Agrégats décor Estrie inc. c. Entreprises Allaire et Gince inc.
JL 3991
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2012 QCCQ 3917 |
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COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
BEDDORD |
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LOCALITÉ DE |
Granby |
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« Chambre civile » |
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N° : |
460-22-004187-100 |
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DATE : |
17 mai 2012 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
GILLES LAFRENIÈRE, J.C.Q. |
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AGRÉGATS DÉCOR ESTRIE INC. |
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Demanderesse |
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c. |
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LES ENTREPRISES ALLAIRE ET GINCE INC. |
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Défenderesse |
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JUGEMENT |
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CONTEXTE
[1] La demanderesse réclame le solde impayé de ses travaux de concassage et de tamisage de pierre, qu'elle a effectués pour le compte de la défenderesse.
[2] La défenderesse refuse de payer au motif que les quantités facturées ne concordent pas avec les quantités livrées et se porte demanderesse reconventionnelle pour récupérer les sommes qu'elle a payées en trop.
LES FAITS PERTINENTS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
[3] La demanderesse exploite une entreprise oeuvrant dans le domaine du concassage et du tamisage de pierre, alors que la défenderesse exploite de nombreuses carrières.
[4] En 2006, la demanderesse conclut trois contrats d'une durée de deux ans chacun, afin de concasser la pierre de trois carrières exploitées par la défenderesse: soit les carrières Thibault, Bernard et Ste-Christine.
[5] Chacun des trois contrats préparés par la demanderesse contient la mention suivante:
«Le pesage des quantités se fera sur notre balance de convoyeur qui déterminera donc les quantités à être payées.»
[6] Conséquemment, dès 2006, les employés de la demanderesse se présentent successivement aux trois carrières de la défenderesse avec leurs équipements (concasseur, convoyeur, tamis et bennes) et amorcent les travaux convenus. La pierre est alors concassée puis transportée sur un convoyeur afin d'être tamisée et placée en différents monticules en fonction du type de pierre.
[7] Le poids de la pierre est déterminé à l'aide d'une balance incorporée au convoyeur. Un écran indique le poids de la pierre transportée pour chaque heure ou chaque journée travaillée.
[8] La demanderesse établit sa facturation à l'aide des données recueillies sur l'écran de la balance du convoyeur. Selon la demanderesse, aucun employé de la défenderesse ne vérifie les lectures de pesée qu'elle constate à l'écran.
[9] Pour l'ensemble des travaux réalisés en 2006 aux 3 carrières, la demanderesse a facturé la somme de 597 724,02 $.
[10] Toutefois, la demande principale ne porte que sur le solde impayé de travaux réalisés à la Carrière Thibault.
[11] À l'automne 2006, la demanderesse envoie à la défenderesse une facture de 118 131 $ pour des travaux réalisés à la Carrière Thibault.
[12] Le 17 novembre 2006, la défenderesse accepte de payer la défenderesse de la somme de 118 131 $ par trois versements, égaux et consécutifs, de 44 870,09 $ chacun.
[13] De fait, la défenderesse effectue les deux premiers versements. Toutefois, elle se ravise avant d'effectuer le troisième versement prévu pour le 17 février 2007, lorsqu'elle s'aperçoit que les quantités facturées ne concordent pas avec les quantités calculées par ses employés.
[14] Aussi, elle met immédiatement fin à la deuxième année des trois contrats, sans toutefois indiquer de motif à la demanderesse.
[15] Conséquemment, la demanderesse lui réclame 44 870,89 $.
[16] Normand Lévesque est contremaître et chargé de projet pour la défenderesse et s'occupe de toutes les opérations de carrières pour cette dernière.
[17] Il explique que sitôt la pierre concassée et tamisée en monticules par la demanderesse, les employés de la défenderesse la charge dans des camions de livraison.
[18] À la Carrière Bernard, le matériel est pesé à l'aide de chargeurs munis d'une balance qui indique le poids du matériel chargé dans les camions. À cet égard, la défenderesse dépose en preuve les relevés des chargeurs.
[19] À la Carrière Ste-Christine, le matériel est pesé en partie à l'aide des chargeurs et en partie sur une balance appartenant à une tierce personne. La défenderesse dépose en preuve les relevés de ses chargeurs ainsi que les relevés de la balance. Toutefois, la défenderesse reconnaît qu'elle n'a aucun contrôle sur les mesures constatées par la tierce personne.
[20] À la Carrière Thibault, le poids du matériel est plutôt pesé sur une balance à la sortie de la carrière. Cependant, la preuve révèle que cette balance s'est avérée défectueuse à quelques reprises en 2006, 2007 et 2008. De plus, les calculs de la défenderesse omettent les pesées de pierre rouge et d'asphalte.
[21] Normand Lévesque affirme que dès juin 2006, il constate que les mesures de poids que lui transmet la demanderesse ne concordent pas avec celles qu'il obtient à l'aide de ses équipements. Il en parle brièvement au représentant de la demanderesse, lequel lui affirme que les quantités seront réajustées au cours de la deuxième année des contrats.
[22] Or, il a fallu trois ans à la défenderesse pour charger et livrer tout le matériel concassé et tamisé par la demanderesse en 2006 et, selon les derniers chiffres qu'elle obtient en août 2008, elle conclut que la demanderesse lui a facturé 53 748,30 $ en trop.
[23] La défenderesse n'informe officiellement la demanderesse de cette situation que par sa demande reconventionnelle du 29 mars 2010.
ANALYSE
A) La demande principale
[24] Les parties ont convenu d'un contrat d'entreprise [1] par lequel la demanderesse s'engage à réaliser un ouvrage matériel (le concassage) que la défenderesse s'oblige à lui payer.
[25] La demanderesse doit agir au mieux des intérêts de la défenderesse [2] , alors que cette dernière doit collaborer de bonne foi tout au long de l'exécution du contrat et même lors de son extinction [3] .
[26] La défenderesse peut unilatéralement et sans cause, résilier le contrat quoique la réalisation de l'ouvrage ait déjà été entreprise [4] .
[27]
L'article
«165 - Inexécution et exécution fautive -
[…] La règle est inversée si le créancier allègue que le débiteur a mal exécuté son contrat. La normalité suppose qu'une personne ne commet pas de faute en accomplissant ses devoirs contractuels. Aussi, le contractant a la charge d'établir l'inexécution fautive d'une obligation par son cocontractant.» [5]
[28] Puisque la défenderesse reproche à la demanderesse l'inexécution de ses obligations contractuelles, c'est à elle que revient l'obligation de prouver les divers manquements.
[29] La défenderesse ne remet pas en question la qualité de la balance de la demanderesse, non plus que ses lectures de poids. Elle s'en remet exclusivement aux relevés de pesée qu'elle a elle-même effectuée sur sa propre balance.
[30] La preuve de la défenderesse est constituée d'un rapport sommaire des transactions où est indiqué le poids de chaque transaction.
[31] Ce rapport sommaire n'est ni authentique, ni semi-authentique, non plus qu'il ne constate d'acte juridique [6] .
[32] À cet égard, Léo Ducharme écrit dans son livre Précis de la preuve :
«442: […] C'est donc uniquement à titre de témoignage qu'un écrit non instrumentaire peut servir de preuve contre les tiers. Par ailleurs, comme un témoignage, pour faire preuve, doit être contenu dans une déposition faite à l'instance, sauf du consentement des parties ou dans les cas prévus par la loi, c'est donc uniquement s'il satisfait à ces conditions qu'un écrit non instrumentaire devient recevable à titre de témoignage et peut faire preuve contre les tiers […]» [7]
[33] Puisque ce rapport a été déposé de consentement, il peut être mis en preuve, mais qu'en est-il de sa force probante?
[34] À ce sujet, Jean-Claude Royer écrit:
«387: [… ] Lorsqu'il est invoqué par son auteur, l'écrit non instrumentaire qui rapporte un fait a la valeur probante d'un témoignage.
La force probante, tant du témoignage que de l'aveu extrajudiciaire, est laissée à l'appréciation du tribunal.» [8]
[35] Par ailleurs, Léo Ducharme écrit:
«451:
Même si l'article
[36] Normand Lévesque a réuni toutes les transactions effectuées par la défenderesse à la Carrière Thibault et affirme que le poids total est inférieur à celui que lui indique la demanderesse.
[37] Le Tribunal ne peut retenir ce témoignage, parce qu'il est inapproprié et qu'il n'est pas suffisamment probant.
[38] Ce témoignage est inapproprié, car les parties ont convenu et accepté que le matériel soit pesé à l'aide du convoyeur de la demanderesse. Il ne faudrait pas changer la convention des parties pour faire en sorte que le poids du matériel soit plutôt déterminé à l'aide des équipements de la défenderesse.
[39] La défenderesse insiste sur le fait qu'elle s'est réservé le droit de vérifier les quantités lors de la signature des contrats.
[40] Il existe une preuve contradictoire sur cet aspect, mais que cela ait été convenu ou pas, il va de soi que la défenderesse pouvait vérifier les pesées de la demanderesse.
[41] Toutefois, la défenderesse n'a jamais vérifié ni contesté les données obtenues à l'aide de l'écran de la balance du convoyeur de la demanderesse.
[42] Par ailleurs, cette preuve n'est pas suffisamment probante. En effet, même si le Tribunal devait accorder foi au rapport sommaire de la défenderesse, les données qu'il indique ne seraient pas plus vraies que celles observées par la demanderesse à l'aide de l'appareil convenu.
[43] La preuve demeurerait alors contradictoire et le Tribunal serait dans l'impossibilité de déterminer où se situe la vérité. À cet égard, Léo Ducharme écrit:
«146: S'il est nécessaire de savoir sur qui repose l'obligation de convaincre, c'est afin de pouvoir déterminer qui doit assumer le risque de l'absence de preuve. En effet, si, par rapport à un fait essentiel, la preuve offerte n'est pas suffisamment convaincante, ou encore si la preuve est contradictoire et que le juge est dans l'impossibilité de déterminer où se situe la vérité, le sort du procès va se décider en fonction de la charge de la preuve: celui sur qui reposait l'obligation de convaincre perdra.» [10]
[44] Mais il y a plus, le rapport sommaire de la défenderesse n'a pas de force probante.
[45] Les documents produits sous la cote P-16 démontrent que la balance utilisée s'est avérée défectueuse à quelques reprises au cours des années 2006, 2007 et 2008. Elle n'a donc pas la fiabilité requise.
[46] De plus, les calculs de la défenderesse omettent les pesées de la pierre rouge et d'asphalte.
[47] Enfin, le comportement de la défenderesse a privé la demanderesse de toute possibilité de vérifier les manquements reprochés.
[48] La pierre a été abandonnée aux mains de la défenderesse une fois mise en monticules et enlevée progressivement jusqu'en 2008. Pendant ces trois ans, la pierre est laissée sur le site sans aucune surveillance. Du moins, aucune preuve n'a été administrée concernant la sécurité sur le chantier et l'intégralité des monticules de pierres. Conséquemment, la défenderesse a-t-elle pesé toute la pierre concassée?
[49] L'absence de mesure de sécurité et le long délai qui s'est écoulé depuis la mise en monticules de la pierre concassée affectent sérieusement la valeur probante de cette preuve.
[50] La défenderesse avait le fardeau de prouver que les quantités réclamées étaient inexactes. Or, la preuve qu'elle présente n'est pas suffisamment probante.
[51] Conséquemment, le Tribunal fait droit à la demande principale.
B) Demande reconventionnelle
[52] La demande reconventionnelle s'assimile à une demande en répétition de l'indu.
[53]
Le délai de prescription d'une telle demande est établi par l'article
«Art. 2925: L'action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n'est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.»
[54]
Il ne faut toutefois pas ignorer la portée de l'article
«Art. 2896: L'interruption résultant d'une demande en justice se continue jusqu'au jugement passé en force de chose jugée ou, le cas échéant, jusqu'à la transaction intervenue entre les parties.
Elle a son effet, à l'égard de toutes les parties, pour tout droit découlant de la même source.»
[55] Conséquemment, l'interruption provoquée par le dépôt de la demande introductive d'instance vaut en faveur de la défenderesse, dans la mesure où sa demande résulte de la même source [11] .
[56] La requête introductive d'instance est relative au solde impayé de la Carrière Thibault.
[57] Or, par sa demande reconventionnelle, la défenderesse demande répétition de l'indu pour l'ensemble des trois carrières.
[58] Manifestement, il s'agit de trois contrats distincts.
[59] Les réclamations des carrières Bernard et Ste-Christine n'ont donc pas la même source.
[60] La demande est prescrite en ce qui concerne les carrières Bernard et Ste-Christine.
[61] En effet, dès juin 2006, Normand Lévesque se doute que les données ne concordent pas, puisqu'il en parle vaguement et sommairement à Fernand Boisvert, le responsable de la demanderesse.
[62] En dépit de ce doute, la défenderesse paie entièrement la demanderesse pour tous ses travaux relatifs aux contrats des carrières Bernard et Ste-Christine.
[63] En février 2007, elle met unilatéralement fin et sans cause à ces deux contrats pour lesquels il demeurait une année.
[64] La demande reconventionnelle a été déposée en mars 2010 soit plus de trois ans après que la demanderesse eut su qu'il n'y avait pas de concordance entre les montants réclamés et ceux payés.
[65] Il faut agir avec beaucoup de prudence, lorsqu'un dommage se présente progressivement. Mais, en la présente instance, il ne fait aucun doute que la défenderesse savait qu'il y avait discordance entre les pesées constatées, puisque dès février 2007, elle annule les contrats.
[66] Conséquemment, le Tribunal conclut que les demandes relatives aux carrières Bernard et Ste-Christine sont prescrites.
[67] Même si la demande reconventionnelle à l'égard des carrières Bernard et Ste-Christine n'était pas prescrite, elle n'aurait pas de valeur probante.
[68] Les motifs sont substantiellement les mêmes que ceux exprimés auparavant pour la demande principale.
[69] Les rapports de pesée ne constatent pas d'acte juridique et ne sont pas authentiques ou semi-authentiques.
[70] Les mesures de poids observées par la défenderesse ne seraient pas plus exactes que celles de la demanderesse. En effet, nous serions toujours en présence d'une preuve contradictoire.
[71] Par ailleurs, le matériel a été pesé à la Carrière Ste-Christine à l'aide d'une balance appartenant à une tierce personne. Or, le Tribunal ignore tout de la qualité de cette balance.
[72] Aux carrières Bernard et Ste-Christine, le matériel a également été abandonné aux mains de la défenderesse sans que cette dernière assure la protection et l'intégralité du matériel.
[73] Enfin, même si la demande reconventionnelle à l'égard de la Carrière Thibault n'est pas prescrite, le Tribunal a déjà décidé de la valeur probante de la preuve offerte.
[74] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[75] ACCUEILLE la demande principale;
[76]
CONDAMNE
la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de
44 870,09 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle
prévue à l'article
[77] REJETTE la défense et demande reconventionnelle;
[78] LE TOUT , avec dépens, tant sur la demande principale que sur la demande reconventionnelle.
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__________________________________ GILLES LAFRENIÈRE, J.C.Q. |
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M e Claude Villeneuve |
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Heenan, Blaikie, s.en.c.r.l. |
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Procureur de la demanderesse |
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M e Yannick Crack |
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Therrien Couture, avocats s.e.n.c.r.l. |
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Procureur de la défenderesse |
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Dates d’audience : |
12 et 13 janvier 2012 |
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[1] C.c.Q., art. 2098 .
[2] C.c.Q., art. 2100 .
[3] C.c.Q., art. 1375 .
[4] C.c.Q., art. 2125.
[5]
Jean-Claude Royer,
[6] C.c.Q., art. 2832.
[7] Léo Ducharme, Précis de la preuve , 6 e édition, 2005, (La collection bleue), par. 442, p. 181.
[8] Préc. note 5, par. 387, p. 267.
[9] Préc. note 7, par. 451, p. 184.
[10] Préc. note 7, par. 146, p. 62.
[11]
Tremblay
c.
2543-7443 Québec inc.
, 15 avril 1999 (C.S.)