Létourneau c. Lefebvre |
2012 QCCS 1913 |
|||||||
JD2646
|
||||||||
|
||||||||
CANADA |
||||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||||
DISTRICT DE |
HULL |
|||||||
|
||||||||
N° : |
550-17-003184-072 |
|||||||
|
|
|||||||
|
||||||||
DATE : |
19 avril 2012 |
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
PIERRE DALLAIRE, J.C.S. |
||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
MARIANNE LÉTOURNEAU |
||||||||
Demanderesse |
||||||||
c. |
||||||||
RÉGINALD LEFEBVRE |
||||||||
Défendeur |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
JUGEMENT |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
[1] Il arrive parfois qu'un événement, en apparence anodin, ait des conséquences catastrophiques sur la vie d'une personne.
[2] C'est le cas ici.
[3] La demanderesse (Mme Létourneau), qui était assise sur le lit de son ami d'alors, le défendeur (M. Lefebvre), s'est simplement laissé tomber vers le côté du lit pour montrer son appréciation à l'égard d'une plaisanterie ou d'une pitrerie de celui-ci, pour se cogner fortement la tête sur le cadre de bois du lit, qui entoure le matelas sur trois côtés (si l'on fait abstraction de la tête de lit).
[4] Ce mouvement, qui aurait pu être sans conséquence, a résulté en des séquelles sérieuses qui incluent, selon les allégations de la demande, une surdité à l'oreille droite et des acouphènes.
[5] Toutefois, ce n'est pas sur les conséquences tragiques de ce malheureux accident que le Tribunal est appelé à se prononcer aujourd'hui.
[6] En l'espèce, l'instance a été scindée de façon à ce que le Tribunal détermine dans un premier temps la question de la responsabilité civile découlant ou non des faits de l'affaire, étant compris que la question des dommages fera l'objet d'un débat subséquent s'il est décidé que M. Lefebvre est responsable, en tout ou en partie, de l'accident qui a affligé Mme Létourneau.
[7] Quels sont les reproches, pour ne pas dire la faute, adressés à M. Lefebvre en ce qui concerne l'événement au cours duquel Mme Létourneau a subi un préjudice?
Les allégations à l'encontre du défendeur
[8] Il y a lieu de reproduire ici tous les paragraphes de la Requête introductive d'instance qui portent sur la ou les fautes reprochées à M. Lefebvre:
«1- Le 23 mai 2004, la demanderesse s'est blessé (sic) alors qu'elle s'est cognée la tête sur un lit appartenant au défendeur;
2- Au moment de l'incident la demanderesse était l'invitée du défendeur; alors qu'elle était assise dans le lit elle s'est laissée tomber sur le dos sans se méfier, le coté (sic) gauche de sa tête a heurté le cadre de bois qui dépassait le matelas;
3- La situation était dangereuse parce que le cadre du lit qui était conçu pour un matelas d'eau était employé pour supporter un simple matelas sans sommier; (………)
4- La demanderesse en cognant le coté (sic) gauche de sa tête s'est senti (sic) très faible, n'a pas bougé pendant une quinzaine de minutes, a ressenti une résonance dans la tête et des vertiges; quelques heures après l'accident elle a commencé à perdre l'audition dans son oreille droite;
27- L'accident en question et les dommages qui en sont résultés sont dû uniquement aux faits fautes et négligences du défendeur qui a aménagé les lieux et toléré une situation qu'il savait ou aurait dû savoir être dangereuse pour la santé et la sécurité des personnes.»
[9] Ceci étant clairement défini, le Tribunal entend maintenant procéder à la narration des faits tels qu'ils ressortent de la preuve qui inclut, outre les témoignages de Mme Létourneau et de M. Lefebvre (les deux seuls témoins de l'événement), certaines pièces documentaires [1] , ainsi qu'un extrait de l'interrogatoire avant défense de Mme Létourneau [2]
Les faits
[10] Les faits de l'affaire sont d'une remarquable simplicité et, comme l'a souligné l'un des procureurs, ne sont aucunement contestés, sinon sur des détails insignifiants.
[11] Mme Létourneau et M. Lefebvre se sont rencontrés dans un bar, précisément le 28 février 2004 selon le souvenir de Mme Létourneau. Elle dira qu'il correspondait vraiment à ses attentes. Ils se revoient la semaine suivante et, petit à petit, ils se fréquentent de plus en plus.
[12] C'est vers la mi-avril que leur relation devient plus intime et qu'ils commencent à coucher ensemble soit chez Mme Létourneau, au centre-ville de Hull, soit chez M. Lefebvre à la campagne. Sur semaine, ils se téléphonent et, souvent, les fins de semaine, du vendredi ou samedi au dimanche, ils sont ensemble soit chez Madame, soit chez Monsieur.
[13] Les deux parties s'entendent pour dire qu'avant l'accident, Mme Létourneau a vraisemblablement couché chez M. Lefebvre environ cinq fois, plus ou moins.
[14] Elle aurait couché une fois sur le divan mais, les autres fois, c'est dans le lit où surviendra l'accident qu'ils couchent ensemble.
[15] Le lit en question fait l'objet de cinq photos qui font partie du dossier de la cour. Il est composé d'une tête de lit en bois, d'un cadre en bois foncé qui entoure les trois autres côtés, et d'un matelas ordinaire qui dépasse le cadre de bois de trois à quatre pouces.
[16] Selon la preuve, Mme Létourneau n'a jamais vraiment porté attention à la présence d'un cadre de bois autour du lit. Elle souligne que le lit est généralement couvert d'une douillette épaisse qui va jusqu'au plancher et cache le cadre.
[17] Elle reconnaît par ailleurs qu'en déplaçant la douillette pour s'introduire dans le lit, le cadre de bois est visible. Elle dira qu'elle n'est pas observatrice de détails. Elle a peu de souvenirs d'avoir remarqué le cadre de bois.
[18] En contre-interrogatoire, elle admet que le cadre de bois est visible à côté du drap contour vert.
[19] De cette preuve, le Tribunal conclut que Mme Létourneau n'a pas pu ne pas voir le cadre de bois lorsqu'elle s'est glissée dans le lit, les quatre ou cinq fois où elle y a couché, mais qu'elle n'y a tout simplement pas porté attention.
[20] Dans son témoignage, Mme Létourneau dira que M. Lefebvre ne l'a jamais informée de l'histoire du lit et ne l'a pas mise en garde de ne pas se cogner sur les côtés.
[21] Ce disant, elle réfère au fait que le lit en question était à l'origine un lit d'eau, avec un matelas rempli d'eau qui dépassait le cadre de bois d'au moins six à sept pouces selon la déclaration que M. Lefebvre a fait subséquemment à son assureur. [3]
[22] Or, sept à huit ans avant l'accident, M. Lefebvre a remplacé le matelas d'eau par le matelas "ordinaire" qui est en place au moment de l'accident. Ce matelas, comme ceci a été mentionné plus haut, dépasse le cadre de bois de trois à quatre pouces. Il n'y a pas de sommier. Le matelas repose directement sur une base de bois.
[23] Dans sa déclaration à l'assureur [4] , M. Lefebvre a affirmé que le nouveau matelas arrive à la même hauteur que le cadre de bois. Il est alors de toute évidence dans l'erreur car la preuve révèle que le matelas dépasse le cadre de bois de trois à quatre pouces.
[24] Il s'agit d'un matelas qui comporte, sur le dessus, un "plateau-coussin" pour reprendre l'expression de Mme Létourneau, dont elle ne décrit pas l'épaisseur mais dont M. Lefebvre dira qu'il est d'environ un pouce ou deux "juste pour dire que c'est couvert…c'est minime".
[25] Sur la photo 4, il est possible de voir que le "plateau-coussin" est effectivement très mince. On voit la couture supérieure du matelas et, immédiatement à côté, la couture du coussin situé sur le dessus. Notons au passage qu'un foam beige d'environ ½ pouce s'intercale aussi entre le matelas et le drap.
[26] Quoi qu'il en soit, Mme Létourneau témoigne qu'elle trouve le matelas très grand (elle n'est pas habituée à un lit queen ), très confortable, spongieux, "mieux que le mien qui est dur comme du bois".
[27] Mais revenons aux circonstances de l'accident.
[28] Ce matin-là, Mme Létourneau est couchée dans le lit de M. Lefebvre. Elle se réveille avant lui, va se faire un café, entreprend des exercices sans appareils dans la pièce d'à côté, prépare un café pour M. Lefebvre et va le rejoindre dans la chambre à coucher.
[29] Selon un diagramme déposé lors de l'interrogatoire avant défense [5] , elle s'assoit "en indien" sur le lit, le dos en direction de la tête de lit, le visage en direction du pied du lit. Elle semble à peu près à égale distance des deux côtés du lit. Monsieur Lefebvre est devant elle, soit debout, soit assis au pied du lit.
[30] Et il la fait rire.
[31] Doté selon Mme Létourneau d'un bon sens de l'humour, M. Lefebvre raconte des plaisanteries et "fait des faces", de toute évidence pour le plus grand plaisir de son auditoire qui s'esclaffe.
[32] Mme Létourneau dira: "Pour montrer que je suis à la renverse, je me laisse tomber du côté gauche…quand je me laisse tomber, c'est confortable, c'est grand…tout à coup, je me frappe la tête au-dessus de l'oreille".
[33] Selon la preuve, le choc est violent et Mme Létourneau "voit des étoiles" elle "est sonnée" et elle sait qu'il lui est arrivé quelque chose de grave.
[34] Il est évident que le mouvement qu'elle a entrepris l'a été avec beaucoup de dynamisme, de force, pour que le choc soit aussi fort.
[35] Rarement une plaisanterie innocente aura-t-elle eu des conséquences aussi funestes.
[36] Il ressort de la preuve que Mme Létourneau n'a jamais pensé un instant au cadre de bois à ce moment. Il est fort possible qu'elle ait pensé que, le lit étant très grand, sa tête arriverait sur le matelas, du côté gauche du lit.
[37] Par ailleurs, il est clair qu'elle ne pouvait voir le cadre de bois à ce moment car il était situé trois ou quatre pouces plus bas que le bord du matelas. Du milieu du lit, il n'était vraisemblablement pas visible.
[38] Quoi qu'il en soit, captivée par les pitreries de M. Lefebvre, elle ne semble pas s'être préoccupée de la trajectoire de son corps et de sa tête au moment où elle se laisse tomber, de toute évidence assez lourdement si l'on se fie à la violence du choc, du côté gauche.
[39] Mme Létourneau a par ailleurs témoigné que sa manoeuvre sur le lit n'est rien de bien difficile pour elle qui travaille en garderie et qui fait des pirouettes sur des matelas d'exercice. Ce n'est pas difficile de me laisser tomber, dira-t-elle.
[40] Voilà pour les faits qui ont été mis en preuve et à partir desquels le Tribunal doit décider si, en droit, la responsabilité civile de M. Lefebvre est engagée.
La question en litige
[41] M. Lefebvre a-t-il commis une faute engageant sa responsabilité civile en aménageant son lit d'une façon dangereuse en remplaçant le matelas d'eau conçu pour le lit par un matelas ordinaire sans sommier, ce qui constituerait un piège, sans en informer la victime?
[42] En vertu des règles de preuve, celui qui prétend avoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention, par une preuve prépondérante [6] .
[43] Par conséquent, la démarche appropriée est d'examiner les arguments avancés par Mme Létourneau à l'appui de sa demande, à la lumière de la preuve.
Les arguments de Mme Létourneau
[44] Dans sa plaidoirie, que le Tribunal tentera de reproduire de la façon la plus fidèle possible ici, le procureur de Mme Létourneau affirme d'abord que la situation dans laquelle s'est trouvée sa cliente équivaut à un piège, au sens de la jurisprudence. Il s'agit selon lui d'une situation intrinsèquement dangereuse, qui n'est pas apparente. Une situation anormale.
[45] Il attire l'attention sur le témoignage de Mme Létourneau qui dit n'avoir jamais rien remarqué d'anormal en ce qui concerne le lit. La douillette cache le matelas et la bordure de bois.
[46] Le matelas est plus élevé que la bordure d'environ 4 pouces et, si on est couché, ou même assis sur le lit, on ne voit pas la bordure de bois.
[47] Madame n'a pas raison de se méfier, elle se laisse tomber, elle n'a rien remarqué d'anormal. Le lit est grand, moelleux, il n'y a rien à gauche, elle n'a pas porté attention au lit.
[48] Elle travaille en garderie, elle est habituée à ce genre de manœuvres quand elle joue avec des enfants, elle peut mesurer la chose. Elle se laisse tomber du côté gauche.
[49] Le matelas ne dépasse pas de six ou sept pouces comme l'ancien matelas d'eau la bordure de bois. De plus, M. Lefebvre n'a pas dit à Mme Létourneau qu'il y a eu changement de matelas.
[50] La preuve démontre une situation de piège, une situation intrinsèquement dangereuse, en ce que le matelas devrait être plus haut, ou il devrait y avoir un sommier en dessous du matelas.
[51] De plus, le matelas est recouvert d'un coussin d'une certaine épaisseur et on ne voit pas la partie du bas de ce coussin sur les photos, c'est parce que c'est caché par le rebord de bois. Si on tombe sur la partie en coussin, qui est moelleuse, on l'écrase et on frappe le rebord.
[52] La faute de M. Lefebvre est d'avoir toléré une telle situation anormale. Il y a preuve qu'il s'agit d'un lit anormal. Monsieur a toléré cette situation par négligence.
[53] Mme Létourneau n'a pas commis de faute. Elle ne voit pas le risque. Elle se sent en confiance. Elle pense pouvoir se laisser tomber de côté, elle ne connaissait pas les lieux et on ne peut dire qu'elle a accepté le risque. Il souligne que la jurisprudence, en matière d'acceptation des risques, exige que la personne ait conscience des risques pour qu'on puisse dire qu'il y a acceptation. [7]
[54] En ce qui concerne la notion de piège, il attire l'attention du Tribunal sur l'affaire Grey Rocks [8] dans laquelle la Cour suprême du Canada définit ce qui constitue un piège. Dans le résumé de l'arrêt, on lit ceci:
«La disposition de la fenêtre et du calorifère ne
constituait pas un piège susceptible d'entraîner l'application de l'art.
[55] Selon lui, le lit est intrinsèquement dangereux au sens de cet arrêt et le danger n'est pas apparent mais caché.
[56] Le procureur donne des exemples de pièges selon la jurisprudence. Ainsi, une dépression non apparente sur la route, dans laquelle chute un cycliste, est un piège. [10] Il en est de même des amarres d'un ponton qui ne sont pas visibles et qui obstruent le passage sur le quai, entraînant la chute de la victime. [11]
[57] Le procureur propose, comme exemple le plus semblable à la situation du présent dossier, le cas d'une échelle qui a l'air tout à fait normale mais qui se tord quand quelqu'un monte dedans, ceci constituant un piège. Le Tribunal a conclu qu'une personne prudente et diligente n'aurait pas pu s'apercevoir du danger réel de l'échelle et que ceci a causé un élément de surprise indéniable pour la victime. [12]
[58] Selon lui, un peu comme l'échelle de cette cause, ici, le lit est intrinsèquement dangereux, ce n'est pas apparent, le cadre de bois est fait pour un matelas qui dépasse de six à sept pouces. Ceci établit une présomption de fait qui oblige M. Lefebvre à prouver que la cause de l'accident est la faute de Mme Létourneau.
[59] Le procureur cite par ailleurs deux causes où il y a eu partage de responsabilité, la situation des lieux étant dangereuse et la victime ayant été imprudente. [13] Il ajoute toutefois qu'à son avis, Mme Létourneau n'a commis aucune faute qui justifierait ici un partage de responsabilité.
Analyse et décision
[60] En l'espèce, à la lumière de la preuve versée au dossier, le Tribunal est incapable de conclure que le défendeur a commis une faute engageant sa responsabilité civile.
[61] Il est sans doute nécessaire de rappeler les principes fondamentaux qui régissent la responsabilité civile extracontractuelle.
[62]
L'article
[63] La faute consiste à avoir une conduite qui n'est pas celle d'une personne prudente et diligente, et la principale caractéristique de la personne prudente et diligente est qu'elle prévoit ce qui est prévisible.
[64] En d'autres mots, elle agit pour "se prémunir contre un danger à condition que celui-ci soit assez probable , qu'il entre ainsi dans la catégorie des éventualités normalement prévisibles". [14] C'est ainsi que s'exprimait la Cour suprême du Canada dans l'affaire Ouellet c. Cloutier. Elle ajoutait: "Exiger davantage et prétendre que l'homme prudent doive prévoir toute possibilité, quelque vague qu'elle soit, rendrait impossible toute activité pratique". [15] (soulignement ajouté)
[65] En l'espèce, M. Lefebvre pouvait-il prévoir, ou même imaginer, que Mme Létourneau allait, dans un geste totalement improvisé et imprévu, se projeter du côté gauche sur le matelas, de telle manière que sa tête frappe le cadre de bois du lit, dont elle ne pouvait par ailleurs ignorer l'existence, ayant couché dans ce lit environ quatre fois?
[66] En soi, la manœuvre est pour le moins inhabituelle et ressemble effectivement plus à ce qui se fait sur un matelas d'exercice (comme celui que Mme Létourneau utilise en milieu de garderie) que dans un lit ordinaire.
[67] Il est tout à fait improbable de penser que M. Lefebvre, même en faisant appel à toute son imagination, aurait pu penser que la conséquence d'une blague innocente aurait été que Mme Létourneau se projette sur le côté en s'esclaffant de manière à heurter le cadre de bois dont elle connaissait la présence.
[68] Ceci dit, M. Lefebvre pourrait tout de même avoir commis une faute s'il a créé une situation de piège au sens de la jurisprudence. En effet, la personne prudente et diligente doit éviter de mettre les tiers en danger en laissant subsister un piège qui est, pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada: "une situation intrinsèquement dangereuse et le danger ne doit pas être apparent mais caché". [16]
[69] Ici, la position de Mme Létourneau est que la situation intrinsèquement dangereuse découle du changement de matelas qui fait en sorte que le matelas ne dépasse le cadre de bois que de trois à quatre pouces au lieu de six à sept pouces comme c'était le cas lorsqu'il y avait un matelas d'eau.
[70] Ce danger serait exacerbé par le fait que le matelas est surmonté d'un coussin mou qui s'affaisse quand on fait pression sur lui.
[71] Toutefois, rien dans la preuve ne permet de conclure que le changement de matelas ait augmenté le risque de se cogner la tête sur le rebord de bois si on se projette sur le côté.
[72] S'il est vrai que le matelas d'eau dépasse un peu plus haut le cadre, il n'est pas établi qu'il ne se serait pas affaissé, sous le poids du corps et de la tête de Mme Létourneau, suffisamment pour que sa tête heurte le cadre de bois. En fait, l'eau étant notoirement moins ferme que des ressorts, on peut même penser le contraire et que le choc aurait pu être pire.
[73] Quant à l'argument du procureur de Mme Létourneau fondé sur l'existence d'un "coussin" sur le matelas qui s'affaisse plus facilement que les ressorts de sorte que sa tête a heurté le cadre, il n'est pas supporté par la preuve.
[74] Les photos [17] indiquent clairement que le coussin est très mince, moins d'un pouce, et il ne peut être soutenu sérieusement que le rebord du coussin soit caché par le cadre de bois. On voit clairement le côté du matelas en dessous du coussin. On voit aussi la couture de la partie supérieure du matelas ainsi que la couture du coussin qui se touchent presque.
[75] Par conséquent, il n'y a aucune preuve du caractère "intrinsèquement dangereux" découlant du changement de matelas. Il faut aussi souligner qu'en la matière, il n'existe aucune norme ou disposition réglementaire dictant la distance qui doit exister entre le rebord supérieur du matelas et le cadre de bois.
[76] En ce sens, la situation est très différente de celle que l'on retrouve dans la cause citée par le procureur de Mme Létourneau portant sur la situation dangereuse découlant des amarres d'un ponton. Dans cette affaire, l'amarrage était fait "contrairement aux règles de l'art, à la réglementation du port et à la plus élémentaire prudence". [18]
[77] Ici, il n'y a rien de semblable. Il n'y a par ailleurs aucune preuve d'expert établissant qu'il soit dangereux ou inapproprié de remplacer un matelas d'eau dépassant de six à sept pouces par un matelas à ressorts dépassant de trois à quatre pouces le rebord de bois. Il n'existe aucune comparaison de la résistance respective de ces deux types de matelas à la pression exercée par un corps ou une tête.
[78] Mais il y a plus.
[79] Non seulement il n'y pas une preuve prépondérante du caractère intrinsèquement dangereux de l'installation du matelas mais, en plus, le cadre de bois n'est pas caché, il est parfaitement visible.
[80] Mme Létourneau a admis qu'en retirant la douillette pour s'insérer dans le lit, on voit nécessairement le cadre de bois foncé qui tranche très clairement par rapport au drap contour vert. Le cadre n'est pas dissimulé, sauf quand la douillette recouvre entièrement le lit, ce qui est la situation lorsque personne ne se couche dedans.
[81] Or, Mme Létourneau a couché dans ce lit environ quatre fois. Elle ne peut donc pas ne pas avoir vu le cadre de bois qui est parfaitement visible dès que la douillette est retroussée.
[82] En ce sens, la situation est très différente de tous les jugements soumis par Mme Létourneau. Dans tous les cas, il y a véritablement un danger caché, invisible pour la victime qui ne peut s'en prémunir.
[83] Ainsi, dans l'affaire Barsalou [19] , la victime ne pouvait voir ou deviner la présence de l'amarre barrant son chemin. Ceci constitue évidemment un piège ici, Mme Létourneau avait vu et connaissait la présence du cadre de bois.
[84] Dans l'affaire Scanlan [20] , un trou dans la chaussée ne pouvait être vu par la victime. Bien différent du présent dossier.
[85] Dans la cause [21] que le procureur de Mme Létourneau présente comme le cas le plus semblable à notre dossier, le caractère caché du danger découle du fait que l'échelle a l'air tout à fait normale quand on la regarde alors qu'elle se tord lorsqu'on y grimpe.
[86] Contrairement au cadre de bois du lit qui est visible (et qui est immobile), l'échelle se tord pour faire tomber celui qui y grimpe. Voilà un véritable piège. En plus, le propriétaire en a connaissance et n'en avise pas la victime. Aucun point commun avec le présent dossier.
[87] En fait, ici, il n'y a absolument aucun danger caché. Le cadre de bois est visible et la personne qui s'est placée dans le lit ne peut ignorer qu'à trois ou quatre pouces plus bas que le dessus du matelas, il y a ce cadre.
[88] Cette personne peut en oublier l'existence, ou ne pas y porter attention, ou être distraite par les plaisanteries de son compagnon, mais elle seule peut se prémunir contre le danger de se cogner sur le rebord en évitant toute manœuvre susceptible de mettre sa tête en contact avec ce cadre de bois dont elle connaît la présence.
[89] Il faut rappeler que le lit et le cadre de bois sont inertes. C'est par le geste qu'elle pose elle-même que Mme Létourneau se trouve à entrer en contact avec le cadre de bois. Ceci s'apparente aux nombreux jugements [22] qui ont rejeté l'action d'une victime qui, par son imprudence, se blesse alors qu'il n'y a aucun piège au sens de la jurisprudence.
[90] De façon plus précise, le présent cas s'apparente au dossier Holt Renfrew [23] dans lequel la victime s'est blessée en trébuchant sur un palier peint en blanc pour le rendre visible. Le palier n'a pas été considéré comme un piège. Il est visible. La victime a été jugée seule responsable de son infortune. Dans le présent dossier, le cadre de bois brun tranche très clairement par rapport au drap qui est vert [24] . Mme Létourneau ne pouvait pas ne pas le voir, ou l'avoir vu.
[91] En l'espèce, l'inéluctable conclusion est qu'il n'est pas possible de blâmer M. Lefebvre pour le malencontreux accident subi par Mme Létourneau. À la lumière de l'ensemble de la preuve, il est clair qu'il s'agit d'une situation qu'il ne pouvait pas prévoir, qui n'était tout simplement pas prévisible.
[92] Le geste improvisé et spontané de Mme Létourneau aurait pu ne pas avoir de conséquences si elle avait calculé sa trajectoire pour que sa tête arrive sur le matelas. Il en aurait été de même si la force de son mouvement n'avait pas abaissé le matelas de trois à quatre pouces.
[93] Bien sûr, si elle s'était souvenue de la présence de ce cadre de bois, dont elle connaissait l'existence, elle aurait pu éviter l'accident qui l'accable. En deux mots, pour reprendre une formule consacrée, elle est la seule auteure de son infortune.
[94] Par ailleurs, prétendre que M. Lefebvre aurait dû prévoir la survenance de cet accident lui impose un fardeau qui dépasse largement celui d'agir en personne normalement prudente et diligente. À ce sujet, les auteurs Baudouin et Deslauriers écrivent:
«La société doit donc accepter, en principe, même si elle doit s'efforcer d'en pallier les effets économiques, la survenance d'accidents pour lesquels personne ne sera responsable, même si a posteriori une prudence extrême, une circonspection poussée, une habilité consommée auraient techniquement permis de les éviter. Jurisprudence et auteurs sont unanimes à reconnaître que le point de comparaison doit avoir pour schème de référence une norme de conduite acceptée ou tolérée par la société. Chercher la faute revient donc à comparer la conduite de l'agent à celle d'une personne normalement prudente et diligente (…) et à se demander si elle aurait pu prévoir ou éviter l'événement qui a causé le dommage.(…) Il ne s'agit pas d'obliger l'individu à prévoir tous les types d'accidents possibles, mais seulement ceux qui, dans les circonstances, sont raisonnablement probables.» [25]
[95] Ici, on ne peut certainement pas dire qu'il s'agissait d'un accident raisonnablement probable.
[96] Tel est l'état du droit et, sur cette base, l'action de Mme Létourneau doit être rejetée.
Les dépens
[97] La partie qui succombe supporte en principe les dépens, c'est-à-dire les frais judiciaires. [26]
[98] Le Tribunal a toutefois discrétion pour en ordonner autrement, par décision motivée. En l'espèce, le procureur de M. Lefebvre a indiqué qu'il s'en remettait au Tribunal sur cette question.
[99] Effectivement, le Tribunal considère que la démarche judiciaire de Mme Létourneau en vue de tenter d'obtenir une indemnisation pour le préjudice qu'elle a subi est légitime et ne peut être considérée comme blâmable. Ce n'est pas parce que son recours ne peut être accueilli qu'on doive lui lancer la pierre.
[100] Elle a tenté, avec une cause qui est loin d'être facile, même à première vue, de réussir à obtenir qu'un tiers, ou plutôt que l'assureur du tiers, l'indemnise.
[101] Quant à son procureur, le Tribunal préfère penser qu'il a agi avec courage et audace, et non par méconnaissance des principes juridiques applicables, en portant devant la cour ce dossier dont l'issue la plus probable ne favorisait pas sa cliente, en vue de tenter d'obtenir une indemnisation pour Mme Létourneau.
[102] Pour toutes ces raisons, il n'y a pas lieu d'imposer à Mme Létourneau d'assumer en plus les frais de la cause. La compassion à l'égard d'une personne qui a subi un préjudice sérieux le justifie aussi en l'espèce.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[103] REJETTE la requête introductive d'instance de la demanderesse;
[104] Chaque partie payant ses frais.
|
||
|
__________________________________ PIERRE DALLAIRE, J.C.S. |
|
|
||
|
||
|
||
Me Guy Laporte |
||
LEBLANC, DOUCET, McBRIDE, avocats |
||
Procureur de la Demanderesse |
||
|
||
Me Nicolas Héon Bourgeois |
||
BÉLANGER, SAUVÉ, s.e.n.c.r.l. |
||
Procureur du Défendeur |
||
|
||
Date d’audience : |
22 mars 2012 |
|
[1] Il s'agit des pièces P-20, D-5 et D-6.
[2] Interrogatoire du 5 octobre 2007. Les pages 1 à 58 ont été déposées de consentement.
[3] Pièce D-5.
[4] Pièce D-5.
[5] Pièce ML-1 (et ML-1a)
[6]
Art.
[7]
Thivierge
c.
Capitale (LA), Assurances générales
,
[8]
Rubis
c.
Gray Rocks Inn Ltd
.,
[9] Ibid.
[10]
Montréal (Ville de)
c.
Scanlan
,
[11]
E.A.
c.
Barsalou
,
[12]
Poulin
c.
Boulet
,
[13]
Paillé
c.
Buswell
,
[14] Ouellet c. Cloutier , [1947] R.C.S. 512., page 526.
[15] Ibid.
[16]
Rubis
c.
Gray Rocks Inn Ltd
.,
[17] Pièce D-6, photos 3 et 4.
[18]
E.A.
c.
Barsalou,
[19]
E.A.
c.
Barsalou
,
[20]
Montréal (Ville de ) c. Scanlan,
[21]
Poulin
c.
Boulet
,
[22]
J
oly
c.
Salaberry-de-Valleyfield (Ville de)
,
[23]
Jacobs-Migicovsky
c.
Holt
Renfrew
,
[24] Pièce D-6.
[25] J.L. BAUDOUIN, P. DESLAURIER, La responsabilité civile , 7 e éd, volume I, Éditions Yvon Blais, 2007, page 171.
[26]
Art.