Uniprix Ménard Bélanger Lambert

2012 QCCLP 2116

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Longueuil

22 mars 2012

 

Région :

Montérégie

 

Dossier :

445414-62-1108

 

Dossier CSST :

136440773

 

Commissaire :

Lucie Couture, juge administrative

 

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Uniprix Ménard Bélanger Lambert

 

Partie requérante

 

 

 

 

 

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DÉCISION

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[1]            Le 1 er août 2011, Uniprix Ménard, Bélanger Lambert (l’employeur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste la décision rendue le 15 juillet 2011, par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST), à la suite d’une révision administrative.

[2]            Par cette décision, la CSST confirme celle rendue initialement le 20 janvier 2011 et déclare que la totalité du coût des prestations, versées à la Succession de monsieur André Groulx (le travailleur), relativement à la lésion professionnelle du 5 juillet 2010, doit lui être imputée.

[3]            Lors de l’audience tenue le 16 mars 2012, l’employeur est représenté par son procureur, celui-ci a demandé un délai pour produire l’impact financier pour l’employeur du coût de cette lésion. Le 22 mars 2012, le tribunal a communiqué avec le représentant de l’employeur pour l’informer que ledit document n’était pas nécessaire aux fins de rendre sa décision. Le procureur a consenti à ne pas produire le document en question. La requête a donc été mise en délibéré le 22 mars 2012.

 

L’OBJET DE LA CONTESTATION

[4]            L’employeur demande un transfert d’imputation en vertu du second alinéa de l’article 326 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [1] (la loi).

LES FAITS ET LES MOTIFS

[5]            La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si l’employeur a droit à un transfert du coût des prestations versées à la Succession du travailleur décédé, et ce, en vertu du second alinéa de l’article 326 de la loi.

[6]            Cet article se lit comme suit :

326.  La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.

__________

1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.

 

 

[7]            Pour avoir droit à un transfert en vertu du second alinéa de cet article, l’employeur doit démontrer qu’un tiers est impliqué dans l’accident, que l’accident du travail dont a été victime le travailleur est attribuable à ce tiers et qu’il serait injuste pour l’employeur de supporter le coût des prestations versées dans ce dossier.

[8]            La jurisprudence nous enseigne que la notion d’attribuable doit s’interpréter comme signifiant que le tiers est responsable à plus de 50 % de la survenance de l’accident. Quant à la notion d’injustice, elle s’apprécie en regard des circonstances entourant la survenance de l’événement, lesquelles ne doivent pas faire partie des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur.

 

[9]    Le tribunal note qu’une décision [2] rendue par un banc de trois commissaires de la Commission des lésions professionnelles a repris, pour l’essentiel, les trois critères exposés précédemment. On y précise toutefois que l’analyse des risques inhérents doit tenir compte, s’il en est, de circonstances particulières ou inhabituelles.

[10]         En effet, dans la décision précitée, la Commission des lésions professionnelles a établi certains critères qui peuvent servir à l’analyse des cas d’accident du travail attribuable à des tiers. La Commission des lésions professionnelles convient que de tenir compte uniquement du critère des risques inhérents à l’ensemble des activités d’un employeur ne suffit pas à déterminer si l’imputation est juste ou non dans plusieurs cas. C’est pourquoi la Commission des lésions professionnelles a tenté d’établir des critères plus précis pour l’analyse de ces cas d’accidents attribuables à des tiers.

[11]         La Commission des lésions professionnelles s’exprime ainsi aux paragraphes 314 et suivants.

[314]    La règle générale d’imputation énoncée au premier alinéa de l’article 326 de la loi n’est que le reflet des dispositions précitées, lesquelles exigent qu’il soit tenu compte de l’expérience dans la détermination de la cotisation payable par chaque employeur au financement du régime.

 

[315]    L’imputation cumulative du coût des prestations versées en raison des accidents du travail subis par les travailleurs alors qu’ils étaient à son emploi bâtit graduellement le dossier d’expérience d’un employeur.

 

[316]    C’est en tenant compte de ce contexte particulier que la notion de justice incorporée au deuxième alinéa de l’article 326 doit être appréciée.

 

[317]    Sans vouloir d’aucune façon nier les vertus de la prévention, son importance ni l’obligation que tout employeur a de la promouvoir, il n’en reste pas moins qu’en matière de financement, le législateur a décidé que ce serait les résultats qui comptent. Le risque assuré et l’expérience participent à la détermination de la cotisation de chaque employeur, sans égard aux efforts et mesures de prévention des accidents qu’il a ou n’a pas mises en œuvre et qui, en l’occurrence, n’auraient pas réussi.

 

[318]    À n’en pas douter, la pratique active de la prévention peut avoir un impact bénéfique significatif sur l’expérience d’un employeur ; cela, en soi, devrait s’avérer un puissant incitatif. Mais c’est l’expérience qui sera prise en compte en fin de compte, pas les moyens engagés pour la forger.

 

[319]    C’est pourquoi, le contrôle n’est pas, en soi, un critère pertinent à l’analyse de l’injustice. La prise en compte de ce critère aurait pour effet que chaque demande serait accueillie puisque, comme le souligne la commissaire dans l’affaire C.B.M. Saint Mary’s Cement ltd 214 , «  il est presque de l’essence même d’un accident attribuable à un tiers d’échapper au contrôle de l’employeur  », malgré la mise en place d’un bon programme de prévention.

 

[320]    Aussi, faut-il conclure que le recours au concept de risque inhérent (ou relié) aux activités de l’employeur pour apprécier l’effet juste ou injuste d’une imputation faite en vertu de la règle générale n’est pas seulement tout à fait approprié, mais qu’il s’impose.

 

[321]    Le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail dont les causes ne relèvent pas des risques particuliers inhérents ou reliés à l’ensemble des activités de l’employeur de l’accidenté devrait être imputé à d’autres, car l’application de la règle générale en de telles circonstances produirait un effet injuste.

 

[322]    La notion de risque inhérent doit cependant être comprise selon sa définition courante, à savoir un risque lié d’une manière étroite et nécessaire aux activités de l’employeur ou qui appartient essentiellement à pareilles activités, en étant inséparable (essentiel, intrinsèque…) 215 . On ne doit donc pas comprendre cette notion comme englobant tous les risques susceptibles de se matérialiser au travail, ce qui reviendrait en pratique à stériliser le deuxième alinéa de l’article 326 de la loi.

 

[323]    Certes, ayant entraîné une lésion professionnelle, les circonstances entourant l’accident correspondent à l’événement imprévu et soudain survenu par le fait ou à l’occasion du travail dont parle la loi. À ce titre, elles recelaient nécessairement un certain potentiel de risque, la meilleure démonstration en étant que ledit risque s’est effectivement réalisé par le fait ou à l’occasion du travail .

 

[324]    Force est cependant de reconnaître, à la lumière de nombreux litiges soumis à la Commission des lésions professionnelles au fil des ans, que le critère des risques inhérents, tout approprié soit-il, ne permet pas à lui seul la résolution satisfaisante de toutes les situations.

 

[325]    En effet, lorsqu’une lésion professionnelle survient dans des circonstances inhabituelles, exceptionnelles ou anormales, la stricte application du critère des risques inhérents aux activités de l’employeur est inadéquate et même injuste.

 

[326]    De par leur caractère inusité, ces circonstances ne sont pas le reflet fidèle de l’expérience associée au risque découlant des activités de l’employeur, car elles se situent nettement en dehors de ce cadre.

 

[327]    On peut en conclure qu’il serait dès lors «  injuste  » d’en imputer les conséquences financières à l’employeur, puisqu’on viendrait ainsi inclure dans son expérience le fruit d’événements qui n’ont pas de rapport avec sa réalité d’entreprise, telle que traduite notamment par la description de l’unité dans laquelle il est classé, et les risques qu’elle engendre.

 

[328]    Incorporer les conséquences financières d’un tel accident dans l’expérience de l’employeur concerné trahirait le fondement même de sa contribution au régime, telle que le législateur l’a élaborée. Pareille imputation se faisant au détriment de l’employeur requérant, elle serait par conséquent injuste, au sens de l’article 326 de la loi.

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214            C.L.P. 308037-07-0701 , 21 décembre 2007, M. Langlois.

215            À ce sujet, voir Petit Larousse illustré , éditions Larousse, Paris, 207, p. 582; le nouveau Petit Robert ,         éditions Le Robert, Paris, 2008, p. 1332.

 

 

[12]         La Commission des lésions professionnelles analyse également l’effet que pourrait avoir l’imputation des coûts en regard du dossier d’expérience d’un employeur, sur lequel s’appuie la CSST pour déterminer la cotisation payable par l’employeur. Comme ce dossier d’expérience est constitué à partir des risques découlant de l’ensemble des activités d’un employeur et des accidents survenus chez un employeur, il peut devenir injuste d’associer les coûts d’accidents survenus dans des situations exceptionnelles ou extraordinaires qui dans les faits ne font pas partie de son risque assuré justement en raison de ces situations.

[13]         Après avoir posé ces principes, la Commission des lésions professionnelles explique que dans les cas où l’accident est dû à des circonstances extraordinaires, exceptionnelles ou inusitées, l’imputation suivant la règle générale peut s’avérer injuste pour l’employeur parce que bien que l’accident soit relié au travail, la perte subie par l’employeur ne fait pas partie de son risque assuré et, par conséquent, le fait d’inclure le coût des prestations versées au travailleur dans ce cas a pour effet de fausser son dossier d’expérience, lequel est utilisé aux fins de l’établissement de sa cotisation.

[14]         La Commission des lésions professionnelles définit ensuite certains critères qui doivent servir à apprécier si la situation particulière de l’employeur constitue ou non une situation d’injustice. Elle s’exprime ainsi aux paragraphes 339 et 340 de la décision précitée.

[339]    Il ressort de ce qui précède qu’en application de l’article 326 de la loi, plusieurs facteurs peuvent être considérés en vue de déterminer si l’imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail attribuable à un tiers , soit :

 

-           les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les premiers s’appréciant en regard du risque assuré alors que les secondes doivent être considérées, entre autres, à la lumière de la description de l’unité de classification à laquelle il appartient ;

 

-           les circonstances ayant joué un rôle déterminant dans la survenance du fait accidentel, en fonction de leur caractère extraordinaire, inusité, rare et/ou exceptionnel, comme par exemple les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel ou autre contravention à une règle législative, règlementaire ou de l’art;

 

-           les probabilités qu’un semblable accident survienne, compte tenu du contexte particulier circonscrit par les tâches du travailleur et les conditions d’exercice de l’emploi.

 

[340]    Selon l’espèce, un seul ou plusieurs d’entre eux seront applicables. Les faits particuliers à chaque cas détermineront la pertinence ainsi que l’importance relative de chacun.

 

 

[15]         Le tribunal partage l’opinion exprimée dans la décision précitée en ce que chaque situation doit être analysée au mérite. En effet, il ne faut pas uniquement s’en tenir à la question des risques inhérents à l’ensemble des activités pour apprécier s’il y a ou non injustice. Certains autres éléments peuvent être considérés.

[16]         Qu’en est-il en l’espèce?

[17]         Le tribunal retient que le travailleur occupait un emploi de livreur au moment de l’événement. Le 5 juillet 2011, il subit un accident de travail qui entraîne son décès. En effet, alors qu’il circule sur la voie publique, le conducteur d’un autre véhicule exécute un dépassement à haute vitesse par l’accotement et heurte l’arrière de la voiture du travailleur. Celle-ci est alors déportée sur l’autre voie de circulation inverse et se fait alors percuter. À la suite de ce second impact, le travailleur décède.

[18]         Le 26 novembre 2010, l’employeur demande un transfert d’imputation en vertu du second alinéa de l’article 326. Il soumet que l’autre conducteur était un tiers, que l’accident a été causé par ce tiers. Il évoque également le fait qu’une poursuite au criminel est intentée contre ce tiers.

[19]         Il demande donc un transfert d’imputation.

[20]         Le 20 janvier 2011, la CSST refuse la demande de transfert d’imputation.

[21]         Le 15 juillet 2011, la CSST, à la suite d’une révision administrative, confirme cette décision d’où la présente requête.

[22]         Lors de l’audience, le procureur de l’employeur a repris le rapport de police pour expliquer les circonstances de l’accident ayant coûté la vie au travailleur de l’employeur.

[23]         Il ne fait aucun doute dans l’esprit du tribunal qu’il s’agit d’un accident attribuable à un tiers puisque sans l’impact subi par la voiture du travailleur décédé, impact causé par la conduite dangereuse de la voiture circulant sur l’accotement à haute vitesse, la voiture du travailleur n’aurait pas été déplacée dans la voie en sens inverse et sa voiture n’aurait pas été frappée par une voiture venant en sens inverse. Le travailleur ne serait pas alors décédé.

[24]         Le tribunal peut donc conclure que la première condition d’application des dispositions du second alinéa de l’article 326 est rencontrée. Le tiers est donc responsable à plus de 50 % de l’accident dont a été victime le travailleur décédé.

[25]         Le procureur de l’employeur a déposé le plumitif criminel concernant les poursuites intentées contre ce conducteur fautif à la suite de cet accident. Ainsi, selon ce plumitif, ce conducteur est accusé de négligence criminelle ayant causé la mort, de conduite dangereuse ayant causé la mort, de négligence criminelle ayant causé des blessures et de conduite dangereuse ayant causé des blessures.

[26]         Même si le jugement n’a pas été prononcé dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que les circonstances entourant cet accident d’automobile répondent aux critères énoncés précédemment tirés de l’affaire Ministère des Transports précitée, en ce que même si les risques inhérents aux activités de l’employeur peuvent comprendre les accidents de la route, les circonstances particulières de l’accident dont a été victime le travailleur sortent de cette sphère par le fait que l’employeur ne peut assumer les conséquences d’un accident survenu dans les circonstances rapportées précédemment. Le travailleur décédé a été pris en quelque sorte dans un guet-apens, un piège causé par la conduite téméraire et dangereuse du tiers.

[27]         Les circonstances exceptionnelles, inhabituelles et inusitées de cet accident font en sorte qu’il y a lieu d’accorder le transfert d’imputation demandé.

[28]         La requête de l’employeur doit être accueillie.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête de Uniprix Ménard Bélanger Lambert (l’employeur);

INFIRME la décision rendue le 15 juillet 2011, par la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que la totalité du coût des prestations versées à la Succession de monsieur André Groulx, le travailleur, relativement à la lésion professionnelle du 5 juillet 2010 doit être imputée aux employeurs de toutes les unités.

 

 

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Lucie Couture

 

 

 

 

M e Bernard Cliche

Langlois Kronström Desjardins

Représentant de la partie requérante

 



[1]           L.R.Q., c. A-3.001

[2]           Ministère des transports et CSST , [2007] C.L.P. 1804 .