St-Eustache (Ville de)

2012 QCCLP 2052

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Saint-Jérôme

20 mars 2012

 

Région :

Laurentides

 

Dossier :

452929-64-1111

 

Dossier CSST :

134019793

 

Commissaire :

Robert Daniel, juge administratif

 

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Ville de St-Eustache

 

Partie requérante

 

 

 

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DÉCISION

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[1]            Le 1 er novembre 2011, Ville de St-Eustache (l’employeur) dépose, à la Commission des lésions professionnelles, une requête à l’encontre d’une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 24 octobre 2011, à la suite d’une révision administrative.

[2]            Par cette décision, la CSST confirme celle rendue le 1 er septembre 2011 et déclare que l'imputation du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par madame Donna Forcello (la travailleuse), le 10 décembre 2008, demeure inchangée.

[3]            Le 13 février 2012, M e Marie-Claude Nantel, représentante de l’employeur, adresse une lettre à la Commission des lésions professionnelles pour informer le tribunal que l'employeur ne sera pas représenté à l’audience prévue le 15 février 2012 et, par la même occasion, demande un délai pour déposer une argumentation écrite.

[4]            Le 15 février 2012, le tribunal reçoit cette argumentation et met l’affaire en délibéré.

L’OBJET DE LA CONTESTATION

[5]            L'employeur demande au tribunal de bénéficier d'un partage de l'imputation de l'ordre de 10 % à son dossier financier et de 90 % aux employeurs de toutes les unités à la suite de la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 10 décembre 2008.

LES FAITS ET LES MOTIFS

[6]            Le tribunal doit décider si l'employeur peut bénéficier d'un partage de l'imputation comme le prévoit l’article 329 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [1] (la loi)  :

329.  Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.

__________

1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.

[7]            D'emblée, le tribunal constate que la demande de l'employeur, formulée le 4 août 2011, est dans le délai prévu à cet article puisque la lésion professionnelle est survenue le 10 décembre 2008.

[8]            La Loi ne définit pas la notion de travailleur déjà handicapé.  Depuis l’affaire Municipalité Petite-Rivière St-François et CSST-Québec [2] , la jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles définit un travailleur déjà handicapé comme une personne qui présente une déficience physique ou psychique qui entraîne des effets sur la production de sa lésion professionnelle ou sur les conséquences de cette lésion [3]  :

[7]        Cette déficience est définie comme une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction physiologique, psychologique ou anatomique et correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale.  Cette déficience peut être congénitale ou acquise.  Elle peut exister également à l’état latent, sans qu’elle se soit manifestée avant la survenance de la lésion professionnelle 4 .

 

[8]        Rappelons que la jurisprudence précise que toute anomalie préexistante n’est pas nécessairement synonyme de déficience.  Ainsi, un employeur ne peut simplement alléguer qu’une anomalie préexistante donnée constitue une déficience physique.  Il s’agit, comme le rappelle la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Sodexho Canada inc . 5 , d’un élément essentiel à la reconnaissance d’une déficience, et ce, particulièrement lorsque l’anomalie alléguée est susceptible d’être attribuable à un phénomène de vieillissement lié à l’âge.

[…]

________________

4               Précitée, note 2

5               Sodexho Canada inc., C.L.P. 149700-32-0011 , 01-05-09, C. Racine

[9]            Une fois la démonstration faite de l’existence de cette déficience, l’employeur doit également établir une relation entre celle-ci et la lésion professionnelle pour conclure à un handicap au sens de l'article 329 de la loi. 

[10]         Le dossier démontre les faits suivants :

Ø   Le 10 décembre 2008, la travailleuse, brigadière scolaire et alors âgée de 53 ans, est victime d'une lésion professionnelle alors qu'en enjambant un banc de neige, elle s'enfonce et ressent un coup à la hanche droite et au cou.

Ø   Le 14 décembre 2008, le docteur Gagné diagnostique une entorse cervicale.

Ø   Ce diagnostic sera maintenu par les médecins consultés, un diagnostic de myalgie du trapèze droit s'ajoutant le 12 janvier 2009.  Une résonnance magnétique est demandée.

Ø   Le 19 janvier 2009, le docteur P. René, radiologiste, décrit à la résonnance magnétique la présence d'une discopathie chronique C5-C6 et C6-C7 avec ostéoarthrite intervertébrale C5-C6, sans répercussion au niveau des foramens.

Ø   Le 23 février 2009, le docteur Paradis examine la travailleuse à la demande de l'employeur.  À la suite de son examen, il conclut au diagnostic d'entorse cervicale sur ostéoarthrite et discopathie préexistante.  Il suggère la consolidation de la lésion, sans atteinte permanente ni limitation fonctionnelle.

Ø   À la suite d'un Rapport complémentaire du docteur Archambeault daté du 23 mars 2009, le dossier est dirigé auprès d'un membre du Bureau d'évaluation médicale.

Ø   Le 28 mai 2009, le docteur H. Daoud, orthopédiste et membre du Bureau d'évaluation médicale, examine la travailleuse.  La lésion est consolidée à cette date, sans atteinte permanente ni limitation fonctionnelle.

[11]         Pour la CSST, les éléments soumis par l'employeur, lors de sa demande initiale de partage, ne permettent pas d'établir que la condition présente chez la travailleuse revêt un caractère anormal ou dépasse la norme biomédicale pour une personne de cet âge et que la gravité et l'étendue de la dégénérescence décrite correspondent au processus normal de vieillissement.

[12]         Pour la procureure de l'employeur, le dossier démontre que la travailleuse souffre de multiples conditions personnelles préexistantes, soit d'ostéoporose traitée depuis une dizaine d'années, de discopathie chronique multiétagée et surtout d'ostéoarthrite intervertébrale. 

[13]         Le tribunal retrouve aux notes évolutives de la CSST que celle-ci retenait que l'ostéoporose, affligeant la travailleuse, correspondait à une condition hors de la norme biomédicale, mais qu'il n'avait pas été démontré quelle influence avait eu cette condition personnelle préexistante dans l'étiologie ou dans le cours de la lésion professionnelle.

[14]         Dans son argumentation, la procureure de l'employeur réfère à l'opinion du docteur Paradis lorsque ce dernier mentionne que :

Toutefois, la présence d'une ostéoarthrite C5-C6 est une condition qu’on retrouve chez une faible proportion de la population, soit moins de 10 %, ce qui n'est évidemment pas la norme biomédicale.  Ce phénomène est indépendant de l'âge et peut se produire à un âge juvénile.  Il ne faut pas confondre avec la dégénérescence qui elle est reconnue pour évoluer avec l'âge et qui est habituellement non symptomatique.

 

 

[15]         De plus, la procureure de l'employeur allègue que la dégénérescence cervicale, qui n'est notée qu'à deux niveaux, peut difficilement être le fruit du processus de vieillissement puisque, si tel est le cas, ce phénomène se retrouverait à tous les autres niveaux cervicaux.

[16]         Le tribunal remarque que la travailleuse démontre à la résonnance magnétique la présence d'une condition personnelle préexistante à l'événement, soit une dégénérescence discale à deux niveaux et une ostéoarthrite à C5-C6.  De même, la preuve établit la présence d'une ostéoporose symptomatique chez la travailleuse qui est traitée depuis dix ans. 

[17]         Le tribunal conclut que la travailleuse avait ainsi une ou plusieurs conditions personnelles préexistantes avant que ne survienne l’accident du travail du 10 décembre 2008.

[18]         Ces conditions personnelles préexistantes constituent-elle une déficience ?  Le tribunal répond par l'affirmative, faisant sienne l'opinion exprimée par le docteur Paradis quant à la présence d'une déficience hors de la norme biomédicale, soit notamment celle d'une condition ostéoarthritique cervicale pour une personne âgée de 53 ans, laquelle est également couplée à la présence d'une ostéoporose.  La jurisprudence du tribunal a déjà reconnu une telle condition arthrosique [4] de même que celle d'une ostéoporose [5] à titre de déficiences.  De même, la combinaison de plusieurs conditions personnelles préexistantes peut être associée à une déficience hors de la norme biomédicale [6] .

[19]         Il y a donc la démonstration d'une déficience hors de la norme biomédicale chez la travailleuse et l'employeur doit maintenant démontrer une relation entre cette déficience et la lésion professionnelle. 

[20]         Sur la question de cette relation, certains critères sont identifiés par la jurisprudence.  Ceux-ci peuvent être ainsi exprimés [7]   :

Ø   la nature et la gravité du fait accidentel ;

Ø   le diagnostic initial de la lésion professionnelle ;

Ø   l’évolution des diagnostics et de la condition du travailleur ;

Ø   la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle ;

Ø   la durée de la période de consolidation compte tenu de la lésion professionnelle ;

Ø   la gravité des conséquences de la lésion professionnelle ;

Ø   les opinions médicales à ce sujet.

[21]         Pour le docteur Paradis, les circonstances de l'événement n'étaient pas susceptibles, à elles seules, d'entraîner une entorse cervicale, compte tenu de l'absence d'un geste sollicitant.  Ainsi s'exprime le docteur Paradis :

Le handicap d'ostéoarthrite et de dégénérescence discale a évidemment joué un rôle au niveau de la survenance de la lésion puisqu'il n'y a eu que le geste décrit qui ne sollicite que très peu la colonne cervicale.

 

 

[22]         Pour la procureure de l'employeur, le geste peut être qualifié de banal alors que la travailleuse a pu poursuivre ses activités sur une période de plus de quatre jours avant de consulter un médecin.

[23]         À l'anamnèse, le docteur Paradis rapporte ainsi les propos tenus par la travailleuse, pour l'événement du 10 décembre 2008, au questionnaire interne de l'employeur :

Il y avait une tempête de neige et les trottoirs n'étaient pas déneigés alors j'ai passé par-dessus le tas de neige et en mettant la jambe dans la neige j'ai renfoncé la jambe droite et j’ai essayé de me retenir avec mon bâton télescopique et j’ai fait un faux mouvement cela m'a donné un coup à la hanche droite et un coup dans le cou, j'ai été étourdie et un mal de cœur pour la journée.

[ Sic ]

 

 

[24]         Le membre du Bureau d'évaluation médicale retient la version suivante de l'événement décrit par la travailleuse :

Il y a eu une tempête de neige et mon trottoir n'était pas déneigé.  Les déneigeurs de la Ville ont fait un tas de neige sur le bord de  la rue.  Je devais passer par-dessus ce tas de neige pour faire traverser la rue aux enfants.  À l'aide de mon bâton télescopique lorsque les enfants sont arrivés, j'ai commencé à me déplacer pour passer par-dessus le tas de neige.  En passant par-dessus, mon pied droit s'est enfoncé dan la neige et mon corps a fait un mouvement brusque de rotation.  J'ai ressenti alors des douleurs à la région du bassin droit ainsi que des étourdissements.  J‘ai terminé mon horaire de travail faisant passer les enfants.  J'ai travaillé les jours suivants.  En fin de semaine, j'avais des douleurs au cou et j'ai décidé de consulter le 14 décembre 2008, dans une clinique où le médecin de garde m'a évaluée et a conclu à une entorse cervicale.  Il a recommandé le repos et une médication.

[ Sic ]

 

 

[25]         Il importe de remarquer dans cette description que la travailleuse ne fait aucune mention d'une douleur importante et subite au cou, exprimant davantage un tableau symptomatique à la hanche droite au moment de l'événement.  De même, le tribunal remarque que la travailleuse a pu poursuivre son travail durant une période de quatre jours sans consulter.  Selon ses dires au membre du Bureau d'évaluation médicale, la douleur à la hanche serait disparue après deux jours.

[26]         Le tribunal constate également de cette description que la travailleuse aurait effectué un mouvement de rotation en ressentant une douleur au bassin droit.  Il y a lieu de déduire que ce mouvement brusque de rotation ne semblait pas affecter la région cervicale, d'autant que la travailleuse décrit, dans ses rapports d'accident, que c’est un coup qu'elle a ressenti au niveau cervical.

[27]         Il ne semble donc pas s'être produit un mouvement de rotation subi ou une torsion au cou générant à ce moment une entorse cervicale immédiate et invalidante.

[28]         Le tribunal retient ainsi l'opinion du docteur Paradis voulant que, dans ces circonstances, la condition personnelle préexistante a pu jouer un rôle déterminant dans l'étiologie de la lésion professionnelle.

[29]         Le geste posé par la travailleuse peut également être qualifié de bénin au niveau cervical d'autant que, dans le suivi thérapeutique, des infiltrations ont été recommandées.  Celles-ci étaient plutôt en relation avec les conditions d'ostéoarthrite et de dégénérescence qu’avec la présence d'une entorse toujours symptomatique. 

[30]         Enfin, il est également à souligner que la période de consolidation de cette lésion est de 22 semaines.

[31]         Selon la «  Table des conséquences moyennes des lésions professionnelles les plus fréquentes en termes de durée de consolidation  » [8] , adoptée en 1985 par la CSST, une période normale de consolidation pour une entorse cervicale est de cinq semaines.

[32]         Ainsi s'exprime le docteur Paradis le 23 février 2009, lors de son examen de la travailleuse :

Il y a lieu de retenir que la condition préexistante d'ostéoarthrite à la colonne cervicale maintient un phénomène douloureux subjectif. 

 

 

[33]         En fonction de ce seul critère, l'employeur pourrait se voir accorder un partage de l'imputation de l’ordre de 25 % à son dossier financier [9]

[34]         Toutefois, il apparaît clair pour le tribunal que la description faite par la travailleuse des circonstances entourant l’apparition de sa douleur, laquelle n’a nécessité une consultation que quatre jours suivant l’événement, démontre l’absence d’un fait accidentel précis à l’origine de sa symptomatologie cervicale. 

[35]         Pour le tribunal, il peut ainsi être conclu que la travailleuse a effectivement aggravé sa condition personnelle préexistante sous-jacente de dégénérescence discale et d'ostéoarthrite, comme le mentionne le docteur Paradis.

[36]         En ce sens, la déficience a donc joué un rôle important dans la survenance même de la lésion professionnelle et il y a lieu de faire droit à un partage de l'ordre de 90 % aux employeurs de toutes les unités et de 10 % au dossier de l'employeur, pourcentage habituellement retenu dans de telles circonstances et comme le demande la procureure de l’employeur dans le présent dossier. 

 

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête déposée par Ville de St-Eustache ;

INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 24 octobre 2011, à la suite d’une révision administrative ;

DÉCLARE que Ville de St-Eustache doit être imputé de 10 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par madame Donna Forcello, le 10 décembre 2008 ;

DÉCLARE que 90 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle, subie par madame Donna Forcello le 10 décembre 2008, doit être imputé aux employeurs de toutes les unités.

 

 

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Robert Daniel

 

 

 

 

M e Marie-Claude Nantel

Le Corre & Associés, avocats

Représentante de la partie requérante

 



[1]           L.R.Q., c. A-3.001

[2]           [1999] C.L.P. 779 .

[3]           Voir également : Hôpital Général de Montréal , C.L.P.  102851-62-9806 , 29 novembre 1999, Y. Tardif ; Ville de Westmount, [2000] C.L.P. 626  ; Brasserie Molson O’keefe et CSST-Lac St-Jean , C.L.P. 122339-02-9908 , 23 mai 2000, J.-L. Rivard ; Urgences-Santé , C.L.P.  129848-64-0001 , 7 juin 2000, C. Racine ; Métallurgie Castech inc ., C.L.P.  174885-03B-0112 , 3 juillet 2002, P. Brazeau ; Hôpital Général de Montréal et CSST , C.L.P. 189602-71-0208 , 19 février 2003, C. Racine ;  Corus S.E.C ., C.L.P. 236127-04-0406 , 17 décembre 2004, J.-F. Clément.

[4]           Québec (Ministère des Transports) (Direction Île-de-Montréal) , 2010 QCCLP 9273  ; Fonds bénéfice des personnes incarcérées Montréal (FBPI Mtl) , 2007 QCCLP   2556 .

[5]           Manac inc. , 2007 QCCLP 4937

[6]           CSSS de Trois-Rivières (CHSLD), 2011 QCCLP 2192 .

[7]           Centre hospitalier de Jonquière et CSST-Saguenay-Lac-St-Jean , C.L.P. 105971-02-9810 , 13 janvier 2000, C. Racine ; Entreprises de Travaux Common ltée , C.L.P. 126468-72-9911 , 31 mars 2000, M. Lamarre ; Le Groupe Luc Fauteux inc ., C.L.P.  178992-05-0202 , 5 novembre 2002, F. Ranger.

[8]           COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL, Annexe 1. Partage d’imputation en vertu de l’article 329 de la LATMP : Table 1. Conséquences moyennes des lésions professionnelles les plus fréquentes en termes de durée de consolidation , [S.l.], CSST, [s.d.], 3 p

[9]           22 semaines/5 semaines x 100 = 440, correspondant à 75 % aux employeurs de toutes les unités, selon les tables de la CSST.