CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC TRIBUNAL D'ARBITRAGE
(SECTEUR DE L'ÉDUCATION)
Griefs n° 2015-000037-5152
2015-000038-5152
N o de dépôt : 2012-3309
DEVANT :
Me JEAN-PIERRE VILLAGGI
ARBITRE
==============================
SYNDICAT DE L’ENSEIGNEMENT DE LA HAUTE-YAMASKA
Ci-après «le Syndicat»
Et
COMMISSION SCOLAIRE
DU VAL-DES-CERFS
Ci-après «l'Employeur»
==============================
Procureur du Syndicat : Me Gaétan Lévesque
Procureur de l'Employeur : Me René Paquette
DÉCISION INTERLOCUTOIRE
REQUÊTES POUR ORDONNANCE DE HUIS CLOS
ET DE NON-PUBLICATION
Mise en situation
[1] Le 15 septembre 2011, une audience a eu lieu. À cette occasion, une conférence préparatoire a été tenue. Le Syndicat a informé le Tribunal qu’il entendait formuler une demande d’amendement au grief S-3 pour corriger ce dernier de façon à y inclure un dédommagement pour préjudice d’ordre moral (dommages moraux). L’Employeur a avisé le Tribunal qu’il s’opposerait à cette demande. Le Syndicat a aussi indiqué qu’il demanderait l’exclusion des témoins et qu’à ce titre, il s’opposerait à ce que l’Employeur ait plus d’un représentant. L’Employeur a indiqué au Tribunal qu’il verrait à prendre position ultérieurement sur cette question.
[2] L’Employeur a aussi soulevé une autre question. Le matin de l’audience, l’Employeur a constaté qu’un journal local faisait état des faits relatifs aux griefs. Ces faits mettent en cause indirectement des élèves de niveau primaire fréquentant une école qui relève de la juridiction de l’Employeur. De même, il a constaté la présence de médias locaux. L’Employeur a considéré que ces circonstances imprévues le justifiaient de faire des demandes d’ordonnance de huis clos et de non-publication.
[3] Au cours de cette conférence préparatoire, les parties ont convenu de déposer les pièces suivantes :
- Pièce S-1 : la convention collective intervenue entre le Comité patronal de négociation pour les commissions scolaires francophones (CPNCF) et la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) pour le compte des syndicats d’enseignantes et d’enseignants qu’elle représente (la Convention nationale) ;
- Pièce S-2 : l’Entente locale intervenue entre d’une part, la Commission scolaire du Val-des-Cerfs et d’autre part, le Syndicat de l’enseignement de la Haute-Yamaska (l’Entente locale) ;
- Pièce S-3 : un avis de grief daté du 24 mai 2011 contestant une suspension sans solde imposée à un enseignant (grief n° 2015-0000037-5152);
- Pièce S-4 : une lettre de convocation datée du 18 mai 2011 ;
- Pièce S-5 : une mesure disciplinaire datée du 20 mai 2011 ;
- Pièce S-6 : un avis de grief daté du 11 mai 2011 contestant une coupure de traitement imposée à un enseignant (grief n° 2015-0000038-5152).
[4] Lors de l’audience du 15 septembre, le Tribunal a confirmé le dépôt des pièces S-1 à S-6 et fait part des demandes du Syndicat (amendement et présence des représentants de l’Employeur) de même que de celles de l’Employeur (huis clos et non-publication). Une audience a été fixée au 9 décembre 2011 pour entendre la preuve et les représentations des parties. Le Tribunal a aussi prononcé séance tenante un jugement par lequel il :
- ORDONNE la non-publication, la non-divulgation et la non-diffusion des pièces S-3 à S-6, et ce, jusqu’à ce que le Tribunal rende jugement sur les demandes de huis clos et de non-publication formulées par l’Employeur.
[5] L’audience fixée à l’origine le 9 décembre 2011 a été déplacée au 7 décembre 2011 pour des motifs de non disponibilité du procureur de l’Employeur.
[6] Le 7 décembre 2011, les parties ont convenu de procéder sur les requêtes de l’Employeur pour obtenir une ordonnance de huis clos et de non-publication. La demande d’amendement du Syndicat a été reportée à une date ultérieure. Par ailleurs, l’Employeur a informé le Tribunal qu’il ne contestait pas la demande du Syndicat concernant la présence des représentants patronaux.
Audience sur les requêtes d’ordonnance de huis clos et de non-publication
Preuve de l’Employeur
Jimmy Fournier
[7] Jimmy Fournier est directeur du Service des ressources humaines de l’Employeur. Le matin de l’audience du 15 septembre 2011, il a pris connaissance d’un article publié dans un journal local (pièce H-1). Il a constaté qu’on y décrivait des faits en lien avec les griefs déposés par le Syndicat. La lecture de l’article permet de constater qu’on y décrit de façon générale la situation factuelle qui serait à l’origine du grief. On identifie aussi le « trouble » dont souffrirait l’enfant indirectement impliqué par le grief. Toutefois, dans cet article on précisait: « Ni la CSVD….[l’employeur]… ni le SEHY….[le Syndicat]… n’ont voulu dévoiler le nom de la victime, du professeur impliqué et de l’école où ces événements ont eu lieu afin de ne pas nuire au processus d’arbitrage.» (page 4 de la pièce H-1).
[8] La même journée, soit le 15 septembre 2011, deux «fils de presse» émanant du même journal local faisaient mention du dossier. Le premier transmis à 11h09 (pièce H-2) décrit sommairement les faits. On y constate que le sexe, le « trouble » et l’année d’études de l’élève sont mentionnés. De nouveau, ni le nom de l’enfant, ni celui du professeur, ni celui de l’école ne sont indiqués. Le second « fil de presse »transmis en fin de journée (pièce H-3) fait état du déroulement de l’audience du 15 septembre 2011. On y rapporte sensiblement les mêmes faits que précédemment. On fait aussi mention de la demande de huis clos de l’Employeur.
[9] Le 15 septembre 2011, en fin de journée, l’Employeur réagissait et tenait une brève conférence de presse. En début de soirée, un «fil de presse» de la même source que celle citée précédemment rapportait l’événement (pièce H-4). Pour l’essentiel, l’Employeur y mentionne qu’il n’entend pas commenter sur la place publique le fond du dossier et qu’il a mandaté son procureur pour faire une demande de huis clos « […] croyant sincèrement que les informations déjà divulguées peuvent permettre d’identifier les enfants, l’école et l’enseignant concernés.»
[10] Le 16 septembre 2011, un nouvel article du même journal faisait le condensé des informations parues dans les missives indiquées ci-dessus (pièce H-6).
[11] Trois (3) tableaux ont été déposés par le témoin. Les deux premiers font état des effectifs des enseignants (pièce H-6) et des élèves (pièce H-7) au primaire selon le sexe et le niveau d’enseignement. Ces effectifs concernent les municipalités régies par l’Employeur. Le dernier tableau précise le nombre d’élèves du primaire identifiés sous le code 50 (TED) (pièce H-8). Le code 50 identifie des élèves souffrant d’un trouble envahissant du développement (pièce H-9). Ces documents permettent notamment de constater les différences notables du nombre d’enseignants selon le sexe. On y voit aussi qu’il y a un nombre à peu près égal d’élèves chaque sexe. Par ailleurs, on note qu’il y a très peu d’élèves affectés par un trouble envahissant du développement.
[12] Le contre-interrogatoire a permis de mettre en exergue certaines nuances à apporter aux statistiques fournies par l’Employeur. L’Employeur a reconnu que des enseignants agissent parfois comme responsables de plusieurs niveaux ce qui peut modifier quelque peu les statistiques. La pièce H-6 a été modifiée pour illustrer cette réalité. De plus, il a été reconnu que les données fournies par l’Employeur ne font pas mention des enseignants spécialistes qui interviennent dans les différentes écoles. Ceci est de nature à modifier le ratio d’enseignants d’une école.
[13] Il est aussi admis que l’information contenue à la pièce H-8 n’est pas accessible au public et que l’enfant concerné ne fait plus partie de la région desservie par l’Employeur.
Le Syndicat
Éric Bédard
[14] Éric Bédard est président du Syndicat de l’enseignement de la Haute-Yamaska. Il souligne que le grief met en relief la situation d’un enseignant confronté au harcèlement vécu par un élève. Cette situation est d’intérêt pour le Syndicat et ses membres.
[15] Il mentionne que dans le cadre de ses activités, il fait rapport au conseil d’administration du Syndicat des dossiers en cours. Le Conseil d’administration est composé de 9 membres, tous enseignants. Ces membres ont à répondre dans leurs écoles à des questions discutées en séance. Par ailleurs, il n’est jamais fait mention dans ses rapports des noms des élèves, des enseignants ou des écoles concernés. Ces rapports servent entre autres à prendre position sur le suivi des dossiers. À cet égard, il mentionne que la nature des questions soulevées par le présent dossier est de nature à guider les membres dans l’accomplissement de leur tâche. Les seules personnes qui sont en mesure d’identifier les individus visés directement ou indirectement par un grief sont le président, les deux employés «conseil» du Syndicat et les deux secrétaires.
[16] Il fait aussi le constat des activités du Syndicat au Conseil des personnes déléguées. Chaque école a droit à un délégué auquel s’ajoute un délégué supplémentaire par tranche de 15 membres. Au total, entre 50 et 70 personnes participent aux rencontres qui ont lieu une fois par mois. On y discute notamment des relations patronales-syndicales et incidemment des dossiers en cours.
[17] Enfin, il mentionne que le Syndicat tient deux fois par année une assemblée générale. À cette occasion, les membres sont informés des activités syndicales et de l’évolution des dossiers. Pour permettre un lien plus continuel avec les membres, le Syndicat publie un journal syndical dont chaque délégué reçoit une version courriel. Le syndicat tient aussi à jour un site web qui fait état de ses activités.
[18] Il souligne aussi que le Syndicat est affilié à la Fédération autonome de l’enseignement (F.A.E.). Une question comme celle soulevée dans le présent litige intéresse l’ensemble des membres et est de nature à être discutée.
[19] Le Syndicat n’a pas objection à ce que soit rendue une ordonnance visant à protéger l’identité de l’enfant, celle de l’enseignant, et celle de l’école concernés. Il souligne que dans toutes les communications le Syndicat n’identifie jamais le sexe de l’enseignant. Il utilise l’expression «personne enseignante».
[20] Contre-interrogé, il confirme que la personne enseignante qui est l’objet de la mesure disciplinaire est membre du C.A. Toutefois, les autres membres n’ont jamais été informés que cette personne était visée par une mesure disciplinaire. Si ce fait est connu, ce n’est que de façon indirecte. Par ailleurs, il souligne que le site Web est accessible à tous.
Plaidoirie
Employeur
[21] L’Employeur rappelle que la preuve a démontré que la pièce H-1 identifie le « trouble » dont souffre l’élève concerné (page 4 de la pièce H-1). La pièce H-3 (fil de presse) précise le sexe et le niveau scolaire de cet enfant. Ainsi, la preuve montre que les enfants du sexe de l’élève concerné et soufrant du trouble identifié (pièce H-8) sont en très petit nombre et qu’il serait possible de l’identifier en mettant en corrélation les informations mises en preuve.
[22] Au soutien de sa demande, l’Employeur nous réfère aux autorités suivantes :
-
Bertrand
et
Nordair
Ltée
,
- Syndicat de l’enseignement de Louis-Hémon et Commission scolaire du Pays-des-Bleuets , SAE 8307, 2009-07-15, Jean-Guy Roy. Les motifs justifiant les ordonnances de huis clos et de non-divulgation ne sont pas explicités.
-
Fraternité des policiers de Val-d'Or inc
. et
Val-d'Or (Ville de)
,
-
Montréal
(Ville de)
et
Association des pompiers de Montréal inc
.,
-
Syndicat des infirmières et infirmiers du Centre hospitalier Robert-Giffard
(FIIQ)
et
Centre hospitalier Robert-Giffard (Christian Langevin)
,
-
Sierra Club du Canada
c.
Canada (Ministre des Finances)
,
« On ne doit l’accorder que (1) lorsqu’elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque, et (2) lorsque ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.»
[23] Ainsi, des éléments tels la protection de la réputation de l’élève concerné et de son état de santé sont de nature à justifier la demande de huis clos. L’Employeur ajoute qu’une ordonnance de huis clos ne brimera pas la possibilité pour le Syndicat de faire éventuellement rapport. Il souligne enfin que son statut d’organisation publique lui impose de protéger la confidentialité de l’élève.
Syndicat
[24] Le Syndicat plaide qu’il n’y a eu jusqu’ici aucun geste illégal. Il n’y pas violation d’une quelconque règle lorsque le Syndicat informe ses membres du fait qu’un enseignant a été l’objet d’une suspension. Il n’y a pas davantage de faute à informer les médias d’une telle situation. Il mentionne aussi que l’Employeur a fait parvenir une mesure disciplinaire (pièce S-5) qui identifie l’élève concerné et qu’il n’a jamais jugé bon de manifester, avant l’audience du 15 septembre, le besoin de procéder à huis clos.
[25] Le Syndicat rappelle que tant la convention collective (art. 9 -2.14, pièce S-1), que le Code du travail (art. 100.4 ) et la Charte des droits et libertés de la personne (art. 23) prévoient que l’audience est publique. Le huis clos demeure l’exception. À ce sujet, il nous réfère à :
- Rodrigue BLOUIN et Fernand
MORIN,
[26] Le
Syndicat nous réfère aussi à l’affaire
Fraternité des policiers de Val-d'Or
inc
. et
Val-d'Or (Ville de)
,
[27] Le
Syndicat souligne la portée de l’arrêt
Sierra Club du Canada
c.
Canada
(Ministre des Finances)
,
[28] Enfin,
le Syndicat réfère à l’affaire
Southam inc.
c.
Mercier
,
L’ordre public relié au huis clos prend assise dans les notions suivantes :
1. La protection des parties et du public pour assurer un procès juste et équitable.
2. Le maintien de l’ordre et l’administration efficace de la justice.
3.
La
protection de la vie privée (art.
4. La protection contre la diffamation (article 4).
[29] En conclusion, le Syndicat maintient qu’une ordonnance de non-publication serait de nature à atteindre l’objectif recherché tout en assurant le respect du droit à une audience publique.
ANALYSE ET DÉCISION
[30] Au point de départ, un
élément nous apparaît fondamental. L’arbitre exerce une fonction quasi
judiciaire et, à ce titre, il constitue un tribunal au sens de l’article
23
de
la
Charte des droits et libertés de la personne
[1]
. Le Tribunal est donc
soumis à une norme quasi constitutionnelle qui prévoit que l’audience est
publique et que ce n’est que par exception, soit lorsque l’intérêt de la morale
ou de l’ordre public, le requiert qu’il peut ordonner le huis clos
[2]
. La Charte québécoise
vient donc consacrer ce principe fondamental de l’audience publique
[3]
. Les mêmes principes
sont rappelés par le
Code du travail
((art.
[31] Quels critères doivent guider le Tribunal pour qu’il décide de passer outre au principe de l’audience publique ? Les parties nous ont référé à l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances) [5] (ci-après : « Sierra Club ») Cet arrêt s’inscrit dans la lignée des arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada [6] (ci-après « Dagenais ») , Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) [7] et R. c. Mentuck [8] (ci-après : « Mentuck » ) . À l’origine, dans l’arrêt Dagenais , la Cour élaborait les critères que devaient considérer les tribunaux avant de rendre une ordonnance restreignant la publicité des débats. Le juge Lamer y rappelait que dans une telle circonstance aucun droit fondamental n’avait primauté sur un autre. En fait, le Tribunal doit chercher l’équilibre qui permettra de « respecte[r] pleinement l’importance des deux catégories de droit» [9] . Ainsi, le juge Lamer au nom de la majorité disait-il : « une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si: a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque; et b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l'ordonnance. » [10] On ne peut donc tenir compte d’un risque virtuel ou non défini. Le Tribunal doit aussi conclure qu’aucune autre mesure raisonnable ne peut être envisagée pour écarter ce risque. Ainsi, le juge Lamer concluait :
« c) […] Par conséquent, la partie qui demande l'interdiction doit prouver que l'interdiction proposée est nécessaire parce qu'elle vise un objectif important qui ne peut être atteint par d'autres mesures raisonnables et efficaces, que l'interdiction proposée est aussi limitée (en portée, en durée, en contenu, etc.) que possible et qu'il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables. De même, pour déterminer si le critère de proportionnalité est respecté, il faut tenir compte du fait que la partie qui tente d'obtenir l'interdiction puisse chercher à protéger un droit constitutionnel.
d) Le juge doit examiner toutes les options autres que l'interdiction et doit conclure qu'il n'existe aucune autre solution raisonnable et efficace.
e) Le juge doit considérer tous les moyens possibles de circonscrire l'interdiction et la restreindre autant que possible;
f) Le juge doit comparer l'importance des objectifs de l'interdiction et ses effets probables avec celle de l'expression qui sera restreinte, afin de veiller à ce que ses effets positifs et négatifs soient proportionnels.» [11]
[32] Dans l’arrêt subséquent Mentuk , la Cour a repréciser le test de l’arrêt Dagenais qui s’était élaboré dans un contexte de droits fondamentaux [12] . La Cour a donc reformulé le test pour le situer dans un contexte plus général d’équité et de bonne administration de la justice. Ce critère doit s’appliquer chaque fois qu’un « juge » exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression. Elle disait :
Une ordonnance de non - publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice. [13]
[33] La Cour apportait des précisions sur la nature du test [14] . En premier lieu, elle soulignait que la notion de «nécessité» que l’on retrouve à la première étape doit - comme il avait été précisé dans l’arrêt Dagenais - constituer « un risque réel et important». « Il doit donc s’agir d’un risque dont l’existence est bien appuyée par la preuve. Il doit également s’agir d’un risque qui constitue une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice. En d’autres termes, il faut que ce soit un danger grave que l’on cherche à éviter, et non un important bénéfice ou avantage pour l’administration de la justice que l’on cherche à obtenir.» [15] Dans un deuxième temps, elle précisait que la «bonne administration de la justice» ne devait pas restreindre indûment le «genre de dangers susceptibles de rendre une interdiction nécessaire». Il appartient «au juge» d’exercer sa discrétion. Toutefois, la Cour mettait en garde le décideur d’interpréter cette « expression d’une façon large au point de garder secrets un grand nombre de renseignements relatifs à l’application de la loi, dont la communication serait compatible avec l’intérêt public.» [16] En troisième lieu, la Cour, après avoir précisé qu’elle se situait dans un contexte d’interdiction de publication applicable en common law , rappelait que le décideur doit non seulement déterminer s’il existe des mesures de rechange raisonnables, mais aussi limiter l’ordonnance autant que possible sans pour autant sacrifier la prévention du risque [17] . Enfin, la Cour soulignait que le décideur doit tenir compte du droit de la presse et du public à la liberté d’expression même en l’absence de représentation à ce sujet. Elle disait :
39 C’est justement parce que la présomption voulant que les procédures judiciaires soient publiques et que leur diffusion ne soit pas censurée est si forte et si valorisée dans notre société que le juge doit disposer d’une preuve convaincante pour ordonner une interdiction. Même s’il importe en soi que l’enquête et la collecte d’éléments de preuve soient efficaces, elles ne doivent pas être considérées comme affaiblissant la forte présomption en faveur d’un système judiciaire transparent et d’une liberté d’expression généralement absolue sur des questions aussi importantes pour le public que l’administration de la justice, présomption que les avocats risquent d’invoquer de moins en moins au fur et à mesure qu’augmente le nombre de demandes d’interdictions de publication. [18]
[34] Ainsi, c’est ce concept plus large de « bonne administration de la justice » que la Cour a continué d’appliquer dans l’arrêt Sierra Club auquel nous ont référé les parties [19] .
[35] L’article
[36] En résumé, il faut nous assurer que le risque invoqué est « réel ». Il est de notre discrétion d’apprécier le « genre de dangers susceptibles de rendre une interdiction nécessaire ». Toutefois, cette discrétion doit prendre en compte l’intérêt public. À ce titre, la question du droit du public à la liberté d’expression devra toujours être considérée. La mesure retenue devra permettre d’atteindre cet objectif de contrer un risque «réel». Dans cet exercice, il faut s’assurer qu’il n’existe pas « d'autres mesures raisonnables et efficaces» et que la mesure retenue est «aussi limitée (en portée, en durée, en contenu, etc.) que possible et qu'il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables.» Il nous faut ainsi garantir que les effets positifs de la mesure soient proportionnels aux effets négatifs que cette dernière peut entraîner. Il nous appartient donc d’examiner les autres options possibles et de circonscrire la mesure appropriée. Enfin, tout en s’assurant de limiter autant que possible la nature de l’ordonnance à être rendue, le Tribunal doit être conscient du «risque» qu’il cherche à contrôler.
[37] Quels sont les droits et les intérêts en jeu ? Le litige oppose deux parties nommément désignées : le Syndicat et l’Employeur. L’Employeur a jugé que le comportement d’un salarié était inadéquat et est intervenu en lui imposant une mesure disciplinaire. Ce débat (nous nous référons notamment à la pièce S-5) met en cause le comportement du salarié dans une contexte où un enfant aurait été victime de harcèlement. L’Employeur invoque qu’il lui faut dans ces circonstances préserver le droit à la vie privée de l’élève indirectement en cause dans ce litige. Ce risque d’une atteinte au droit à la vie privée est «réel». Nous ajoutons qu’il en est de même du droit à la vie privée des autres élèves «harceleurs». En effet, le comportement de ces élèves pourrait être évoqué de façon incidente. Le Tribunal n’a aucune difficulté à conclure qu’il y a lieu de prendre les mesures adéquates pour préserver le droit à la vie privée de ces tiers. Au premier abord, il apparaît donc nécessaire pour préserver ce droit de rendre une ordonnance de non-publication, de non-divulgation et de non-diffusion du nom des enfants, de l’enseignant et de l’école en cause. L’administration de la justice ne saurait souffrir que des informations permettant d’identifier des mineurs soient étalées publiquement. Pour que cette ordonnance ait une véritable portée, il faut nécessairement qu’une ordonnance de même nature soit rendue à l’égard des pièces déposées au dossier qui pourraient permettre d’identifier les enfants, l’enseignant ou l’école en cause. Nous référons ici aux pièces S-3 à S-6. Par ailleurs, les faits sur lesquels s’est appuyé l’Employeur pour établir qu’il serait possible par des recoupements d’identifier l’enfant, l’enseignant ou l’école sont pour l’essentiel des faits qui ne sont pas publics. Pour éviter qu’il puisse être utilisé aux fins d’identifier l’enfant, l’enseignant ou l’école, le Tribunal entend aussi rendre une ordonnance de non-publication, non-divulgation et non-diffusion des pièces H-6, H-7 et H-8.
[38] Ces mesures apparaissent être des mesures minimales. Sont-elles suffisantes pour pallier au risque «réel» identifié? Il faut, ne l’oublions pas, nous assurer, si nous concluons qu’il y a un risque réel, que les mesures retenues sont raisonnables mais aussi efficaces. Une ordonnance de huis clos est-elle alors requise ?
[39] Il faut être conscient que dans le domaine de l’éducation plus d’un litige impliquant un enseignant met aussi en cause indirectement un élève. Il va de soi qu’il ne doit pas se développer une pratique qui conduirait à rendre systématiquement une ordonnance de huis clos dans ces situations. Une telle ordonnance demeure une mesure exceptionnelle telle que nous l’enseigne la Cour suprême. Il ne faut pas davantage que la présence des médias, aussi inhabituelle qu’elle soit, modifie l’approche du Tribunal. La Cour suprême nous rappelle que nous devons tenir compte de cette réalité. Ainsi, tout en étant conscient des préoccupations légitimes de l’Employeur, il faut éviter de prendre en compte des facteurs extérieurs à ceux que nous devons considérer pour rendre une ordonnance de huis clos [22] .
[40] À cette étape, les ordonnances décrites précédemment nous semblent raisonnables et suffisantes pour pallier au risque réel identifié par l’Employeur. N’oublions pas que la mesure retenue doit être «aussi limitée (en portée, en durée, en contenu, etc.) que possible» et que nous devons assurer que soit respectée la « proportionnalité entres ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables ». Rappelons-le, aucun fait à être dévoilé par la preuve, du moins à la lumière de l’information dont nous disposons, ne risque de heurter la « morale ». Une ordonnance de huis clos ne protègerait pas davantage l’identité des tiers. Elle s’inscrirait en marge des principes qui doivent nous guider. Les faits afférents à la présente affaire demeurent du domaine public, comme il est généralement admis [23] . Dévoiler ces faits ne porte pas atteinte à la morale ou à l’ordre public.
[41] La mise en œuvre de mesure visant à assurer le respect de la vie privée n’est pas toujours aisée. Ainsi, le Tribunal entend tenir une conférence préparatoire pour discuter de la façon de circonscrire l’audience pour assurer le respect de l’esprit des mesures précédentes (notamment le dépôt à venir de documents). Par ailleurs, il va de soi que le Tribunal pourra réévaluer la situation si de nouvelles circonstances le justifient ou si, notamment, la nature d’une preuve particulière le requiert.
PAR CONSÉQUENT, le TRIBUNAL :
[42] REJETTE la demande d’ordonnance de huis clos déposée par l’Employeur ;
[43] ORDONNE la non-publication, la non-divulgation et la non-diffusion du nom des élèves, de l’enseignant et de l’école concernés par le présent grief ;
[43 ] ORDONNE la non-publication, la non-divulgation et la non-diffusion des pièces S-3 à S-6 et H-6 à H-8 inclusivement.
Longueuil, le 23 janvier 2012
______________________________
Jean-Pierre Villaggi
Arbitre
[1]
Rappelons que l’article
[2]
L’article
[3]
La Cour suprême
rappelait l’essence de ce principe dans :
Société
Radio
-
Canada
c
.
Nouveau
-
Brunswick (Procureur général)
,
[4]
L’affaire
Fraternité des policiers
de Val-d'Or inc
.
et
Val-d'Or (Ville de)
,
[5]
[6]
[7]
[8]
[9] Dagenais , précité, note 6, p. 877.
[10] Dagenais , précité, note 6, p. 878.
[11] Dagenais , précité, note 6, p. 891.
[12] Dans Dagenais , précité, note 6, le tribunal devait concilier le droit de l’accusé à un procès équitable avec le droit de la société à la liberté d’expression.
[13] Mentuk , précité, note 8, par. 32. Voir, Sierra Club , précité, note 5, par. 45.
[14] La Cour fait référence aux précisions dont nous parlons dans l’arrêt Sierra Club , précité, note 5, voir : par. 46 et 47. Le contexte traité en était un de droit criminel mais les principes demeurent applicables.
[15] Mentuk , précité, note 8, par. 34.
[16] Mentuk , précité, note 8, par. 35.
[17] Mentuk , précité, note 8, par. 36.
[18] Mentuk , précité, note 8, par. 39.
[19]
Mentionnons que les
principes développés dans cette jurisprudence sont appliqués tant pour une
demande huis clos que pour une ordonnance de non-publication. À titre d’exemple,
bien que le décideur ne cite pas spécifiquement l’arrêt
Sierra Club
:
Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2808
(employée de bureau)
et
Journal de Québec, une division de Sun Média
,
[20]
À titre d’exemple :
Michaud
c.
Turgeon
,
[21]
Voir la décision
Southam inc. c. Mercier
,
[22]
On peut notamment
consulter par analogie la décision
L.M
. c. CBC
Radio-Canada
,
[23] Ibid .