TRIBUNAL D’ARBITRAGE

 

 

 

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

Code du travail, article 100 et ss

 

No de dépôt : 2013-7878

 

 

 

 

Date : 30 juillet 2013

 

 

 

 

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

MARC POULIN

 

 

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Syndicat des salariés d’Emballages Mitchell-Lincoln (Division Drummondville) - CSN

 

 

« le syndicat »

 

 

ET

 

 

 

Emballages Mitchell-Lincoln Ltée

 

 

 

« l’employeur »

 

 

 

Plaignant :

M. Jimmy Béliveau

 

 

 

Nature du grief : Congédiement

 

 

Numéro du grief : 38-2012

 

 

Pour le syndicat : M. Jean-Claude Larouche

 

 

 

Pour l'employeur : Me André Lepage

 

 

 

Dates d’audience : 11 et 13 juin ainsi que le 8 juillet 2013.

 

 

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SENTENCE ARBITRALE

 

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1) Le litige

[1]    Je suis saisi d’un grief déposé par M. Jimmy Béliveau le 20 novembre 2012 (S-3). Il conteste la décision de l'employeur de l’avoir suspendu du 8 au 16 novembre 2012 et de l’avoir congédié à compter du 16 novembre suivant (S-2).

OBJET : Congédiement

Monsieur Béliveau

Par la présente, nous vous informons que nous mettons fin à votre emploi chez Mitchell-Lincoln. Notre décision prend effet immédiatement et pour l'appuyer, nous vous exposons les éléments suivants. Le 3 octobre dernier, j'ai rencontré tous les camionneurs en compagnie de Monsieur Mario Pellerin, président du syndicat, dans le but de faire certaines mises au point, notamment quant aux périodes de pauses et de repas. Vous étiez présent à la rencontre et vous avez reçu en main propre une copie du mémo présenté ce jour-là. En voici un extrait :

 

Pauses et repas

 

À compter d'aujourd'hui, nous vous demandons de prendre vos pauses et vos repas à tous les jours et de les inscrire sur vos feuilles de route. Nous vous suggérons fortement de prendre vos pauses lorsque vous devez attendre pour une période de trente (30) minutes ou plus chez un client ou dans un autre établissement.

 

Vous pouvez prendre votre période de repas prévue à la convention collective pour aller déjeuner le matin si vous le désirez, en autant que cela n'occasionne aucun retard de livraison et que vous respectiez vos rendez-vous chez les clients. Vous devez également l'indiquer sur votre feuille de route.

 

Si, à la fin de la journée, vous n'avez pas pris toutes vos pauses et/ou tous vos repas, ils ne seront pas payés en temps supplémentaire.

 

De plus. si vous prenez des pauses et/ou des repas sans les déclarer sur vos feuilles de route. il s'agit de vol de temps. Soyez formellement avisés que cela ne sera pas toléré. Quiconque sera surpris à voler du temps s'expose à de sévères mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au congédiement . (Notre soulignement)

 

Nous avons fait une analyse de vos feuilles de route du 4 au 23 octobre 2012. Cette analyse a été complétée le 2 novembre dernier. En comparant vos temps d'arrêt, obtenu à l'aide de vos points GPS, et ceux indiqués sur vos feuilles de route, nous avons constaté des écarts marqués pour chacune des journées analysées. À chaque jour, vous avez pris plusieurs minutes de pause que vous n'avez pas déclarées sur vos feuilles de route. Par conséquent, vous n'avez pas rempli vos feuilles de route selon le déroulement réel.

Afin d'obtenir vos explications sur ces écarts, le jeudi 8 novembre 2012, je vous ai rencontré en présence de Mario Pellerin, président du Syndicat et Sébastien Dionne, contremaître. Vous n'avez alors fourni aucune explication valable pouvant justifier ces écarts. Je vous ai alors demandé de poinçonner votre carte et vous ai informé que je vous rappellerais pour vous faire part de la suite des choses.

Ne pas déclarer vos temps réels de pause constitue un manquement grave. Vos agissements vous ont mené à bénéficier à plusieurs reprises de sommes d'argent auxquelles vous n'aviez pas le droit, dont certains montants ont même été versés en temps supplémentaire. Par conséquent, et compte tenu que le travail de chauffeur exige une très grande autonomie et une confiance de l'employeur envers vous, nous n'avons d'autre choix que de mettre fin à votre emploi puisque vous avez définitivement brisé le lien de confiance.

Toutes vos protections d'assurance collective cesseront en date du 16 novembre 2012, à l'exception de votre assurance-vie qui restera en vigueur pour une période supplémentaire de 30 jours. Vous pouvez bénéficier du privilège de transformer votre assurance-vie collective en une assurance-vie individuelle. Si vous désirez profiter de cette offre, veuillez contacter préalablement notre assureur Great-West au 514-331-5838 et demander pour Daniel Bernier au poste 522.

Vous recevrez au cours des prochains jours votre relevé d'emploi, ainsi que les sommes qui pourraient vous être dues, le cas échéant, par Emballages Mitchell-Lincoln ltée. Par ailleurs, soyez avisé que nous réservons nos droits quant à une réclamation éventuelle des sommes d'argent que vous avez reçues sans droit.

Denis St-Jules    Directeur de l’expédition et du bâtiment

[2]    Le grief m’est déféré par les parties le 13 décembre 2012, pour enquête et décision. Dès le début de l’audition, elles reconnaissent que le tribunal possède la compétence requise pour l’entendre et en décider. Également, elles reconnaissent que les procédures relatives au règlement des griefs et à l’arbitrage ont été respectées.

[3]    Par ailleurs, advenant le rejet du grief, l’employeur évoque la possibilité de déposer un grief patronal pour réclamer les sommes qui auraient été versées en trop à M. Béliveau.


 

2) La preuve pertinente

[4]    L'employeur a présenté les témoins suivants : M. Denis St-Jules, directeur de l’expédition et du bâtiment, M. Sébastien Dionne, contremaître, M. Mario Bilodeau, contremaître, et M. Dany Raymond, président de l’entreprise en informatique qui a installé un équipement chez Mitchell-Lincoln. Il a débuté sa preuve en faisant entendre le plaignant lui-même.

[5]    Pour sa part, le syndicat a fait témoigner le président du syndicat, M. Mario Pellerin, et M. Béliveau.

[6]    M. Béliveau est à l’emploi de la compagnie Mitchell-Lincoln depuis 13 ans, à titre de camionneur au service de l’expédition. Son dossier disciplinaire est sans tache.

[7]    L’entreprise fabrique des boîtes de carton. Elle compte trois usines, dont celle de Drummondville dans laquelle M. Béliveau travaille. Les clients desservis par l’usine sont pour la plupart situés dans la région de Montréal, Québec et le centre du Québec.

[8]    Le service de l’expédition compte deux équipes de 7 ou 8 camionneurs. La journée régulière est de huit heures, 5 jours/semaine. Les salariés ont droit à une pause de 20 minutes et à une période de 30 minutes pour le repas. L’horaire de travail de la première équipe débute à 04h45 et la deuxième à 05h30. Le plaignant fait partie de la première équipe, mais il ne travaille que quatre jours/semaine.

[9]    À son arrivée, le camionneur choisit la destination de ses livraisons par ancienneté. M. Béliveau se situe au milieu de son équipe. Une fois les voyages de la journée choisis, il se rend à son camion (ou tracteur). Il en fait l’inspection visuelle, c’est-à-dire vérifie le fonctionnement des lumières, la pression des pneus, etc.. Il utilise habituellement le même tracteur. Ensuite, il va chercher la remorque déjà chargée et identifiée selon les clients à desservir.

[10]        Le tracteur est muni d’un MC-65 (« mobile computer »). Cet appareil sert à la fois de téléphone ou de radio communication. Il indique aussi la position GPS du camion et il enregistre ses actions (mouvements ou arrêts). La position GPS est captée en temps réel et elle est enregistrée dans le mobile. Une lecture est prise aux 30 secondes et elle est transmise à la base de données située à l’usine. Les lectures peuvent être affichées sur une cartographie.

[11]        Dès qu’il entre dans son camion, le chauffeur entre son numéro d’employé dans l’appareil et son mot de passe. Il doit aussi compléter des feuilles de route ou de temps au fur et à mesure du déroulement de la journée (E-1). Il y inscrit l’heure d’entrée dans son camion, l’heure départ de l’usine, le nom de son premier client et l’heure à laquelle il est y arrivé et en est reparti. Il fait les mêmes inscriptions pour chacun des clients où il doit faire des livraisons.

[12]        En plus de ces données, le camionneur doit indiquer le moment et la durée de chacune des pauses auxquelles il a droit au cours de la journée, de même que pour son repas. Les feuilles de route servent en même temps de feuilles de temps du camionneur. Elles témoignent du déroulement de sa journée. De retour à l’usine, il les dépose dans une boîte barrée dont l’accès est réservé aux contremaîtres.

[13]        Depuis son entrée en fonction le 16 juillet 2012, M. Denis St-Jules, déclare avoir constaté que les camionneurs n’inscrivaient pas le moment de leurs pauses sur les feuilles de route ou qu’ils ne les prenaient pas. Ils les inscrivaient plutôt à la fin de la journée pour se les faire payer en temps supplémentaire.

[14]        Estimant qu’il est nécessaire qu’ils se reposent, il décide de prendre les mesures nécessaires pour corriger la situation. Après en avoir discuté avec les représentants syndicaux, notamment lors d’un comité de relations de travail en septembre 2012 (CRT), il remet le mémo suivant à l’intention de tous les camionneurs le 3 octobre suivant (E-2). Il est alors accompagné du président du syndicat, M. Mario Pellerin. Le directeur lit le mémo aux camionneurs au fur et à mesure qu’ils se présentent à l’usine et il leur en remet une copie.

MÉMO

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Destinataires : Camionneurs

Expéditeur :     Denis St-Jules, directeur de l’expédition et du bâtiment

Objet :             Mises au point

Date :              3 octobre 2012

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Bonjour à tous,

 

Nous tenons à faire certaines mises au point concernant la prise des pauses et des repas, ainsi que votre retour à l’usine après vos livraisons.

 

Pauses et repas

 

À compter d'aujourd'hui, nous vous demandons de prendre vos pauses et vos repas à tous les jours et de les inscrire sur vos feuilles de route. Nous vous suggérons fortement de prendre vos pauses lorsque vous devez attendre pour une période de trente (30) minutes ou plus chez un client ou dans un autre établissement.

 

Vous pouvez prendre votre période de repas prévue à la convention collective pour aller déjeuner le matin si vous le désirez, en autant que cela n'occasionne aucun retard de livraison et que vous respectiez vos rendez-vous chez les clients. Vous devez également l'indiquer sur votre feuille de route.

 

Si, à la fin de la journée, vous n'avez pas pris toutes vos pauses et/ou tous vos repas, ils ne seront pas payés en temps supplémentaire.

 

De plus, si vous prenez des pauses et/ou des repas sans les déclarer sur vos feuilles de route, il s'agit de vol de temps. Soyez formellement avisés que cela ne sera pas toléré. Quiconque sera surpris à voler du temps s'expose à de sévères mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au congédiement.

 

Retour à l’usine après livraison

 

À chaque fois que vous avez terminé vos livraisons et que vous revenez à l’usine, il est de votre devoir de vous rapporter immédiatement à la répartitrice ou au contremaître en place, si cette dernière a quitté. Dans le cas où vous avez dépassé la limite des heures permises au cours d’une seule et même journée de travail, vous devez remettre votre feuille de route directement à votre contremaître. Ce dernier vous indiquera à quelle heure vous pouvez entrer au travail le lendemain matin.

 

Nous comptons sur votre collaboration.

 

Denis St-Jules

Directeur de l’expédition et du bâtiment

 

[15]        Quatre ou cinq camionneurs ont alors manifesté leur mécontentement parce l'employeur leur imposait une règle plus stricte concernant les pauses au lieu de sévir contre les quelques-uns qui abusaient. Par la suite, plusieurs d’entre eux ont porté une casquette et pris leurs pauses devant l’usine pour protester.

[16]        M. Béliveau déclare qu’à cette occasion, M. St-Jules lui aurait dit qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire sur la feuille de route les pauses « café et pipi ». Selon ce dernier, il aurait plutôt expliqué qu’en cas d’urgence, il accepterait qu’il « fasse ses besoins », sans exclure qu’il puisse en profiter pour prendre un café. Par ailleurs , il reconnaît avoir dit à ce moment-là que s’il constatait des problèmes relatifs à la façon de compléter les feuilles de route, il le rencontrerait. Mais, « sûrement pas une rencontre seulement en cas de vol de temps » .

[17]        Le 16 octobre, les représentants de l'employeur tentent sans succès de rejoindre M. Béliveau par téléphone. De retour à l’usine vers 16h15, M. St-Jules lui demande de lui apporter son téléphone afin de le vérifier. M. Béliveau retourne à son camion d’où il téléphone au répartiteur sans problème. Il en informe M. St-Jules en lui demandant de l’appeler pour vérifier s’il peut recevoir des appels. Tout fonctionne normalement.

[18]        Le lendemain, sur l’heure du midi, M. Béliveau revient à l’usine sans avoir livré la marchandise de trois clients situés près de l’usine. Il n’en informe pas le répartiteur et le contremaitre, comme il se doit. Les locaux de ces clients sont fermés durant la période du dîner.

[19]        À la suite de ces deux événements, le directeur demande au contremaître, M. Sébastien Dionne, de faire une analyse complète et une enquête sur les feuilles de route de M. Béliveau. D’ailleurs, M. St-Jules avait déjà été informé d’irrégularités. Car, après l’émission du mémo du 3 octobre, il avait demandé à M. Dionne de faire des vérifications au hasard sur les feuilles de route de tous les camionneurs. Il n’avait constaté des anomalies que sur celles de M. Béliveau. Il en avait informé M. St-Jules.

[20]        Pour faire les vérifications demandées, M. Dionne fait sortir par le système informatique tous les arrêts de plus de cinq minutes du camion de M. Béliveau. Ensuite il compare les données obtenues avec les feuilles de route correspondantes, et ce, pour la période du jeudi 4 octobre au mardi 23 octobre inclusivement.

[21]        La clause 12.02 de la convention collective (S-1) permet aux camionneurs de prendre une pause de 20 minutes par période de travail de huit heures. De plus, en vertu du paragraphe 13.04, ils ont droit à une pause additionnelle de 15 minutes payées avant de commencer à travailler en temps supplémentaire pour deux heures et plus de travail.

[22]        M. Dionne déclare avoir constaté des anomalies ou des irrégularités sur chaque feuille de route analysées. Par exemple, le 4 octobre il inscrit avoir pris une pause de 20 minutes entre 09 :15 et 09 :35 alors que le système révèle un arrêt du camion de 39 minutes et 17 secondes; de 12 :30 à 13 :00 un lunch de trente minutes alors que le camion est en arrêt pendant 41 minutes et 47 secondes; autre pause de temps supplémentaire entre 13 :25 et 13 :40 alors que le camion est en arrêt pendant 24 minutes et 9 secondes.

[23]        Le 15 octobre, il a constaté deux arrêts non mentionnés sur la feuille de route : 11 minutes et 34 secondes à 07 :47 et 15 minutes et 3 secondes à 09 :23. En outre, il aurait pris une pause entre 13 :45 et 14 :00 alors qu’en réalité, elle a duré 18 minutes et 5 secondes. Il inscrit une autre pause de 15 :45 à 17 :05, alors qu’il est demeuré arrêté pendant 98 minutes et 13 secondes.

[24]        Le 17 octobre, sa feuille de temps indique une pause de 15 minutes alors que le système indique plutôt 35 minutes et 44 secondes. À 12 :05 il serait arrêté 15 minutes alors que le système indique 36 minutes et 13 secondes . La durée réelle de ces deux pauses lui « donne droit » à la pause de 15 minutes avant de faire des heures supplémentaires. Cependant, il inscrit cette dernière pause à la fin de sa journée de travail.

[25]        Le 22 octobre, Il aurait quitté l’usine à 04 :30 au lieu de 04 :45 comme d’habitude. Il dit avoir voulu faire chauffer son camion. De plus, il déclare une pause de 20 minutes entre 08 :05 et 08 :25 alors que le GPS démontre que le camion est demeuré arrêté pendant 37 minutes et 47 secondes (E-4 photo # 2). Il aurait pris son dîner de 12 :40 à 13 :10 alors que le GPS révèle plutôt une période de 40 minutes au lieu des 30 minutes autorisées. Sa feuille de temps indique que 20 minutes plus tard il prend une pause de 15 minutes à la Fromagerie Lemaire. En réalité, il y est demeuré pendant 21 minutes. Lors de son témoignage, il a déclaré être demeuré dans son camion. Cet arrêt lui a permis de dépasser les 10 heures de travail et de lui donner droit à une pause additionnelle de 15 minutes.

[26]        Finalement, dernier exemple, le 23 octobre, il inscrit avoir pris trois pauses (dont une à cause du temps supplémentaire) pour un total de 65 minutes alors qu’en réalité le camion est demeuré arrêté pendant 128 minutes et 38 secondes. L’écart est de 63 minutes et 38 secondes.

[27]        Par ailleurs, les données inscrites sur les feuilles de temps relatives à l’arrivée chez les clients et au départ coïncident généralement avec les relevés du système informatique.

[28]        M. St-Jules a fait le total hebdomadaire des écarts entre le système informatique et les feuilles de route de M. Béliveau : semaine du 4 et 5 octobre : 108 minutes en trop sur les feuilles de route et 15 de minutes de pause illégale (selon lui, si le temps de pause avait été inscrit correctement, il n’aurait pas eu droit à une pause additionnelle de 15 minutes); semaine du 9 au 12 octobre : 212 minutes en trop et 15 minutes de pause illégale; du 15 au 19 octobre : 259 minutes en trop et trois pauses illégales; du 22 au 23 octobre 103 minutes en trop et 15 minutes de pause illégale.

[29]        M. Béliveau déclare prendre généralement ses pauses dans les aires de repos à Ste-Eulalie ou à Laurier-Station, à la Fromagerie Lemaire près de Drummondville, au Tim Horton ou à la station de service Ultramar à St-Germain, aux endroits réservés aux camionneurs (truck stop), etc.

[30]        Aux fins de l’arbitrage, M. Raymond, de la compagnie d’informatique, a fait préparer une reproduction sur cartographie de tous les points GPS correspondants aux endroits, dates et heures des arrêts du camion de M. Béliveau entre le 4 et le 23 octobre 2012 (E-4). D’après les photos obtenues au moyen de Google Map, les espaces de stationnement sont relativement nombreux et situés près des endroits où les camionneurs peuvent manger ou aller aux toilettes.

[31]        Devant ce constat, M. St-Jules décide de convoquer M. Béliveau à son bureau le 8 novembre. Il est accompagné de M. Dionne et M. Béliveau par le président du syndicat, M. Pellerin. M. St-Jules explique d’abord qu’il allait le questionner sur ses feuilles de route et ses temps d’arrêt et de pause de plus de cinq minutes, en excluant les temps d’arrêt chez les clients. Il l’informe en outre que les informations qu’il détient ont été obtenues à partir du MC-65. Il a pris de notes lors de cette rencontre (E-6).

[32]        Selon ces notes, lorsque M. St-Jules demande à M. Béliveau d’expliquer pourquoi il y avait des différences entre le temps écrit sur ses feuilles de route et le temps réel relevé par le système MC-65, il ne peut pas répondre. Il dit qu’il ne comprend pas. En ce qui concerne les pauses non écrites, il explique qu’il s’arrête pour prendre un café ou aller aux toilettes. De plus, il mentionne que lors de la rencontre du 3 octobre, M. St-Jules aurait dit qu’il n’avait pas à inscrire les 5 ou 10 minutes pour aller aux toilettes.

[33]        Lorsque M. St-Jules lui demande d’expliquer pourquoi ses pauses durent parfois plus de 20 minutes (Par exemple, le 23 octobre, il inscrit 20 minutes sur sa feuille de route alors que le temps réel est de 33 minutes), M. Béliveau répond qu’il compte son temps à compter du moment où il entre dans le restaurant et non à compter du moment où il arrête son camion. Il ajoute qu’il est parfois difficile de trouver un stationnement près du restaurant. De plus, il ne marche pas vite en raison d’un mal de dos.

[34]        Au cours de cette rencontre, M. Béliveau déclare aussi qu’il ne complète pas ses feuilles de route au fur et mesure du déroulement de la journée. Il le fait plutôt « lorsqu’il y pense ou lorsqu’il en a le temps » .

[35]        Le 16 novembre suivant, l'employeur convoque de nouveau le plaignant. Sont présents du côté patronal, M. St-Jules, le directeur des ressources humaines de l’entreprise, M. Sylvain Racicot et Mme Corbin de la direction des ressources humaines. M. Béliveau est accompagné de Mme Isabelle Petit, en remplacement de M. Pellerin.

[36]        M. St-Jules lit alors la lettre de congédiement. M. Béliveau ne fait pas de commentaire sur la teneur de la lettre ni Mme Petit, si ce n’est qu’un grief sera déposé.

[37]        Lors de son témoignage, M. St-Jules déclare qu’après le mémo du 3 octobre, le problème des pauses s’est réglé, sauf pour M. Béliveau. Cependant, l’interprétation de la clause 13.04 de la convention est demeurée problématique. Certains camionneurs considéraient que « les pauses de repas et repos normales » donnaient droit à 30 minutes : Par la suite, il bénéficiera des pauses de repas et repos normales sur le quart de travail où il fait du temps supplémentaire . Cette question a été discutée plusieurs fois en CRT. Une lettre d’entente a été convenue le 22 mars 2013 sur ce sujet.

[38]        Le contremaître M. Bilodeau déclare qu’en 2008, il a eu des problèmes avec les feuilles de route de M. Béliveau. Entre le 6 et le 10 octobre 2008, il avait constaté des écarts entre ses feuilles de temps et le GPS (E-5). Il l’a alors rencontré en compagnie du directeur de l’expédition à l’époque. M. Béliveau était accompagné de son délégué syndical. Il lui a demandé de corriger la situation sans toutefois prendre de sanction.

[39]        Lors de son témoignage, M. Béliveau ne conteste pas les irrégularités et les anomalies constatées entre ses feuilles de temps et le temps réel relevé à partir du MC-65 et le GPS.

[40]        Cependant, il déclare qu’il lui arrive parfois de ne pas regarder l’heure, même si le camion est muni d’une horloge qui fonctionne normalement. Il ajoute qu’il n’a « jamais été très précis dans ses minutes ». Pour expliquer les écarts de temps lors de ses pauses, il explique qu’il lui arrive de laver les vitres du camion. De plus, il fait une courte inspection visuelle du camion et de la remorque  avant de repartir, et ce, plusieurs fois par jour. Il admet ne pas avoir mentionné ces explications lors de la rencontre du 8 novembre, alors qu’il n’a mentionné que le temps de marche.

[41]        Par ailleurs, afin d’évaluer le travail de ses chauffeurs, l'employeur les fait accompagner par un contremaître pendant une journée complète de travail. M. Béliveau a été l’objet d’une telle évaluation par le prédécesseur de M. St-Jules, M. Yvon Patry. Il déclare avoir complété ses feuilles de route de la même façon qu’aujourd’hui sans qu’on lui fasse le moindre reproche.

[42]        Il s’agit là de l’essentiel de la preuve pertinente présentée par les parties.

 

3) SOMMAIRE DES ARGUMENTS

Par l'employeu r

[43]        Le procureur patronal se dit convaincu que le syndicat va plaider que la pratique passée n’était pas claire et que l'employeur n’a pas respecté la règle de la gradation des sanctions. Il va demander en conséquence à l’arbitre de donner une chance à M. Béliveau.

[44]        À cet égard, il soumet que la jurisprudence arbitrale ne donne pas de chance dans des cas semblables en raison de la gravité de la faute commise et de la nécessité du maintien d’un lien de confiance. Car, les camionneurs jouissent d’une grande autonomie. Ce sont eux qui inscrivent eux-mêmes leur temps de travail sur leurs feuilles de route.

[45]        Il soumet les décisions arbitrales suivantes :

Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 et Provigo Distribution inc. (Centre de distribution St-François) , AZ-50574382 .

Syndicat des Employés et Employées de Gaz Métro Inc. et Gaz Métro , AZ-50787007 .

Syndicat des employé(e)s de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP/FTQ) et Hydro-Québec - Section relève de compteurs - Région Le Noroît, 2012 Canlll 74109.

Corporation Urgences-Santé et Rassemblement des techniciens ambulanciers du Québec (RETAQ-FSSS-CSN) , AZ-00142140 .

Syndicat des travailleurs et des travailleuses du Centre de réadaptation Les Filandières et Centre de réadaptation La Myriade , 2002 CanLlI45576.

[46]        Il insiste sur l’objet du litige, à savoir le vol de temps, tel que mentionné dans le mémo du 3 octobre :

De plus, si vous prenez des pauses et/ou des repas sans les déclarer sur vos feuilles de route, il s'agit de vol de temps. Soyez formellement avisés que cela ne sera pas toléré. Quiconque sera surpris à voler du temps s'expose à de sévères mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au congédiement.

[47]        Il rappelle que lors de la rencontre du 8 novembre, M. St-Jules a pris en note les explications fournies par M. Béliveau sur la non-conformité de ses feuilles de temps avec le système GPS. Il prétendait alors qu’il ne tenait pas compte du temps de marche entre son camion et le restaurant. Il a même parlé de 10 minutes parce qu’il n’était pas facile de trouver un stationnement. Il arrêtait généralement dans les relais de camions (trucks stops), à la fromagerie Lemaire ou dans des haltes routières. À un certain moment, il a même arrêté 10 minutes à la fromagerie Lemaire sans même manger.

[48]        Selon le procureur patronal, d’après les photos prises, il faudrait parler plutôt de secondes. D’ailleurs, après la rencontre du 8 novembre, il en rajoute toujours, selon lui : mal de dos, lavage des vitres, inspection même s’il vient de quitter l’usine, il n’a pas de montre, il ne regarde pas l’horloge dans le camion, il ne remplit pas ses feuilles de route au fur et à mesure. Or, soumet le procureur patronal, à ch aque fois qu’il arrive chez un client ou en repart, ses feuilles de temps coïncident avec le GPS. Il en conclut un manque évident de crédibilité.

[49]        Par exemple, sa feuille de route du 22 octobre indique qu’il est arrivé à l’usine à 04 :30 alors que son horaire habituel débute à 04 :45, supposément pour faire « chauffer » le camion. De plus, il déclare une pause de 20 minutes entre 08 :05 et 08 :25 alors que le GPS démontre que le camion est demeuré arrêté pendant 37 minutes et 47 secondes (E-4 photo # 2). Il aurait pris son dîner de 12 :40 à 13 :10 alors que le GPS révèle plutôt une période de 40 minutes au lieu des 30 minutes autorisées.

[50]        Sa feuille de temps indique que 20 minutes plus tard il prend une pause de 15 minutes à la Fromagerie Lemaire. En réalité, il y est demeuré pendant 21 minutes. Lors de son témoignage, il a déclaré être demeuré dans son camion. Cet arrêt lui a permis de dépasser les 10 heures de travail et de lui donner droit à une pause additionnelle de 15 minutes.

[51]        Le procureur patronal poursuit sa plaidoirie en rappelant les irrégularités similaires révélées par la preuve pour les journées du 4, 15 et 17 octobre.

[52]        Il rappelle que M. Béliveau a déclaré que l’ancien directeur aurait approuvé sa façon de compléter ses feuilles de route. Il ne le croit pas en raison de son manque de crédibilité. D’ailleurs, dit-il, M. Bilodeau l’a rencontré pour lui dire de ne plus les compléter de cette façon.

[53]        Le procureur trouve important le fait que seul M. Béliveau ne complétait  pas correctement ses feuilles de temps. Lors de ses vérifications, M. Dionne n’a trouvé aucune erreur chez les autres camionneurs. De plus, dit-il, si d’autres chauffeurs avaient commis les mêmes erreurs que M. Béliveau, il ne fait pas de doute que le syndicat les aurait fait témoigner pour corroborer son témoignage.

[54]        Il conclut donc que le grief doit être rejeté, car l’attitude de M. Béliveau et ses explications « ne tiennent pas la route ». En s’appuyant sur la jurisprudence arbitrale, il rappelle qu’en pareille circonstance, il n’appartient pas à l'arbitre de faire preuve d’indulgence.

[55]        Finalement, en cas de rejet du grief du syndicat, il dépose un grief patronal par lequel il réclame les sommes qu’il aurait versées en trop à M. Béliveau en raison de ses manquements (E-7). Pour sa part, le syndicat reconnaît que l'arbitre est légalement saisi de ce grief.

Par le syndicat

[56]        D’entrée de jeu, le procureur syndical soumet que la jurisprudence présentée par l'employeur ne s’applique pas au cas sous étude. Car, dans les cas soumis, la situation est claire, il n’y a pas de pratique établie ou les balises ne sont pas les mêmes.

[57]        Il rappelle que M. Patry avait déjà accompagné M. Béliveau au cours de sa journée de travail pour vérifier sa façon de travailler et de remplir ses feuilles de route. Il ne lui a fait aucun reproche. Il remplissait alors ses feuilles de route de la même façon qu’aujourd’hui. Cela n’a pas été contredit.

[58]        Le procureur insiste sur la réalité qui prévalait à l’époque. La grande majorité des chauffeurs avait l’habitude de ne pas inscrire leurs pauses. Il existait alors une pratique largement établie. Avec la mise en place de la nouvelle politique, M. St-Jules avait dit aux chauffeurs qu’il les rencontrait s’ils éprouvaient des difficultés. Malheureusement, personne n’a rencontré M. Béliveau, sauf pour le congédier.

[59]        Le procureur reconnaît que M. Béliveau a été négligent. Mais, il soumet qu’il n’a jamais eu l’intention de voler l'employeur. Si on lui avait donné la chance de se corriger, il se serait conformé à la nouvelle pratique.

[60]        Par ailleurs, lors de la remise du mémo du 3 octobre, M. St-Jules lui avait dit que la pratique antérieure relative aux pauses « café et pipi » était maintenue, c’est-à-dire qu’il n’avait pas à les inscrire. On ne trouve rien de comparable dans la jurisprudence de l'employeur.

[61]        Le procureur syndical conclut que si on lui avait donné la chance de s’amender, M. Béliveau aurait complété ses feuilles de temps correctement. Il n’a jamais nié les écarts constatés par l'employeur. Il a tenté de trouver des explications et parfois il ne le savait pas. Il a toujours pensé agir correctement. Si son grief est accueilli, il va se corriger et continuer à faire un travail qu’il aime.

[62]        À l’appui de son argumentation, le procureur syndical dépose la jurisprudence suivante :

Syndicat du personnel de soutien de la commission scolaire des patriotes (CSN) et La commission scolaire des patriotes , Cour d’appel, # 500-09-002521-961 , 18 décembre 1997.

Syndicat démocratique des salariés de Boulangerie Gadoua-Saint-Augustin inc. et Boulangerie Gadoua-Saint-Augustin inc. , Alain Larouche arbitre, 4 août 2000.

Syndicat des employé(e)s de magasins et de bureaux de la SAQ et Société des alcools du Québec , Bernard Bastien arbitre, ( 2001T-1086 ), 2 octobre 2001.

Syndicat des travailleuses et travailleurs du Sheraton centre (CSN) et Centre Sheraton de Montréal , Nicolas Cliche arbitre, (T.A. 1020-1275), 6 février 2002.

4) ANALYSE ET DÉCISION

[63]        Pour décider du grief, il faut d’abord déterminer si l'employeur s’est acquitté de son fardeau de preuve relativement aux motifs qu’il invoque pour congédier M. Béliveau. Autrement dit, est-ce que la preuve démontre de façon prépondérante que les manquements reprochés ont été commis.

[64]        Si la preuve est suffisamment convaincante, la sanction imposée doit être jugée proportionnelle à la gravité des fautes commises. Elle doit aussi respecter la règle de la gradation des sanctions puisque le dossier disciplinaire de M. Béliveau est vierge.

Les manquements reprochés

[65]        Avant d’analyser la preuve sur les motifs de congédiement, il est impératif de vérifier la crédibilité du plaignant. Car, c’est sa crédibilité qui permettra de retenir ou non les explications données pour expliquer notamment les écarts entre ses feuilles de temps et le système MC-65 et les points GPS.

[66]        Malheureusement pour M. Béliveau, les explications qu’il a fournies ne résistent pas à la preuve technique de l'employeur. Il suffit d’analyser quelques éléments de cette preuve pour s’en convaincre.

[67]        D’abord, il prétend qu’il n’a pas de montre et qu’il ne regarde pas l’heure sur l’horloge du camion. Or, ses arrivées et départs de chez les clients coïncident avec le système informatique. Seul ses temps de pause révèlent des écarts. Il faut donc en conclure qu’il regarde l’heure. De plus, il faut présumer qu’il complète ses feuilles de temps au fur et à mesure du déroulement de sa journée de travail, contrairement à ce qu’il prétend.

[68]        Deuxièmement, son explication selon laquelle il ne comptait ses pauses qu’à compter du moment où il entrait dans les restaurants ne tient pas la route. Il prétend qu’il prenait de 5 à 10 minutes pour s’y rendre après avoir stationné son camion. Les points GPS et les photos des endroits où il avait l’habitude d’arrêter révèlent un grand nombre d’espace de stationnement et leur proximité avec les restaurants. Même les inspections visuelles du camion ou le lavage des vitres avant de repartir ne suffisent pas pour justifier tous ces écarts. Ce sont des activités qui prennent peu de temps.

[69]        Troisièmement, il est incapable d’expliquer les deux pauses d’un peu plus de 11 et de 15 minutes en avant-midi du 15 octobre, et ce, en moins de deux heures d’intervalle (à 07 :47 et 09 :23). Dans ces circonstances, on ne peut pas parler de pause « café et pipi ».

[70]        Il est possible qu’il ne s’en souvienne pas. Mais, il est tout aussi possible et même probable qu’il se soit arrêté pour augmenter ses heures de travail. De fait, ce jour-là, il a écrit avoir travaillé 13 :25. Cependant, il a pris 26 minutes de pause non inscrites et il a en a « étiré » deux autres pour un total de 47 minutes,

[71]        Finalement, malgré toutes les explications fournies par M. Béliveau, comment expliquer que chaque jour, entre le 4 et le 23 octobre, on constate plusieurs anomalies ou écarts, sauf lors des arrivées et départs des clients. Il est peu probable qu’il s’agisse d’un hasard.

[72]        Compte tenu du manque de crédibilité de M. Béliveau et de la fiabilité du système informatique de l’entreprise, force est de conclure que les fautes qui lui sont reprochées sont fondées. D’ailleurs, le syndicat ne conteste pas les données obtenues du MC-65, les points GPS et la cartographie qui a en a été tirée.

[73]        Il se peut que les écarts constatés par le système et révélés par la preuve soient en partie explicable soit par un oubli occasionnel de M. Béliveau soit parce que l’horloge du camion ne marquait pas exactement la même heure que le système. Néanmoins, il ne peut s’agir que de quelques minutes pour ce qui est de l’horloge du camion et d’une fois ou deux de la part de M. Béliveau.

[74]        Malgré ces deux possibilités, la preuve de l'employeur demeure convaincante. Car, la plupart du temps les écarts sont de plusieurs minutes et ils surviennent plus d’une fois à tous les jours entre le 4 et le 23 octobre. Il ne peut pas s’agir de hasard ou d’oubli.

[75]        Il faut donc conclure que l'employeur a assumé son fardeau de preuve. M. Béliveau s’est rendu coupable du vol de temps qui lui est reproché. Il a volontairement et sciemment falsifié ses feuilles de temps pour en retirer un profit soit en termes de repos non autorisé ou occasionnellement en temps supplémentaire. M. St-Jules a fait le total du temps jugé volé et il est arrivé à 682 minutes (11 heures et 36 minutes) pour les feuilles de temps analysées.

[76]        Même en soustrayant quelles minutes en raison de l’inexactitude possible de l’heure indiquée sur l’horloge du camion et d’une ou deux erreurs possibles de la part de M. Béliveau, il n’en demeure pas moins que le vol de temps demeure significatif.

[77]        Dans ces circonstances, il ne reste pour l'arbitre qu’à s’assurer que la mesure disciplinaire imposée par l'employeur ne soit pas disproportionnée par rapport à la gravité des manquements reprochés.

Sévérité de la sanction

[78]        En matière disciplinaire, lorsqu’un salarié a commis une faute, l'employeur est justifié de le sanctionner. Mais, il doit tenir compte de la gravité de la faute commise avant de décider de l’importance de la mesure disciplinaire qu’il veut imposer. Sinon, sa décision sera assimilée un abus de pouvoir ou elle sera jugée déraisonnable. L'arbitre pourra alors y substituer une mesure moins sévère.

[79]        La jurisprudence juge très sévèrement les cas de vol, peu importe le montant du vol. Il est considéré comme une faute lourde. Le vol de temps constitue un vol tout comme un vol de matériel ou d’argent. Généralement, les employeurs le sanctionnent par un congédiement. Dans ces cas, les arbitres s’abstiennent d’intervenir dans la décision de l'employeur à moins de circonstances atténuantes convaincantes.

[80]        Par ailleurs, la règle de la progression des sanctions n’est pas absolue. En cas de faute lourde, comme le vol, elle ne s’applique pas nécessairement. Ainsi, dans notre cas, l'employeur n’était pas absolument tenu de la respecter puisque M. Béliveau, a commis une faute grave qui justifie le congédiement à moins de circonstances atténuantes.

[81]        Or, la preuve ne révèle aucune circonstance atténuante. Le syndicat invoque à tort une pratique établie sur la façon de compléter les feuilles de temps. La seule pratique que l'employeur voulait corriger était celle d’inscrire les pauses en fin de journée au lieu de l’heure à laquelle les camionneurs les prenaient. Il n’existait aucune pratique établie consistant à prendre des pauses plus longues que celles autorisées et même d’en prendre sans même les inscrire sur les feuilles de route.

[82]        De plus, l'employeur n’avait pas à le rencontrer pour lui dire de ne pas voler de temps. Toute personne normale et raisonnable sait fort bien qu’elle ne peut pas voler son employeur ou toute autre personne morale ou physique. M. Béliveau ne peut donc pas reprocher à M. St-Jules de ne pas l’avoir rencontré avant de le congédier pour lui expliquer comment remplir ses feuilles de temps. Il savait fort bien que ses feuilles de temps devaient refléter la réalité. 

[83]        La non-inscription des pauses « café et pipi » représente la troisième excuse présentée par le plaignant. À cet égard, il suffit de rappeler les deux arrêts en moins de deux heures non-inscrits en matinée du 15 octobre. À moins d’explications qui n’ont pas été présentées, il difficile de croire qu’il s’agisse de pauses « café et pipi ».

[84]        Par ailleurs, les circonstances aggravantes sont nombreuses :

·         Falsification répétitive d’un document servant de base à la paie.

·         La grande autonomie dont bénéficient les camionneurs et, conséquemment, le haut degré de confiance nécessaire de la part de ses supérieurs.

·         La longue durée au cours de laquelle les fautes ont été commises, soit 13 jours sur 13 analysés.

·         L’attitude mensongère de M. Béliveau les 8 et 16 novembre ainsi que lors de son témoignage.

·         Il n’a manifesté aucun remords ou regret même si son syndicat a parlé de négligence.

·         Même son ancienneté constitue un facteur aggravant. Malgré son dossier vierge, il aurait dû savoir depuis longtemps l’importance de compléter honnêtement ses feuilles de temps.

[85]        La preuve de l'employeur ne contient aucune ambiguïté sur les écarts de temps entre les feuilles de route et le système informatique. Le système n’étant pas contesté, la situation est claire. M. Béliveau ne peut pas prétendre qu’il n’avait pas l’intention de falsifier ses feuilles de temps. La fréquence des manquements et leur durée dans le temps démontrent qu’il a agi en toute connaissance de cause dans le seul but d’en retirer un bénéficie personnel au détriment de l'employeur.

[86]        La jurisprudence considère depuis longtemps le vol comme étant une faute lourde. En cas de congédiement et en l’absence de circonstances atténuantes les arbitres refusent d’intervenir et de modifier la décision de l'employeur.

[87]        C’est le cas ici. Aucune circonstance atténuante ne me permet de réduire la mesure disciplinaire décidée par l'employeur. Au contraire, compte tenu du niveau de confiance nécessaire pour le travail de camionneur de M. Béliveau, il n’est ni abusif ni déraisonnable de la part de l'employeur de juger que ce lien de confiance est définitivement rompu.

POUR CES MOTIFS           je, soussigné,

REJETTE                                le grief de M. Jimmy Béliveau.

RÉSERVE                              sa compétence pour entendre et décider du grief patronal, le cas échéant.

 

                                               Marc Poulin, arbitre.