Construction Génix inc. c. Régie du bâtiment du Québec

2013 QCCS 3415

 

JL2100

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT

DE QUÉBEC

 

N° :

200-17-016443-129

 

DATE :

9 janvier 2013

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

ROBERT LEGRIS J.C.S.

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CONSTRUCTION GÉNIX Inc.

Demanderesse

c.

RÉGIE DU BÂTIMENT DU QUÉBEC

Défenderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Intervenant

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JUGEMENT

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[1]            La demanderesse recherche une déclaration de cette Cour à l’effet que la défenderesse n’a pas le droit d’inscrire sur sa licence d’entrepreneur en construction que cette licence comporte une restriction à savoir l’interdiction de contracter avec un organisme public.  La défenderesse a, en effet, inscrit une telle restriction sur la licence de la demanderesse parce que la demanderesse a été déclarée coupable, en mai 2011, de fraude fiscale (art. 239 Loi de l’impôt sur le revenu) et que la Loi visant à prévenir, à combattre et à sanctionner certaines pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction (L.Q. 2011, chap. 35) ( Loi 35 ) l’oblige à inscrire une telle restriction.

[2]            La demanderesse plaide qu’elle n’est pas assujettie à cette Loi 35 parce qu’elle est entrée en vigueur en décembre 2011 alors que la demanderesse a été déclarée coupable en mai 2011 et que rien n’indique que le législateur ait voulu en faire une loi rétroactive.  Elle plaide aussi que cette Loi 35 doit être déclarée inopérante parce qu’imprécise et donc, injuste.

[3]            Cette Loi 35 modifie l’article 65.1 de la Loi sur le bâtiment, de sorte qu’au 9 décembre 2011, il se lit désormais comme suit:

 65.1   La Régie indique, sur la licence,  si celle-ci comporte une restriction aux fins de l’obtention de contrats publics, suivant les données pertinentes au titulaire de cette licence que lui transmet la Commission de la construction du Québec en vertu de l’article 123.4.4 de la Loi sur les relations de travail et la formation de la main d’œuvre dans l’industrie de la construction (chapitre R-20).

La Régie indique aussi sur la licence que celle-ci comporte une restriction aux fins de l’obtention d’un contrat public dans l’un ou l’autre des cas suivants :

1 º lorsque son titulaire… a été condamné, depuis moins de cinq ans, aux termes de l’article 45 de la Loi sur la concurrence… ou … aux termes de l’article 462 du Code criminel, … de l’article 380 de ce code … , de l’un ou l’autre des articles 467.11 à 467.13 de ce code ou de l’un ou l’autre des articles 5 , 6 ou 7 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances…;

3 º  Lorsque son titulaire ou, dans le cas d’une société ou d’une personne morale, une personne visée par le paragraphe 6 du premier alinéa de l’article 60 a été condamné, depuis moins de cinq ans, pour une infraction prévue à l’un ou l’autre des articles 62 , 62.0.1 et 62.1 de la Loi sur l’administration fiscale (chapitre A-6.002), 68 et 68.0.1 de cette loi dans la mesure où ils sont liés à l’un ou l’autre de ces articles, 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.R.C. 1985 c.1, (5 e suppl.) et 327 de la Loi sur la taxe d’accise (L.R.C. 1985, c. E-15);

4º  lorsqu’un dirigeant du titulaire est également dirigeant d’une société ou personne morale dont la licence est restreinte aux fins de l’obtention d’un contrat public et pour la même durée à moins que le titulaire ne démontre à la Régie que l’infraction qui a mené à la restriction n’a pas été commise dans l’exercice des fonctions de cette personne ai sein de la société ou personne morale.

[4]            La doctrine et la jurisprudence citée par les parties sont à l’effet que, de façon générale, à moins que le texte de la nouvelle loi ne lui donne expressément un effet rétroactif, cette nouvelle loi a un effet immédiat.  Par cet effet immédiat, la nouvelle loi s’applique aux situations issues de faits postérieurs à la nouvelle loi.  Elle s’applique aussi aux situations issues de faits en cours, c’est-à-dire lorsqu’un ou plusieurs des faits qui commandent l’application de la nouvelle loi lui sont antérieurs et que d’autres de ces faits lui sont postérieurs.  Elle ne s’applique pas aux situations résultant de faits tous antérieurs à la nouvelle loi.  Enfin et de plus, elle s’applique aux états qui résultent de faits même tous antérieurs à la nouvelle loi. 

[5]            En l’espèce, deux faits commandent l’application de la nouvelle loi : une condamnation pour une offense déterminée par la loi et le fait qu’il ne se soit pas écoulé cinq ans depuis cette condamnation.  On serait donc face à une situation en cours comme dans les affaires Épiciers Unis Métro-Richelieu c. Collin [2004] R.C.S.et Association des policiers provinciaux du Québec c. Sûreté du Québec [2007] QCCA 1087 .

[6]            Le Tribunal ne retient pas la proposition de l’intervenant à l’effet que les soumissions auxquelles la demanderesse ne pourra participer et les contrats que la demanderesse ne pourra pas conclure seront nécessairement postérieurs à l’entrée en vigueur de la Loi 35 et qu’ils seront des « faits pendants » ou en cours.  Cette proposition a le défaut de confondre les faits qui commandent l’application de la loi avec les effets ou conséquences de la nouvelle loi.  En d’autres termes, si la Loi 35 s’applique à la demanderesse, ce n’est pas parce que la défenderesse doit inscrire une restriction sur sa licence ni parce que la demanderesse ne pourra plus contracter avec les corps publics.

[7]            Voyons aussi si la condamnation de la demanderesse aura créé chez elle un « état » visé par la nouvelle loi. 

[8]            À titre d’illustration, l’affaire Paton v. La Reine [1968] R.C.S. 341 .  Le législateur avait créé en 1947 l’état de « criminel d’habitude » et en 1955, il avait modifié la loi à ce sujet.  Une mince majorité de la Cour suprême décidait qu’une condamnation prononcée en 1946 pouvait servir dans le calcul du nombre de condamnations nécessaires à la détention préventive de celui dont l’état était celui de « criminel d’habitude ».  

[9]            Cette question est aussi celle dont la Cour Suprême avait à décider dans l’affaire Benner c. Secrétaire d’état du Canada  [1997] R.C.S. 358.  Un citoyen américain né d’une mère canadienne et voulant devenir citoyen canadien, se plaignait de ce que la Loi canadienne sur la citoyenneté lui imposait des conditions plus rigoureuses que s’il était né d’un père canadien.  L’hon. juge Iacobucci posait la question en ces termes au sujet de la nouvelle loi qu’était la Charte canadienne :

 « La question à trancher consiste donc à caractériser la situation : S’agit-il réellement de revenir en arrière pour corriger un événement passé, survenu avant que la Charte crée le droit revendiqué, ou s’agit-il simplement d’apprécier l’application contemporaine d’un  texte de loi qui a été édicté avant l’entrée en vigueur de la Charte?

Je suis bien conscient que cette distinction n’est pas toujours aussi nette qu’on le souhaiterait, car bien des situations peuvent raisonnablement être considérées comme mettant en jeu à la fois des événements précis et isolés et des conditions en cours.  Ainsi, un statut ou une condition en cours découlera souvent d’un événement passé, précis et isolé.  Une déclaration de culpabilité en matière criminelle constitue un événement unique précis et isolé, mais elle crée une condition en cours, celle d’être en détention, ou le statut de « détenu ».  Des observations semblables vaudraient également en ce qui a trait au mariage et au divorce.  Pour déterminer si une affaire donnée emporte l’application de la Charte à un événement passé, ou simplement à une condition ou un statut en cours, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, l’élément le plus important ou le plus pertinent de cette affaire est l’événement passé ou la condition en cours qui en résulte… La détermination dépendra des faits de l’espèce, du texte de loi en cause et du droit garanti par la Charte dont le demandeur sollicite l’application. »

[10]         Le juge Iacobucci concluait que la nouvelle loi, la Charte canadienne, visait l’état de Benner plutôt qu’un événement précis à savoir sa naissance parce qu’autrement, la Charte ne s’appliquerait pas, dans ce genre de matières, à ceux qui sont nés avant l’adoption de la Charte. 

[11]         Comme on le voit, le spectre de ce qui doit être considéré est large.  Le juge Iacobucci reprend aussi quelques exemples tirés de la jurisprudence dont celui-ci : une nouvelle loi prévoit le partage des pensions pour les gens divorcés après le 1 er janvier 1978.  Sauf la nature de la caractéristique en cause, puisque la date de l’événement est déterminée par la nouvelle loi, c’est à l’événement que la loi réfère.    

[12]         En l’espèce, une seule réalité milite en faveur de la demanderesse : le législateur définit ceux qui sont assujettis à la nouvelle Loi 35 en fonction d’un événement, leur condamnation pour certaines infractions. 

[13]         Par contre, plusieurs arguments favorisent la thèse contraire, celle de l’état.  D’une part, ce n’est pas l’événement en lui-même que la loi sanctionne, c’est le fait qu’une personne ait été condamnée depuis moins de 5 ans.  Alors que l’événement en cause est instantané, ce que le législateur sanctionne dure 5 ans.  Il s’agirait donc plutôt d’un état qui a une durée.

[14]         D’autre part, le titre même de la Loi 35 démontre que le législateur veut prévenir, combattre et sanctionner certaines pratiques.  Dans cette démarche du législateur pour prévenir et combattre, que peut-on imaginer de plus convainquant que le fait que dès l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, elle affecte déjà notoirement certaines gens du milieu de la construction ?  Ainsi et de plus, on évite que ce milieu ait l’impression que les autorités publiques s’en tiendront à une application platonique de la nouvelle législation.

[15]         Sur la question de savoir si la restriction inscrite par la défenderesse sur la licence de la demanderesse constitue une peine supplémentaire, le Tribunal n’a pas le choix de conclure par la négative : The Provincial Secretary of Prince Edward Island c. Egan [1941] R.C.S. 396 (p. 418), Ross c. Registrar of Motor Vehicules [1975] 1 R.C.S. 5 (pp. 10, 13), Wigglesworth c. La Reine [1987] 2 R.C.S. 541 [24].  Ne sont pas des peines supplémentaires les conséquences administratives ou civiles d’une déclaration de culpabilité.  Par une approche plus civiliste, on comprendra fort bien qu’un contractant évite désormais de faire affaires avec quiconque a tenté, dans le passé, de se soustraire illégalement à ses obligations à son endroit.

[16]         La demanderesse argumente aussi que la Loi 35 est imprécise en ce qui concerne le calcul des années pendant lesquelles la demanderesse lui sera assujettie, et mène à des injustices : certaines licences seront restreintes pendant 5 ans, d’autres, 3 ans, d’autres, 6 mois.  La demanderesse conclut que la Loi 35 devrait être déclarée inapplicable et inopérante à son endroit. 

[17]         Ce moyen ne peut être retenu.  Dans un premier temps, le Tribunal estime, comme l’intervenant, que le texte de la Loi 35 est clair et facile d’application : la restriction inscrite à la licence et l’interdiction de contracter avec une autorité publique durent 4 ans et 364 jours à compter de la condamnation.

[18]         Par ailleurs, le législateur aurait pu édicter l’alinéa 3 de l’article 65.1 de sorte que la restriction aurait duré 5 ans dans tous les cas où elle s’applique.  La formulation de l’alinéa 3 de l’article 65.1 aurait pu alors ressembler à « Pendant 5 ans, la Régie indique sur la licence de son titulaire qu’il a été condamné pour une infraction… ».  L’application à cette hypothèse des théories de la situation en cours et de l’état aurait été alors moins appropriée et on conçoit plus facilement que la Loi 35 ne se serait pas appliquée à la demanderesse.

[19]         Mais ce n’est pas ce que le législateur a choisi d’édicter.  Il a plutôt choisi de laisser ouverte la porte de la durée de la restriction en modelant une situation en cours et il va de soi que cette porte ouverte a pour seul but d’inclure les condamnations antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi 35.  Elles sont en effet les seules qui peuvent faire l’objet d’une restriction de moins de 5 ans.  Sur ce plan, l’imprécision et les injustices qu’appréhende la demanderesse militent plutôt à l’encontre de sa thèse.

[20]         La demanderesse plaide aussi que s’il fallait tenir compte des condamnations antérieures à la Loi 35, l’application du quatrième paragraphe de l’article 65.1 al. 2 deviendrait impossible.  Elle propose l’exemple du dirigeant de trois entreprises dont deux sont déclarées coupables à deux dates différentes antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi 35 .  Quelle sera la « même durée » de la restriction de la troisième entreprise ?  Cette question n’est pas propre au droit transitoire de la présente affaire.  Elle se posera de la même façon après comme avant l’entrée en vigueur de la Loi 35, lorsque  deux des trois entreprises du dirigeant seront déclarées coupables à des dates différentes postérieures à la Loi 35.  Quelle sera alors la « même durée » de la restriction de la troisième entreprise ?  Cette durée de 5 ans devra être calculée à compter de la date de la dernière condamnation et la période totale de la restriction sera éventuellement supérieure à 5 ans.  C’est précisément le rôle des tribunaux que d’interpréter et d’appliquer les lois et non pas de leur faire échec en cas de difficulté d’interprétation. 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL

[21]         DÉCLARE que la Loi 35 n’est pas totalement muette quant à la durée de la restriction imposée en vertu de l’article 65.1 al. 2 (3º);

[22]         DÉCLARE que cet article 65.1 al. 2(3º) de la Loi sur le bâtiment s’applique à la demanderesse;

[23]         DÉCLARE que la défenderesse a l’obligation d’inscrire la restriction prévue par l’article 65.1 de la Loi sur le bâtiment sur la licence de la demanderesse jusqu’au 17 mai 2016;

[24]         DÉCLARE valide la restriction inscrite sur la licence de la demanderesse aux fins d’obtention de contrats publics de construction;

[25]         Avec dépens contre la demanderesse.

 

 

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ROBERT LEGRIS j.c.s.

 

Mes Ian Gosselin et Antoine Pellerin, Casier 92

Norton Rose,

Procureurs de la demanderesse;

 

Mes Marie-Jeanne Provost et Cheyma Kabbara,

545 Boul. Crémazie Est, Bur. 3.24

Montréal

H2M 2V2

Procureurs de la défenderesse Régie du Bâtiment.

 

Me Francis Letendre,

Chamberland, Gagnon

Palais de justice de Québec,  Bur. 1.03

Pour le Procureur général du Québec

 

 

Date d’audience :

25 et 26 octobre 2012