D É C I S I O N   A R B I T R A L E

___________________________________

 

Dans une affaire de plainte de congédiement injuste en vertu de la section XIV de la partie III du Code canadien du travail entre

                                                                       

                                                                        MONSIEUR STÉPHANE EMOND

                                                                                                            le plaignant

                                                                                                et

 

                                                                        BRASSEUR TRANSPORT INC.

                                                                                                            l’employeur

 

 

Pour le plaignant :                                             lui-même                     

Pour l’employeur :                                            Maître Philippe-André Tessier

                                   

 

Le Litige

 


[ 1 ]                                      Le 17 janvier 2011, l’arbitre soussigné a été nommé par le Ministre du travail pour entendre la plainte que Monsieur Emond  avait soumise suite à son congédiement du 20 janvier 2010.

 

[ 2 ]                                    Les parties ont été entendues le 18 avril 2011, ni l’une ni l’autre n’étant représentée par avocat.

 

[ 3 ]                                    Par décision du 21 avril 2011, j’en suis venu à la conclusion que l’employeur n’avait pas réussi à se décharger de son fardeau de preuve et, par voie de conséquence, la plainte de Monsieur Emond a été accueillie, et j’ai ordonné sa réintégration suivant l’article 242 (4) b) du Code.

 

[ 4 ]                                    Cette décision du 21 avril 2011 comportait une autre conclusion qui se lisait comme suit :

 

«L’arbitre soussigné garde compétence aux fins de déterminer à quelle indemnité le plaignant pourrait avoir droit, si les parties ne réussissent pas à s’entendre sur ce sujet.»

 

[ 5 ]                                    Il n’y a pas eu d’entente, et le 18 mai 2011, par l’entremise d’une avocate ad hoc, Maître Manon Leclerc, le plaignant a demandé qu’une date soit fixée pour la détermination du quantum de l’indemnité à laquelle il aurait droit, Maître Leclerc précisait dans sa lettre, que le plaignant se représenterait lui-même, alors que l’employeur avait retenu les services de Maître Philippe-André Tessier.

 

[ 6 ]                                    Voici un extrait de la lettre de Maître Leclerc :

 

«Selon les propos recueillis de Monsieur Emond, il aurait fait plus de 80 heures de recherche d’emploi avant de retrouver du travail.

 

De plus, il réclamerait notamment des heures supplémentaires impayées.

 

Il souhaiterait une indemnité qui reflèterait les conséquences négatives reliées à sa perte d’emploi, notamment telles (sic) que trouble, stress et inconvénients dans sa vie personnelle et familiale et difficultés financières occasionnant des dettes et perte de sa maison.  Sous toute réserve, il nous avait parlé d’une indemnité d’environ 100 000$...»

 

[ 7 ]                                    A cette même date du 18 mai 2011, Maître Tessier écrivait lui aussi à l’arbitre.  Voici un extrait de cette lettre :

«Selon les informations que notre cliente nous a transmises, la réintégration de M. Emond est impossible compte tenu que M. Emond occupe présentement un autre emploi et qu’il ne désire pas être réintégré dans son emploi.

 

Il appert en effet que le plaignant travaille chez Cardinal Transport Inc. et ce, depuis environ 10 mois.  Il appert donc que des éléments essentiels à votre décision ne vous ont pas été communiqués par le plaignant et c’est pourquoi nous vous demandons respectueusement de bien vouloir réviser cette dernière quant à l’ordonnance de réintégration…»

 

[ 8 ]                                    Vu la demande des parties, j’ai fixé une date pour une audition sur la demande de détermination de l’indemnité à laquelle le plaignant pouvait prétendre, soit la date du 25 juillet 2011.

 

La Preuve

 

[ 9 ]                                    Le plaignant a témoigné.

 

                        Se basant sur les journaux de paye de l’employeur pour les années 2008 et 2009, il a établi à 73 000,00$ le revenu annuel dont il aurait été privé de janvier 2010 (date de son congédiement) à avril 2011 (date de la décision), montant auquel il a ajouté une somme de 10 000,00$ pour les inconvénients («le salissage de mon nom») .

 

[ 10 ]                                Le plaignant a affirmé, après avoir fait une déclaration solennelle, qu’il avait été sans emploi pendant cette période de quelque quinze mois.

 

[ 11 ]                                Interrogé par l’arbitre au sujet des efforts qu’il avait déployés au cours de cette période pour trouver un autre emploi, Monsieur Emond a déposé une liste des employeurs à qui il s’était adressé.  Il a précisé que la plupart de ces entreprises font du transport aux États-Unis, où il ne peut pas lui-même se rendre, vu qu’il a un dossier criminel.  Cette liste est reproduite à la page qui suit :

[ 12 ]                                Lorsque le procureur de l’employeur lui a exhibé un extrait du registre de Revenu Québec (État de renseignements d’une personne morale au registre des entreprises) au sujet de l’entreprise 9218-9125 Québec Inc. (211, rue du Saphir, Saint-Colomban), Monsieur Émond a déclaré qu’il s’agissait d’une entreprise de son ex-conjointe, Caroline Dubé, mais qu’il n’avait pas travaillé pour cette entreprise ni rien reçu d’elle au cours de la période en question.

 

[ 13 ]                                Monsieur Emond a ensuite affirmé sans ambages qu’il n’avait pas travaillé pour «Cardinal» .

 

[ 14 ]                                Monsieur Michel Brasseur, président de l’employeur, a déclaré que certains de ses chauffeurs avaient vu le plaignant au volant de camions de cette compagnie à numéros, ainsi que de camions de Cardinal.

 

[ 15 ]                                Monsieur Brasseur a aussi déclaré que tous les transporteurs sont à la recherche de chauffeurs, et ce, depuis plusieurs années.  Plusieurs de ces entreprises font du camionnage au Québec et au Canada.

 

[ 16 ]                                A ce stade de l’enquête, le procureur de l’employeur a demandé un ajournement pour lui permettre de vérifier certaines des affirmations de Monsieur Emond.  Le soussigné a fait droit à cette demande.

 

La Preuve Additionnelle

 

[ 17 ]                                Les parties ont de nouveau été convoquées par le soussigné pour le 1 er  novembre 2011, après que des citations à comparaître eussent été émises pour assigner les personnes suivantes :

 

                        - Madame Marcelle Auger

                                    Le Groupe G3 Inc.

 

                        - Monsieur Gilbert Cardinal

                                    Cardinal Métal Inc.

 

                        - Madame Caroline Dubé

                                    9218-9125 Québec Inc.

 

[ 18 ]                                (Dans le dernier cas, Monsieur Alain Larose, huissier, a signé un rapport non est inventus suite à une démarche infructueuse au 211, rue du Saphir, à Saint-Colomban.)

 

[ 19 ]                                Le témoignage de Madame Auger porte plus ou moins à conséquence, vu que l’entreprise dont elle est le porte-parole, soit Le Groupe G3 inc. a fait appel aux services de Monsieur Emond, de façon sporadique seulement, d’abord le 22 janvier 2011, puis entre le 16 juillet et le 24 septembre 2011, soit en majeure partie après la période pour laquelle le plaignant a soumis une réclamation.  Il convient cependant de souligner que dans les documents attestant ces voyages, le nom de Monsieur Emond apparaît sous la rubrique «chauffeur» , alors qu’il était rémunéré par l’entremise de la compagnie à numéros 9218-9125 Québec Inc., 211 rue du Saphir, à Saint-Colomban.

 

[ 20 ]                                Néanmoins, le témoignage de Monsieur Steven Séguin, directeur des opérations chez Cardinal Métal, a été plus dévastateur pour le plaignant.

 

[ 21 ]                                En effet, on se souviendra que Monsieur Emond avait affirmé, après avoir fait une déclaration solennelle, qu’il n’avait pas travaillé pour Cardinal (paragraphe 13 ci-dessus).

 

[ 22 ]                                Or Monsieur Séguin a identifié le plaignant comme un chauffeur qu’il a eu sous ses ordres du 20 septembre 2010 au 10 juillet 2011, à temps plein , comme en font foi les fiches journalières du conducteur signées par Monsieur Emond lui-même, même s’il était rémunéré par le biais de «sa» compagnie à numéros 9218-9125 Québec inc.

 

[ 23 ]                                Le plaignant s’est opposé lorsque le procureur de l’employeur a demandé à Monsieur Séguin dans quelles circonstances les rapports de cette entreprise avec Monsieur Emond s’étaient terminés.  Cette opposition du plaignant a été accueillie, au motif qu’il s’agissait d’un fait postérieur à la période en cause.

 

[ 24 ]                                En dépit de ce témoignage accablant, Monsieur Emond a renchéri sur sa réclamation pour y ajouter la période du 15 août 2011 à ce jour.

 

Décision

 

[ 25 ]                                Indépendamment de la raison pour laquelle le plaignant a été licencié par Cardinal, le fait brutal demeure : contrairement à ce qu’il avait déclaré sous serment à l’enquête du 25 juillet 2011, Monsieur Emond avait travaillé à temps plein pour une période de quelque dix mois, à raison d’au moins soixante heures par semaine.

 

[ 26 ]                                La conclusion s’impose d’elle-même : le plaignant a menti sous serment.

 

[ 27 ]                                N’eût été la vigilance de la partie patronale, le plaignant aurait pu, théoriquement, être indemnisé pour du temps où il était rémunéré à temps complet par un autre employeur.

 

[ 28 ]                                De plus, cette preuve porte également à conséquence quant à l’ordonnance de réintégration du mois d’avril 2011 qu’il convient de réviser, eu égard à la couleur dont le parjure du plaignant a teinté le dossier.

 

[ 29 ]                                En effet, au moment où Monsieur Emond a retenu les services d’une avocate pour demander qu’une  date soit fixée pour la détermination de son indemnité, soit au mois de mai 2011, il était depuis huit mois engagé à temps plein chez Cardinal.

 

[ 30 ]                                Quelque étonnant que cela puisse sembler, le plaignant n’a même pas sourcillé lorsqu’il a été confronté à son mensonge lors du témoignage de Monsieur Séguin.

[ 31 ]                                Il existe un adage juridique qui stipule que la fraude entache de nullité tout acte accompli sous son couvert («fraus omnia corrumpit») .  Cette fraude (ce parjure) corrompt même l’ordonnance de réintégration de la décision initiale, de sorte que, dans les circonstances, l’arbitre n’a aucune hésitation à réviser cette ordonnance en l’annulant.

 

[ 32 ]                                Dans l’affaire Energie atomique du Canada Ltée c. Sheikholeslami, 1998, 3 C.F. 349 , le recherchiste a écrit avant de résumer le jugé :

 

«La décision de l’arbitre est justifiée en raison de la malhonnêteté de l’intimée et de la façon dont elle s’y est prise pour frauder son employeur.»

 

                        D’autres parties de ce jugement de la Cour d’appel fédérale méritent d’être soulignées :

 

- dans les notes du juge Marceau :

 

«A mon avis, c’est la malhonnêteté de l’intimée et la façon dont elle s’y est prise pour frauder son employeur qui ont donné une signification spéciale au comportement des parties pendant l’audience.»           

 

(et un peu plus loin)

 

«Encore là, si la preuve de faits survenus après le congédiement ne peut-être pertinente quant à la question du congédiement injuste lui-même, elle peut le devenir au moment de fixer la réparation à accorder.»

 

- dans les notes du juge Létourneau :

 

«A la décharge de l’arbitre, je dois dire qu’en plus d’observer la conduite qu’elles ont (sic) affichée à l’audience, il a été saisi d’une preuve accablante de la malhonnêteté dont la plaignante a fait montre envers son employeur et lui-même lorsqu’elle a menti… Selon l’arbitre, elle a tenté de tirer profit de lui et de son employeur en dissimulant la vérité.»

 

[ 33 ]                                La problématique est la même dans la présente affaire, sauf que dans l’affaire Energie atomique, l’arbitre avait refusé d’ordonner la réintégration de la salariée, alors que j’avais décidé de l’accorder au plaignant dans ma décision initiale.

 

[ 34 ]                                La question qui se pose alors : quant à cette partie de la décision du 21 avril 2011, suis-je functus officio, en d’autres termes, ai-je épuisé ma compétence à ce sujet de la réintégration du plaignant ?

 

[ 35 ]                                Dans des circonstances normales, je suis d’avis que tel serait le cas.  Cependant, vu que le parjure du plaignant a irrémédiablement entaché tout le processus, je me sens justifié de revenir sur cette partie de la décision qui n’aurait pas été la même si j’avais été au fait de la duplicité de Monsieur Emond.

 

[ 36 ]                                Il reste une zone grise, soit les mois qui ont suivi le congédiement jusqu’à l’embauche du plaignant par Cardinal, au mois de septembre 2010.  Mais, encore là, comment croire le plaignant ?  S’il a menti au sujet de son emploi chez Cardinal, pourquoi n’aurait-il pas menti quant à son emploi du temps au cours de cette période ?

 

[ 37 ]                                Comment le croire lorsqu’il jure qu’il a fait des démarches ou des demandes d’emploi infructueuses auprès de  toutes les entreprises qu’il a énumérées dans la liste reproduite plus haut ?

 

[ 38 ]                                L’arbitre n’a aucune raison de ne pas retenir le témoignage de Monsieur Brasseur lorsqu’il affirme qu’il y a une pénurie de chauffeurs dans l’industrie et ce, depuis plusieurs années, ce qui rend plus ou moins vraisemblable le témoignage du plaignant, témoignage qui doit être pris avec des pincettes comme conséquence de ses déclarations mensongères.

 

[ 39 ]                                L’arbitre ne peut pas, non plus, se fier aux déclarations de revenus que le plaignant a déposées par l’entremise de celle qui fut momentanément son avocate.  Deux commentaires à ce sujet :

 

                        - ces documents ont été communiqués à l’arbitre sans aucune explication;

 

                        - ils ne concernent que Monsieur Emond lui-même, alors que la preuve a révélé qu’il était rémunéré par l’entremise de sa compagnie à numéros.

 

[ 40 ]                                Là encore, le tribunal ne peut pas ajouter foi à cette preuve du plaignant, ne serait-ce que parce qu’elle n’est aucunement concluante.

 

Dispositif

 

[ 41 ]                                Vu la preuve administrée.

 

                        Vu le parjure du plaignant.

 

                        Vu les pouvoirs que me confère l’article 242 du Code canadien du travail.

 

[ 42 ]                                L’arbitre modifie sa décision du 21 avril 2011 en en retirant l’ordonnance de réintégration.

 

[ 43 ]                                Le plaignant ne touchera aucune indemnité.

 

                                                                        Montréal, 10 novembre 2011

 

 

                                                                        CLAUDE LAUZON

                                                                        ARBITRE.