McAleer c. Bedford (Ville de)

 

 

2011 QCCS 6284

JO-0317

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

BEDFORD

 

N° :

455-17-000681-106

 

 

DATE :

8 novembre 2011

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CHARLES OUELLET, J.C.S.

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ALICE MCALEER

Demanderesse

c.

VILLE DE BEDFORD

Défenderesse

 

 

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JUGEMENT

Sur la responsabilité

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[1]            La demanderesse poursuit la Ville de Bedford en dommages à la suite d'une chute qu'elle a faite sur un trottoir le samedi 24 mars 2007.

[2]            Un imbroglio a mené à la signification au procureur de la défenderesse d'un rapport d'expertise orthopédique corrigé, à midi la journée précédant le procès.

[3]            Le Tribunal a autorisé le dépôt tardif du rapport corrigé.

[4]            La défenderesse souhaitant procéder à une contre-expertise, les procureurs se sont dit d'accord pour que le Tribunal ordonne la scission de l'instance, de façon à ce que l'on procède d'abord sur la responsabilité et ensuite sur le quantum lorsque la contre-expertise aura été effectuée.

[5]            Le Tribunal a rendu une ordonnance en ce sens suivant l'art. 273.1 C.p.c.  La preuve et l'argumentation ont été présentées de part et d'autre quant à la responsabilité.

[6]            La demanderesse en a aussi profité, par commodité, pour faire sa preuve sur les dommages pécuniaires, lesquels seront traités en même temps que les dommages non pécuniaires dans le second jugement qui sera rendu.  Le présent jugement porte exclusivement sur la responsabilité.

les faits

[7]            La demanderesse, alors âgée de 60 ans, fait une chute sur un trottoir de la défenderesse dans la matinée du samedi 24 mars 2007, vers 9 h 45, alors qu'elle se rend déjeuner à la pizzéria de Bedford, située sur la rue Principale.

[8]            Il n'y a pas de neige au sol.  La demanderesse porte des souliers à bouts fermés et à talons bas.  Les témoins disent qu'il faisait beau, mais aucune preuve n'a été apportée quant à la température précise.

[9]            La demanderesse gare sa voiture le long de la rue Principale, en descend, traverse la rue et emprunte ensuite le trottoir en direction de la pizzéria.

[10]         Ce côté de la rue est ombragé.  La demanderesse marche en direction de la pizzéria en regardant devant elle.  À l'approche du restaurant, elle croit voir de la glace sur la surface du trottoir.  Elle oblique vers la droite pour l'éviter.  Presque au même moment, elle glisse et tombe par terre, face première.  À l'audience, elle s'exprime ainsi : «  I thought I saw ice so I pushed over, then I fell  » et encore: « I thought I saw ice, so I said I'm gonna push over to my right to avoid it but I guess there was more and I fell . »

[11]         À l'interrogatoire préalable, elle s'est exprimée ainsi [1]  :

« Q. [70] Okay.  Tell me what happened as you walked towards the pizzeria ?

A.     I was walking and I said:  Oh ! I better not get too close to the side.

Q.    [71]  Why are you saying that to yourself ?

A.     Because I think it might be icy or something.  So, I just pulled over this way.

Q.    [72]  Okay, just wait. You're saying that it might be icy.  Is that what you're saying ?

A.     Yes, because there was no sun on that side.

[…]

Q.    [75) (...)  But did you see icy spot ?  Is that what you're saying ?

A.     Well, I thought it was icy but I wasn't sure so I just,  you know, not going to take a chance, hey ?  »

[12]         Dans les moments précédant sa chute, son regard s'est aussi porté vers un homme qui, devant elle, nettoyait les vitres de la bijouterie adjacente à la pizzéria où elle se dirigeait.  Néanmoins, elle regardait généralement devant elle au moment où elle a glissé.  Elle dira à l'audience : «  I always glance down on the ground anyway.  »

[13]         La demanderesse n'a pas vu de glace de façon claire avant sa chute.  Après sa chute, elle n'a pas porté attention.  Elle avait la tête de l'humérus gauche fracturée, ses lunettes étaient cassées et elle était en douleur.   Des passants l'ont aidée à s'asseoir sur le trottoir.  Elle est demeurée assise là jusqu'à l'arrivée des ambulanciers.  Lorsque ceux-ci l'ont relevée, elle avait le fessier mouillé.

[14]         La demanderesse sait qu’elle a glissé.  Par déduction, elle conclut que c'est sur de la glace puisqu'il n'y avait là rien d'autre sur quoi elle aurait pu glisser ainsi, dit-elle.  Elle voit dans le fait que ses vêtements étaient mouillés à l'arrivée des secours une confirmation qu'il devait y avoir de la glace là où elle est demeurée assise, puisque le trottoir était par ailleurs sec, dira-t-elle.

[15]         Des témoins qui sont arrivés sur les lieux, entre la chute et l'arrivée de l'ambulance, confirment à l'audience avoir constaté que de l'eau provenant d'un fonds supérieur, adjacent au trottoir, s'était écoulée par-dessus celui-ci et avait formé de la glace à l'endroit où se trouvait la demanderesse.  Cette preuve n'est pas contredite.

[16]         Le directeur-superviseur à la Ville de Bedford, M. Paul Boulais, est un employé de celle-ci depuis 36 ans.  Les travaux publics sont sous sa responsabilité depuis huit ans.  À ce titre, c'est lui ou son subalterne qui vérifie l'état des rues et des trottoirs et qui prend la décision de procéder au déneigement et à l'épandage d'abrasifs.

[17]         Il a souvent l'occasion d'emprunter la rue Principale durant la semaine et il vérifie au passage l'état de la chaussée et des trottoirs.  Il ajoute que durant les fins de semaine personne n'est assigné spécifiquement à surveiller l'état de la chaussée et des trottoirs, à moins de conditions atmosphériques exceptionnelles, ce qui n'était pas le cas ici.

[18]         Il témoigne que les employés de la défenderesse n'épandent pas d'abrasifs lorsqu'il n'y a pas de neige sur le sol.  Il affirme que selon lui l'abrasif ne travaillerait alors pas adéquatement et que ce serait gaspiller l'argent des contribuables.  Il n'a pas été appelé à expliquer davantage cette étonnante affirmation qui ne reflète que son opinion personnelle et qui n'est supportée par aucune preuve.

[19]         La journée de l'accident, il fait beau et il n'a pas neigé depuis quelques jours.  Il n'y a pas de neige.  On peut croire à l'absence d'intérêt à vérifier s'il y a de la glace sur les trottoirs, puisque de toute façon l'on n'épandra pas d'abrasifs en l'absence de neige.  La dernière sortie des employés municipaux pour déneiger et épandre des abrasifs remonte au mardi 20 mars, trois jours avant l'accident.

[20]         Les 21, 22 et 23 mars, les employés sous la direction de M. Boulais s'étaient affairés à des travaux printaniers tels que démonter la remise de la patinoire municipale, colmater des nids de poules ou encore faire le balayage des rues.

analyse

[21]         La preuve révèle que la demanderesse a glissé sur une plaque de glace de faible dimension [2] , glace formée par de l'eau qui s'était écoulée par-dessus le trottoir en provenance du terrain adjacent plus élevé, à un endroit où en matinée le trottoir est ombragé.

[22]         La chute s'est produite dans la section la plus achalandée de la rue Principale, là où sont situés la majorité des commerces, section longue d'à peine un demi-kilomètre.

[23]         Il est vrai que l'obligation de la défenderesse en est une de moyen et que la présence d'une plaque de glace à un endroit donné, sans autre preuve, ne permet pas de conclure qu'elle a commis une faute [3] .  Ceci n'est pas le cas en la présente affaire cependant.

[24]         La présence du fonds supérieur adjacent, dont les eaux de surface sont susceptibles de geler lorsqu'elles s'écoulent naturellement par-dessus le trottoir de la défenderesse, surtout en période printanière, n'est certainement pas un phénomène nouveau.  Ce fonds est constitué d'une pente au sommet de laquelle est construit un bâtiment.  Cette pente descend de ce bâtiment vers le trottoir.  Lorsque de la neige accumulée fond, ou lorsqu'il pleut, l'eau de surface coule le long de cette pente et passe par-dessus le trottoir, à l'endroit de la chute, pour s'écouler dans la rue.  Au printemps en particulier, alors que le mercure varie d'un côté à l'autre du point de congélation, il est normal et prévisible que cette eau de surface gèle et forme une couche de glace à l'endroit où elle passe par-dessus le trottoir.

[25]         Les témoignages non contredits démontrent que cette topographie particulière est située en plein centre-ville, à un endroit achalandé, adjacent à des commerces fréquentés par les piétons.  Le terrain en pente est situé entre le « scrapbooking store » et la « bijouterie Fournier ».

[26]         Le Tribunal n'a pas à décider, et ne décide pas, si la défenderesse a l'obligation de prévenir en tout temps et partout sur son territoire, la formation de glace consécutive à l'écoulement par-dessus ses trottoirs des eaux provenant de fonds supérieurs voisins.

[27]         La présente décision est ciblée sur les faits de l'espèce qui démontrent l'existence d'une situation à la fois dangereuse pour les piétons qui fréquentent les commerces du centre-ville le samedi et prévisible pour la défenderesse qui ne peut ignorer ni la topographie des lieux, ni l'écoulement naturel des eaux de surface, ni le phénomène des gèles et dégèles printaniers.  La preuve révèle que la défenderesse n'a pas pris de mesure pour protéger en temps utile les usagers des trottoirs du centre-ville contre cette situation prévisible et dangereuse.

[28]         La défenderesse a tenté de démontrer sa diligence en prouvant qu'elle a un programme d'entretien raisonnable des rues et des trottoirs [4] .

[29]         Ce programme ne prévoit pas de mesure raisonnable qui aurait pu corriger la situation dangereuse en cause.  Il y a plutôt inaction de la défenderesse vis-à-vis cette situation.  Son préposé le justifie en affirmant qu'il n'y a jamais eu d'accident rapporté à cet endroit et que la défenderesse n'épand pas d'abrasifs quand il ne neige pas.

[30]         De l'avis du Tribunal, il ne faut pas attendre qu'un accident soit rapporté pour agir et l'épandage d'abrasifs est sûrement une mesure à envisager pour contrer les dangers de la glace, qu'il y ait de la neige ou pas.

[31]         Les municipalités ont une grande discrétion dans l'établissement de leurs politiques d'entretien des rues et des trottoirs.  Cela ne les met pas pour autant à l'abri de leur responsabilité s'il y a manquement à leur obligation de moyens [5] .

[32]         Le Tribunal conclut que la défenderesse a été négligente et a manqué à son obligation de moyens en ne prévenant pas le danger qui était prévisible en l'espèce.

[33]         Reste la question de la faute contributive de la demanderesse.  Elle a cru voir de la glace et elle a modifié sa trajectoire sans s'en soucier davantage, alors qu'elle portait des souliers plutôt que des bottes d'hiver.  Il lui appartenait dans de telles circonstances de redoubler de prudence et d'y regarder à deux fois, ce qu'elle n'a pas fait.  Le Tribunal est d'avis qu'elle n'a pas été suffisamment prudente et que cela a contribué à sa chute.

[34]         Sa faute est cependant moins grave que celle de la défenderesse qui tolérait cette situation dangereuse pour les piétons dans la section la plus achalandée de la ville.

[35]         Le Tribunal partage la responsabilité [6] à 2/3 pour la défenderesse et à 1/3 pour la demanderesse.

[36]         POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[37]         DÉCLARE la défenderesse responsable des 2/3 des dommages causés par la chute de la demanderesse survenue le 24 mars 2007;

[38]         RÉSERVE son jugement afin qu'il soit statué sur le quantum, la condamnation à des dommages et intérêts et les dépens à la suite de l'enquête et l'audition qui seront tenues sur ces questions;

 

 

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CHARLES OUELLET, J.C.S.

 

Me Érica Gosselin

(Lavin Gosselin)

Procureure de la demanderesse

 

Me François Barré

(Bélanger, Sauvé)

Procureur de la défenderesse

 

Date d’audience :

12 septembre 2011

 



[1]     Transcription de l'interrogatoire tenu le 17 mai 2010, p. 13, l. 21 et ss, p. 14, l. 1 et ss.

[2]     Une des témoins arrivée sur les lieux peu après la chute a décrit par geste à l'audience une surface d'environ 30 centimètres de diamètre.

[3]     Lebel c. Rosemère (Ville de) , j. Johanne Mainville, 2007 QCCS 6309 , (confirmé en appel, 2010 QCCA 1501 ).

[4]     Valiquette c. Longueuil (Ville de) , j. Jocelyn Verrier, 2006 QCCS 5342 , par. 31.

[5]     Lebel c. Rosemère (Ville de) , préc., note 3.

[6]     Code civil du Québec , art. 1478.