TRIBUNAL D’ARBITRAGE

 

 

 

QUÉBEC,

2 mars 2012

 

 

DEVANT L’ARBITRE :

M e JEAN-GUY ROY

 

 

N o de dépôt : 2012-4423

 

AUDIENCE TENUE LE :

15 février 2012

 

 

À :

QUÉBEC

 

 

POUR LE SYNDICAT :

M e JEAN-LUC DUFOUR

 

POUR L’EMPLOYEUR :

M. FRANÇOIS ROY

 

 

 

OBJET :     Maintien des conditions de travail : article 59 C.t.

 

 

SYNDICAT DE LA FONCTION PUBLIQUE DU QUÉBEC

 

Et

 

CENTRE DE RECHERCHE EN SCIENCES ANIMALES DE DESCHAMBAULT (CRSAD)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S E N T E N C E    A R B I T R A L E

 

 

 

PRÉLIMINAIRES

[1]            La présente mésentente a été entendue à Québec, le 15 février 2012.

[2]            M e  Jean-Luc Dufour (Poudrier Bradet), représente le Syndicat de la Fonction publique du Québec (le Syndicat). M. François Roy, responsable administratif, représente le Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD) (l’Employeur).

[3]            Les parties demandent que l’arbitre conserve compétence dans l’éventualité qu’il faille disposer de questions pécuniaires.

LA MÉSENTENTE

[4]            Le 30 juin 2011, le Syndicat, conformément à l’article 100.10 du Code du travail [1] , dépose un avis de mésentente prétendant que l’Employeur a violé l’article 59 C.t. en ne maintenant pas les conditions de travail du personnel. Il alléguait que celui-ci avait modifié illégalement les conditions de travail en décidant « unilatéralement de payer la totalité de la réserve de temps supplémentaire à tous les salariés » et en leur imposant la non-accumulation du temps supplémentaire dans une banque, tel temps devant être rémunéré au fur et à mesure. Le Syndicat demande que l’arbitre annule cette décision et que le personnel puisse continuer d’accumuler du temps supplémentaire. Il demande également que celui-ci soit compensé pour tout préjudice subi, notamment le préjudice fiscal.

PREUVE DE SYNDICAT

[5]            M. PAUL MONTAMBAULT est au service de l’Employeur depuis le 3 juillet 2002 à titre d’ouvrier agricole. De son témoignage, il y a lieu de retenir les éléments suivants :

5.1.         Le Syndicat a été accrédité par la Commission des relations du travail le 25 novembre 2009 (S-2). Il est délégué syndical depuis cette période. Les négociations sont en cours, depuis, pour la conclusion d’une première convention collective.

5.2.         Il travaille au secteur de la production caprine depuis l’hiver 2006. Il détient le statut d’employé régulier permanent et travaille, en moyenne,  38 ¾ heures par semaine. Sur un cycle de trois semaines, il travaille sept jours suivis de trois jours de congé. Il travaille par la suite trois jours suivis d’une journée de congé.

5.3.         Depuis qu’il est au service de l’Employeur, celui-ci a toujours respecté le « Guide de l’employé » qui traite de la « Politique du temps de travail », notamment les articles 4 et 5.2 qui visent le temps supplémentaire (S-3). Il y est prévu que tout travail en temps supplémentaire est rémunéré au taux de 150 % pour chaque heure travaillée, que ces heures sont accumulées dans une banque, cette dernière pouvant être utilisée avec la permission du contremaître à l’occasion de différentes absences. Cette banque ne comporte aucun maximum d’heures cumulables. C’est sur le formulaire « Compilation mensuelle du temps - CSRAD » qu’il est fait rapport, s’il y a lieu, du temps supplémentaire effectué (S-4).

5.4.         L’avantage d’une telle banque de temps supplémentaire est de permettre de courtes absences sans qu’il soit besoin de recourir à sa banque de vacances ou de demander un congé sans traitement.

5.5.         Sur la paie du 31 mars 2011, l’Employeur a remboursé à chaque employé les heures qui apparaissaient à sa réserve de temps supplémentaire     (S-6 à S-11). Ni le Syndicat ni le personnel n’avait été consulté ou avisé préalablement de cette décision. Ainsi, dorénavant, lorsqu’on doit s’absenter pour des raisons personnelles, il faut soit puiser à même ses vacances ou soit être obligé de prendre un congé sans traitement.

5.6.         La décision de l’Employeur de rembourser au 31 mars 2011 les banques de temps supplémentaire peut entraîner un éventuel préjudice fiscal au personnel compte tenu d’un changement dans le taux d’imposition.

[6]            M me  VÉRONIQUE TROTTIER est au service de l’Employeur depuis le 23 avril 2007 à titre d’ouvrière agricole. Elle travaille à la production caprine.

[7]            Le témoignage de M me  Trottier est strictement conforme à celui rendu précédemment par M. Montambault. Elle ajoute que, lors de son embauche, M. Guy Julien, contremaître, lui a remis le document « Guide de l’employé ».

[8]            M. ROBERTO HAMEL est conseiller syndical pour le Syndicat depuis 2000. Son témoignage a porté sur les aspects administratifs de la comptabilisation et de l’imputation des coûts du temps supplémentaire et il a fait valoir que certains logiciels pouvaient faciliter cette tâche.

 

Le « Guide de l’employé » (S-3) prévoit notamment dans sa section « Politique du temps au travail » les dispositions suivantes concernant le temps supplémentaire :

«  4. Heures supplémentaires (tous les employés)

4.1.     Le temps travaillé en dehors de la plage horaire est comptabilisé comme heures supplémentaires. L’employé reçoit en compensation des heures supplémentaires travaillées un crédit de congé d’une durée de 1,5 fois les heures réellement travaillées.

4.2.     Pour effectuer du travail en temps supplémentaire, un ouvrier ou un fonctionnaire doit avoir reçu l’autorisation au préalable de son supérieur immédiat. […]

5.2. Heures supplémentaires (tous les employés)

•  Les heures supplémentaires accumulées peuvent être prises en heures/minutes à la discrétion de l’employé et sous réserve de l’approbation de son supérieur immédiat;

•  Les heures faites à partir du 1 er janvier peuvent être reportées au 1 er avril en plus des 38¾ heures qui auraient pu être accumulées l’année précédente;

•  Lorsqu’un fonctionnaire a accumulé 35 heures et un ouvrier 38¾, ces derniers peuvent automatiquement, lorsqu’ils ont cette banque de temps en réserve, se faire payer le temps supplémentaire fait au-delà de ces heures;

[…] »

[9]            Pour leur part, les documents S-5 à S-11 font état, pour sept personnes, de l’état des réserves de congés, y compris celle du temps supplémentaire. Est également annexé à ce document le détail des gains et déductions relatifs à la paye versée le     31 mars 2011. A alors été remboursée la totalité des heures de temps supplémentaires en réserve qui apparaissait au crédit de ces personnes.

[10]         Ainsi que l’indique la décision du 25 novembre 2009 de la Commission des relations du travail (S-2), le Syndicat avait déposé sa requête en accréditation le         21  octobre 2009.

ARGUMENTATION DES PARTIES

A)     Argumentation du Syndicat

[11]         Le procureur du Syndicat soutient que la politique du temps supplémentaire que pratiquait l’Employeur jusqu’au 31 mars 2011 constitue bel et bien une condition de travail au sens de l’article 59 du Code du travail et que la preuve est éloquente sur le fait que l’Employeur a violé cet article en décidant unilatéralement de modifier sa politique sur le cumul et le paiement du temps supplémentaire et en monnayant, à cette dernière date, les heures accumulées à ce titre par le personnel syndiqué.

[12]         À l’appui de ses prétentions, le procureur du Syndicat dépose un document et de la jurisprudence (Annexe I).

B)     Argumentation de l’Employeur

[13]         Dans un premier temps, le représentant de l’Employeur, bien qu’il reconnaisse comme fondés les témoignages de M me  Trottier et de M. Montambault, fait valoir que le « Guide de l’employé » n’a été porté à sa connaissance et à celle du directeur général que depuis environ trois mois.

[14]         Ce représentant explique que l’Employeur a agi conformément à l’article 55 de la Loi sur les normes du travail [2] qui permet à ce dernier de soit payer le temps supplémentaire au fur et à mesure de son exécution, soit permettre qu’il soit pris en congé.

[15]         Si l’Employeur a décidé de rembourser au personnel, le 31 mars 2011, les heures supplémentaires que celui-ci avait en réserve à cette dernière date, c’est essentiellement dû à des contraintes administratives compte tenu que son financement est assuré par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) et par différents partenaires de recherche. Le fait de ne pas payer le temps supplémentaire au fur et à mesure de son exécution entraînait des problèmes lorsque l’Employeur réclamait au MAPAQ et aux différents partenaires l’argent que ceux-ci devaient lui verser. En somme, l’imputation des coûts qu‘il fallait alors effectuer devenait fort difficile, voire même impossible.

C)     Réplique du Syndicat

[16]         Le procureur du Syndicat fait remarquer que l’article 55 L.N.T., comme cette loi elle-même d’ailleurs, constitue un minimum et que l’article 59  C.t. doit ici recevoir priorité. Quant aux contraintes administratives que fait valoir l’Employeur, telles contraintes, soutient-il, ne peuvent servir d’excuse pour ne pas respecter l’article 59 C.t. qui prévoit notamment le maintien des conditions de travail à compter du dépôt d’une requête en accréditation.

DÉCISION ET MOTIFS

[17]         L’arbitre doit décider si est bien fondée la prétention du Syndicat sur le fait que l’Employeur aurait violé l’article 59  du Code du travail en remboursant au personnel salarié, le 31 mars 2011, leur banque de temps supplémentaire et en leur imposant la non-accumulation future de tel temps.

[18]         Après analyse, l’arbitre ne peut que répondre affirmativement à la présente question.

[19]         L’article 59  du Code du travail se lit ainsi :

«  59.      À compter du dépôt d’une requête en accréditation et tant que le droit au lock-out ou à la grève n’est pas exercé ou qu’une sentence arbitrale n’est pas intervenue, un employeur ne doit pas modifier les conditions de travail de ses salariés sans le consentement écrit de chaque association requérante et, le cas échéant, de l’association accréditée.

          Il en est de même à compter de l’expiration de la convention collective et tant que le droit au lock-out ou à la grève n’est pas exercé ou qu’une sentence arbitrale n’est pas intervenue.

          Les parties peuvent prévoir dans une convention collective que les conditions de travail contenues dans cette dernière vont continuer de s’appliquer jusqu’à la signature d’une nouvelle convention. »

[20]         Cet article consacre le « maintien des conditions de travail » à compter du dépôt d’une requête en accréditation, et ce, tant que le droit à la grève ou au lock-out n’est pas exercé ou qu’une sentence arbitrale n’est pas intervenue. Les auteurs Blouin et Morin justifient ainsi cette disposition :

«  III.84 - Cette garantie de maintien des conditions de travail sert en quelque sorte de contrepoids à l’interdiction de faire grève qui s’impose tant et aussi longtemps que les conditions précisées à la loi n’ont pas été satisfaites. À défaut de cette règle relative au maintien des conditions de travail, l’employeur pourrait, à l’arrivée d’un syndicat ou à l’expiration de la convention collective, modifier comme bon lui semble les normes de travail en vigueur prévues aux contrats de travail ou dans les règlements internes de l’entreprise alors que le syndicat ne pourrait nullement réagir à ce moment précis. La prohibition vise à maintenir un certain équilibre pendant la période d’interdiction du droit de grève. » (p. 192) [3]

[21]         Ainsi que le précise l’article 59  C.t., le Syndicat peut cependant accepter que l’Employeur modifie les conditions de travail existantes, acceptation qui doit cependant se faire par écrit. Dans la présente affaire, il ne fait pas de doute que le Syndicat n’a jamais consenti telle chose.

[22]         L’article 59  C.t. n’a cependant pas comme effet de limiter les pouvoirs de gestion courante de l’Employeur. Cet article ne vise que le maintien des « conditions de travail ». Pour reprendre l’opinion des auteurs précités, cette dernière expression « comprend principalement l’ensemble des modalités ayant trait à la prestation de travail du salarié et à la contre-prestation de l’employeur, de l’embauchage jusqu’à la retraite » [4] .

[23]         La question du temps supplémentaire, et l’Employeur ne le conteste d’ailleurs pas, constitue indubitablement une condition de travail. D’ailleurs, le « Guide de l’employé » en traite dans sa section « Politique du temps de travail » en spécifiant les modalités d’acquisition de tel temps et la façon dont celui-ci peut être utilisé. Il prévoit également que le temps supplémentaire s’accumule dans une banque et que le temps non utilisé est reporté, selon certaines modalités, d’une année financière à l’autre.

[24]         La preuve révèle que c’est cette politique du temps supplémentaire que l’Employeur appliquait le 21 octobre 2009, soit au moment du dépôt de la requête en accréditation du Syndicat. Les témoignages de M me  Trottier et de M. Montambault sont éloquents sur ce sujet. Il en est de même des pièces S-5 à S-11 qui font notamment état des heures de temps supplémentaire que les personnes visées avaient accumulées dans leur banque au 31 mars 2011.

[25]         En somme, la preuve dont l’arbitre est saisi ne peut qu’amener une conclusion : sans l’accord du Syndicat, l’Employeur a modifié les conditions de travail du personnel en décidant de rembourser, au 31 mars 2011, la totalité des heures accumulées au titre du temps supplémentaire et de mettre ainsi fin à la possibilité que ce personnel puisse dorénavant  accumuler dans une banque le temps supplémentaire qu’il effectuait.

[26]         Il ne fait pas de doute que la bonne foi de l’Employeur n’est pas ici en cause et celui-ci a d’ailleurs fait valoir que seules les contraintes administratives d’imputation du temps supplémentaire effectué ont motivé son geste. Une telle situation ne peut cependant permettre qu’il puisse se soustraire, à la période visée, aux impératifs que lui impose l’article 59  C.t. relativement au maintien des conditions de travail de son personnel.

[27]         De la même manière, l’Employeur ne saurait trouver refuge sous l’article 55 de la Loi sur les normes du travail qui prévoit les conditions minimales que tout employeur doit respecter dans la gestion du temps supplémentaire et qui n’a pas préséance sur l’article 59  du Code du travail à moins, évidemment, que les dispositions du temps supplémentaire en vigueur chez un employeur ne respectent pas les conditions minimales prévues à l’article 55  L.N.T., ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire.

[28]         Dans les circonstances, l’arbitre ne peut que conclure que l’Employeur n’était pas justifié de rembourser au personnel salarié le temps supplémentaire qu’il avait accumulé au 31 mars 2011 et que celui-ci est en droit de continuer, jusqu’à la conclusion ou l’imposition d’une première convention collective, d’accumuler dans une banque le temps supplémentaire effectué.

DISPOSITIF

[29]         POUR CES MOTIFS, L’ARBITRE :

29.1.      ACCUEILLE la mésentente présentée le 30 juin 2011 par le Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec;

29.2.      DÉCLARE que c’est à tort que le Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD) a remboursé, le 31 mars 2011, le temps supplémentaire qu’avait accumulé dans une banque le personnel salarié;

29.3.      ORDONNE à l’Employeur de continuer à permettre au personnel visé, et ce, jusqu’à ce qu’une convention collective soit en vigueur, d’accumuler dans une banque le temps supplémentaire que celui-ci effectue;

29.4.      CONSERVE compétence dans l’éventualité qu’il faille disposer d’une question pécuniaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

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M e JEAN-GUY ROY,  arbitre

 

 


A N N E X E  I

 

Document et jurisprudence déposés par le Syndicat

 

Gérard DION, Dictionnaire canadien des relations du travail , 2 e Édition, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 1986, p. 104;

 

Les services d’urgences C.A.L. et Rassemblement des employés techniciens ambulanciers du Québec , M. Léopold Lavoie, arbitre, 15 octobre 1984, AZ-85141046 ;

 

L’Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries (Teamsters, local 1999) et Quality Goods I.M.D., inc. , M e Claude H. Foisy, arbitre,       30 août 1990, AZ-90141179 ;

 

Séminaire de la Très Sainte-Trinité c. M e  Jean-Pierre Tremblay et Syndicat des enseignants du Séminaire de la Très Sainte-Trinité , C.S. (Longueuil), M. le juge Yves Mayrand, [1991] R.J.Q. 428 à 441;

 

Union des employés et employées de service, section locale 800 et SEDAC Laboratoires inc. , M e J.-Jacques Turcotte, arbitre, 10 juin 1998;

 

S.E.D.A.C. Laboratires inc. c. Jean-Jacques Trucotte et Union des employés et employées de service, section locale 800 (F.T.Q.) C.S. (Chicoutimi), M. le juge Gratien Duchesne, 7 octobre 1998, n o  150-05-001393-984;

 

Syndicat des salarié(es) de Weavexx (CSD) et Weavexx Corporation , M e  Denis Gagnon, arbitre, 10 novembre 1998;

 

Édifice Le Bel Âge et Syndicat des travailleuses et travailleurs en centre d’hébergement - CSN , M. Gilles Ferland, arbitre, 25 mai 2001, AZ-01141183 ;

 

Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, section locale 922 et Récupération Gaudreau inc. , M e  Jean Gauvin, arbitre, 19 février 2003.



[1]     L.R.Q., c. C-27

[2]      L.R.Q., c. N-1.1

[3]     Droit de l’arbitrage des griefs , 5 e édition, Les Éditions Yvon Blais, Cowansville, 2000.

[4]     Idem , page 52.