Bastille c. Lussier

2012 QCCQ 3497

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

BEDFORD

Localité   de

Granby

« Chambre civile »

N° :

455-22-001567-098

 

 

 

DATE :

1 er mai 2012

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

 CLAUDE H. CHICOINE, J.C.Q.

 

 

 

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Éric BASTILLE

Demandeur

c.

 

Jean LUSSIER

Défendeur

 

 

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JUGEMENT

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[1]            Le demandeur réclame au défendeur la somme de 22,792.98$ à titre de dommages, plus particulièrement pour l’indemniser d’une partie des honoraires extrajudiciaires encourus dans le cadre d’une poursuite qu’il allègue avoir été intentée de mauvaise foi par le défendeur.

[2]            Le défendeur conteste et nie tout abus de droit.

[3]            Bastille était locataire de Lussier. Ce dernier a entrepris en Cour supérieure un recours en résiliation de bail, réclamation de loyers et dommage (notamment une indemnité de résiliation), réclamant 32,357.05$. Les procédures continuèrent et s’additionnèrent, et les tactiques aussi. Bastille se porta demandeur reconventionnel (214,830.00$). Entre-temps Lussier vendait son immeuble.

[4]            Il est inutile de répéter ici toutes les allégations des parties, tant celles devant la Cour supérieure que celles des procédures du présent litige, de même qu’il serait superflu de reprendre toutes les péripéties de l’aventure judiciaire des parties. Le juge Gaétan Dumas de la Cour supérieure récite toute la saga dans un jugement de 190 paragraphes (460-17-000661-066, 2009 QCCS 417 ). Ce jugement a été maintenu par la Cour d’appel (500-09-019484-096, 2010 QCCA 2177 ).

[5]            Le juge Dumas détermine d’abord :

« 9.  Le 13 mars 2008, le défendeur amende sa défense pour y ajouter une demande reconventionnelle par laquelle il demande de rejeter l'action du demandeur et demande également de déclarer bon et valable un bail verbal conclu en juillet 2005 entre les parties et condamner le demandeur à payer les sommes suivantes :

         Dommages causés au demandeur                             91 600 $                                          Atteinte à sa réputation                                                                20 000 $                                 Dommages pour non-respect de la clause d'option    93 230 $                         d'achat prévue au bail verbal                                                                             Dommages-intérêts punitifs                                       10 000 $                           TOTAL :                                                                    214 830 $

10. Le défendeur demande au tribunal d'opérer compensation entre les sommes qu'il pourrait devoir et les sommes que lui doit le demandeur.

11.  Au début de l'audition, le défendeur admet devoir la somme de 18 293,12 $. Il y a donc lieu de déterminer d'abord quelles sommes sont dues au demandeur.

12.  Puisque le demandeur a vendu son immeuble le 23 janvier 2007 à Autobus Granby inc. et que le défendeur paie à celle-ci les loyers qui lui sont dus depuis cette date, le demandeur renonce à sa demande de résiliation de bail.

13.  La renonciation à la résiliation entraîne donc pour le demandeur l'impossibilité de réclamer la somme de 10 352,28 $ représentant l'indemnité de 6 mois de loyer pour cause de résiliation du bail.

14.   Reste donc à déterminer les arrérages de loyer et le billet à demande dû par le défendeur.

36.  Les sommes dues par le défendeur, au moment de l'introduction de l'instance sont donc de :

       Taxes municipales, scolaires et intérêts                      12 069,82 $                           Arrérages de loyer    5 368,94 $                         Billet à demande                 3 286,00 $                                    TOTAL                                                                                                                         20 724,76 $

37.  L'offre du demandeur de payer la somme de 18 293,12 $ est donc insuffisante puisqu'il y manque 2 431,64 $.

Autres causes de résiliation

38.  Bien que la requête introductive d'instance soulève plusieurs autres reproches justifiant la résiliation du bail, aucune preuve n'en a été faite.

39.  Au contraire, le demandeur admet d'emblée qu'il n'a aucun reproche à faire au défendeur relativement à la couverture d'assurance.

40.  Le demandeur ne prétend plus que le défendeur aurait sous-loué ou cédé une partie des lieux loués et aucune preuve n'est faite d'usage de produits interdits.

41.  Quant à la question d'insolvabilité du défendeur, le demandeur n'en tire aucun argument pour demander la résiliation.

42.  Bref, sauf les sommes dues au demandeur, les autres reproches qui sont faits au défendeur semblent être dus à l'enthousiasme du rédacteur de la requête introductive d'instance.

43.  Que s'est-il donc produit pour donner lieu à un procès de trois jours pour une réclamation de 20 724,76 $ alors que le défendeur reconnaissait devoir la somme de    18 293,12 $? »

[6]            Puis il conclut à la mauvaise foi de Lussier :

« 70.  Le demandeur connaissait la situation précaire dans laquelle se trouvait le défendeur. Il l'allègue d'ailleurs dans sa requête introductive d'instance.

71.  Le demandeur savait que le défendeur avait dû relocaliser son entreprise suite à une injonction prononcée par la Cour supérieure, peu de temps avant.

72.  Le demandeur savait que le défendeur avait investi des sommes considérables dans son local. Une preuve non contredite établit à 80 000$ les rénovations faites par le défendeur.

73.  En plus du local commercial occupé par le défendeur, celui-ci loue également du demandeur une résidence située sur l'immeuble, propriété du demandeur.

74.  Bien que le bail qui a donné lieu à la location de la résidence par le défendeur soit litigieux, le tribunal ne peut mettre de côté le fait que le demandeur savait, au moment où il a tenté d'évincer le défendeur, que celui-ci venait de déménager avec sa famille dans cette résidence.

76.  Le tribunal en vient à la conclusion que l'action intentée par le demandeur l'a été de mauvaise foi, dans le but inavoué d'évincer le défendeur des lieux loués.

77.  Le tribunal croit que le bail qui faisait l'affaire du demandeur lorsqu'il l'a signé était maintenant devenu une source de problèmes. Le demandeur désirait vendre son immeuble et le défendeur devenait pour lui une cause d'embarras.

78.  Il semble qu'il n'était pas possible pour le demandeur de relocaliser son locataire et c'est pourquoi, à l'encontre de la plus élémentaire bonne foi, il a plutôt tenté d'évincer celui-ci.

79.  Le demandeur a finalement vendu son immeuble à Autobus Granby inc., mais pour un prix de 50 000 $ inférieur à celui qu'il aurait pu obtenir.

80.  Depuis juin 2006, le défendeur paie son loyer de façon exemplaire, sachant que tout faux pas le fera trébucher.

81.  Les conséquences monétaires de la mauvaise foi du demandeur ne peuvent être discutées sans mettre en relief les faits mentionnés dans la demande reconventionnelle.»

[7]            Sur la demande reconventionnelle de Bastille, le juge écrit :

« 162.  Dans la présente cause, le défendeur subit des pertes dans l'opération de son commerce depuis des années alors que le demandeur fait tout pour l'aider.

  163. Le défendeur est en retard dans ses paiements. Face au Centre d'aide aux entreprises, il est en défaut lors des événements litigieux. Le défendeur utilise ses fournisseurs comme levier économique en retardant les paiements puisqu'il n'a pas de marge de crédit autorisée suffisante.

164.  À entendre le défendeur, ses déboires financiers sont toujours la faute d'une autre personne.

165.  Dans son témoignage, le défendeur mentionne que c'est la faute de la Cour s'il a dû déménager sa piste de course extérieure. C'est plutôt son entêtement à opérer un commerce dans une zone résidentielle qui a obligé la municipalité à prendre des procédures en injonction.

166.  Les résultats espérés, sur lesquels se base le défendeur pour justifier sa perte de profits, ne sont nullement supportés par la preuve.

167.  À croire le défendeur, tout ce qui allait mal aurait bien été n'eût été du demandeur.

168.  Le tribunal ne peut voir comment un commerce déficitaire année après année aurait fait les profits mentionnés par le défendeur dans son témoignage.

169.  Selon le défendeur, il aurait fait des profits supplémentaires de 214 830 $ en trois ans alors qu'il faisait des pertes récurrentes auparavant.

170.  La preuve est tout aussi faible sur la réclamation pour la perte de profits sur l'immeuble pour lequel le défendeur avait une option d'achat. »

[8]            Se prononçant sur l’octroi de dommages en faveur de Bastille, le juge Dumas constate la faiblesse de la preuve en ces termes :

« 175.  En conséquence, le tribunal croit que le défendeur a échoué dans sa tentative de prouver les dommages exacts qu'il a subis suite à la faute du demandeur. La preuve profane proposée est beaucoup trop aléatoire pour supporter les dommages réclamés.

176.  Le tribunal se doit donc, comme le mentionne Baudouin, d'évaluer les dommages sur une base factuelle qui lui semble juste. Le tribunal peut donc accorder une compensation sous forme de dommages nominaux lorsque la méthode d'évaluation est scientifiquement peu probante. La difficulté d'évaluation des dommages ne doit pas devenir une fin de non-recevoir lorsque l'inexécution des obligations est établie. Le tribunal se doit d'accorder les dommages et intérêts dus malgré la difficulté de les évaluer. Pour ce faire, le tribunal peut utiliser d'autres méthodes d'évaluation.

177.  Dans la présente affaire, il y a lieu d'accorder des dommages nominaux qui incluront les dommages exemplaires auxquels peut avoir droit le défendeur. Cette méthode d'évaluation a comme avantage d'accorder au tribunal une discrétion encore plus grande dans l'évaluation des dommages.»

[9]            Puis il détermine l’octroi de dommages nominaux dont la somme est égale à ce qui est dû à Lussier :

« 178.  En effet, il est possible pour le tribunal d'accorder des dommages exemplaires au défendeur puisqu'il y a eu atteinte illicite et intentionnelle à la jouissance paisible des lieux loués par le défendeur.

180.  En conséquence, le tribunal croit que la manière la plus juste d'indemniser le défendeur des dommages subis suite à l'inexécution des obligations du demandeur, à la mauvaise foi et à l'abus de droit dans la prise des procédures est de condamner le demandeur à payer au défendeur des dommages nominaux de 20 724,76 $.

181.  Ce montant est le même que celui auquel le défendeur devrait être condamné à payer au demandeur pour les loyers impayés.

182.  En conséquence, procédant à opérer compensation entre les parties, le tribunal rejettera l'action et la demande reconventionnelle.»

 

[10]         Ainsi l’action de Lussier et la demande reconventionnelle de Bastille sont rejetées, sans frais.

[11]         Dans sa demande reconventionnelle, Bastille, bien qu’il plaide la mauvaise foi de Lussier et l’abus de droit, ne demande pas les honoraires extrajudiciaires. Pourtant, il réclame des dommages sous plusieurs chefs, y compris des dommages exemplaires ou punitifs.

[12]         Sur l’abus de droit et la mauvaise foi, le Tribunal n’a pas à revenir : il y a clairement chose jugée.

[13]         Il eut été préférable que Bastille demande alors des dommages comprenant les honoraires extrajudiciaires devant le même tribunal qui avait à décider de l’abus. À cet égard, le juge Chamberland de la Cour d’appel écrit  [1] :

« Je comprends parfaitement les inquiétudes de l'intimée et la remarque du juge de première instance. La partie qui plaide un abus du droit d'ester en justice de la part de la partie adverse - qu'elle soit en demande ou en défense - devrait, en principe, demander le remboursement de ses frais d'avocat dans le cadre de ce même dossier. Le juge qui aura à décider du fond de l'affaire serait alors à même de décider, en même temps, de cette demande accessoire dont le sort - est-il nécessaire de le rappeler? - ne suivra pas nécessairement celui du recours principal.

Par ailleurs, j'estime que le fait de ne pas procéder ainsi n'est pas fatal. »  

[14]         Le juge Chamberland de continuer : [2]

« En l'espèce, les honoraires extrajudiciaires n'avaient jamais été réclamés, ni dans l'action négatoire de servitude ni dans le recours en annulation du règlement municipal. Les dommages accordés par le juge Provost en 1992 et par le juge Mercure, en 1999, étaient clairement identifiés et n'avaient rien à voir avec les honoraires extrajudiciaires. J'ajoute que le fondement juridique de l'action en remboursement des frais d'avocat est entièrement différent du fondement juridique des deux recours que l'appelant intentait à l'intimée en 1989, puis en 1994. Les jugements prononcés en 1992 et en 1999 ne peuvent donc pas constituer chose jugée sur cette question. Ce n'est d'ailleurs pas ce que soutient l'intimée.

Je propose donc d'accueillir l'appel, avec dépens, d'infirmer le jugement dont appel, d'accueillir en partie l'action de l'appelant, également avec dépens, et de condamner l'intimée à verser à l'appelant 15 000 $, avec les intérêts et l'indemnité additionnelle depuis le 12 août 1999, date du jugement concluant à la nullité du règlement municipal. »

[15]         Contrairement à l’affaire Lévesque, où ‘’ les dommages accordés…… étaient clairement identifiés’’, les dommages accordés à Bastille par le juge Dumas ne sont pas identifiés. En fait, le juge n’accorde à Bastille aucun des dommages ou chefs de dommages réclamés par sa demande reconventionnelle - si ce n’est la réclamation de 10,000$ pour dommages-intérêts punitifs. Il n’y a donc pas de dommages identifiés.

[16]         Le juge Dumas accorde plutôt des dommages nominaux qui incluront des dommages exemplaires.

[17]         Dans les circonstances, et vu le libellé du jugement Dumas, accorder d’autres dommages (honoraires extrajudiciaires ou autres), serait prononcer une sanction additionnelle à celle déjà décidée par la Cour supérieure.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[18]         REJETTE la demande. Avec dépens.

 

 

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CLAUDE H. CHICOINE, J.

 

LAVIN & ASSOCIÉS

(Me Dominique Lavin)

Procureurs du demandeur

 

HUPPÉ ARCAND MARTIN INC.

(Me Richard Arcand)

Procureurs du défendeur

 

 

 

Date d’audience :

14 février 2012

 

 

 

 



[1]   Lévesque c. Ville de Carignan, 2007 QCCA 63 , opinion du juge Chamberland à laquelle souscrivent les juges Otis et Bich;                                                                                                     Voir aussi: Turcotte c. Salle de bain du Coteau Inc., (2003) R.D.I. 375

9128-9272 Québec Inc. c. Anzini, (2005) Canlii 11726

Desjardins c. Deschênes, 700-17-001284-032, j. Carole Hallée, C.S. Terrebonne

[2]   Ibid.