Desrochers c. Bouchard

2011 QCCS 6859

 

JS1145

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE QUÉBEC

 

200-17-014786-115

 

DATE :

Le 2 décembre 2011

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE  L’HONORABLE ALICIA SOLDEVILA, J.C.S.

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MARCEL DESROCHERS

Demandeur

c.

SERGE BOUCHARD et RENÉE DEMERS

Et L’UNION CANADIENNE COMPAGNIE D’ASSURANCE

Défendeurs

Et

SOCIÉTÉ DE L'ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC

Mise en cause

 

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JUGEMENT

sur requête en irrecevabilité (art. 165 (4) et 54.1 C.p.c.)

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[1]            Un cycliste qui heurte un chat, alors qu’il circule sur la voie publique, percute une voiture stationnée et se blesse est-il victime d’un accident d’automobile au sens de l’article 83.57 de la Loi sur l’assurance automobile [1] ?

[2]            Doit-il diriger sa réclamation en dommages suite aux blessures subies à la Société de l’assurance automobile du Québec et est-il privé, comme le soutiennent les défendeurs (les propriétaires du chat et leur assureur) dans leur requête en irrecevabilité (art. 165 (4) C.p.c. et 54.1 C.p.c.), de tout recours de droit commun contre eux?

[3]            Rappelons d’abord les principes qui doivent gouverner le tribunal dans l’analyse de la question posée.

Art. 165 (4) C.p.c. :

165.      Le défendeur peut opposer l’irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet :

[...]

4. Si la demande n’est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais.

Art. 54.1 C.p.c. :

54.1 Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

[4]            À l’audience, les défendeurs n’ont pas véritablement soutenu que la demande en justice est abusive, simplement que celle-ci est mal fondée en droit.

[5]            Il y a lieu, pour le tribunal, d’examiner si, comme le soutiennent les défendeurs, la Loi sur l’assurance automobile et son système d’indemnisation sans égard à la faute visent l’accident dont a été victime le demandeur, rendant son recours en dommages contre les défendeurs irrecevable en droit.

LA POSITION DES PARTIES

La position des défendeurs

[6]            Les défendeurs soutiennent l’irrecevabilité en droit de la requête introductive d’instance du demandeur qui leur réclame 101 400 $ en dommages suite aux blessures subies lors de l’accident survenu le 15 août 2010. Selon ceux-ci, le demandeur doit être indemnisé par le régime étatique prévu à la Loi sur l’assurance automobile .

La position du demandeur et de la mise en cause

[7]            Le demandeur et la SAAQ mise en cause contestent vigoureusement l’interprétation que veulent donner les défendeurs à la Loi sur l’assurance automobile . Tout en reconnaissant qu’il y a lieu de lui donner une portée large et libérale comme l’ont établi les tribunaux [2] , ils considèrent que l’interprétation que cherchent à faire valoir les défendeurs est déraisonnable et illogique.

ANALYSE ET DÉCISION

[8]            Le déroulement de l’accident n’est pas disputé. Le demandeur s’est infligé de sérieuses blessures lorsqu’il heurte le chat des défendeurs qui, subrepticement, sort de sous une voiture et se met en travers de sa route. Il n’est pas disputé non plus que lorsque le demandeur heurte le véhicule stationné, ce véhicule n’est ni occupé ni en marche. Au surplus, il est stationné légalement [3] .

[9]            Revoyons d’abord les définitions prévues à la Loi sur l’assurance automobile et les articles de loi pertinents :

Titre I

Définitions

1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

«accident»: tout événement au cours duquel un préjudice est causé par une automobile;

[...]

«préjudice causé par une automobile»: tout préjudice causé par une automobile, par son usage ou par son chargement, y compris le préjudice causé par une remorque utilisée avec une automobile, mais à l'exception du préjudice causé par l'acte autonome d'un animal faisant partie du chargement et du préjudice causé à une personne ou à un bien en raison d'une action de cette personne reliée à l'entretien, la réparation, la modification ou l'amélioration d'une automobile;

[...]

* * *

83.57  Les indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d'un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n'est reçue devant un tribunal.

Sous réserve des articles 83.63 et 83.64, lorsqu'un préjudice corporel a été causé par une automobile, les prestations ou avantages prévus pour l'indemnisation de ce préjudice par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001), la Loi visant à favoriser le civisme (chapitre C-20) ou la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels (chapitre I-6) tiennent lieu de tous les droits et recours en raison de ce préjudice et nulle action à ce sujet n'est reçue devant un tribunal.

[10]         Il faut relever que le demandeur intente son recours contre les défendeurs après avoir essuyé un refus d’indemnisation de la part de la SAAQ [4] . Il convient de reproduire les motifs de l’agent d’indemnisation :

Nous avons étudié votre demande d’indemnité et les divers documents que vous nous avez fait parvenir.

La Société de l’assurance automobile indemnise les personnes qui subissent des dommages corporels lors d’un accident d’automobile.

Selon l’information disponible à votre dossier, les dommages corporels subis dans cet accident n’ont pas été causés par une automobile.

En effet, l’automobile impliquée n’a pas été la cause de votre accident mais seulement l’occasion . [5]

[11]         Une seule décision de la Cour supérieure a été rapportée relativement à un accident survenu dans des circonstances un peu semblables, c’est-à-dire lorsqu’une personne est venue en collision avec un véhicule immobilisé [6] . Le raisonnement proposé par les défendeurs est similaire à celui qui avait été développé dans l’affaire Lamnek par la requérante qui recherchait à bénéficier du système d’indemnisation prévu par la Loi sur l’assurance automobile.

[12]         Une décision de la SAAQ lui avait refusé cette indemnisation et l’honorable juge Jean Marquis était saisi de la révision judiciaire de cette décision :

Les faits de cette affaire sont clairs. Le 2 janvier 1992, Julie Borris, fille et pupille de la requérante, se blesse lors d’un accident que la demande d’indemnité décrit comme suit :

« Une ambulance est stationnée dans le parc pour un autre accident; au moment de la descente en traîneau, a heurté une bosse et le traîneau a reculé jusqu’en dessous de l’ambulance. » [7]

[13]         Après avoir résumé les principes et considérations énoncés par le juge Baudouin dans l’affaire Productions Pram , le juge Marquis écrit :

Si le fait que l’automobile ait été en mouvement ou non ne constitue pas un critère déterminant du lien de causalité, cela ne saurait s’entendre comme signifiant qu’il n’en doive pas être tenu compte eu égard à l’ensemble des circonstances de chaque cas particulier. Autrement on pourrait à la limite conclure qu’une personne qui se lance du cinquième étage d’un immeuble se blesse en heurtant une automobile stationnée légalement tout près est victime d’un accident d’automobile. Selon toute vraisemblance ce n’est pas le genre d’accident auquel la loi veut remédier.

Le seul contact entre une victime et une automobile est insuffisant à mettre à effet l’application de la loi. Si tel était le but visé par le législateur, il l’aurait dit sans utiliser les mots « causé par ». La loi requiert donc une relation de cause à effet entre l’automobile (ou son usage) et le dommage, sans pour autant imposer un degré de causalité de la même nature que ceux reconnus traditionnellement. [8]

[14]         Dans l’affaire Société de l’assurance automobile du Québec c. Restaurants McDonald du Canada [9] , la Cour d’appel affirme l’absence de lien de causalité entre la blessure subie par la mise en cause qui s’était brûlée avec une tasse de café et la propriété ou l’usage de l’automobile. Le conducteur du véhicule automobile venait de prendre deux tasses de café du guichet du Restaurant McDonald dont l’une des deux tasses s’était déversée sur elle. La Cour d’appel en conclut que le véhicule automobile n’avait été que le lieu de l’accident et que le lien entre l’automobile du mis en cause ou son usage n’était que fortuit [10] .

[15]         À plus forte raison, ici, le tribunal estime que l’automobile que le demandeur a heurtée est un « objet » sur lequel il s’est frappé après avoir heurté en premier lieu le chat des défendeurs. Sans cet animal, le demandeur aurait continué son trajet à bicyclette [11] .

[16]         Le tribunal estime utile de reproduire également ici les propos des auteurs Baudouin et Deslauriers sur l’interprétation jurisprudentielle libérale de la Loi sur l’assurance automobile par la jurisprudence et l’interprétation raisonnable qu’ils estiment devoir être favorisée :

Interprétation raisonnable - Il serait souhaitable cependant que la jurisprudence, tout en demeurant très libérale dans le but de favoriser l’indemnisation, nuance certaines de ses attitudes. L’interprétation de ce que constitue un accident d’automobile ne devrait pas, en effet, s’écarter trop du sens de cette expression dans le langage courant. Il convient de préciser que l’accident doit se produire dans le cours normal de l’usage de l’automobile et non dans le seul cadre de son usage. Quoi qu’il en soit, les tribunaux ont aussi refusé d’assimiler à un accident d’automobile certains autres événements. [12]

[17]         Le tribunal estime qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la requête en irrecevabilité des défendeurs et que le préjudice subi par le demandeur n’a pas été « causé par une automobile » au sens où l’entend la Loi sur l’assurance automobile à l’article 1.

[18]         Encore très récemment, la Cour d’appel, dans l’affaire Rossy c. Ville de Westmount [13] , reconnaît la sagesse des propos des auteurs Baudouin et Deslauriers reproduits plus haut [14] .

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[19]         REJETTE la requête des défendeurs avec dépens.

 

 

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ALICIA SOLDEVILA, J.C.S.

 

M e  Serge Barma

Gingras Vallerand Barma - Casier 67

Procureurs du demandeur

 

M e  Louis Dufour

Carter Gourdeau - Casier 124

Procureurs du défendeur

 

M e  Jean Renaud

Dussault Mayrand - Casier 131

Procureurs de la mise en cause

 

Date d’audience :

Le 24 novembre 2011

 



[1]     L.R.Q., c. A-25

[2]     Productions Pram inc. c. Lemay , 1992 CanLII 3306 (C.A.)

[3]     Interrogatoire avant défense de Marcel Desrochers du 25 juillet 2011, p. 44-58

[4]     Décision de la SAAQ, 28 septembre 2010, pièce P-4B

[5]     Id.

[6]     Linda Lamnek c. C.A.S. et SAAQ ,C.S. Montréal 500-05-009578-932, 19 octobre 1993, J. Marquis

[7]     Id. , p. 2

[8]     Id. , p. 7-8

[9]     1999 CanLII 13708 (C.A.)

[10]    Id., p. 3

[11]    Tribunal administratif du Québec, dossier SAS-Q-132621-0612 du 15 mai 2008

[12]    Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile , 7 e édition, vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 762

[13]    2010 QCCA 2131

[14]    Id., par. 15