sébastien Lanctôt et Paul A. Melançon (dir.), Commentaires sur le droit des assurances et textes législatifs et réglementaires , Montréal, Lexis Nexis, 2008, p. 177.

[3]     Code civil du Québec , art. 2474 al. 1.

[4]     Ibid. , paragr. 135.

[5]     Témoignage de l’expert en sinistre Éric Boulanger, le 17 novembre 2008.

[6]     Ibid.

[7]     Canadian Pacific Ltd. c. American Home Assurance Co. , [2001] R.R.A. 39 (C.A.).

[8]     Id. , paragr. 76-79, aux p. 51-52 (j. Otis).

[9]      Juge W. C. Décarie dans Tembec c. American Home Assurance Co. , [1997] R.R.A. 148 (C.S.) à la p. 150, confirmé par [2000] R.R.A. 619 (C.A.)

[10]    Conseil national de recherches du Canada, Comité associé du Code national du bâtiment, Code national du bâtiment , 10 e éd., feuilles mobiles, Ottawa, 1990.

[11]    Cité par le juge de première instance au paragraphe 10 de son jugement.

[12]    P.L. c. Benchetrit , [2010] R.J.Q. 1863, 2010 QCCA 1505 , paragr. 21-36; Jean-Claude Royer, La preuve civile , 4 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, pp. 346-48.

[13]      [2007] R.J.Q. 1753 , 2007 QCCA 1068 , paragr. 55.

[14]    Supra , note 12.

[15]    [2005] 1 R.C.S. 401 , 2005 CSC 25 , paragr. 70; la citation renvoie à l’arrêt Tanel c. Rose Beverages (1964) Ltd. (1987), 57 Sask. R. 214 (C.A.).

[16]    Code national du bâtiment 1990, art. 42; plusieurs experts ont témoigné en ce sens.

[17]    Provigo (Québec) inc. c. Lionel Arsenault inc. , J.E. 81-378 (C.S.), conf. en partie C.A., n o  200-09-000073-814, 17 octobre 1984, jj.  Turgeon, Kaufman, McCarthy.

[18]    Jugement porté en appel, paragr. 27 et 113.

[19]    Lacombe c. André , [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), paragr. 59 et 60; Ferme avicole Héva inc. c. Coopérative fédérée de Québec (portion assurée) , [2008] R.J.Q. 1511 (C.A.), paragr. 115; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile , vol. I, 7 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, n os  1-630 à 1-636, pp. 631-35.

[20]    Entreprises Grutman inc. c. L'Archevêque & Rivest ltée , Soquij AZ-87021290 (C.A.) conf. par J.E. 91-1034 (C.A.).

[21]    Jugement porté en appel, paragr. 137-141 et 148-156.

[22]    Code civil du Québec , art. 1607 et 1611; Michaud c. Équipements ESF inc. , [2011] R.J.Q. 31 , 2010 QCCA 2350 , paragr. 105.

[23]    Vincent Karim, Les obligations , 3 e éd., vol. II, Montréal, Wilson & Lafleur, 2009, p. 646.

[24]    Code civil du Québec , art. 1607.

[25]    Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations , 6 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, n o  880, p. 886; V. Karim, supra , note 23, pp. 647-49.

[26]    Gibeau c. Ferme Juar inc. , 2010 QCCA 1041 , paragr. 9; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, ibid. ; V. Karim, ibid. , p.652.

[27]    Filion c. Chiasson , [2007] R.J.Q. 867 (C.A.), 2007 QCCA 570 , paragr. 99.

[28]    J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, supra , note 19, n o  1-1283, pp. 1058-59.

[29]    Léger c. Général Accident, compagnie d'assurances , [2006] R.R.A. 326 , 2006 QCCA 362 .

[30]    Jugement entrepris, au paragr. 9.

[31]    Prévost-Masson c. Trust Général du Canada , [2001] 3 R.C.S. 882 , 2001 CSC 87 , paragr. 32 et 33; Dostie c. Sabourin , [2000] R.J.Q. 1026 (C.A.); Alexis Nihon (Québec) inc. c. Commerce & Industry Insurance Co. of Canada , [2002] R.R.A. 777 (C.A.); Morneau c. Aubert , 2010 QCCA 822 , paragr. 8; Boutilier c. Alexopoulos , 2010 QCCA 387 , paragr. 15; Promutuel Porneuf-Champlain, société mutuelle d'assurances générales c. Promutuel Lévisienne-Orléans, société mutuelle d'assurances générales , [2009] R.J.Q. 2007 (C.A.), 2009 QCCA 1554 , paragr. 42; Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations , Montréal, Éditions Thémis, 2006, n o  2595, pp. 1480-81; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, supra , note 19, n o  349, pp. 642-44.