Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF - CSN c. Syndicat des employés d’Au Dragon forgé inc.

2013 QCCA 793

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-021867-114

(500-17-061110-105)

 

DATE :

 3 MAI 2013

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

SYNDICAT DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS DE ADF - CSN

APPELANT - mis en cause

c.

 

SYNDICAT DES EMPLOYÉS DE AU DRAGON FORGÉ INC.

INTIMÉ - demandeur

et

COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL

MISE EN CAUSE - défenderesse

et

GROUPE ADF INC.

MISE EN CAUSE - mise en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            L'appelant se pourvoit contre le jugement par lequel la Cour Supérieure, district de Montréal (l'honorable Mark Schrager), le 23 juin 2011, accueille la requête en révision judiciaire présentée par l'intimé, casse la décision prononcée le 3 septembre 2010 par la Commission des relations du travail et renvoie le dossier à cette dernière après avoir déclaré nulles certaines adhésions syndicales.

[2]            Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrivent les juges Levesque et Bélanger, LA COUR  :

[3]            ACCUEILLE l'appel, avec dépens;

[4]            INFIRME le jugement de première instance;

[5]            REJETTE la requête en révision judiciaire, avec dépens, et RÉTABLIT en conséquence la décision de la Commission des relations du travail (réf. : 2010 QCCRT 0417 , 3 septembre 2010).

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

M e Benoît Laurin

Laroche Martin

Pour l'appelant

 

M e Claude Tardif

RIVEST SCHMIDT

Pour l'intimé

 

M e Richard Martel

FASKEN MARTINEAU DUMOULIN

Pour la mise en cause Groupe ADF inc.

 

Date d’audience :

Le 4 février 2013



 

 

MOTIFS DE LA JUGE BICH

 

 

[6]            La justice naturelle oblige-t-elle la Commission des relations de travail, agissant dans le cadre d'une enquête régie par l'article 32  du Code du travail («  C.t.  ») [1] , à dévoiler à chacune des associations de salariés en cause l'identité des membres de l'autre, information qui est ordinairement considérée comme confidentielle en raison de l'article 36 C.t. ? C'est la question principale que soulève le pourvoi. Dans un autre ordre d'idées, ce pourvoi s'intéresse également à la révision d'une décision de la Commission portant sur la conformité d'une adhésion syndicale aux dispositions qui, dans le Code civil du Québec , régissent la validité des consentements.

I.          Contexte

[7]            L'intimé est une association dûment accréditée afin de représenter une unité de négociation formée de salariés de l'employeur Groupe ADF inc. [2] . L'appelant, une autre association de salariés, cherche à représenter la même unité et dépose une requête en accréditation dans les délais prévus par l'article 22 C.t. Si cette requête est accueillie, elle aura l'effet de révoquer l'accréditation de l'intimé (art. 43 C.t. ).

[8]            Conformément à l'article 28 C.t. , un agent de relations du travail procède à certaines vérifications, à la suite desquelles l'affaire est déférée pour enquête à la Commission, conformément à l'article 32 C.t. Lors d'une audience préliminaire tenue le 25 mai 2010, en vue de planifier le déroulement de l'enquête sur le caractère représentatif, l'intimé précise les motifs de sa contestation de la requête en accréditation de l'appelant. Voici le récit qu'il fait de ce qui se produit alors, récit qui figure dans la requête en révision judiciaire qu'il présentera ultérieurement à la Cour supérieure :

17.       Lors de l'audience du 25 mai 2010, la CRT demande au Syndicat des employés d'ADF de préciser sa contestation. Ce dernier précise qu'il désire faire la preuve de la nullité de certaines adhésions au Syndicat CSN et démissions auprès de son propre Syndicat, en raison, soit du non-paiement du 2 $ qui est une condition essentielle à toute adhésion, ou à cause d'un vice de consentement provoqué par l'erreur ou par de fausses représentations;

 

18.       Le Syndicat des employés d'ADF désire également présenter une preuve de faits graves, précis et concordants concernant la responsabilité des personnes agissant pour le Syndicat CSN dans la disparition d'une grande partie des formules d'adhésion du Syndicat des employés d'ADF. Il demande également de présenter une preuve concernant la nullité de la signification des démissions qui lui a été faite en violation des règles applicables;

19.       Toujours dans le cadre de l'audience du 25 mai 2010, la CRT demande de préciser les noms des salariés qui n'auraient pas payé le 2 $, condition essentielle pour adhérer au Syndicat CSN. Le Syndicat des employés d'ADF indique 8 noms qui sont à sa connaissance bien qu'il pourrait y en avoir davantage ;

20.       Après vérification, la CRT confirme qu'elle a retranché 6 de ces 8 formules d'adhésion lors de l'enquête de l'agent parce que les salariés n'auraient pas payé le 2 $ prescrit, mais elle refuse de divulguer au Syndicat des employés d'ADF les noms des 6 personnes en question ;

21.       Lors de l'audience du 25 mai 2010 , le Syndicat des employés d'ADF demande d'avoir accès aux deux rapports de l'agent sur le caractère représentatif de chacun des deux syndicats qui contiennent le calcul des effectifs et le nombre d'adhérents à chacun des syndicats. Il demande également d'avoir accès au dossier complet de la CRT. La CRT refuse de donner accès aux rapports sur le caractère représentatif de la CSN ainsi qu'aux informations dont elle dispose concernant le calcul des effectifs, le nombre d'adhérents et l'identité des adhérents ;

22.       À la fin de l'audience, la CRT résume les questions en litige soulevées par le Syndicat des employés d'ADF et précise qu'elle permettra une preuve à l'égard de la nullité des adhésions de certains salariés, que ce soit en rapport au non-paiement du 2 $ ou à un vice de consentement. La CRT accepte également d'entendre la preuve concernant la validité des démissions ;

23.       La CRT indique toutefois que la question de la disparition ou du vol des formules d'adhésion ne lui semble pas pertinente mais qu'elle permet au Syndicat des employés d'ADF de revenir sur cette question lors des journées d'audience subséquentes, le tout devant être confirmé par courriel de la CRT envoyé aux parties dans les jours qui suivent;

24.       Finalement, avant que l'audience du 25 mai 2010 se termine, la CRT rend une ordonnance permettant au Syndicat des employés d'ADF de signifier des assignations à comparaître aux salariés moins de cinq jours avant l'audience étant donné que la prochaine journée est le 2 juin 2010;

25.       Le 27 mai 2010, la CRT modifie sa décision interlocutoire et communique par courriel avec les parties afin de leur faire savoir qu'elle n'entendra que la preuve sur la validité de la signification des démissions au Syndicat des employés d'ADF et que son enquête exclura les allégations relatives à la validité des adhésions de certaines personnes ainsi que la question entourant la disparition des formules d'adhésion des membres du Syndicat des employés d'ADF, le tout tel qu'il appert du courriel du 27 mai 2010 de la CRT déposé au soutien des présentes comme pièce R-10;

26.       Le 28 mai 2010, en réponse au courriel de la CRT, le Syndicat des employés d'ADF demande à nouveau d'avoir accès aux noms des 6 personnes dont l'adhésion a été considérée comme nulle par la CRT, et cela, afin de pouvoir préparer une défense pleine et entière et disposer des mêmes informations que le Syndicat CSN, tel qu'il appert d'une copie de la lettre déposée au soutien des présentes comme pièce R-11;

27.       Le 31 mai 2010, en réponse à la lettre R-11, la CRT fait parvenir une lettre au Syndicat des employés d'ADF dans laquelle elle réitère le contenu de son courriel R-10 et lui demande de soumettre par écrit, au plus tard le 1er juin 2010, à midi, l'énoncé complet de ses allégations d'irrégularités, tel qu'il appert de la lettre de la CRT datée du 31 mai 2010 déposée au soutien des présentes comme pièce R-12;

28.       Le 1 er juin 2010, le Syndicat des employés d'ADF fait parvenir à la CRT une lettre qui résume de manière précise selon lui le contrat judiciaire intervenu lors de l'audience du 25 mai précédent. Il indique également les noms des témoins qui ont été assignés pour la poursuite de l'audience du 2 juin 2010, le tout tel qu'il appert de sa lettre datée du 1 er juin 2010 et déposée au soutien des présentes comme pièce R-13;

29.       En début d'audience, le 2 juin 2010, la CRT se ravise et accepte d'entendre la preuve du Syndicat des employés d'ADF concernant la validité de certaines adhésions et des démissions ainsi que la disparition des formules d'adhésion, suite à un exposé préliminaire des moyens de preuve du Syndicat des employés d'ADF;

30.       Toutefois, la CRT réitère qu'elle n'accepte pas de transmettre au Syndicat des employés d'ADF les informations dont la CRT et le Syndicat CSN disposent quant au caractère représentatif (calcul des effectifs, nombre et identité des adhérents) de ce dernier ;

[Je souligne.]

 

[9]            L'audience commencée le 2 juin se termine le 10 et, le 3 septembre 2010, la Commission, sous la plume du commissaire Jean Paquette, rend sa décision. Le problème de l'unité de négociation ayant été réglé par ailleurs, il conclut au caractère représentatif de l'appelant, accrédite donc celui-ci et révoque l'accréditation de l'intimé.

[10]         Les motifs du commissaire abordent les sujets suivants : validité des adhésions au syndicat appelant, validité de la notification des démissions transmises au syndicat intimé, problème de la perte ou du vol des formulaires d'adhésion à ce dernier et caractère confidentiel de l'appartenance des salariés à l'un et l'autre syndicat.

[11]         En ce qui concerne le premier point, le commissaire examine tout particulièrement la validité de l'adhésion de quatre salariés (les « salariés 1 à 4 »). Ceux-ci ont témoigné et ont été interrogés, puis contre-interrogés par les avocats des parties. De l'avis du commissaire, ces adhésions sont toutes valides et ne sont pas entachées d'un vice de consentement, l'appelant n'ayant par ailleurs pas manqué à son obligation de renseignement.

[12]         En ce qui concerne le second point, le commissaire conclut à la validité de la notification des démissions, estimant que l'appelant a pris les moyens raisonnables pour signifier celles-ci à un responsable de l'intimé.

[13]         En ce qui concerne le troisième point, le commissaire conclut que :

[79]      En somme, le mis en cause n'établit pas, par prépondérance des probabilités, qu'il y a eu perte ou vol de formules d'adhésion. Il établit encore moins la responsabilité du requérant. En conséquence, la Commission rejette la demande du mis en cause.

[14]         Enfin, en ce qui concerne la confidentialité de l'appartenance syndicale, dernier point, le commissaire rejette la contestation de l'intimé, confirmant que l'appartenance syndicale d'un salarié est strictement confidentielle, et ce, aux termes de l'article 36 C.t. , disposition d'ordre public. Il explique en outre que l'évaluation du caractère représentatif d'une association est du ressort exclusif de la Commission, qui ne transmet aux parties intéressées que les résultats généraux de ses vérifications. Il ajoute que :

[84]      Le statut de partie intéressée du mis en cause lui permet d’administrer une preuve à l’égard d’informations qu’il détient sur son caractère représentatif et, également, sur celui d’une autre partie intéressée. Toutefois, dans ce dernier cas, les allégations d’irrégularité doivent être précises et l’enquête de la Commission ne peut pas constituer une «  partie de pêche  ». Au surplus, les allégations doivent être annoncées en temps utile, soit principalement avant l’enquête et, exceptionnellement, aussitôt qu’elles sont connues. Dans ce cas, la Commission pourra exiger d’expliciter les motifs justifiant le délai pour annoncer l’allégation. Par ailleurs, les allégations d’une partie intéressée ne doivent pas être ajustées en fonction de l’évolution du dossier ou au gré de l’administration de la preuve afin de faire changer le caractère représentatif d’une autre partie.

[85]      En l’espèce, le requérant n’a pas contesté la décision de l’agent de relations du travail de lui retrancher 6 membres et le motif des retraits n’est pas lié aux contestations du mis en cause. Par conséquent, cela ne faisait pas l’objet du litige.

[15]         Insatisfait de la décision de la Commission, l'intimé se pourvoit en révision judiciaire. Il allègue divers moyens, dont les suivants :

-           la Commission a violé la règle audi alteram partem en refusant de communiquer à l'intimé l'identité des salariés dont les noms ont été retranchés des effectifs de l'appelant de même que les rapports de l'agent de relations du travail sur le caractère représentatif de celui-ci, empêchant ainsi le premier d'établir le caractère dolosif des manœuvres employées par le second et le privant de présenter une défense pleine et entière;

-           la Commission a erré dans la détermination de ce que constitue un vice de consentement ainsi que dans l'application de ce concept de droit commun et l'appréciation de la validité des adhésions à cet égard, limitant indûment son examen aux conditions de forme prescrites par l'article 36.1   C.t. ; elle a erré de même au chapitre de l'obligation de renseignement qui incombait à l'appelant;

-           la Commission a procédé à une analyse irrationnelle et indéfendable de la preuve relative à la validité de la notification des démissions et à la disparition des formules d'adhésion.

[16]         Selon l'intimé, c'est la norme de la décision correcte qui s'applique aux deux premiers moyens, la norme de la décision raisonnable s'appliquant au troisième.

[17]         Le 23 juin 2011, la Cour supérieure accueille la requête en révision judiciaire. Le juge de première instance fait d'abord droit aux prétentions de l'intimé quant à la norme de révision applicable aux différentes questions en litige. À son avis, c'est la norme de la décision correcte qui s'applique en matière de respect des règles de justice naturelle. Il en va de même quant au vice de consentement et à l'obligation de renseignement, notions de droit commun et « sujet sur lequel la CRT ne possède pas une expertise particulière ou spécialisée relativement à la question, soit le consentement libre et éclairé » [3] . Par contre, c'est la norme de la raisonnabilité qui s'applique à l'examen de la décision de la Commission en ce qui concerne la validité de la notification des démissions et le vol ou la perte des formulaires d'adhésion.

[18]         De l'avis du juge de première instance, la Commission a erré en refusant de communiquer à l'intimé l'identité des salariés dont les noms ont été retranchés des effectifs de l'appelant et les rapports de l'agent de relations du travail. La Commission aurait mal interprété l'article 36 C.t. et donné à cette disposition un sens qu'elle n'a pas, violant ainsi la règle audi alteram partem . Le juge écrit que :

[44]      Plus fondamentalement, pour priver une partie intéressée d'un élément de preuve important qui est en possession d'autres parties et le Tribunal, il faut un texte de loi clair et non ambigu.

[45]      Le C. du T ne contient aucun texte de cette nature.

[19]         Selon le juge, la Commission a également erré en « résistant » [4] à l'application des règles du Code civil du Québec en matière de vice de consentement et d'obligation de renseignement ainsi qu'en ciblant son analyse sur les seules conditions de forme prévues par l'article 36.1 C.t. La preuve révélerait plutôt que les adhésions des salariés 1 à 4 sont entachées d'un vice qui les invalide.

[20]         Le juge estime enfin que « [m]ême si le Tribunal n'est pas d'accord avec la décision du Commissaire sur le caractère raisonnable des efforts du Syndicat CSN de notifier les démissions, le Commissaire a appliqué la jurisprudence pertinente [renvoi omis] et sa décision n'est pas irrationnelle et c'est une décision possible dans les faits » [5] . Quant à la question du vol ou de la disparition des formulaires d'adhésion, il en arrive également à la conclusion que la décision de la Commission n'est pas déraisonnable.

[21]         Il conclut ainsi :

[91]      Le Commissaire aurait dû communiquer les rapports d'agent administratif au Syndicat Dragon.

[92]      De plus, les salariés 1 à 4 ne devaient pas être comptés parmi les nouveaux adhérents du Syndicat CSN.

[93]      La Décision sera annulée et la cause devra être entendue de nouveau devant la CRT, devant un nouveau Commissaire, et ce, après communication des rapports de l'agent.

[22]         Le 25 octobre 2011, l'appelant obtient la permission d'appeler de ce jugement [6] . Sans remettre en cause l'application de la norme de la décision correcte, il soutient que le juge a erré en concluant à violation de la règle audi alteram partem , alors que la Commission, en refusant de dévoiler l'identité et l'appartenance syndicale de certains salariés et de donner copie des rapports de l'agent, a plutôt assuré le respect du principe de confidentialité prévu par l'article 36 C.t.

[23]         L'appelant soutient également que l'appréciation du caractère libre et volontaire d'une adhésion est une question qui relève de la compétence spécialisée et exclusive de la Commission, dont la décision ne peut être révisée qu'à la lumière de la norme de la raisonnabilité, et ce, même si elle implique des considérations fondées sur le droit commun, en l'occurrence en matière de vice de consentement. Or, les déterminations de la Commission quant à la validité des adhésions des salariés 1 à 4 ne sont pas déraisonnables et le juge ne pouvait y substituer les siennes.

[24]         De son côté, l'intimé reprend les arguments qu'il a défendus devant la Cour supérieure, affirmant que la manière dont la Commission interprète, erronément, l'article 36 C.t. fait en sorte d'enfreindre les règles de justice naturelle qui s'imposent à l'enquête régie par l'article 32 C.t. Il ajoute que l'article 36 C.t. n'énonce pas une règle absolue et il donne des exemples de situations dans lesquelles le principe qu'énonce cette disposition n'est pas respecté. Il fait par ailleurs valoir qu'on peut conclure à la levée de la confidentialité de l'appartenance syndicale (et donc de l'identité) des salariés dont les démissions lui ont été notifiées.

[25]         Quant à la question de la validité des adhésions des salariés 1 à 4, dont le consentement aurait été vicié, l'intimé prétend que, s'agissant d'une importante question de droit commun, c'est bien la norme de la décision correcte qui s'applique ici. La Commission a erronément restreint son analyse aux conditions de forme qu'énonce l'article 36.1 C.t. , elle a mal appliqué les règles relatives à l'obligation de renseignement, qui sont accessoires à celles du vice de consentement, et elle s'est également trompée en appréciant la preuve relative à la qualité des adhésions contestées.

II.         Analyse

1.         Remarques générales

[26]         De manière générale, la jurisprudence reconnaît que la norme de la décision raisonnable s'applique à la révision judiciaire des décisions de la Commission, organisme spécialisé et protégé par une disposition d'inattaquabilité absolue [7] , auquel le législateur a confié de manière exclusive l'application du Code du travail et d'autres lois du travail. Cette mission inclut évidemment l'interprétation de ces lois, mais aussi celle des lois nécessaires ou accessoires à l'étude des questions portées devant elle [8] . L'article 118, premier al., paragr. 4, C.t. investit d'ailleurs expressément la Commission du pouvoir de « décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de sa compétence », ce qui inclut, il va sans dire, les règles issues du Code civil du Québec , qui sont, selon la disposition préliminaire de celui-ci, « le fondement des autres lois ». Dans les faits, il n'est pas rare que la Commission ait à recourir aux articles que ce code consacre au contrat de travail (ou, même, à ceux du contrat d'entreprise, par contraste), mais aussi aux dispositions générales en matière d'obligations contractuelles. En principe, la norme de la déraisonnabilité s'applique également aux décisions qu'elle rend à cet égard.

[27]         Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [9] , les juges Bastarache et LeBel écrivent ce qui suit à propos du contrôle de l'usage que font les tribunaux administratifs des lois autres que leur loi constitutive :

[54]      La jurisprudence actuelle peut être mise à contribution pour déterminer quelles questions emportent l’application de la norme de la raisonnabilité.  Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise  : Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail) , [1995] 1 R.C.S. 157 , par. 48; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15 , [1997] 1 R.C.S. 487 , par. 39.  Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : Toronto (Ville) c. S.C.F.P. , par. 72.  L’arbitrage en droit du travail demeure un domaine où cette approche se révèle particulièrement indiquée .  La jurisprudence a considérablement évolué depuis l’arrêt McLeod c. Egan , [1975] 1 R.C.S. 517 , et la Cour s’est dissociée de la position stricte qu’elle y avait adoptée.  Dans cette affaire, la Cour avait statué que l’interprétation, par un décideur administratif, d’une autre loi que celle qui le constitue est toujours susceptible d’annulation par voie de contrôle judiciaire.

[55]             Les éléments suivants permettent de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité  :

·                     Une clause privative : elle traduit la volonté du législateur que la décision fasse l’objet de déférence.

·                      Un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale (p. ex., les relations de travail).

·                     La nature de la question de droit. Celle qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte ( Toronto (Ville) c. S.C.F.P. , par. 62). Par contre, la question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité lorsque sont réunis les deux éléments précédents .

[56]             Dans le cas où, ensemble, ces facteurs militent en faveur de la norme de la raisonnabilité, il convient de déférer à la décision en faisant preuve à son endroit du respect mentionné précédemment.  Il n’y a rien d’incohérent dans le fait de trancher certaines questions de droit au regard du caractère raisonnable . Il s’agit simplement de confirmer ou non la décision en manifestant la déférence voulue à l’égard de l’arbitre, compte tenu des éléments indiqués.

[Je souligne.]

[28]         La Cour suprême, cette fois sous la plume des juges LeBel et Cromwell, renchérit sur le sujet dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général) [10]  :

[16]      Dans Dunsmuir , la Cour consacre la démarche en deux étapes qui permet d’arrêter la norme de contrôle applicable : l’analyse relative à la norme de contrôle. Premièrement, la cour saisie « vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle » (par. 62). L’analyse doit demeurer axée sur la nature de la question soumise au tribunal administratif en cause ( Khosa , par. 4, le juge Binnie). Les facteurs dont il doit être tenu compte pour déterminer si, dans un cas donné, la déférence s’impose à l’endroit du tribunal administratif sont les suivants : l’existence d’une disposition d’inattaquabilité (ou « clause privative » dans le vocabulaire juridique traditionnel), l’existence d’un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale et la nature de la question de droit ( Dunsmuir , par. 55). La Cour reconnaît que la déférence est généralement de mise lorsque le tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie. La déférence peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé ( Dunsmuir , par. 54; Khosa , par. 25).

[29]         L'arrêt Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals [11] confirme cette approche, en rapport avec certaines règles de la common law appliquées à des situations de droit du travail (il s'agit en l'occurrence des règles de la préclusion appliquées par un arbitre de griefs) :

[44]      Certes, les doctrines de common law et d’equity émanent des tribunaux, mais il ne s’ensuit pas pour autant que les arbitres sont dépourvus du pouvoir légal ou de l’expertise nécessaires pour les adapter et les appliquer de façon plus judicieuse à l’arbitrage de différends et de griefs dans le contexte des relations du travail.

[45]             Au contraire, les arbitres en relations du travail, grâce à leurs larges mandats légal et contractuel — et à leur expertise —, ont tous les outils nécessaires pour adapter les doctrines de common law et d’equity qu’ils estiment pertinentes dans les limites de leur sphère circonscrite de créativité.  Ils peuvent à bon droit, à cette fin, élaborer des doctrines et concevoir des réparations adéquates dans leur domaine, en s’inspirant des principes juridiques généraux, des buts et objectifs du régime législatif, des principes des relations du travail, de la nature du processus de négociation collective et du fondement factuel des griefs dont ils sont saisis.

[46]             Cette latitude découle du large pouvoir conféré aux arbitres par les conventions collectives et les textes législatifs, comme la Loi qui s’applique dans le cas qui nous occupe.  Par exemple, l’art. 121 de la Loi précise que l’arbitre ou le conseil d’arbitrage tient compte non seulement de la convention collective, mais également « de la substance réelle de la question en litige entre les parties ».  Il «  n’est pas lié par une interprétation juridique stricte de la question en litige  », et sa sentence « règle de façon définitive et péremptoire la question soumise à l’arbitrage ».

[47]             Le large mandat dont les arbitres sont investis découle également de leur rôle particulier de promotion de la paix dans les relations industrielles ( Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15 , [1997] 1 R.C.S. 487 («  F.E.E.E.S.O., district 15  »), par. 36; Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324 , 2003 CSC 42 , [2003] 2 R.C.S. 157 , par. 17).

[…]

[51]             Les cours de révision doivent demeurer sensibles à ces particularités des relations fondées sur la négociation collective et réserver aux arbitres le droit d’élaborer des doctrines à vocation réparatrice propres aux relations du travail.  À l’intérieur de cette sphère, les sentences arbitrales commandent la déférence de la part des tribunaux. 

[52]             Cependant, la sphère réservée au pouvoir discrétionnaire des arbitres n’est nullement dépourvue de limites.  La sentence arbitrale qui prête à un principe de common law ou d’equity une application qui n’est pas raisonnablement adaptée à la nature distinctive des relations du travail demeure forcément assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la raisonnabilité.

[30]         Ces propos sont intégralement transposables à la situation de la Commission lorsqu'elle applique les règles du droit civil à son domaine d'expertise.

[31]         Il y a toutefois à l'application de la norme de la décision raisonnable quelques exceptions, peu nombreuses, que décrit l'arrêt Dunsmuir et que rappelle l'arrêt Nor-Man Regional Health Authority Inc. [12]  : la norme de la décision correcte s'appliquera lorsqu'est en jeu, directement, le respect des règles de justice naturelle; elle s'appliquera aussi lorsqu'il est question de la compétence même du tribunal administratif (au sens vires du terme, comme l'explique la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir [13] , compte tenu des précisions qu'apportent les arrêts Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association [14] et Rogers Communications Inc. c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada [15] ).

[32]         Dans un autre ordre d'idées, c'est aussi la norme de la décision correcte qui s'applique aux décisions du tribunal administratif portant sur des questions constitutionnelles ou portant sur des questions de droit générales qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui sont étrangères à son domaine d'expertise (ces deux conditions étant cumulatives) [16] .

[33]         Qu'en est-il en l'espèce et quelle est la norme de révision applicable aux questions en litige?

[34]         À mon avis, c'est la norme de la décision raisonnable qui s'applique ici à tous  égards et non celle de la décision correcte. Les questions en jeu se rapportent toutes, en effet, à un processus, celui de l'accréditation, qui est au cœur du Code du travail et, par conséquent, au cœur même de la mission spécialisée de la Commission, héritière à cet égard d'une longue tradition. En cela, je me permets donc de ne pas partager le point de vue du juge de première instance et je m'en expliquerai dans les paragraphes qui suivent.

[35]         Par ailleurs, la décision rendue par la Commission étant raisonnable, elle n'aurait pas dû être cassée par la Cour supérieure.

2.         Articles 32 , 35 et 36 C.t. et violation d'une règle de justice naturelle ( audi alteram partem )

[36]         L'on pourrait au premier abord être tenté de conclure, assez sommairement, qu'en statuant comme il l'a fait, le juge de première instance a tout simplement ignoré le texte des articles 35 et 36 C.t. Ces dispositions prohibent la divulgation de l'appartenance syndicale d'un salarié et leur texte ne comporte pas d'exception qui permettrait de passer outre à l'interdit lorsque la Commission, dans le cadre de son enquête, tient une audience en vertu de l'article 32 C.t. Comme la validité même des articles 35 et 36 C.t. n'a pas été contestée, on aurait donc pu vouloir arrêter là l'examen de l'affaire.

[37]         Je crois cependant que ce serait là un peu court au regard des arguments que font valoir les parties et, notamment, l'intimé. Celui-ci soutient, comme en première instance, que l'interprétation que la Commission donne aux l'articles 35 et 36 C.t. fait fi d'autres dispositions du Code du travail et n'est pas conforme à la règle audi alteram partem . Cette interprétation ne mérite donc aucune déférence et, parce qu'elle enfreint une règle de justice naturelle, doit être révisée selon la norme de la décision correcte.

[38]         J'estime pour ma part que la question du respect de la règle audi alteram partem se soulève ici dans un cadre législatif particulier, faisant en sorte que ce n'est pas la norme de la décision correcte qui doit s'appliquer, mais celle de la décision raisonnable.

[39]         Voici les dispositions qui constituent ce cadre législatif. Il s'agit des articles 30 , 32 , 35 , 36 , 117 et 137.5 C.t.  :

30.        L'agent de relations du travail doit faire un rapport de toute enquête effectuée de sa propre initiative ou à la demande de la Commission. Il doit aussi faire un rapport de toute vérification qu'il a suspendue en application de l'article 29.

            Un tel rapport doit être transmis au président de la Commission, versé au dossier de l'affaire et transmis aux parties intéressées . Celles-ci peuvent présenter leurs observations par écrit à la Commission dans les cinq jours de la réception de ce rapport. Ces observations, le cas échéant, sont également versées au dossier de l'affaire.

30.        The labour relations officer shall make a report on any investigation made on his own initiative or at the request of the Commission. The labour relations officer shall also make a report on any examination suspended by the officer pursuant to section 29.

            Such a report must be sent to the president of the Commission, entered in the record of the case and sent to the interested parties . Interested parties may present their observations in writing to the Commission within five days from receipt of the report. The parties' observations, if any, shall also be entered in the record of the case.

32.        Lorsqu'elle est saisie d'une requête en accréditation, la Commission décide de toute question relative à l'unité de négociation et aux personnes qu'elle vise; elle peut à cette fin modifier l'unité proposée par l'association requérante.

            Sont seuls parties intéressées quant à l'unité de négociation et aux personnes qu'elle vise, toute association en cause et l'employeur.

            Elle doit également décider du caractère représentatif de l'association requérante par tout moyen d'enquête qu'elle juge opportun et notamment par le calcul des effectifs de l'association requérante ou par la tenue d'un vote au scrutin secret.

            Sont seuls parties intéressées quant au caractère représentatif d'une association de salariés, tout salarié compris dans l'unité de négociation ou toute association de salariés intéressée .

32.       The Commission shall, where a petition for certification is referred to it, dispose of any matter relating to the bargaining unit and the persons contemplated by the bargaining unit ; the Commission may, for that purpose, modify the unit proposed by the petitioning association.

            Only any association concerned and the employer are deemed interested parties as regards the bargaining unit and the persons contemplated by the bargaining unit.

            The Commission shall also decide as to the representative nature of the petitioning association after investigating this question in any manner it thinks advisable , more particularly by calculating the membership of the petitioning association or holding a vote by secret ballot.

            Only the employees included in the bargaining unit and the interested association of employees are considered interested parties in determining the representative nature of an association of employees .

35.        Le dossier de la Commission comprend les rapports produits par l'agent de relations du travail en vertu des articles 28 et 30, les pièces et documents qui ont été déposés, l'enregistrement ou la sténographie des témoignages, le cas échéant, ainsi que la décision de la Commission. Il ne comprend pas la liste des membres des associations en cause non plus que les pièces ou documents qui identifient l'appartenance d'un salarié à une association de salariés .

35.        The record of the Commission shall include the reports produced by the labour relations officer under sections 28 and 30, the exhibits and documents filed, the recording or stenographic notes of the testimony, where applicable, and the decision of the Commission. It shall not include the list of members of the associations concerned nor the exhibits or documents which identify the association of employees to which the employee belongs .

36.        L'appartenance d'une personne à une association de salariés ne doit être révélée par quiconque au cours de la procédure d'accréditation ou de révocation d'accréditation sauf à la Commission , à un membre de son personnel ou au juge d'un tribunal saisi d'un recours prévu au titre VI du livre V du Code de procédure civile (chapitre C-25) relatif à une accréditation. Ces personnes ainsi que toute autre personne qui prend connaissance de cette appartenance sont tenues au secret.

36.        The fact that a person belongs to an association of employees shall not be revealed by anyone during the certification or decertification proceedings, except to the Commission , a member of its personnel, or the judge of a court to which an action provided for in Title VI of Book V of the Code of Civil Procedure (chapter C-25) relating to a certification is referred. Such persons and every other person who becomes aware of the fact that the person belongs to the association is bound to secrecy.

117.      Avant de rendre une décision, la Commission permet aux parties de se faire entendre . Elle peut toutefois procéder sur dossier si elle le juge approprié et si les parties y consentent.

            En matière d'accréditation, l'obligation prévue au premier alinéa ne s'applique pas au regard d'une décision prise par un agent de relations du travail . Celui-ci permet cependant aux parties intéressées de présenter leurs observations et, s'il y a lieu, de produire des documents pour compléter leur dossier.

117.      Before rendering a decision, the Commission shall allow the parties to be heard . The Commission may, however, proceed on the record, if it considers it appropriate and if the parties consent thereto.

            In respect of certification, the obligation imposed by the first paragraph does not apply in respect of a decision made by a labour relations officer . The labour relations officer shall, however, allow the interested parties to present observations and, if appropriate, to produce documents to complete their file.

137.5.   Lorsqu'une enquête a été effectuée par la Commission, le rapport d'enquête produit est versé au dossier de cette affaire et une copie en est transmise à toutes les parties intéressées .

            Dans un tel cas, le président et les vice-présidents de la Commission ne peuvent entendre ni décider seuls de cette affaire.

137.5.   Where an investigation is conducted by the Commission, the investigation report shall be filed in the record of the case and a copy thereof shall be transmitted to all interested parties .

            In such a case, the president and the vice-presidents of the Commission may neither hear nor decide alone the case.

[Je souligne.]

 

[40]         Il est vrai que la Commission doit respecter les règles de justice naturelle ou d'équité procédurale qui s'imposent en principe aux organismes administratifs, ce que confirme d'ailleurs, en ce qui concerne la règle audi alteram partem , le premier alinéa de l'article 117 C.t. Cette règle, on le sait, sous-tend par ailleurs le droit de se défendre pleinement et donc celui de savoir ce contre quoi l'on doit se défendre. Mais si la Commission a le devoir d'entendre les parties et de leur donner l'occasion de se défendre, il est tout aussi vrai qu'elle doit le faire dans le respect des prescriptions du Code du travail , et, en particulier, des articles 35 et 36, dispositions dont la validité, rappelons-le, n'a pas été contestée. Enfin, il est vrai également que la justice naturelle et l'équité procédurale se déclinent en diverses formes et manières : parlant de la règle audi alteram partem , il n'est donc pas qu'une seule façon d'assurer qu'une partie soit entendue et puisse se défendre [17] .

[41]         Le débat, en l'espèce, ne porte donc pas simplement, comme le suggère l'intimé, sur la question de savoir si la Commission a violé une règle de justice naturelle à l'occasion de l'enquête régie par l'article 32 C.t. Il porte plutôt sur la question de savoir comment il convient d'interpréter, de conjuguer et d'appliquer les articles 30 , 35 , 36 , 117 et 137.5   C.t. lorsque la Commission décide de tenir une audience aux fins de l'article 32   C.t.

[42]         L'interprétation de ces dispositions, qui sont au centre de la mission décisionnelle de la Commission, est du ressort exclusif de celle-ci et les tribunaux supérieurs, dans l'exercice de leurs fonctions de révision judiciaire, doivent, conformément aux règles exposées plus haut (voir supra , paragr. [26] à [31]), s'en remettre à cette interprétation, sauf si elle est déraisonnable.

[43]         Comment tenir compte dans ce cadre des questions de justice naturelle?

[44]         Je crois que l'on peut s'inspirer ici de l'approche retenue par la Cour suprême dans Doré c. Barreau du Québec [18] . Il s'agit dans cette affaire de savoir sous quel angle examiner la décision du comité de discipline [19] d'un ordre professionnel dont on soutient qu'il a enfreint la liberté d'expression de l'appelant, garantie par la Charte canadienne des droits et libertés , en le sanctionnant pour avoir tenu, dans la lettre adressée à un juge, des propos injurieux à l'endroit de celui-ci. Quelle norme appliquer au comité qui se penche sur la manière dont peut s'exercer la liberté d'expression « dans le contexte des obligations professionnelles de l'avocat » [20] ? La Cour suprême, sous la plume de la juge Abella, écrit que :

[52]      Donc, nous avons le choix entre, d’une part, affirmer que, chaque fois qu’une partie prétend que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause dans le cadre d’une révision judiciaire, un examen suivant la norme de la décision correcte doit se substituer à celui suivant la norme de la décision raisonnable ou, d’autre part, affirmer que, bien que les tribunaux et les cours de justice puissent interpréter la Charte , le décideur administratif possède l’expertise particulière exigée et le pouvoir discrétionnaire voulu dans le domaine où les valeurs consacrées par la Charte sont mises en balance.

[53]      Les décisions d’organismes disciplinaires qui œuvrent relativement aux professions juridiques fournissent un bon exemple des problèmes que pose la révision judiciaire suivant la norme de la décision correcte dès lors que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause. Le droit à la liberté d’expression des avocats est nécessairement en jeu dans la plupart des contraventions à l’art.  2.03 du Code de déontologie , qui exige que les avocats aient une conduite empreinte « d’objectivité, de modération et de dignité ». Il s’ensuit que la révision du caractère raisonnable normalement effectuée à l’égard de la plupart des décisions disciplinaires discrétionnaires fondées sur cette disposition deviendrait un contrôle de la justesse .

[54]      Quoi qu’il en soit, comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans Catalyst , «  le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle  » (par. 18). Il continue donc à être justifié de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits de la cause puisque, même quand les valeurs consacrées par la Charte sont en jeu, il sera généralement le mieux placé pour juger de l’incidence des valeurs pertinentes de ce type au regard des faits précis de l’affaire . Cela étant dit, tant les décideurs que les tribunaux qui procèdent à la révision de leurs décisions doivent analyser les questions qui leur sont soumises en gardant à l’esprit l’importance fondamentale des valeurs consacrées par la Charte .

[55]      Comment un décideur administratif applique-t-il donc les valeurs consacrées par la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi? Il ou elle met en balance ces valeurs et les objectifs de la loi . Lorsqu’il procède à cette mise en balance, le décideur doit d’abord se pencher sur les objectifs en question. Dans Lake , par exemple, l’importance des obligations internationales du Canada, ses relations avec les gouvernements étrangers ainsi que l’enquête, la poursuite et la répression du crime à l’échelle internationale justifiait, prima facie , la violation de la liberté de circulation visée au par. 6(1) (par. 27). Dans Pinet , c’est le double objectif de protection de la sécurité du public et de traitement équitable qui a fondé l’évaluation de la violation du droit à la liberté pour déterminer si elle était justifiée (par. 19).

[56]      Ensuite, le décideur doit se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi.  Cette réflexion constitue l’essence même de l’analyse de la proportionnalité et exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte , d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part . C’est à cette étape que le rôle de la révision judiciaire visant à juger du caractère raisonnable de la décision s’apparente à celui de l’analyse effectuée dans le contexte de l’application du test de l’arrêt Oakes .  Comme la Cour l’a reconnu dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) , [1995] 3 R.C.S. 199 , par. 160, « les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur » lorsqu’ils procèdent à une mise en balance au regard de la Charte et il sera satisfait au test de proportionnalité si la mesure « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ».  Il en est de même dans le contexte de la révision d’une décision administrative pour en évaluer le caractère raisonnable où il convient de faire preuve d’une certaine déférence à l’endroit des décideurs à condition que la décision, comme l’affirme la Cour dans Dunsmuir , « [appartienne] aux issues possibles acceptables » (par. 47).

[57]      Dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte . Comme le juge LeBel l’a souligné dans Multani , lorsqu’une cour est appelée à réviser une décision administrative qui met en jeu les droits protégés par la Charte , « [l]a question se réduit à un problème de proportionnalité » (par. 155) et requiert d’intégrer l’esprit de l’article premier dans la révision judiciaire. Même si cette révision judiciaire est menée selon le cadre d’analyse du droit administratif, il existe néanmoins une harmonie conceptuelle entre l’examen du caractère raisonnable et le cadre d’analyse préconisé dans Oakes puisque les deux démarches supposent de donner une « marge d’appréciation » aux organes administratifs ou législatifs ou de faire preuve de déférence à leur égard lors de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte , d’une part, et les objectifs plus larges, d’autre part.

[58]      Si, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, le décideur a correctement mis en balance la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, sa décision sera jugée raisonnable.

[45]         Les raisons de respecter les décisions du conseil de discipline d'un ordre professionnel en pareil cas et d'appliquer la norme de la décision raisonnable valent certainement dans un cas comme celui-ci, où l'on a affaire à la décision d'une instance spécialisée en droit et en relations du travail, instance qui interprète et applique sa loi constitutive en vue d'exercer les pouvoirs que celle-ci lui attribue. Dans le cas du conseil de discipline (ou de toute autre instance), la norme de la décision raisonnable est reliée à la « mise en balance » de la valeur protégée par la Charte et de l'objectif de la loi. Dans notre affaire, il faudra, selon cette même norme, vérifier la manière dont la Commission interprète les dispositions législatives en cause : met-elle bien en balance, dans cet exercice, le texte et l'objectif de la loi avec cette valeur non moins fondamentale qu'est la justice naturelle, protégée elle aussi par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et surtout, pour ce qui nous concerne, l'article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (sans parler de l'article 53 de celle-ci, qui commande, en cas de doute, d'interpréter toute disposition législative « dans le sens indiqué par la Charte »)? Autrement dit, l'interprétation que la Commission donne aux articles 35 et 36 C.t. et, implicitement, aux articles 30 , 117 et 137.5 C.t. , selon cette façon de voir, est-elle raisonnable eu égard au contexte de l'affaire, c'est-à-dire, tient-elle raisonnablement compte de la justice naturelle?

[46]         Cette approche s'accorde, il me semble, à l'orientation prise récemment par la Cour suprême dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association [21] et Rogers Communications Inc. c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada [22] , qui paraissent confirmer l'idée d'une présomption de déférence dans le cas où un organisme spécialisé, doté d'une mission exclusive et protégé par une clause d'inattaquabilité - c'est le cas de la Commission - interprète sa loi constitutive, y compris au regard de ce qu'on pourrait qualifier de « véritables questions de compétence ».

[47]         Considérant tout cela, j'estime, par analogie, que la norme de la décision raisonnable doit aussi s'appliquer lorsque la question de la justice naturelle se pose dans le contexte de l'interprétation par le tribunal administratif de sa loi constitutive et accessoirement aux dispositions qu'elle doit ainsi interpréter et appliquer, comme c'est ici le cas. Évidemment, il n'est pas nécessaire de préciser qu'une interprétation qui irait à l'encontre d'une disposition législative limpide serait déraisonnable. Qu'en est-il cependant de l'interprétation que fait la Commission des articles 35 et 36 C.t. , dans le contexte législatif décrit plus tôt?

[48]         Ainsi que le rappelle le commissaire Paquette dans sa décision du 3 septembre 2010, la Commission interprète et applique ces dispositions, et plus particulièrement, l'article 36 C.t. , de la manière suivante :

[80]      En cours d’enquête, il a été révélé au mis en cause que l’agent de relations du travail avait retranché 6 adhésions au calcul du caractère représentatif du requérant. Le mis en cause a alors demandé d’avoir le nom de ces 6 personnes, invoquant son statut de partie intéressée au sens du troisième alinéa de l’article 32 du Code . La Commission a refusé de divulguer le nom de ces personnes et elle a rejeté verbalement la demande pour les motifs suivants.

[81]      L’article 36 du Code est une disposition fondamentale et cardinale du processus d’accréditation. Il se lit comme suit :

36.   L'appartenance d'une personne à une association de salariés ne doit être révélée par quiconque au cours de la procédure d'accréditation ou de révocation d'accréditation sauf à la Commission , à un membre de son personnel ou au juge d'un tribunal saisi d'un recours prévu au titre VI du livre V du Code de procédure civile (chapitre C-25) relatif à une accréditation. Ces personnes ainsi que toute autre personne qui prend connaissance de cette appartenance sont tenues au secret.

(Soulignés ajoutés)

[82]      Ainsi, l’appartenance d’une personne à une association de salariés ne doit pas être révélée à quiconque, sauf à la Commission. Par ailleurs, quiconque en prend connaissance est tenu au secret. Il s’agit d’une règle d’ordre public, Arvind c. Conseil conjoint du Québec , D.T.E. 2002T-353 (T.T.).

[83]      Depuis sa création, la Commission traite distinctement le caractère représentatif des parties et elle en informe seulement la partie concernée, sans mention aux autres parties intéressées. L’évaluation du caractère représentatif est de la responsabilité exclusive de la Commission. Ainsi, le calcul des effectifs, le nombre d’adhérents et l’identité des personnes sont communiqués à l’association de salariés concernée, mais ils ne sont pas dévoilés aux autres parties intéressées. Seul le résultat général des vérifications est transmis, indiquant soit que l’association détient ou non la majorité ou encore qu’elle détient ou non entre 35 et 50 % des adhésions.

[49]         À mon avis, cette interprétation met en balance de manière raisonnable la justice naturelle, en l'occurrence la règle audi alteram partem , et l'objectif poursuivi par les articles 35 et 36 C.t. Plus précisément, la « mise en balance » à laquelle procède ici la Commission est raisonnable en ce qu'elle est transparente et intelligible et qu'elle appartient aux issues interprétatives rationnelles et possibles, étant tout à la fois respectueuse du texte législatif, du contexte tant législatif que factuel [23] et de la justice naturelle.

[50]         L'article 36 C.t. , qui s'applique aux procédures d'accréditation et de révocation d'accréditation, vise à protéger la confidentialité de l'appartenance d'un salarié à une association de salariés, appartenance qui ne peut être révélée qu'à la Commission, à ses membres, à son personnel ou à un juge exerçant son pouvoir de contrôle judiciaire. Toute autre personne qui prendrait connaissance de cette appartenance est également tenue au secret. Tel que l'indique la décision du commissaire Paquette, la Commission interprète cette disposition comme empêchant la divulgation de cette appartenance non seulement à l'employeur, mais également à un syndicat, de même qu'à toute autre personne, y compris un autre salarié.

[51]         Une telle interprétation, outre qu'elle est fidèle au texte de la disposition, peut certainement être considérée comme conforme à l'objectif poursuivi par le Code du travail . Celui-ci veut en effet protéger les salariés, autant que cela est possible, de la pression que pourrait être tenté d'exercer sur eux un employeur, le syndicat dont ils sont membres (mais dont ils pourraient vouloir démissionner), un syndicat concurrent ou même un collègue de travail. Pourquoi une telle protection? C'est qu'il s'agit d'assurer au maximum la liberté d'association des salariés, liberté qui est la leur avant d'être celle des associations qui prétendent les représenter, et qui est, elle aussi, un droit fondamental protégé par les chartes.

[52]         Dans les faits, l'article 36 C.t. est souvent opposé à l'employeur, mais son texte, fort général, n'y est pas restreint. Dans Blanchette c. Syndicat des salariées et salariés en revêtement de produits chimiques (C.S.D.) [24] , le juge Richard Nadeau, saisi d'une demande présentée par deux salariés opposés au syndicat qui requiert l'accréditation à l'égard d'une unité de négociation dont ils font partie, reconnaît que l'article 36 C.t. a été adopté dans le but suivant :

[15]             Comme le soulignait fort à propos le procureur du syndicat, le droit à la syndicalisation est un des seuls droits qu'on peut exercer, qu'on doit exercer, du moins à ses débuts, d'une façon secrète.

[16]             La peur de représailles, de congédiement ou d'opprobre, a sans aucun doute été considérée par le législateur lorsqu'il a promulgué les articles concernant le processus d’accréditation, surtout l'article 36 du Code du Travail. C'est ce qui explique et justifie que, même devant le soussigné, le pourcentage et l'identité des adhérents n'ont pas été dévoilés par le syndicat.

[…]

[22]             On cite ainsi les notions de justice naturelle, du droit à la représentation par avocat, du droit de libre expression, du droit de s'associer ou de se dissocier, de celui de l'équité procédurale et de nombreux autres qui sont maintenant enchâssés dans les Chartes des Droits, tant la Canadienne que celle du Québec.

[23]             Ces droits individuels ou collectifs appartiennent à tout individu et sont encadrés de façon telle que chacun puisse les faire valoir, les défendre et posséder toutes les libertés nécessaires pour se faire entendre à cet égard.

[24]             Or, plaident-ils enfin, pour une question de technicalité, soit  le gel du décompte des membres d'un syndicat à une époque ou seule une voix a été entendue, celle des représentants ou sympathisants du syndicat, sans que l'autre n'ait pu apporter ses propres arguments à ce contraire, il faudrait maintenant imposer le bâillon et un nouveau maître non désiré à une forte majorité d'employés qu’on prétend avoir réalisé leur erreur et vouloir revenir en arrière pour régler leurs propres affaires avec leur employeur, ce que le syndicat maintenant leur refuse, en apparence en son seul nom.

[25]             Tout cela pourrait se défendre et se justifier, n’eut été le geste volontairement posé par le Législateur Québécois lorsqu’il a décidé d’adopter le Code du Travail dans la forme qu’on lui connaît et avec ce qu’il contient.

[26]             Voulant manifestement protéger, défendre et favoriser le droit à la syndicalisation d’employés souvent à la merci de leurs patrons et susceptibles de représailles ou de congédiement advenant leur insatisfaction ou leur plaintes au sujet de conditions de travail souvent ardues, voire même abusives, le Législateur a donc adopté, dans sa sagesse et à l’intérieur de ses champs de compétence, les dispositions que l’on connaît et qui font ici l’objet du débat.

[27]             Ainsi, le maraudage ou le recrutement doivent-ils être secrets, l’adhésion d’employés à un futur syndicat gardée confidentielle jusque devant le commissaire affecté au dossier selon la loi, le dépôt de la requête en accréditation fait « ex-parte », le tout, pour éviter ce qui fait ici l’objet de la demande d’injonction.

[28]             En somme, en promulguant la loi sur la syndicalisation de la façon dont il l’a fait,  le législateur voulait justement éviter des campagnes postérieures d’anti-syndicalisation, des pressions sur les travailleurs, quand ce ne sont pas des menaces à peine voilées de perte de clientèle, et même la création de comités de « boutique » ou, comme ici, de « bonne entente » contrôlés ou influencés par la direction pour tâcher d’éviter ou d’éluder le processus de syndicalisation.

[53]         Ces propos ne sont pas moins vrais dans le cas d'une lutte intersyndicale comme celle de l'espèce et c'est la raison pour laquelle la Commission interprète l'article 36 C.t. comme elle le fait.

[54]         On notera du reste que cette interprétation n'est pas nouvelle et qu'elle a traversé les années (voir le rappel qu'en fait la juge Handman dans Arvind c. Conseil conjoint du Québec, Syndicat du vêtement, du textile et autres industries [25] ). Elle a même été avalisée par la Cour d'appel dans l'affaire Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries, local 1999 c. Iacovelli [26] , en 1983, époque où l'on n'était certes pas moins sensible qu'aujourd'hui aux considérations liées à la justice naturelle.

[55]         L'affaire Iacovelli est d'ailleurs assez intéressante, en ce qu'elle se rapproche, factuellement, de la nôtre. La salariée intimée (personne intéressée au sens du dernier alinéa de l'article 32 C.t. ) y conteste le caractère représentatif du syndicat qui la représente et qui fait l'objet d'une requête en révocation d'accréditation. Une série de démissions sont signifiées au syndicat qui réussit toutefois, en temps utile, à convaincre certains des démissionnaires de renouveler leur adhésion. La salariée, alléguant tactiques illégales et intimidation, demande au commissaire du travail de lui indiquer l'identité de ceux de ses collègues qui ont ainsi démissionné du syndicat, puis qui en sont redevenus membres. Le commissaire refuse cette demande, mais invite l'intimée à assigner et faire entendre des témoins à l'audience, ce qu'elle ne fait pas. La requête en révocation est rejetée et la salariée fait appel de cette décision au Tribunal du travail, qui rejette à son tour le pourvoi, estimant que l'article 36 C.t. protège le caractère confidentiel de l'appartenance syndicale.

 

[56]         La salariée intente alors des procédures en évocation. Le bref, tel qu'il existait alors, est délivré par la Cour supérieure, celle-ci estimant entre autres choses que le commissaire a excédé sa juridiction en ne communiquant pas l'information demandée à la salariée. Elle estime également que le commissaire a erré en refusant de transmettre aux intéressés le rapport supplémentaire de l'agent d'accréditation, confirmant le premier rapport sur les effectifs du syndicat. Notre cour, sous la plume du juge Owen, d'accord avec le Tribunal du travail, infirme le jugement de la Cour supérieure sur les deux points.

[57]         Ce n'est donc pas d'hier que la Commission et ses prédécesseurs, avec l'aval de notre cour, refusent, au nom de l'article 36 C.t. , de divulguer l'appartenance syndicale des salariés, y compris aux personnes intéressées par le caractère représentatif d'une association au sens du dernier alinéa de l'article 32 C.t. L'on n'y a jamais vu d'accroc aux règles de la justice naturelle, considérant que les personnes qui participent au débat ne sont pas privées de recueillir puis de présenter la preuve de leurs allégations au sujet du caractère représentatif de l'une ou l'autre association en présence, incluant ce qui se rapporte à la validité d'une adhésion ou d'une démission.

[58]         Cette interprétation de l'article 36 C.t. est par ailleurs renforcée par l'article 35   C.t. , dont on a vu plus haut le texte. Cette disposition prescrit explicitement que le dossier de la Commission, en matière d'accréditation, comporte les rapports produits par l'agent de relations du travail (remis aux parties en vertu de l'article 30 C.t. ), les pièces et documents déposés, etc., mais qu'il « ne comprend pas la liste des membres des associations en cause non plus que les pièces ou documents qui identifient l'appartenance d'un salarié à une association de salariés ». On ne saurait être plus clair et cela est parfaitement cohérent avec le principe de non-divulgation consacré par l'article 36 C.t.

[59]         Dans ce contexte, en appliquant les articles 117 et 137.5 C.t. de manière à tenir compte de cet interdit, la Commission respecte pleinement les règles de la cohérence interprétative, qui commandent que les dispositions d'une même loi soient lues les unes par rapport aux autres, en considération de l'objectif poursuivi par le législateur. Ainsi, lorsque l'article 137.5 C.t. prévoit que tout rapport d'enquête effectué par la Commission doit être remis aux « parties intéressées », cela, lorsque le débat porte sur le caractère représentatif, doit être interprété en fonction du dernier alinéa de l'article 32 C.t. (c'est-à-dire que seules les associations de salariés en présence et les salariés eux-mêmes sont de telles personnes intéressées), 35 C.t. (le rapport ne doit comprendre ni la liste des membres des associations en cause ni révéler l'appartenance syndicale des salariés) et 36 C.t. (l'appartenance syndicale des salariés doit être tenue confidentielle). De même, le fait que l'article 117 C.t. oblige la Commission à entendre les parties avant de rendre sa décision sur l'accréditation doit de même être interprété comme obligeant celle-ci à remettre aux parties intéressées un rapport qui contiendrait les informations qui en sont normalement exclues par l'article 35 C.t. ou à dévoiler l'appartenance syndicale des salariés.

[60]         Par ailleurs, la confidentialité de ces informations n'est pas absolue, ce que reconnaît également la Commission. D'une part, le salarié peut y renoncer, notamment en dévoilant lui-même son appartenance. D'autre part, certaines exigences découlant du Code du travail peuvent avoir pour effet inéluctable de révéler certaines choses sur l'appartenance syndicale d'un salarié. C'est ce qui se produit dans le cas de la notification des démissions : dans la mesure où le syndicat reçoit cette notification, il est de toute évidence en mesure de faire enquête auprès des salariés concernés et de vérifier ce qu'il en est de la manière dont on les a induit à démissionner et, le cas échéant, à adhérer au syndicat concurrent.

[61]         En somme, au nom d'une vision très stricte de la règle audi alteram partem , l'intimé souhaiterait la transmission intégrale de tous les renseignements que possède la Commission, y compris quant à l'appartenance syndicale des salariés, écartant ainsi les articles 35 et 36 C.t. Mettant plutôt dans la balance le principe de la confidentialité de l'appartenance syndicale et la règle audi alteram partem , la Commission choisit une interprétation qui combine ces deux valeurs : on protège ainsi, généralement, la confidentialité de l'appartenance syndicale tout en permettant que soient dévoilées aux parties intéressées les informations détenues par la Commission, mais d'une manière non nominative. Cela n'empêche pas les associations de salariés en cause de faire leurs enquêtes au sujet des adhésions et des démissions des salariés et encore moins de présenter leur preuve à ce sujet, le cas échéant. On peut donc parler de « mise en balance proportionnée », pour emprunter la terminologie de la Cour suprême dans l'affaire Doré c. Barreau du Québec [27] . Au pire, le fait de ne pas communiquer à un syndicat la liste des membres de son concurrent pourrait rendre la réalisation de son enquête un peu plus difficile ou, plus exactement, un peu plus longue, mais nullement insurmontable. La Commission estime manifestement que c'est là, au regard du principe de confidentialité qu'énoncent les articles 35 et 36 C.t. , une restriction minimale et acceptable, qui n'empêche pas la partie intéressée de faire sa contestation et de se défendre pleinement.

[62]         On ne saurait dire que ce point de vue est déraisonnable et il fait certainement partie des issues interprétatives acceptables au regard du droit et du contexte. L'on ne peut donc voir en quoi l'interprétation que la Commission fait de l'article 36 C.t. enfreindrait une règle de justice naturelle et serait déraisonnable. Du reste, j'en arriverais à la même conclusion s'il me fallait appliquer la norme de la décision correcte.

[63]         Je note au passage que dans l'affaire Iacovelli , précitée [28] , la salariée (à qui le commissaire du travail avait refusé de divulguer le nom de ceux et celles qui avaient démissionné du syndicat et qui y avaient ensuite réadhéré) se plaignait aussi de n'avoir pu se faire entendre pleinement sur la question des manœuvres illégales et de l'intimidation reprochées au syndicat visé par la requête en révocation d'accréditation. La Cour cite avec approbation le passage suivant des motifs du Tribunal du travail qui, ainsi qu'on l'a vu plus tôt, avait rejeté l'appel de la salariée :

[…] Elle s'est contentée de réclamer la liste des salariés qui avaient signé une nouvelle adhésion afin de les interroger et le commissaire n'a pas fait droit à cette demande. Je considère qu'il n'avait pas à accéder à une telle exigence de l'appelante; sans qu'il soit nécessaire de nous attarder longuement sur le secret qui doit protéger, selon les dispositions de l'article 36 du code, l'appartenance d'une personne à une association, il m'apparaît suffisant de dire qu'en saine logique, l'appelante elle-même se devait de prendre l'initiative de faire entendre les témoins qui pouvaient soutenir la vérité de son allégation de manœuvres illégales. Si elle avait eu une véritable connaissance de l'existence de telles manœuvres, on se doit de présumer qu'elle n'aurait pas eu besoin de recourir au dossier du commissaire pour trouver des témoins de ces faits .

[Je souligne.]

[64]         Or, dans la présente affaire, justement, l'intimé a pris l'initiative de faire entendre des témoins en vue d'établir la vérité de ses allégations de vice de consentement et il a ainsi pleinement participé à l'enquête tenue en vertu de l'article 32 C.t. Il ne peut se plaindre d'une violation de la règle audi alteram partem parce que la Commission, conformément aux articles 35 et 36 C.t. , ne lui a pas fourni le nom des six salariés dont on a considéré l'adhésion au syndicat appelant invalide [29] ou parce qu'on ne lui a pas fourni l'intégralité des rapports de l'agent de relations du travail. Il n'avait par ailleurs pas besoin de cette information pour trouver et présenter la preuve des manœuvres reprochées à l'appelant.

[65]         Bref, l'interprétation et l'application que la Commission a faites des articles 35 et 36 C.t. au regard du contexte législatif général et de la justice naturelle sont raisonnables - et même correctes, à vrai dire - compte tenu 1° du texte même des dispositions, qui ne laisse place à aucune ambiguïté, 2° de l'objectif poursuivi par ces dispositions, 3° de la nature et des écueils de la procédure d'accréditation et de révocation d'accréditation ainsi que des intérêts des salariés que l'on a voulu protéger des pressions ou représailles qu'on pourrait vouloir exercer sur ou contre eux et 4° du caractère minimaliste (voire inexistant) de l'atteinte à la justice naturelle.

[66]         Tout cela étant dit, je suis d'avis que l'intervention de la Cour supérieure n'était pas requise.

 

3.         Adhésions et vice de consentement

[67]         Comme on l'a vu précédemment, le juge de première instance a également conclu à l'invalidité de l'adhésion de certaines personnes au syndicat appelant, et ce, en raison d'un vice de consentement. Pour en arriver à cette conclusion, il a appliqué la norme de la décision correcte, l'intimé ayant réussi à le convaincre que l'affaire, à cet égard, relevait de l'application du Code civil et de la notion de vice de consentement, soulevant ici une question de droit générale qui serait d'une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d'expertise de la Commission. L'intimé réitère cette proposition aux paragraphes 38 et suivants de son exposé d'appel.

[68]         C'est un point de vue auquel il ne me semble pas possible de souscrire.

[69]         Si la Commission, dans sa décision du 3 septembre 2010, s'était mêlée de réécrire le droit des obligations en matière de vice de consentement, on aurait pu dire, à la rigueur, qu'elle n'agissait pas dans son domaine d'expertise. Mais ce n'est pas ce qu'elle a fait. Elle s'est contentée d'appliquer des règles connues à une preuve dont elle devait par ailleurs évaluer la force probante, notamment au chapitre de la crédibilité des témoins. Cette question n'a rien de la question de droit qui serait d'une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui serait en outre étrangère à son domaine d'expertise, pour paraphraser la Cour suprême dans Dunsmuir [30] .

[70]         Comme le souligne en effet la Cour dans Union des employées et employés de service, section locale 800 c. Association démocratique des ressources à l'enfance du Québec (CSD) - Mauricie - Centre-du-Québec [31] , l'accréditation est le « noyau dur de la compétence spécialisée de la CRT » [32] . Il s'agissait dans cette affaire d'une loi autre que le Code du travail , mais le commentaire s'applique avec la même force dans ce dernier cas.

[71]         Dans le cadre des procédures en accréditation régies par le Code du travail , il est du ressort exclusif de la Commission, de diverses façons, d'évaluer la validité des adhésions des salariés et de gérer les contestations qui naissent à ce propos. Cela fait partie de son ordinaire décisionnel et elle a certainement acquis à cet égard « une expertise dans l’application d’une règle générale […] de droit civil dans son domaine spécialisé », au sens du paragr. 54 de l'arrêt Dunsmuir . Sa décision mérite donc déférence et ne peut bel et bien être examinée qu'à l'aulne du critère de la déraisonnabilité.

[72]         Or, la décision qu'a rendue la Commission le 3 septembre 2010 n'est pas déraisonnable. D'une part, elle répond entièrement aux conditions de transparence et d'intelligibilité qu'exige la Cour suprême; d'autre part, elle repose sur une évaluation rationnelle de la preuve administrée devant elle, évaluation qui reposait elle-même essentiellement sur une appréciation de la crédibilité des témoins. Il n'y a là qu'une question de fait, qui mérite la plus haute déférence.

[73]         Le juge, qui aurait lui-même apprécié différemment ces témoignages, a plutôt choisi de substituer son opinion à celle du commissaire, ce dont il aurait dû s'abstenir, la Commission, pour emprunter cette foi à l'arrêt Nor-Man Regional Health Authority Inc., ayant fait des règles du Code civil une interprétation et une application raisonnablement adaptées à la nature distinctive des relations du travail [33] .

[74]         À mon avis, il y a donc lieu de réformer le jugement sur ce second point également.

III.        Conclusion

[75]         Pour ces raisons, je recommande d'accueillir le pourvoi, avec dépens, d'infirmer le jugement de première instance, de rejeter la requête en révision judiciaire, avec dépens, et de rétablir la décision prononcée par la Commission le 3 septembre 2010.

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 



[1]     L.R.Q., c. C-27.

[2]     Pièce R-1.

[3]     Jugement de première instance, paragr. 62.

[4]     Jugement de première instance, paragr. 55.

[5]     Jugement de première instance, paragr. 84.

[6]     Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF - CSN c. Syndicat des employés de Au Dragon Forgé inc. , 2011 QCCA 1963 .

[7]     Voir les articles 139 à 140.1 C.t.

[8]     Voir par exemple ou par analogie : Union des employées et employés de service, section locale 800 c. Association démocratique des ressources à l'enfance du Québec (CSD) - Mauricie - Centre-du Québec , 2011 QCCA 2383 , J.E. 2012-144 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 14 juin 2012, 34667), paragr. 52; Commission de la construction du Québec c. Bergeries du Fjord inc. , 2011 QCCA 2444 , J.E. 2012-343 , paragr. 9; Syndicat du personnel technique et professionnel de la Société des alcools du Québec (SPTP) c. Société des alcools du Québec , 2011 QCCA 1642 , [2011] R.J.D.T. 993 , paragr. 37 et s.; Association patronale des centres de la petite enfance (APCPE) c. Syndicat des travailleuses et travailleurs des centres de la petite enfance de Montréal et de Laval - CSN , 2011 QCCA 607 , J.E. 2011-658 , paragr. 16 et 17; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor) , [2011] 3 R.C.S. 708 .

[9]     [2008] 1 R.C.S. 190 .

[10]    [2011] 3 R.C.S. 471 .

[11]    [2011] 3 R.C.S. 616 .

[12]    Précité, note 11, paragr. 35.

[13]    Précité, note 9, paragr. 59. La norme s'applique aussi lorsqu'il est question de statuer sur la « délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents » (paragr. 61), ce qui est une variante de la règle. La Cour suprême exclut expressément de l'idée de compétence, cependant, l'ancienne théorie des conditions préalables ou de la perte de compétence rattachée à son mauvais exercice. Voir aussi : Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals , précité, note 11 , paragr. 35.

[14]    [ 2011 ] 3 R.C.S. 654, paragr. 34 à 42 (motifs majoritaires du j. Rothstein).

[15]    [2012] 2 R.C.S. 283 , paragr. 16 et s.

[16]    Voir notamment : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , précité, note 9, paragr. 55 et 58 à 60 Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals , précité, note 11 , paragr. 35.

[17]    Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) , [2002] 1 R.C.S. 249 , paragr. 75.

[18]    [2012] 1 R.C.S. 395 .

[19]    On parlerait aujourd'hui d'un conseil de discipline.

[20]    Doré c. Barreau du Québec, précité, note 18, paragr. 59.

[21]    Précité, note 14, paragr. 34 à 42 (motifs majoritaires du j. Rothstein).

[22]    Précité, note 15, paragr. 10 et s. (motifs majoritaires du j. Rothstein).

[23]    Voir : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , précité, note 9, paragr. 47.

[24]    D.T.E. 2000T-874 (C.S.).

[25]    D.T.E. 2002T-353 (T.T.).

[26]    J.E. 83-256 , D.T.E. 83T-177 (C.A., r equête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 17 mai 1983, 17636 ).

[27]    Précité, note 18, paragr. 57.

[28]    Voir supra , note 26 et paragr. [54] et [56].

[29]    Rappelons au passage que les six salariés en question faisaient partie d'une liste de huit dont l'intimé lui-même avait communiqué les noms à la Commission (voir les paragr. 19 et 20 de la requête introductive d'instance en révision judiciaire, ainsi que les paragr. 18 à 20 de la déclaration sous serment qui l'accompagne), ce qui relativise le préjudice qu'allègue ici l'intimé.

[30]    Précité, note 9, paragr. 55. Voir aussi : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général) , précité, note 10, et Nor-Man Regional Health Authority Inc. , précité, note 11.

[31]    Précité, note 8.

[32]    Ibid. , paragr. 52 in fine .

[33]    Précité, note 11, paragr. 52 in fine .