SA/12/030

2010-020-P

 

 

 

TRIBUNAL D’ARBITRAGE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N o de dépôt :

 

 

Date :

30 octobre 2012

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DEVANT L’ARBITRE :

                                    M e SUZANNE MORO

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SYNDICAT DES TRAVAILLEURS EN TÉLÉCOMMUNICATIONS (STT)

 

Association accréditée

 

et

 

TELUS

 

            Employeur

 

 

Plaignant :

Gabriel Gozlan

 

Grief de l’association accréditée :

2009-346 Congédiement

 

 

Représentant de l’association accréditée :

M e Giuseppe Sciortino

(MELANÇON MARCEAU)

 

 

Représentant de l’employeur :

M e Robert Bonhomme

(HEENAN BLAIKIE)

 

 

Dates des audiences :

23 février et 6 avril 2011, 7 juin et 29 octobre 2012

 

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SENTENCE ARBITRALE INTERLOCUTOIRE

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LE LITIGE

[1]    Par grief daté du 1 er décembre 2009, le Syndicat des travailleurs en télécommunications (STT) (le syndicat) conteste le congédiement de monsieur Gabriel Gozlan (le plaignant) survenu le 14 novembre précédent, par son employeur Telus (l’employeur). Il réclame que le plaignant soit réintégré dans son emploi avec tous ses droits et privilèges.

ADMISSIONS

[2]            Les parties reconnaissent que le tribunal a compétence pour trancher le litige.

PROCÉDURE

[3]            Les parties conviennent de demander au tribunal de se prononcer dans un premier temps concernant le respect par l’employeur, lors des rencontres tenues avec le plaignant entre le 7 et le 14 novembre 2009, du deuxième paragraphe de l’article E4.01 de l’annexe E - Telus Mobilité de la convention collective en vigueur du 20 novembre 2005 au 19 novembre 2010, lequel se lit comme suit :

 

ARTICLE E4 - MOTIF VALABLE

(…)

Un salarié peut demander la présence du délégué syndical le plus près à une réunion entre un directeur et le salarié, si l’objet de la réunion concerne l’imposition de mesures disciplinaires.

(…).

[4]            Le plaignant entend démontrer qu’il n’a pu bénéficier de la présence d’un représentant syndical lors de ces rencontres ou qu’il n’a pu avoir le représentant qu’il souhaitait. De son côté, l’employeur entend démontrer que les dispositions de la convention collective ont été respectées.

OBJECTION À LA PREUVE

[5]            Dans sa preuve, le syndicat a notamment fait entendre le plaignant, monsieur Samir Louhichi, un représentant du service à la clientèle, ainsi que madame Anna Sztobryn, « senior team manager » et représentante de l’employeur. Lors de son interrogatoire, cette dernière déclare que monsieur Samir Louhichi lui dit avoir reçu une formation de représentant syndical, contredisant ainsi les témoignages antérieurs de ce dernier et du plaignant.

[6]            À l’audience du 6 avril 2011, le témoin Paolo Réhel déclare avoir demandé au plaignant sa version des faits à la suite à son congédiement. L’employeur s’objecte alors à ce que le syndicat mette en preuve la version du plaignant et celle de monsieur Louhichi reçues par monsieur Réhel. L’employeur allègue que le syndicat ne peut ajouter à la preuve, qu’il ne peut se servir d’un aide-mémoire qui n’a pas été utilisé au bon moment, et qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle preuve. Tel qu’il appert des notes sténographiques du 6 avril 2011, aux pages 221, 223 et 225, le tribunal fait droit à l’objection de l’employeur et ne permet pas au syndicat de faire témoigner monsieur Paolo Réhel concernant les notes du plaignant et de monsieur Louhichi représentant leur version de la rencontre du 14 décembre 2009. On y lit :

 

(…) à la fois monsieur Gozlan et monsieur Louhichi ont déjà donné leur version des événements. Il n’a jamais été mentionné par l’un ou par l’autre qu’ils avaient besoin de référer à ces notes pour leur témoignage, donc elles n’ont pas été déposées. Ils ont donné leur version d’une manière qui est apparue fort complète. Et qu’aujourd’hui monsieur Réhel vienne nous dire qu’il a obtenu ces notes-là subséquemment ne viendra rien ajouter quant à moi à la qualité de…

(…)

Alors, à part le fait que monsieur vienne confirmer ce qu’on présume tous, parce que c’est la raison pour laquelle on est ici, qu’il a reçu la version de monsieur Gozlan et de monsieur Louhichi, ça ne nous apporte rien d’autre.

(…)

(…) vous avez fait entendre vos témoins concernant le déroulement de la rencontre du quatorze (14) novembre deux mille neuf (2009). Et cette preuve a été faite et je ne crois pas opportun qu’on revienne là-dessus à cette étape-ci.

(…)

 

[7]            Les 7 juin et 29 octobre 2012, alors qu’il en est toujours à présenter sa preuve, le syndicat annonce que son prochain témoin est monsieur Samir Louhichi. Il explique vouloir faire entendre à nouveau le plaignant et monsieur Louhichi afin qu’ils déposent des notes contemporaines à la réunion du 14 novembre 2009. Subséquemment, le syndicat précisera qu’il s’agit plutôt de rapports concernant la réunion du 14 novembre 2009, complétés à l’intention du représentant syndical Paolo Réhel, le 2 décembre suivant dans le cas du plaignant, et le 3 décembre en ce qui concerne monsieur Louhichi. Selon le syndicat, ces rapports démontrent que madame Sztobryn a menti en affirmant que monsieur Louhichi a dit être délégué syndical. Il corrigera cette affirmation un peu plus tard, en disant qu’ils démontrent qu’il existe une contradiction à ce sujet.

[8]            Le syndicat explique qu’il ne pouvait prévoir que madame Sztobryn, un témoin de la partie adverse, viendrait déclarer que monsieur Louhichi n’a pas dit qu‘il n’était pas un délégué syndical, contredisant ainsi le témoignage de ce dernier et celui du plaignant.

[9]            Pour les mêmes motifs soumis à l’audience du 6 avril 2011, l’employeur s’oppose à ce que le plaignant et monsieur Louhichi reviennent témoigner. L’employeur explique à nouveau que le syndicat ne peut ajouter à la preuve, qu’il ne peut se servir d’un aide-mémoire qui n’a pas été utilisé au bon moment, et qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle preuve.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

[10]         Les parties soumettent leurs prétentions à l’audience du 29 octobre 2012.

Le syndicat

[11]         Le syndicat souligne, d’une part, qu’il n’est pas illégal d’interroger deux fois le même témoin. D’autre part, si, comme le prétend l’employeur, il était vrai qu’il ne pouvait produire ces rapports lors de l’interrogatoire du plaignant et de monsieur Louhichi, son droit de le faire naît lorsque madame Sztobryn déclare que monsieur Louhichi lui dit être un représentant syndical.

[12]         Selon le syndicat, c’est l’équité qui doit guider le tribunal dans sa décision de permettre ou non le dépôt des rapports en question. Or, aucun préjudice ne peut être causé à l’employeur par leur production, alors qu’au contraire, ne pas le permettre pourrait lui en créer un, puisque ces rapports viennent corroborer les témoignages contredisant la déclaration de madame Sztobryn.

[13]         Le syndicat ajoute qu’il est préférable que le tribunal connaisse l’ensemble des faits. En effet, si l’employeur devait décider de ne pas présenter de preuve, il ne pourrait lui-même présenter une contre-preuve.

L’employeur

[14]         L’employeur souligne que le syndicat pouvait assurément prévoir que sa version concernant les événements du 14 novembre 2009 différerait de la sienne et que le tribunal aura à déterminer la version qui doit être retenue.

[15]         L’employeur rappelle que les notes personnelles qu’un témoin a pu être autorisé à consulter par le tribunal peuvent être versées au dossier seulement lorsque la partie adverse le requiert, et ce pour les seules fins du contre-interrogatoire, la règle étant qu’un témoin n’a pas droit à ses notes personnelles et doit témoigner de mémoire. Puis, lorsqu’il apprend que ce ne sont pas des notes personnelles, mais plutôt un rapport sur la réunion du 14 novembre, l’employeur allègue que le droit de produire un rapport postérieur d’événement n’existe pas, que ce soit en preuve ou en contre-preuve.

[16]         Selon l’employeur, le syndicat veut surenchérir la preuve apportée par les témoignages du plaignant et de monsieur Louhichi en déposant ces rapports. Or, la version contraire fournie par la partie adverse ne constitue pas un fait nouveau susceptible de permettre un nouvel interrogatoire de ceux-ci.

[17]         Selon l’employeur, une bonne administration de la justice requiert que les règles du jeu soient respectées. Ce qui veut notamment dire ne pas entendre à nouveau un témoin en l’absence de fait nouveau.

MOTIFS ET DÉCISION

[18]         Il est vrai, comme le rappelle le syndicat, qu’il n’y a rien d’illégal à interroger deux fois le même témoin. Toutefois, ce nouvel interrogatoire ne peut avoir lieu de plein droit. Comme le souligne l’auteur Léo Ducharme dans son ouvrage L’administration de la preuve , 4 e édition, 2010, Wilson et Lafleur, au paragraphe 692.- :

(…) Il y a une distinction à faire entre le réinterrogatoire et un nouvel interrogatoire . Le premier a pour objet d’obtenir du témoin des explications et des précisions sur les réponses qu’il a données lors du contre - interrogatoire, alors que le second vise à obtenir du témoin un complément au témoignage qu’il a déjà donné. Le réinterrogatoire a lieu de plein droit, mais un témoin ne peut être interrogé à nouveau sans la permission du tribunal . Une partie peut donc s’opposer à ce que son adversaire transforme le réinterrogatoire d’un témoin en un nouvel interrogatoire . Toutefois, comme il n’y a rien d’illégal dans le fait qu’une partie puisse interroger deux fois le même témoin, le tribunal pourrait, au lieu d’accueillir l’opposition, autoriser un nouvel interrogatoire. Lorsque le tribunal, à l’occasion du réinterrogatoire d’un témoin, autorise la partie qui y procède à poser au témoin une question supplémentaire portant sur un sujet qui n’a été traité ni dans l’ interrogatoire principal, ni dans le contre- interrogatoire , la partie adverse acquiert, dès lors, le droit de contre-interroger le témoin sur sa réponse.

(Soulignements ajoutés.)

[19]         La Cour d’appel, dans l’affaire Pourchelle c. Mercier , 200-09-000547-957 , 5 décembre 1995, souligne que :

Le Code de procédure civile fait du contre-interrogatoire un droit fondamental de la partie au cours de l'administration de la preuve (art. 314 C.p.c .). Après un contre-interrogatoire, le réexamen est possible en vertu de l'article 315 C.p.c ., mais de plein droit, pour clarifier, rectifier ou expliquer la réponse donnée à un contre-interrogatoire (J.C. Royer, La preuve civile , 2e éd., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 1995, p. 343). Ce réinterrogatoire se restreint habituellement aux faits soulevés au cours du contre-interrogatoire. Comme le souligne cependant le professeur Royer, il demeure possible, sous le contrôle et avec l'autorisation du juge du procès, de poser des questions sur un fait oublié mais pertinent au dossier:

«... Ainsi, si un avocat a oublié ou omis de prouver un fait lors de l'interrogatoire d'un témoin, il ne peut, en principe, le faire lors d'un réinterrogatoire, si le témoin n'a pas été contre-interrogé à ce sujet. Le tribunal possède toutefois une grande discrétion dans l'application de l'article 315 C.p.c.» (J.-C. Royer, op. cit., p. 343; aussi: J. Sopinka, S.N. Lederman, The Law of Evidence in civil Cases, Toronto-Vancouver, Butterworths, 1992, p. 879)

(…)

 Le traité du professeur Royer considère aussi comme légal, mais discrétionnaire, le réinterrogatoire portant sur des faits omis dans l'examen en chef. Le pouvoir de l'autoriser découle ultimement de l'obligation générale du juge de sauvegarder l'équité du procès civil et de faciliter la présentation des preuves nécessaires:

«De plus, un plaideur peut demander au tribunal la permission de faire une preuve omise dans l'examen en chef. En common law, le juge a le pouvoir discrétionnaire d'autoriser cette preuve. La même règle s'applique, à notre avis, dans les matières civiles de compétence provinciale. L'article 315 C.p.c., qui a sa source dans la common law, accorde au plaideur un droit de réinterroger un témoin sur des questions spécifiques, mais ne limite pas le pouvoir discrétionnaire du juge de permettre à un plaideur de remédier à un oubli. D'ailleurs, le législateur a accru, dans le Code civil du Québec, le pouvoir du juge dans la recherche des faits.» (J.-C. Royer, op. cit., p. 344)

D'ailleurs, certaines dispositions du Code de procédure civile confirment l'existence de ce pouvoir discrétionnaire. Elles invitent même le juge à inciter, lorsque nécessaire, les parties à combler les lacunes de leur preuve ou à leur donner l'occasion de le faire (voir art. 292 C.p.c .).

 

[20]         En l’espèce, alors qu’il en est toujours à présenter sa preuve, le syndicat veut interroger à nouveau le plaignant et monsieur Louhichi qui ont tous deux témoigné concernant le déroulement de la rencontre du 14 novembre, afin qu’ils produisent leurs rapports respectifs au représentant syndical Paolo Réhel, lesquels ont été complétés environ deux semaines plus tard, parce que selon lui, ils corroborent leurs témoignages et contredisent celui de madame Sztobryn. Il ne s’agit donc pas ici pour le syndicat de pallier un oubli, mais bien de bonifier les témoignages du plaignant et de monsieur Louhichi.

[21]         Le tribunal est d’avis qu’autoriser un nouvel interrogatoire qui ne vise pas à remédier à un oubli, mais a plutôt pour objet de bonifier la preuve syndicale avec la production de documents complétés après les faits, irait à l’encontre d’une saine administration de la justice. Et ce d’autant plus que tant le plaignant que monsieur Louhichi ont amplement témoigné des événements qui sont survenus lors de cette rencontre du 14 novembre 2009, avec grande assurance et de manière détaillée.

[22]         En présence de versions opposées des faits, il appartiendra au tribunal d’évaluer la crédibilité à accorder aux divers témoignages relatant les événements survenus le 14 novembre 2009.

[23]         Avec respect pour l’opinion contraire, dans les circonstances bien précises du présent cas, faire droit à la demande du syndicat d’interroger à nouveau le plaignant et monsieur Louhichi ne ferait que prolonger indûment l’instruction du grief et irait à l’encontre de l’obligation de procéder avec diligence qu’impose l’article  100.2 du Code du travail (L.R.Q. c. C-27).

DISPOSITIF

[24]         Pour les raisons qui précèdent, après avoir étudié la preuve, la jurisprudence, soupesé les arguments des procureurs et sur le tout délibéré, le tribunal :

ACCUEILLE               l’objection de l’employeur;

 

REJETTE                   la demande du syndicat de faire entendre à nouveau le plaignant et monsieur Samir Louhichi.

 

 

                                                            

 

                                                                                                                                                           

                                                           M e Suzanne Moro, arbitre