Société Radio-Canada c. Rousseau

2012 QCCS 1018

JM1895

 
 COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-063039-112

 

 

 

DATE :

12 mars 2012

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

LISE MATTEAU, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

 

Requérante

 

c.

 

ME ANDRÉ ROUSSEAU, ès qualités d'arbitre de griefs

 

Intimé

 

et

 

SYNDICAT DES TECHNICIEN(NE)S ET

ARTISAN(E)S DU RÉSEAU FRANÇAIS

DE RADIO-CANADA

 

Mis en cause

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

LE LITIGE

[1]            La Société Radio-Canada (l'Employeur) demande la révision judiciaire d'une sentence arbitrale (la Sentence) rendue le 7 décembre 2010 par l'arbitre André Rousseau (l'Arbitre).

[2]            Aux termes de la sentence qu'il a rendue, l'Arbitre accueille le grief logé par le Syndicat des technicien(ne)s et artisan(e)s du réseau français de Radio-Canada (le Syndicat) et ordonne à l'Employeur de continuer à payer, jusqu'au terme de la convention collective (la Convention), la prime d'affectation temporaire (la Prime) aux assistants TV du site de Montréal lorsque ces derniers assistent un caméraman opérant une caméra «  steady cam ».

[3]            Le grief dont il est ici question a été logé le 28 mars 2007 et est rédigé en ces termes :

«(…)

Nous contestons la décision de la Société Radio-Canada de mettre fin à la pratique d'avancer temporairement les assistants TV affectés pour assister le caméraman steady cam.

Par conséquent, nous réclamons que Radio-Canada maintienne cette pratique et que tous les droits et privilèges des employés lésés soient respectés. Le tout portant intérêts. (…)  » [1]

LE CONTEXTE

[4]            Les faits pertinents au présent litige sont simples et ne sont pas contestés.

[5]            Dans le cadre du Mémoire qu'il a produit, le Syndicat déclare en effet s'en remettre au résumé des faits que l'Employeur a présenté aux termes du Mémoire qu'il a déposé et qui reproduit essentiellement les faits dont il fait état dans le cadre de la Requête en révision judiciaire qu'il a intentée.

[6]            L'Employeur résume ainsi ces faits :

«(…)

3.      (…)

a)      Dans le cadre de ses activités, la Requérante emploie plusieurs personnes occupant un poste « Assistant TV » (selon la classification que l'on retrouve à l'article 39 de la convention collective pertinente (la « Convention »), laquelle est communiquée au soutien des présentes comme pièce P-2 );

b)      Les tâches accomplies par les Assistants TV sont très variées et, dans les faits, le rôle des Assistants TV fluctue passablement d'un contexte à un autre, le tout tel qu'il appert d'un document déposé devant l'Arbitre et intitulé «Tâches reliées au travail d'assistant technicien à Radio-Canada » (communiqué comme pièce P-3 au soutien des présentes);

c)      L'un de ses rôles est d'agir à titre d'assistant auprès d'un caméraman opérant une « steady cam ». Ce rôle est décrit de la façon suivante à la pièce P-3 :

Quand une "steady cam" est utilisée pour le tournage d'une émission, il y a habituellement 2 assistants pour appuyer le caméraman (l'un tout près de lui s'occupe de la sécurité du caméraman et du câble et l'autre s'occupe particulièrement du câble). Le directeur de site doit consulter l'opérateur de "steady cam" pour déterminer les assistants les plus aptes à l'aide car il doit exister, dans cette équipe, un lien de confiance et de complicité.

d)      La personne qui « s'occupe de la sécurité du caméraman » est généralement désignée comme étant le « 1 er Assistant » alors que celle qui « s'occupe particulièrement du câble » est généralement désignée comme étant le « 2 ème Assistant »;

e)      Lorsqu'ils travaillent avec un caméraman opérant une Steady Cam, autant le 1 er Assistant que le 2 ème Assistant effectuent exclusivement des tâches inhérentes à leur poste d'Assistant TV, lequel est un poste « Groupe 3 » (toujours selon la classification contenue à l'article 39 de la Convention);

f)       Tel qu'il le sera expliqué ci-après, ces assistants n'ont donc pas droit à une prime d'affectation temporaire (connue sous l'acronyme anglais « TUG  », lequel signifie Temporary UpGrade) au sens de l'article 22 de la Convention puisque cela nécessite qu'il occupe une fonction relevant d'un groupe salarial supérieur;

g)      Malgré ce qui précède, au fil des années , certains gestionnaires ont octroyé des TUG aux personnes remplissant la fonction de 1 er Assistant (et non à celles remplissant la fonction de 2 ème Assistant), et ce, afin de maintenir un groupe de 1 er Assistants stables et de favoriser l'existence d'un « lien de confiance et de complicité » (voir P-3) entre ces derniers et les caméramans opérant une Steady Cam ;

h)      À l'automne 2006, monsieur Pierre Beaucage (alors coordonnateur technique pour la Requérante) a pris conscience de la situation et il a décidé de mettre un terme à cette pratique puisque cette dernière ne s'appuyait sur aucune disposition de la Convention et créait une iniquité entre les assistants TV;

i)       Après discussions avec le service des relations du travail, il a donc décidé de dénoncer formellement la pratique qu'il avait observée et, le 27 mars 2007, il a indiqué aux représentants du Syndicat que, dorénavant, la Requérante ne verserait plus de TUG aux 1 er Assistants puisque cela contrevenait à la Convention;

j)       Le lendemain, le même message a été transmis à l'ensemble des gestionnaires concernés et, le jour même, le Syndicat a déposé un grief contestant « la décision de la [Requérante] de mettre fin à la pratique d'avancer temporairement les assistants TV affectés pour assister le caméraman steady cam » (le «  Grief  », lequel est communiqué comme pièce P-4 au soutien des présentes);

4.      Le Grief a été soumis à l'Arbitre dans les délais prévus à la Convention et, après deux (2) courtes journées d'audition et un échange de plaidoiries écrites, ce dernier a rendu sa Sentence le 7 décembre 2010;

5.      La Sentence a été transmise par courrier au procureur de la Requérante et a été reçue par celui-ci le 8 décembre 2010 (un vendredi), la Requérante elle-même n'étant en mesure d'en prendre connaissance que lendemain;

(…) »

(L'emphase est dans le texte)

(Le Tribunal souligne)

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

 

Ø   L'Employeur

[7]            Dans un premier temps, l'Employeur fait valoir que comme la tâche d'assister un caméraman opérant une «  steady cam » constitue une des tâches inhérentes au poste d' assistant TV et ne relève d'aucun autre groupe d'emplois décrit à la Convention, l' article 22.1 de la Convention ne peut trouver application.  Dès lors, selon l'Employeur, la seule conclusion envisageable pour l'Arbitre en regard des faits et du droit était de rejeter le grief.

[8]            L'Employeur ajoute qu'en lui ordonnant de verser la Prime aux assistants TV qui agissent à titre d' assistant auprès d'un caméraman opérant une «  steady cam », l'Arbitre a modifié les dispositions de la Convention, ce que lui interdisent les dispositions de l' article 13.8 de la Convention.

[9]            L'Employeur plaide par ailleurs qu'en fondant sa sentence sur la notion de l' estoppel , l'Arbitre a conféré à cette notion un sens et une portée déraisonnables , excédant ainsi sa compétence.

[10]         L'Employeur soutient en effet que non seulement l'Arbitre ne précise pas le type d' estoppel sur lequel il s'appuie [2] , mais la notion d' estoppel by conduct , la seule qui pouvait selon lui s'appliquer au présent débat, ne peut être invoquée pour justifier le maintien d'une pratique dans l'avenir.

[11]         L'Employeur précise en outre que la notion du promissory estoppel était étrangère à la présente affaire, puisque l'Arbitre ne disposait d'aucune preuve de l'existence d'une promesse qu'il aurait faite au Syndicat, soit à l'occasion de la négociation d'une convention collective, soit à toute autre occasion, à l'effet qu'il continuerait, dans l'avenir, à verser la Prime aux assistants TV qui agissent à titre d' assistant auprès d'un caméraman opérant une «  steady cam ».

[12]         L'Employeur conclut en faisant valoir que la conclusion de l'Arbitre constitue ni plus ni moins une clause de protection de droits acquis , ce que la Convention ne prévoit pas.

Ø   Le Syndicat

[13]         Le Syndicat plaide qu'en raison de la pratique dérogatoire qui avait cours depuis plusieurs années, l'Arbitre était justifié d'appliquer la notion d' estoppel , plus particulièrement celle du promissory estoppel à laquelle il réfère.

[14]         Le Syndicat ajoute par ailleurs qu'il était raisonnable pour l'Arbitre de conclure que le fait pour l'Employeur d'avoir toujours agi de la même manière depuis plusieurs années, témoignait d'une promesse qui liait ce dernier pendant un certain temps, soit jusqu'à l'expiration de la Convention, puisqu'il n'a jamais eu l'opportunité de négocier des termes plus avantageux lors de la dernière négociation de la Convention, persuadé qu'il était alors qu'une telle pratique se poursuivrait.

LES DISPOSITIONS PERTINENTES

[15]         Pour une meilleure compréhension, il y a lieu de reproduire les dispositions suivantes de la Convention alors en vigueur entre les parties pour la période du 13 avril 2006 au 31 mars 2009 :

« (…)

13.8 - Pouvoirs de l'arbitre

L'arbitre n'est pas habilité à changer, à réviser, à étendre ou à modifier les dispositions de la présente convention, ni à accorder des frais et dépenses ou dommage-intérêts à l'une ou l'autre partie, mais il est habilité à ordonner, lorsqu'il le juge à propos, qu'un employé suspendu, congédié, ou autrement puni à tort, soit réintégré dans son emploi avec restitution de tout ou partie de son salaire et des autres avantages conventionnels qu'il a pu perdre; il peut aussi ordonner qu'un employé congédié soit réintégré sans salaire.

(…)

22.1 - Affectation temporaire, modalités et primes

Advenant qu'un employé soit temporairement affecté à des tâches d'un groupe supérieur à celles qu'il occupe en permanence et qui relèvent du groupement négociateur, il touche, en plus de sa paie habituelle un montant fixe selon les modalités suivantes :

a)         À un poste allant jusqu'au groupe 4

            pour tout ou partie d'une journée de travail dans les cas où il est affecté à un poste allant jusqu'au groupe 4                10,00 $

b)         À un poste du groupe 5 à 8

            dans un poste du groupe 5 à 8                                   15,25 $

c)         À un poste supérieur au groupe 8

            dans un poste supérieur au groupe 8                         21,00 $

(…)  » [3]  

(L'emphase est dans le texte)

[16]         Les employés visés par le présent litige font partie du groupe d'emplois numéro 3.

[17]         Par ailleurs, les tâches reliées au travail d'un assistant TV sont variées et, dans les faits, son rôle fluctue passablement d'un contexte à un autre.

[18]         Dans le cadre d'un document intitulé «  Tâches reliées au travail d'assistant technicien à Radio-Canada  » que l'Employeur a produit [4] , l'une de ces tâches consiste à agir à titre d' assistant auprès d'un cameraman opérant une «  steady cam ». Cette tâche y est ainsi décrite :

« (…)

Quand une « steady cam » est utilisée pour le tournage d'une émission, il y a habituellement 2 assistants pour appuyer le caméraman (l'un tout près de lui s'occupe de la sécurité du caméraman et du câble et l'autre s'occupe particulièrement du câble). Le directeur de site doit consulter l'opérateur de « steady cam » pour déterminer les assistants les plus aptes à l'aide car il doit exister, dans cette équipe, un lien de confiance et de complicité.(…)  » [5]

LA NORME DE CONTRÔLE

[19]         Récemment, le Tribunal a analysé la norme de contrôle applicable lorsqu'une sentence arbitrale fait l'objet d'une demande de révision [6] .

[20]         Voici ce qu'il en disait :

« (…)

[37]       Depuis l’arrêt Dunsmuir 14 , il est maintenant acquis que l’analyse d’une décision dont on demande la révision s’effectue en fonction de deux (2) normes, soit celles de la décision correcte et de la décision raisonnable.

[38]       Messieurs les juges Bastarache et LeBel nous indiquent la marche à suivre aux fins de déterminer la norme de contrôle applicable :

« (…)

62.        Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes .  Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu , lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.(…) »

(Le Tribunal souligne)

[39]       C’est ainsi qu’en matière de relations de travail, il a été établi que, règle générale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. C’est d’ailleurs ce que confirment messieurs les juges Bastarache et LeBel lorsqu’ils écrivent ce qui suit :

« (…)

[54]        La jurisprudence actuelle peut être mise à contribution pour déterminer quelles questions emportent l’application de la norme de la raisonnabilité.  Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise : Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157 , par. 48; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487 , par. 39.  Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 72.  L’arbitrage en droit du travail demeure un domaine où cette approche se révèle particulièrement indiquée.  La jurisprudence a considérablement évolué depuis l’arrêt McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517 , et la Cour s’est dissociée de la position stricte qu’elle y avait adoptée.  Dans cette affaire, la Cour avait statué que l’interprétation, par un décideur administratif, d’une autre loi que celle qui le constitue est toujours susceptible d’annulation par voie de contrôle judiciaire . (…) »

(Le Tribunal souligne)

[40]       Messieurs les juges Bastarache et LeBel poursuivent alors en ces termes :

« (…)

[55]       Les éléments suivants permettent de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité :

Une clause privative : elle traduit la volonté du législateur que la décision fasse l’objet de déférence.

Un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale (p. ex., les relations de travail).

La nature de la question de droit.  Celle qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62 ).  Par contre, la question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité lorsque sont réunis les deux éléments précédents .

[56]        Dans le cas où, ensemble, ces facteurs militent en faveur de la norme de la raisonnabilité, il convient de déférer à la décision en faisant preuve à son endroit du respect mentionné précédemment.  Il n’y a rien d’incohérent dans le fait de trancher certaines questions de droit au regard du caractère raisonnable.  Il s’agit simplement de confirmer ou non la décision en manifestant la déférence voulue à l’égard de l’arbitre, compte tenu des éléments indiqués . (…) »

(Le Tribunal souligne)

[41]       Tel est le cas, en l’espèce.

[42]       D’abord, les articles 139 et 140 du Code du travail font état d’une clause privative complète. Par ailleurs, l’Arbitre, qui œuvre au sein même d’un régime administratif distinct et particulier, possède une expertise spéciale en matière de relations de travail.

(…)

[46]       Par ailleurs, cette question de droit particulière est sans portée générale et ne revêt pas « (…) une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble (…) » 15 , ce qui diffère la présente affaire de celles que le Syndicat a portées à l’attention du Tribunal. Alors que dans le cadre de la première décision, la question en litige consistait à déterminer s’il y avait eu violation d’un droit fondamental prévu à la Charte des droits et libertés de la personne 16 , la question en litige qui était au cœur de la seconde décision portait sur l’interprétation de l’article 426 C.c.Q. dans le contexte général du partage du patrimoine familial 17 .

(…)

[49]       Fort de ces principes, le Tribunal appliquera donc la norme de contrôle de la décision raisonnable, ceci en se guidant sur les paramètres édictés par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir précité  :

« (…)

[47]        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit .

[48]       L’application d’une seule norme de raisonnabilité n’ouvre pas la voie à une plus grande immixtion judiciaire ni ne constitue un retour au formalisme d’avant l’arrêt Southam.  À cet égard, les décisions judiciaires n’ont peut-être pas exploré suffisamment la notion de déférence, si fondamentale au contrôle judiciaire en droit administratif.  Que faut-il entendre par déférence dans ce contexte?  C’est à la fois une attitude de la cour et une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire.  Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations.  Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues.  La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit.  Elle « repose en partie sur le respect des décisions du gouvernement de constituer des organismes administratifs assortis de pouvoirs délégués  » : Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554 , p. 596, la juge L’Heureux-Dubé, dissidente.  Nous convenons avec David Dyzenhaus que la notion de [ traduction ] « retenue au sens de respect » n’exige pas de la cour de révision [ traduction ] « la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision »  : « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286 (cité avec approbation par la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, par. 65; Ryan, par. 49).(…) »

(Les soulignements sont dans le texte)

(Le Tribunal met l'emphase)

[21]         Qu'il suffise d'ajouter que le présent litige s'inscrit à l'intérieur même des relations de travail qui gouvernent l'Employeur et le Syndicat, soit les conditions salariales des assistants TV qui agissent à titre d' assistant auprès d'un caméraman opérant une «  steady cam »  et qui dénoncent la cessation, en cours de convention collective, d'une pratique dérogatoire qui perdurait depuis plusieurs années.

[22]         Dès lors et fort des principes dont il a été fait état ci-devant, le Tribunal est d'avis, tout comme les parties d'ailleurs, que la norme de contrôle de la décision raisonnable doit recevoir application.

L'ANALYSE

Ø   La recevabilité du grief et l'existence d'une pratique dérogatoire

[23]         Dès le début de son analyse, l'Arbitre réfère à la preuve qui révèle que depuis le début des années 1990, l'Employeur versait régulièrement une prime d'affectation temporaire au montant de dix dollars (10,00 $) à l' assistant TV qui travaille en équipe avec un caméraman opérant une «  steady cam  », et ce, bien que cette tâche constitue une des tâches inhérentes au groupe d'emplois numéro 3.

[24]         D'ailleurs, l'Employeur reconnaît qu'une telle pratique existait depuis plusieurs années, mais soutient qu'il pouvait y mettre fin en tout temps, après l'avoir dénoncée au Syndicat, ce qu'il a fait le 27 mars 2007.

[25]         Par la suite, l'Arbitre fait état des prétentions des parties à cet égard. Voici comment il s'exprime :

« (…)  

La première question en litige est celle de la recevabilité du grief, soulevée par l'employeur en début d'instance, de même que dans le cadre de la plaidoirie au fond : le grief ne prendrait appui sur aucune disposition conventionnelle et il invoquerait uniquement une pratique comme source de droit.

Tout en reconnaissant que la tâche en cause ne se retrouve pas dans une description d'emploi de groupe 4, le syndicat a soutenu que la pratique, bien établie, de verser la prime d'affectation temporaire empêchait l'employeur d'appliquer de façon stricte les dispositions de la clause 22.1, en cours de convention collective.

L'énoncé du grief exprime clairement que le syndicat fonde sa réclamation sur la pratique qui avait cours. (…) [7]   »

[26]         Référant alors à la doctrine et à la jurisprudence sur cette question, l'Arbitre poursuit en ces termes :

« (…)   Ainsi que la doctrine et la jurisprudence l'ont indiqué, la mise en œuvre et le maintien, pendant une longue période, d'une pratique en marge de la convention, peut constituer une représentation à laquelle l'autre partie a prêté foi , comme l'exprimaient les auteurs D'Aoust et Dubé, de même que divers arbitres:

"…

      Par contre, d'autres règles doivent être respectées, pour que la pratique passée s'assimile soit à la représentation, soit à la promesse fondant l'application de la doctrine de l'estoppel. La finalité n'est pas de dégager l'entente des parties, mais plutôt d'établir si la pratique invoquée était de nature à inciter l'autre partie à y prêter foi, de telle sorte qu'elle modifie sa position légale à son désavantage. La pratique est alors définie en fonction des gestes d'une seule partie, Ie representor ou promisor. Son action, unilatérale, produit certes des effets sur l'autre partie, mais elle ne requiert pas le concours de sa volonté pour constituer une représentation ou promesse donnant ouverture à l'estoppel .

      La qualification de la pratique est également fondamentale dans l'hypothèse où un syndicat l'invoque pour s'opposer â un changement de pratique de la part de l'employeur. Ce dernier, par une pratique de longue date, en accordant plus d'avantages que prévu à la convention collective, ou n'en appliquant pas les termes avec rigueur a-t-il affirmé tacitement un état de fait (representation ou fact) ou bien a-t-il fait une promesse à laquelle il est lié pour un certain temps? …  " 12

 

Dans une affaire où l'employeur avait, durant plusieurs années, versé le salaire à des enseignants, au cours de la période des Fêtes, sans qu'il n'y ait de prestation de travail, l'arbitre Marc Boisvert a conclu en ces termes :

" …

Dans les circonstances, l'Employeur incitait raisonnablement le Syndicat, par sa conduite, à conclure qu'il était d'accord pour considérer que les enseignants de la garderie avaient droit à des vacances rémunérées à la fin de chaque année civile, et qu'il ne remettrait pas cette pratique en question pendant la durée de la convention. Le Syndicat peut à bon droit invoquer une « fin de non-recevoir » lorsque l'Employeur veut revenir sur cette position initiale avant l'expiration de la convention S-1 .

…" 13

Dans une affaire où l'employeur voulait mettre fin à une pratique qui avait assuré des congés de fin de semaine aux salariés à temps plein, l'arbitre Jean-Pierre Lussier donna effet à la pratique établie, pour fonder un grief qui s'opposait à une application stricte d'une disposition conventionnelle :

"…

Au fond, la fin de non-recevoir est un moyen fondé essentiellement sur l'équité. Elle permet à une partie qui s'est fiée à la conduite d'une autre, d'invoquer avec succès cette conduite passée, lorsque l'autre partie entend dorénavant agir de façon incompatible avec elle et que cela est susceptible de lui causer préjudice.

La conduite passée invoquée comme fondement à une fin de non-recevoir peut très bien ne pas correspondre à la lettre de la convention collective. Cela ne change nullement que la partie adverse pourrait avec raison s'estimer lésée si on pouvait changer subitement celte conduite sans avis raisonnable lui permettant de renégocier son contrat. ... " 14

Dans une affaire qui avait trait à la validité de la procédure disciplinaire suivie par l'employeur, l 'arbitre Jean-Louis Dubé appliqua la théorie de l'estoppel, ou de la fin de non-recevoir, alors que le syndicat réclamait que soit mise en échec l'application stricte d'une disposition conventionnelle :

"…        Il faudrait en effet, devant la preuve, conclure que l'employeur a renoncé à l'application du texte dans ce sens. On peut en effet mettre en échec l'application d'un texte d'une convention collective par une défense de fin de non·recevoir. C'est exactement ce qu'a fait la Cour suprême du Canada dans l'affaire Banque nationale du Canada et dame Saucisse 12 . Elle n'a pas appliqué des textes clairs d'un contrat de cautionnement et du Code civil du Bas-Canada parce que la preuve avait révélé que l'intimée pouvait bénéficier d'une fin de non·recevoir.

Dans cette même sentence, Me Dubé citait avec approbation les commentaires suivants de Me Roland Tremblay :

" ... car la doctrine de l'estoppel fait en sorte que l' application incorrecte du texte est devenue la loi des parties jusqu'à l'expiration de la convention collective et ce n'est que lors de négociation de la prochaine convention collective que les parties pourront s'entendre sur un autre texte qui dira exactement ce sur quoi les parties s'entendent ou garderont le même texte qui alors aura l'interprétation que cette sentence lui a donnée car ce grief et cette sentence équivalent à une dénonciation de la part du syndicat qui n'accepte plus la mauvaise interprétation et la mauvaise application que l'employeur fait présentement de cette disposition de la prime de vol de nuit.

…" 16   » [8]

(Le Tribunal souligne et met l'emphase)

[27]         L'Arbitre conclut son analyse sur cette question en ces termes :

« (…)

En appliquant cette doctrine et cette jurisprudence aux faits sous étude, il faut conclure que le syndicat est fondé à réclamer le maintien de la pratique qui avait cours , quant au paiement de la prime d'affectation temporaire, en faveur des assistants TV qui faisaient équipe avec un caméraman " steady cam ". (…)  » [9]

(Le Tribunal souligne)

[28]         Même s'il n'est pas explicite à cet égard, il ressort de la doctrine et de la jurisprudence qu'il a citées que l'Arbitre est d'avis qu'outre de constituer une fin de non-recevoir, la notion d' estoppel peut également être invoquée pour soutenir une réclamation syndicale.

[29]         S'il est vrai que cette position n'est pas celle de la jurisprudence arbitrale dominante en pareille matière voulant que  l ' estoppel ne constitue qu'une fin de non-recevoir , les auteurs Claude D'Aoust et Louise Dubé rappellent toutefois l'évolution de la jurisprudence arbitrale à cet égard en faisant appel à trois (3) courants principaux, savoir :

Ø   Un courant restrictif, où l'application de l' estoppel au soutien d'une réclamation a été jugée irrecevable, une telle réclamation prenant sa source dans une pratique qui déborde le contenu obligationnel de la convention collective;

Ø   Un courant permissif, dominé par la décision C.N./C.P. [10] et où il est reconnu que l' estoppel sert à déterminer une question d'application de la convention collective, ce qui relève sans équivoque de la compétence de l'arbitre;

Ø   Un courant tempérant la portée de la décision C.N./C.P., où les arbitres concluent que les droits ayant fait l'objet d'une renonciation implicite doivent obligatoirement concerner une matière clairement exprimée dans la convention collective [11] .

[30]         Ici, les décisions arbitrales que le Syndicat et l'Employeur ont déposées aux fins de nourrir la réflexion de l'Arbitre [12] , démontrent bien les courants qui s'opposent sur cette question, aucun d'eux ne pouvant toutefois être qualifiés de déraisonnables .

[31]         Si la doctrine et la jurisprudence auxquelles réfère l'Arbitre reconnaissent clairement que la mise en œuvre et le maintien, pendant une longue période, d'une pratique dérogatoire, peuvent constituer une représentation ou une promesse à laquelle l'autre partie a prêté foi et à laquelle le « representor  » ou le « promisor » est lié pendant un certain temps, il est vrai que ce dernier ne précise pas sur quel type d' estoppel il fonde son analyse.

[32]         Discutant de l' estoppel by conduct et du promissory estoppel , les auteurs D'Aoust et Dubé précisent toutefois ce qui suit :

« (…)  

         Le promissory estoppel a des points communs avec l'estoppel ordinaire mais d'autres lui sont particuliers. Contrairement à la doctrine de l'estoppel by conduct , qui repose sur une representation of existing fact 47 , le promissory estoppel peut se fonder sur une promesse engageant son auteur dans ses rapports ultérieurs avec une autre partie 48 .

         La promesse est explicite (verbale ou écrite), comme c'est le cas dans l'affaire High Trees 49 ou implicite, la conduite d'une partie laissant croire à l'autre même non intentionnellement, qu'elle la dégage temporairement de certaines obligations contractuelles 50 .

         La promesse doit néanmoins s'inférer d'une conduite claire, matérialisée soit par une action ou une omission, par des gestes ou des paroles . En effet, un comportement de nature équivoque, ou une affirmation vague, pouvant donner lieu à plus d'une interprétation, ne permet pas de conclure, selon un critère légal objectif, à une promesse de nature à inciter raisonnablement l'autre partie à s'y fier 51 .

         Le caractère incitatif de la promesse (inducement) devra être démontré, de même que la croyance en celle-ci (reliance) de la partie qui s'y sera fiée, en modifiant effectivement sa position légale sur la foi de la promesse (alteration of position). Sur ces points particuliers, un promissory estoppel ressemble à l'estoppel by conduct .

         Par ailleurs, la partie qui invoque un promissory estoppel devra convaincre le tribunal qu'il serait injuste de permettre à son adversaire de renier sa promesse en exigeant l'exécution stricte des termes contractuels . Selon Lord Denning, ce critère d'application de l'equitable estoppel diffère de l'élément du préjudice (detriment), nécessaire à l'établissement d'un estoppel by representation. Le «detriment» serait une condition trop exigeante lorsque la bonne foi de l'autre partie est mise en cause : «A man should keep his word» 52 ; cela devrait suffire à porter secours à une partie qui a modifié sa position sur la foi d'une promesse. Il ne sera pas nécessaire qu'elle en ait subi une perte objectivement mesurable, e.g. une dépense 53 . La subtilité d'une telle distinction ne doit pas faire perdre de vue la préoccupation fondamentale de la doctrine : éviter qu'une iniquité ne résulte de la résiliation d'une promesse. » [13]

(Le Tribunal souligne)

[33]         Plus loin, les auteurs poursuivent en ces termes :

« (…)

La qualification de la pratique est également fondamentale dans l'hypothèse où un syndicat l'invoque pour s'opposer à un changement de pratique de la part de l'employeur. Ce dernier, par une pratique de longue date, en accordant plus d'avantages que prévu à la convention collective, ou n'en appliquant pas les termes avec rigueur a-t-il affirmé tacitement un état de fait (representation of fact) ou bien a-t-il fait une promesse à laquelle il est lié pour un certain temps ? Qu'en est-il de son défaut d'annoncer son intention de changer cette pratique qui dépasse ou déroge aux termes stricts de la convention? Sans répondre directement à ces questions, la jurisprudence arbitrale invoque indistinctement les doctrines du promissory estoppel ou de l'estoppel by conduct, bien que seule la première ait déjà reçu des tribunaux de droit commun une extension considérable, notamment en devenant accessible à la partie demanderesse.

On note une énorme disparité entre les approches retenues par les arbitres selon qu'il s'agit d'une pratique invoquée par l'employeur, qui reproche au syndicat son silence, ou plutôt d'une pratique patronale dont le syndicat conteste le changement soudain. (…) » [14]

(Le Tribunal souligne et met l'emphase)

[34]         Par ailleurs, la prétention de l'Employeur voulant que l'Arbitre ne disposait d'aucune preuve à l'effet qu'il aurait fait une promesse , confère à cette notion une portée pour le moins restrictive.

[35]         Tant la doctrine que la jurisprudence citées par l'Arbitre énoncent en effet clairement qu'une promesse peut se dégager non seulement de l' action d'une partie , mais également de son inaction .

[36]         Dans le cadre de l'ouvrage qu'elle livrait sur cette question, l'auteure Louise Verschelden précise d'ailleurs ce qui suit :

« (…)

On remarque que l'estoppel ne s'applique pas seulement aux actions mais également aux omissions d'une partie. En ce sens, un comportement ou une conduite peut être constituée d'actions ou de silences . (…) » [15]

(Le Tribunal souligne)

[37]         Plus loin, Me Verschelden poursuit en ces termes :

« (…)

La première condition de l'estoppel consiste donc à démontrer un comportement (representation of fact) ou une promesse implicite ou expresse de la part de l'autre partie équivalant à une renonciation à un droit. Une pratique dérogatoire à la convention collective , l'absence de griefs, le retrait ou le désistement d'un grief, une promesse faite à la table de négociation, le retrait d'une proposition à la table de négociations, seront autant d'indices d'une renonciation à l'exercice d'un droit.

(…)

(…) La renonciation à l'application d'un droit doit être suffisamment explicite pour qu'il y ait lieu à une véritable « promesse » de continuer de renoncer aux droits prévus à la convention dans le futur .

(…)

Pour donner lieu à l'application de l'estoppel, le silence doit être continu. Les violations de la clause en litige par une partie doivent avoir été suffisamment fréquentes pour que l'autre partie en soit informée et établisse, par son silence, un comportement non équivoque d'acceptation ou une promesse de tolérance . L'arbitre doit tenir compte de toutes les circonstances avant de conclure à l'existence d'une renonciation à des droits prévus à la convention. (…) [16] »

[38]         Force est de constater ici qu'en se fondant sur le comportement non équivoque de l'Employeur depuis plus de dix-sept (17) ans, l'Arbitre a conclu, à la lumière de la doctrine et de la jurisprudence en pareille matière, que ce dernier avait donné au Syndicat une forme d'assurance à l'effet qu'il ne remettrait pas en question la pratique dérogatoire, du moins jusqu'à l'expiration de la Convention.

[39]         Ici, l'Arbitre était au cœur de sa compétence. Il a interprété le comportement dont l'Employeur avait fait preuve depuis le début des années 1990 et a conclu qu'un tel comportement équivalait à une promesse de tolérance pour l'avenir sur laquelle le Syndicat s'est gouverné en conséquence.

[40]         Ce faisant, l'Arbitre n'a rien ajouté à la Convention. Il n'a fait que conclure que la pratique dérogatoire qui perdurait depuis plus de dix-sept (17) ans, était devenue la loi des parties .

[41]         Son raisonnement à cet égard est cohérent, intelligible et s'appuie tant sur les faits que sur la doctrine et la jurisprudence.

Ø   La détermination de la portée temporelle de l' estoppel

[42]         L'Arbitre analyse cette question en ces termes :

« (…)

Après avoir rappelé que la jurisprudence arbitrale n'est pas unanime sur la question de la portée temporelle de l'estoppel , les auteurs D'Aoust et Dubé expriment les commentaires suivants :

“…         Dans l'hypothèse où l'on reconnaît que le préjudice du syndicat consiste en l'occasion perdue de négocier des termes plus avantageux, cette période de préavis raisonnable durera jusqu'aux prochaines négociations . …

...

Généralement, la jurisprudence arbitrale en arrive à la même conclusion, adaptant la période de préavis raisonnable à la nature de la detrimental reliance. 335 On a toutefois. à quelques reprises, retenu des périodes moins longues de préavis.

Bien qu'à notre avis le préavis doive durer jusqu'aux prochaines négociations, afin de remettre les parties dans le même état que s'il n'y avait pas eu de manque à négocier , ce préavis peut être notifié de différentes manières. Notons, entre autres, la résistance au grief, confirmée par une décision accueillant, sur le fond, les prétentions patronales. Pourra également s'avérer valable un avis verbal ou écrit durant la vie de la convention, ou lors des négociations pour son renouvellement. ... " 17

Sans reprendre les commentaires précédemment cités, il se dégage des décisions des arbitres Boisvert, Lussier et Tremblay que la pratique passée fondant un estoppel ne saurait être remise en question avant l'expiration de la convention collective en cours: le fondement d'une telle solution est que l'une des parties pourrait être lésée du fait de ne pas avoir eu l'opportunité de négocier des termes plus avantageux, si elle avait connu l'intention de mettre un terme à la pratique.

En l'occurrence, la dénonciation du 27 mars 2007, jointe à la présentation du grief et au débat arbitral, constitue un préavis suffisant quant à l'intention de l'employeur de ne pas reconduire la pratique au-delà de la vie de la convention sous étude.

Pour les raisons relevées par la doctrine et la jurisprudence , il m'apparaît que le préavis ne pouvait, dès le 27 mars 2007, permettre à l'employeur d'appliquer la clause 22.1 de façon stricte. Les assistants TV en affectation " steady cam " doivent être rémunérés comme ils l'ont été depuis des années, et ce, jusqu'à l'expiration de la convention [S-1].

Outre les décisions que j'ai rappelées, sur ce point, je fais miens les commentaires suivants tirés de Ia jurisprudence soumise :

" .... II serait maintenant inéquitable de permettre en cours de convention collective que Northern revienne à l'application de ses droits stricts . … " 18

[64] La jurisprudence nous enseigne que la dénonciation d'une pratique passée doit être claire, sans ambiguïté et définitive. De plus, elle doit être faite au moment opportun, c'est-à-dire que l'Employeur ne peut mettre fin du jour au lendemain à une pratique, surtout lorsqu'elle a été observée au moins pendant la durée de tout un contrat de travail. Ainsi, le moment opportun est lors de la négociation d'une nouvelle convention collective où l'Employeur indique que ce nouveau contrat ne comprendra pas la pratique passée. Cette dénonciation permet alors au Syndicat de tenter d'introduire conventionnellement cette pratique passée ou d'obtenir des concessions de l'Employeur pour le nouveau contrat de travail à cause de la fin de cette pratique passée .... " 19 (…) [17] »

(Le Tribunal souligne et met l'emphase)

[43]         Ici, alors que la pratique dérogatoire perdurait depuis le début des années 1990, soit depuis plusieurs conventions collectives, l'Employeur a décidé d'y mettre fin abruptement.

[44]         Se fondant ainsi sur la doctrine et la jurisprudence arbitrale sur cette question, l'Arbitre a conclu qu'il était inéquitable de permettre à l'Employeur, en cours de convention, de revenir à l'application de ses droits stricts.

[45]         Loin de constituer une clause de protection de droits acquis, cette conclusion ne découle que du principe d'équité qui est à la base de la notion de l' estoppel . À cet égard d'ailleurs, l'auteure Verschelden écrit ce qui suit :

« (…)

L'une ou l'autre des parties peut, par son comportement ou sa tolérance , inciter l'autre à croire qu'elle n'exigerait pas l'application stricte des termes de la convention collective amenant ainsi l'autre partie à modifier sa position juridique de telle sorte qu'une application stricte des termes de la convention se ferait au préjudice de cette dernière. Ce principe protège la partie qui s'est fiée de bonne foi aux représentations de l'autre d'en subir par la suite une iniquité.

[ ... ]

S'étant fiée aux représentations de l'autre partie, elle a donc perdu la chance de faire modifier le texte dont on demande maintenant l'application. C'est pourquoi, si l'estoppel est admis, le préjudice ou l'iniquité ne subsistera que tant que les parties n'auront pas eu la chance de modifier le texte faisant problème c'est-à-dire jusqu'aux prochaines négociations collectives.

[ ... ]

L'estoppel a pour effet de suspendre l'application des droits d'une partie pour un temps donné. L'estoppel a un caractère essentiellement temporaire. Lorsque la défense d'estoppel est acceptée à l'encontre d'un grief, le droit visé ne disparaît pas de la convention collective. Ce droit n'est pas contredit, il continue d'exister, c'est son exercice qui est suspendu tant que durera le préjudice pour une partie de l'application stricte des termes de la convention collective. Or, on a vu que le préjudice peut consister en la perte d'une occasion de modifier la clause litigieuse. Dans ces cas, l'estoppel, s'il est accepté pour rendre le grief inadmissible, ne suspendra les droits résultant de la clause que tant que les parties n'auront pas eu l'occasion de la modifier, c'est-à-dire jusqu'aux prochaines négociations collectives. Si, après que soit passée cette première période de négociations, la clause litigieuse est reconduite, le droit pourra alors s'exercer sans que l'autre partie puisse opposer une défense d'estoppel. » 16 (…) [18] »

(Le Tribunal souligne)

[46]         Encore là, le raisonnement de l'Arbitre est cohérent et intelligible et appartient aux issues possibles pouvant se justifier en regard des faits et du droit. La conclusion à laquelle il en arrive constitue ainsi une conclusion raisonnable .

[47]         POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[48]         REJETTE la Requête en révision judiciaire intentée par la requérante;

[49]         LE TOUT, avec dépens.

 

 

__________________________________

LISE MATTEAU, J.C.S.

 

M e Frédéric Massé, avocat

HEENAN BLAIKIE

Procureur de la requérante

 

M e Daniel Carrier, avocat

CASTIGLIO & ASSOCIÉS

Procureur du mis en cause

 

Date d’audience :

Le 26 septembre 2011

 



[1]     Pièce P-4.

[2]     Estoppel by conduct ou promissory estoppel .

[3]     Pièce P-2.

[4]     Pièce P-3.

[5]     Id., p. 8.

[6]     Syndicat des professionnelles en soins de santé du Nord de Lanaudière (SIQ) c. Sylvestre, (2011) QCCS 3743 .

[7]     Pièce P-1, p. 16.

[8]     Id., p. 16 à 19.

[9]     Id., p. 19.

[10]    C.N./C.P. Telecommunications and Canadian Telecommunications Union , (1982) 4 L.A.C. (3d) 205.

[11]    Claude D'Aoust et Louise Dubé, L'estoppel et les lâches en jurisprudence arbitrale, Monographie numéro 23, École de relations industrielles, U. de M., 1990, p. 81 à 92.

[12]    Voir les notes 3 et 10 de la Sentence.

[13]    Précité, note 11, p. 20 et 21.

[14]    Id., p. 59.

[15]    Louise Verschelden , La preuve et la procédure en arbitrage de griefs , Wilson & Lafleur, Montréal, 1994, p. 59.

[16]    Id., p. 59, 66 et 67.

[17]    Précité, note 7, p. 20 et 21.

[18]    Précité, note 15, p. 59, 61 et 71.