Croteau c. Fonds d'assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec |
2012 QCCS 5741 |
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JT 1409
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
ST-FRANÇOIS |
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N° : |
450-17-003444-099 |
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DATE : |
16 novembre 2012 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
FRANÇOIS TÔTH, j.c.s. |
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ROGER CROTEAU, |
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DEMANDEUR, |
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c. |
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FONDS D’ASSURANCE RESPONSABILITÉ PROFESSIONNELLE DE LA CHAMBRE DES NOTAIRES DU QUÉBEC, |
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DÉFENDERESSE. |
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JUGEMENT |
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[1] Le demandeur poursuit le Fonds d’assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec (le Fonds) à la suite d’une fraude dont il a été l’objet et qui a été orchestrée par l’ex-notaire Jean-Pierre Rivard (Rivard).
CONTEXTE
[2] Le demandeur est un homme d’affaires de la région de Magog. Il entretenait une relation professionnelle avec Rivard. En tout temps pertinent, Rivard détenait une assurance responsabilité professionnelle souscrite auprès du Fonds.
[3] En 2008, Rivard a approché le demandeur afin de lui emprunter des sommes d’argent. Rivard a prétendu qu’il avait le mandat d’emprunter des sommes d’argent afin de les prêter à des clients qui investissaient dans l’immobilier.
[4] À plusieurs reprises, le demandeur a prêté à Rivard des sommes importantes. Ces prêts ont pris la forme de ce que les parties ont appelé « des billets [1] ». Ces billets étaient des documents manuscrits faits sous seing privé contrairement à l’article 19 du Code de déontologie des notaires [2] . Selon le demandeur, une somme de 234 000 $ aurait été ainsi prêtée à Rivard. Le demandeur allègue avoir été remboursé par Rivard d’une somme de 29 139 $, laissant un solde impayé de 204 861 $.
[5] Rivard promettait des rendements hors du commun. Le billet P-1-A fait état d’un taux d’intérêt de 25%. C’était trop beau pour être vrai…
[6] Le 2 septembre 2009, Rivard a fait faillite. Dans son bilan [3] , Rivard déclare un passif de 4 705 056 $, dont 252 000 $ dus au demandeur. Rivard déclare n’avoir aucun actif.
[7] Rivard a admis qu’il n’y avait jamais eu d’investisseurs et que les sommes empruntées l’avaient été à des fins personnelles.
[8] Le demandeur allègue avoir été victime d’un abus de confiance de la part de Rivard, ce qui est manifestement le cas.
[9] Outre la poursuite intentée par le demandeur contre Rivard, près de 40 autres poursuites similaires ont été intentées par d’autres personnes qui ont été flouées par Rivard au moyen de la même arnaque.
[10] Rivard avait mis en place une chaîne de Ponzi. Il s’agit d’un stratagème par lequel les sommes empruntées d’un client servent à payer les intérêts sur les sommes empruntées d’un autre et ainsi de suite, sans que l’argent emprunté ne soit jamais investi dans un véhicule de placement réel et légitime. Ce genre de système peut croître de façon exponentielle, généralement par la promesse de rendement mirobolant, mais s'écroule quand les sommes procurées par les nouveaux emprunts ne suffisent plus à couvrir les paiements et remboursements aux clients. Et bien sûr, Rivard se servait dans la caisse.
[11] Et ce qui devait arriver arriva. Le système s’est écroulé et la fraude a été découverte. Rivard a fait l’objet d’accusations criminelles et a fait faillite.
[12] Le demandeur est l’un des investisseurs floués par la supercherie de Rivard selon la dénonciation produite [4] .
[13] Le 1 er septembre 2010, Rivard a plaidé coupable aux accusations portées. Selon le procès-verbal de la Cour criminelle, le montant cumulatif des fraudes est de plus ou moins 2,3M $ [5] .
[14] Le 6 avril 2011, le Conseil de discipline de la Chambre des notaires du Québec a reconnu Rivard coupable de dix chefs d’infractions pour avoir détourné ou utilisé à des fins autres que celles indiquées par ses clients, les sommes qui lui avaient été confiées dans l’exercice de sa profession. Le demandeur est l’une des personnes visées par ces chefs d’infractions [6] .
[15] Le demandeur a présenté une demande d’indemnisation au Fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires.
[16] Le comité du Fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires a conclu que les sommes confiées à Rivard ont été utilisées à d’autres fins que celles pour lesquelles elles lui ont été remises dans l’exercice de sa profession. Par ailleurs, le comité a exprimé l’avis que le demandeur n’avait pu lui fournir une conciliation détaillée entre ses retraits d’argent, les billets émis et les intérêts reçus capitalisés pour chacun des billets, ce qu’il n’a pu faire non plus devant la Cour.
[17] Le 8 avril 2011, le Comité exécutif de la Chambre des notaires a accueilli la réclamation du demandeur à concurrence de 100 000 $, plafond prévu aux règlements [7] .
[18] Le 27 avril 2011, Rivard a été condamné à purger une peine de trois ans de pénitencier [8] .
[19] Le 18 mai 2011, le Conseil de discipline a imposé à Rivard la radiation permanente et la révocation de son permis suite à la décision sur culpabilité du 6 avril 2011 [9] .
Position du demandeur
[20] Pour le demandeur , Rivard a commis des fautes qui engendrent sa responsabilité professionnelle. Selon lui, si Rivard avait respecté le Code de déontologie et fait constater par acte notarié reçu par un autre notaire qui n’est pas son associé, l’emprunt qu’il obtenait de son client, le demandeur « n’aurait sans doute pas consenti les prêts ou ne les aurait pas consentis sans garantie ». En conséquence, le demandeur n’aurait pas subi de perte.
Position du Fonds
[21] Le Fonds, qui assure les conséquences pécuniaires de la responsabilité professionnelle de Rivard, nie couverture. Il plaide notamment les exclusions contenues au contrat d’assurance responsabilité professionnelle qui concernent les actes frauduleux, la faute intentionnelle et le détournement de fonds.
QUESTION EN LITIGE
[22] Le Fonds doit-il indemniser le demandeur des conséquences de la fraude perpétrée par Rivard?
ANALYSE
Objet du contrat d’assurance responsabilité professionnelle
[23] Au Québec, tout professionnel doit fournir et maintenir en tout temps une garantie contre la responsabilité qu'il peut encourir en raison des fautes commises dans l'exercice de sa profession [10] . Tout notaire doit souscrire au Fonds d'assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec [11] .
[24] Un contrat d'assurance est une convention par laquelle l'assureur, moyennant une prime ou cotisation, s'oblige à verser au preneur ou à un tiers une prestation dans le cas où un risque couvert par l'assurance se réalise (2389 C.c.Q.). Ainsi, l a police d’assurance responsabilité professionnelle a pour objet d’indemniser les clients d’un notaire qui commet une faute professionnelle à l’occasion d’une prestation de services professionnels pour le client.
[25] La police d’assurance définit ce qu’il faut entendre par services professionnels :
1.08 - SERVICES PROFESSIONNELS : Tous les services qui ont été
rendus ou qui auraient dû être rendus par l’Assuré désigné
dans
l’exercice de la profession de notaire et en tant que membre en règle de la
Chambre des notaires du Québec selon les lois s’appliquant au Québec et alors
qu’il était dûment autorisé par la Chambre à pratiquer sa profession.
[26] La responsabilité civile du notaire est engagée à l’occasion de la commission d’une faute par le notaire, qu’il s’agisse d’une erreur, d’une omission, d’une imprudence, d’une négligence ou d’une inhabilité par manque de précaution ou de compétence à l’occasion de la prestation de services professionnels. Pensons aux cas où un notaire omet de publier un acte, fait une recherche de titres insuffisante, débourse des sommes prématurément, néglige les conséquences fiscales d’une transaction, etc.
[27] Lors de la prestation de services professionnels pour un client, l’assureur s’engage à payer pour le compte du notaire tout ce que ce dernier sera légalement tenu de payer à des tiers à titre de dommages en vertu d’un jugement en raison d’un sinistre couvert pendant la période d’assurance et résultant de services professionnels.
[28] Le tiers lésé peut poursuivre directement l’assureur responsabilité pour la faute du notaire (2501 C.c.Q.). L’assureur peut lui opposer les moyens de défense dont il dispose en vertu du contrat (2502 C.c.Q.) car l’assureur n’est tenu de payer le tiers lésé que si un risque couvert par l'assurance se réalise .
[29] La police d’assurance est un contrat fortement réglementé. Le Code civil du Québec prévoit notamment que :
2464. L'assureur est tenu de réparer le préjudice causé par une force majeure ou par la faute de l'assuré, à moins qu'une exclusion ne soit expressément et limitativement stipulée dans le contrat. Il n'est toutefois jamais tenu de réparer le préjudice qui résulte de la faute intentionnelle de l'assuré. En cas de pluralité d'assurés, l'obligation de garantie demeure à l'égard des assurés qui n'ont pas commis de faute intentionnelle.
[…]
[gras ajouté]
[30] Le contrat d’assurance peut prévoir des exclusions c’est-à-dire des cas où il n’y aura pas couverture mais jamais l’assureur ne sera tenu de réparer le préjudice qui résulte de la faute intentionnelle de l'assuré. Cela se comprend fort bien. L’assurance est fondée sur le caractère aléatoire du risque : le risque peut se réaliser ou non. S’il se réalise, l’assureur paie. S’il ne se réalise pas, l’assureur ne paie pas. Cela permet à l’assurance d’être une activité commerciale viable. L’aléa du risque est une caractéristique fondamentale du concept d’assurance.
[31] La faute intentionnelle n’est pas un risque assurable parce qu’elle n’est pas aléatoire. Elle est volontaire dans son action et ses conséquences. De plus, si un notaire pouvait voler ses clients tout en étant sûr que ses victimes seraient indemnisées par l’assureur, on comprend qu’il s’agirait d'un encouragement à la fraude, ce qui est inacceptable.
Fonds d’indemnisation de la Chambre des notaires
[32] Les notaires reçoivent, à l’occasion de l'exercice de leur profession, des sommes d’argent qui leur sont confiées par leurs clients.
[33] Dans ces cas, le Code des professions prévoit que l’ordre professionnel (la Chambre des notaires) doit indemniser un réclamant à la suite de l'utilisation par un notaire de sommes à des fins autres que celles pour lesquelles le client les lui avait remises dans l'exercice de sa profession. Cette procédure d’indemnisation peut prévoir des indemnités maximales, notamment le montant maximal pouvant être versé à un réclamant concernant un notaire et celui pouvant être versé à l'ensemble des réclamants concernant un notaire [12] .
[34] Les notaires contribuent à un fonds d’indemnisation dont le rôle se distingue d’une assurance responsabilité professionnelle.
[35] Dans l’arrêt Giguère c. Chambre des notaires du Québec , la Cour suprême du Canada explique la différence entre les deux concepts :
[17] De telles situations d’abus de
pouvoir par des notaires ne sont malheureusement pas que chose du passé. C’est
pourquoi en vertu du
Code des professions,
la Chambre (comme tout ordre
professionnel au Québec) est tenue d’établir un fonds d’indemnisation.
L’établissement de ce fonds, et d’ailleurs le
Code des professions
dans
son ensemble, vise à assurer la protection du public :
Comité
administratif de l’Ordre des comptables agréés du Québec c. Schwarz,
[nos soulignés]
Exclusions de la police d’assurance responsabilité professionnelle
[36]
L'article
[37] La police d’assurance des notaires prévoit des exclusions s’il s’agit d’une réclamation :
f) découlant d’actes frauduleux ou malhonnêtes , d’actes criminels, ou encore de fausses déclarations ou fausses représentations faites sciemment par l’Assuré; […]
g) révélant une négligence grossière ou faute lourde ; […];
h) découlant ou impliquant une faute intentionnelle , que l’Assuré ait ou non voulu causer un dommage; […]
[ … ]
m) découlant de l’utilisation délibérée à l’occasion d’un ou de plusieurs contrats de Services professionnels, de sommes d’argent ou d’autres valeurs à d’autres fins que celles pour lesquelles elles avaient été remises dans l’exercice de la profession à l’Assuré, […]
[gras ajouté]
[38] Les exclusions concernant les fautes intentionnelles et lourdes ont été reconnues valides en matière d'assurance responsabilité professionnelle par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Audet c. Transamerica Life Canada [15] .
[39] Dans l’affaire Lee c. Leung [16] , la juge Manon Savard a reconnu la validité de l’exclusion de la police d’assurance responsabilité professionnelle des notaires relative à l’utilisation des sommes d’argent à des fins autres que celles pour lesquelles elles avaient été remises au notaire dans un contexte non frauduleux. À plus forte raison, l’exclusion est-elle valable en matière de fraude.
Nature véritable des actes posés par Rivard
[40] Rivard a orchestré une vaste fraude et a floué de nombreux clients. Du témoignage du demandeur, il est clair qu’il a été extorqué et manipulé par Rivard qui a fait l’objet de poursuites criminelles pour fraude.
[41] Rivard a incité ses clients à lui prêter sous de faux prétextes et de fausses représentations. Comme le demandeur l’a dit lui-même, Rivard a abusé de la confiance de ses clients.
[42] Le demandeur suggère de fragmenter ou isoler les gestes commis par Rivard afin d’en faire qu’une « simple faute civile » qui serait de nature à engendrer la responsabilité civile du notaire.
[43] Cela fait complètement abstraction du contexte de l’affaire.
[44] Qui peut le plus peut le moins. Frauder ses clients est bien sûr une faute civile. Elle est également une faute intentionnelle. Le plaidoyer de culpabilité de Rivard laisse peu de doute sur son intention frauduleuse.
[45] Il est évident qu’à l'examen d’un système frauduleux tel que mis sur pied par Rivard, on pourra trouver moult dispositions du Code de déontologie des notaires qui ont été violées, par exemple :
1. Le notaire doit agir avec dignité et éviter toutes les méthodes et attitudes susceptibles de nuire à la bonne réputation de la profession et à son aptitude à servir l'intérêt public.
7. Le notaire doit agir comme conseiller désintéressé, franc et honnête de ses clients ou des parties.
13. Le notaire doit observer les règles de probité, d'objectivité et d'intégrité les plus rigoureuses.
19. Tout emprunt obtenu par un notaire d'un client autre qu'une personne morale doit être constaté par acte notarié reçu par un notaire qui n'est pas associé, administrateur, actionnaire, dirigeant ou employé de la société au sein de laquelle il exerce ses activités professionnelles.
29. Le notaire doit subordonner son intérêt personnel ainsi que celui de la société dans laquelle il exerce ses activités professionnelles ou dans laquelle il a des intérêts, à celui de son client et sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle.
56.
Outre
les cas mentionnés aux articles
7° de détourner ou d'utiliser pour des fins autres que celles indiquées par le client les fonds, valeurs ou autres biens confiés au notaire en fidéicommis;
9° de commettre, de participer ou d'accepter de prêter ses services de quelque manière que ce soit à la commission d'un acte illégal ou frauduleux;
[46] On ne s’attendrait d’ailleurs à rien de moins. Même si le Code de déontologie des notaires ne prévoyait pas une disposition générale du type « tu ne voleras point [17] », cela n’empêcherait pas le geste de Rivard d’être une faute civile intentionnelle.
[47] Le Fonds d’assurance n’est pas un fonds d’indemnisation. Il ne vise pas à compenser les victimes d’actes frauduleux, mais à indemniser les victimes de services professionnels négligents, insouciants ou incompétents. Les fautes que l’on reproche à Rivard sont précisément exclues par le contrat d’assurance responsabilité et ne sont donc pas couvertes par le fonds d’assurance. Le Fonds d’assurance n’a aucune obligation envers le demandeur [18] .
[48] À l’audience, le Fonds informe le Tribunal qu’il n’insiste pas pour les dépens dans les circonstances.
[49] Comme la réclamation du demandeur est clairement exclue par le contrat d’assurance responsabilité professionnelle, l’action doit être rejetée.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[50] REJETTE l’action sans frais.
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__________________________________ FRANÇOIS TÔTH, j.c.s. |
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Me Alain Thivierge |
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THIVIERGE MASSICOTTE |
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Procureur du demandeur |
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Me Claude Desmeules |
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SISKINDS, DESMEULES |
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Procureur de la défenderesse |
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Date d’audience : |
5 novembre 2012 |
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[1] Pièces P-1.
[2] c. N-3, r.2.
[3] Pièce P-2.
[4] Pièce D-3.
[5] Pièce D-5.
[6] Pièce D-7, p. 3, « R.C. ».
[7] Pièce P-4.
[8] Pièce D-6.
[9] Pièce D-8.
[10] Code des professions , c. C-26, art. 60.7
[11] Règlement sur la souscription au Fonds d'assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec , c. N-3, r. 14.
[12] Règlement sur la comptabilité en fidéicommis des notaires c. N-3, r.5, art. 39 et ss. maintenant Règlement sur le fonds d'indemnisation de la Chambre des notaires du Québec , c. N-3, r.8.1.
[13] [2004] 1 R.C.S. 3 .
[14]
Voir aussi l’art.
[15]
[16]
[17] Exode 20,17.
[18]
Chicoine c. Desnoyers
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