COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

Dossier :

229210

Cas :

CM-2012-4141, CM-2012-4177 et CM-2013-0073

 

Référence :

2013 QCCRT 0409

 

Montréal, le

20 août 2013

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DEVANT LE COMMISSAIRE :

Sylvain Bailly, juge administratif

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Giuseppe Indelicato

 

Plaignant

c.

 

La Corporation de services des ingénieurs du Québec

Intimée

 

 

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DÉCISION INTERLOCUTOIRE

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[1]            Le 12 août 2012, Giuseppe Indelicato (le plaignant ) dépose deux plaintes en vertu des articles 122 et 124 de la Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1 (la Loi ), à l'encontre de La Corporation de services des ingénieurs du Québec (la Corporation ) dans lesquelles il prétend avoir été congédié à cause de l’exercice d’un droit prévu par la Loi et également sans cause juste et suffisante.

[2]            Le 13 janvier 2013, le plaignant dépose une plainte fondée sur l’article 123.6 de la Loi dans laquelle il prétend avoir été l’objet de harcèlement psychologique de la part de la Corporation.

[3]            Le 14 mai 2013, le plaignant fait parvenir une lettre à la Commission dans laquelle il présente une requête en inhabileté envers le procureur de la Corporation, maître Gilles Grenier, ainsi que tous les membres de son étude.

[4]            Le plaignant appuie sa requête sur le fait que les services de maître Grenier ont été retenus en 2006 par ce dernier alors qu’il était président de la Corporation.

les faits

le rôle du plaignant dans la corporation

[5]            En 2001, alors qu’il est administrateur à l’Ordre des ingénieurs du Québec, le plaignant est un des cofondateurs de la Corporation. Il sera président de juin 2003 à novembre 2006, après il en redevient un des administrateurs. En novembre 2009, le plaignant devient directeur général de la Corporation, c’est à ce titre qu’il est congédié le 12 avril 2012.

les mandats au bureau jolicoeur lacasse

[6]            En 2005, le plaignant contacte le bureau d’avocats Jolicoeur Lacasse où œuvre maître Grenier. Le premier mandat qui est confié à ce dernier est de rédiger le contrat de travail du directeur général de l’époque. 

[7]            Le plaignant affirme qu’il a eu plus d’une dizaine de conversations téléphoniques avec maître Grenier, en plus de quelques rencontres afin de discuter du dossier. Lors de ces rencontres, les conversations ont porté, non seulement sur la relation professionnelle, mais également sur des questions plus personnelles. Il admet toutefois ne plus avoir eu de contact avec maître Grenier depuis 2007.

[8]            Pour sa part, maître Grenier reconnaît que dans ses rencontres il a pu converser avec le plaignant sur des sujets autres que le mandat qui lui était confié. Il se décrit comme une personne conviviale qui n’hésite pas à aborder des sujets comme la vie de famille ou encore la politique.

[9]            Toutefois, maître Grenier affirme qu’il ne possède aucune information confidentielle autre que celle concernant le contrat de travail du directeur général. De plus, il n’a pas été impliqué dans la décision de congédier le plaignant.  

[10]         Malgré qu’il l’ait mentionné dans sa requête, le plaignant n’a présenté aucun argument concernant les autres membres du bureau de maître Grenier, cet aspect de la requête doit donc être ignoré.

Prétentions des parties

[11]         Le plaignant soutient que le représentant de l’employeur, maître Grenier, se trouve en situation de conflit d’intérêts en représentant la Corporation dans la présente affaire. Le plaignant soutient que maître Grenier est, de ce fait, au courant de sa personnalité, de sa vision de l’organisation, voire même de ses opinions politiques. Il se sent mal à l’aise d’être interrogé par quelqu’un qui le connaît autant, il préfère que ce soit quelqu’un d’autre.

[12]         Maître Grenier réplique qu’il ne se place pas en situation de conflit d’intérêts, car, entre autres, rien ne peut laisser croire qu’il puisse être appelé à témoigner dans la présente affaire, les événements y conduisant se déroulant plus de cinq ans après son dernier mandat. Il n’a obtenu aucun renseignement confidentiel dans l’exercice de ses activités professionnelles qui serait pertinent. Il n’a aucune connaissance personnelle des faits menant au congédiement du plaignant, hormis les déclarations de sa cliente.

analyse et motifs

[13]         Le plaignant soulève le fait que le procureur de la Corporation se place en conflit d’intérêts. Qu’en est-il?

[14]         Le Code de déontologie des avocats , RLRQ, 1981, c. B-1, r. 3  prévoit que :

3.00.01.   L'avocat a, envers le client, un devoir de compétence ainsi que des obligations de loyauté, d'intégrité, d'indépendance, de désintéressement, de diligence et de prudence.

[…]

3.05.06.   L'avocat ne doit pas personnellement agir dans un litige, s'il sait ou s'il est évident qu'il y sera appelé comme témoin.

Toutefois, il peut accepter ou continuer d'agir, si le fait de ne pas occuper est de nature à causer au client un préjudice sérieux et irréparable, ou si son témoignage ne se rapporte qu'à:

   a)       une affaire non contestée;

   b)       une question de forme et s'il n'y a aucune raison de croire qu'une preuve sérieuse sera offerte pour contredire ce témoignage;

   c)       la nature et la valeur des services professionnels rendus au client par lui-même ou par une autre personne exerçant ses activités au sein de la même société.

3.06.01.   L'avocat ne peut utiliser à son profit, au profit de la société au sein de laquelle il exerce ses activités professionnelles ou au profit d'une personne autre que le client, les renseignements confidentiels qu'il obtient dans l'exercice de ses activités professionnelles.

3.06.02.   L'avocat ne peut accepter de fournir des services professionnels si cela comporte ou peut comporter la communication ou l'utilisation de renseignements ou documents confidentiels obtenus d'un autre client sans le consentement de ce dernier, sauf si la loi l'ordonne.

[15]         En matière d’évaluation d’un possible conflit d’intérêts de l’avocat par rapport à ses clients, la Cour suprême, dans Succession MacDonald c. Martin ,   [1990] 3 R.C.S. page 1235, s’exprime ainsi :

Pour résoudre cette question, la Cour doit prendre en considération au moins trois valeurs en présence. Au premier rang se trouve le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d’avocat et l’intégrité de notre système judiciaire. Vient ensuite en contrepoids, le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix. Enfin, il y a la mobilité raisonnable qu’il est souhaitable de permettre au sein de la profession. (…)

[16]         De ces trois valeurs, seules les deux premières sont mises en cause dans la présente affaire. En effet, dans l’arrêt   Macdonald   précité, la question du conflit d’intérêts, qui retient aujourd’hui l’attention de la Commission, était soulevée dans un autre contexte, celui d’un mandat confié à un avocat agissant dans un grand cabinet dont l’un des membres avait antérieurement occupé, au sein d’un autre cabinet, pour un client qui était devenu depuis l’adversaire d’un autre de son cabinet actuel.

[17]         Plus loin, la Cour suprême écrit :

Au Canada et à l'étranger, la question de savoir s'il existe un conflit d'intérêts entraînant une inhabilité a été résolue selon deux critères fondamentaux:  premièrement, la probabilité de préjudice réel; deuxièmement, la possibilité de préjudice réel.  Le terme "préjudice" s'entend du mauvais usage de renseignements confidentiels par un avocat au détriment d'un ancien client.  Pour satisfaire au premier critère, il faut prouver que l'avocat a appris des faits confidentiels et qu'il est probable qu'ils seront divulgués au préjudice du client.  Le second critère participe du précepte qui veut que la justice soit non seulement rendue mais qu'il soit évident qu'elle est rendue.  Par conséquent, s'il semble raisonnable de penser que les renseignements pourraient être divulgués, l'on a satisfait au deuxième critère servant à déterminer l'existence d'un conflit d'intérêts entraînant une inhabilité. 

 

 

[18]         La Cour suprême poursuit :

Quelle doit donc être la bonne approche?  La norme de la "probabilité de préjudice" est-elle assez exigeante pour donner à la justice ce caractère apparent que le public exige d'elle?  À mon sens, elle ne l'est pas;  ce que confirment la jurisprudence que j'ai citée et le désir de la profession juridique d'avoir des règles strictes de déontologie, comme le démontre l'adoption du Code canadien de déontologie professionnelle.  Le critère de la probabilité de préjudice correspond essentiellement à la norme de preuve en matière civile.  Nous nous en tenons aux probabilités, tel est le fondement de  l'arrêt  Rakusen .  Force m'est cependant de conclure que le public, et même les avocats et les juges, ont jugé cette norme insuffisante.  L'utilisation de renseignements confidentiels est habituellement impossible à prouver.  Comme le fait remarquer le lord juge Fletcher Moulton dans l'arrêt  Rakusen , [ TRADUCTION ] "ce n'est pas possible de le prouver" (p. 841).  J'ajouterais:  "ou de le réfuter".  S'il en était autrement, le public se satisferait sans doute d'une preuve d'absence de préjudice.  Mais comme c'est impossible à prouver, le critère retenu doit tendre à convaincre le public, c'est-à-dire une personne raisonnablement informée, qu'il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels.  Voilà, à mon sens, la ligne directrice primordiale que doit suivre la Cour en répondant à la question:  sommes-nous en présence d'un conflit d'intérêts de nature à rendre l'avocat inhabile à agir?   Il faut souligner à cet égard que cette conclusion suppose que le client n'a pas acquiescé, mais qu'il s'oppose au mandat qui est à l'origine du conflit présumé.

   D'ordinaire, ce type d'affaire soulève deux questions:  premièrement, l'avocat a-t-il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d'avocat à client, qui concernent l'objet du litige?  Deuxièmement, y a-t-il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client?

   Pour répondre à la première question, la cour doit résoudre un dilemme.  Il peut en effet être nécessaire, pour examiner à fond la question, de révéler les renseignements confidentiels que l'on cherche justement à protéger.  La requête perdrait alors tout sens.   Les tribunaux américains ont résolu ce dilemme en adoptant le critère du "lien important".  L'établissement d'un "lien important" fait naître une présomption irréfragable selon laquelle l'avocat a appris des faits confidentiels.  À mon avis, ce critère est trop rigide.  Il peut arriver qu'il soit prouvé hors de tout doute raisonnable qu'aucun renseignement confidentiel pertinent en l'espèce n'a été divulgué; le requérant a pu, par exemple, reconnaître ce fait au cours de son contre-interrogatoire.  Or, cette preuve serait inefficace au regard d'une présomption irréfragable.  À mon avis, dès que le client a prouvé l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l'avocat convainc la Cour qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué.   C'est un fardeau de preuve dont il aura bien de la difficulté à s'acquitter.  Non seulement la Cour doit être convaincue, au point qu'un membre du public raisonnablement informé serait persuadé qu'aucun renseignement de cette nature n'a été transmis, mais encore la preuve doit être faite sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée.  Néanmoins, je suis d'avis qu'il ne convient pas de priver de tout moyen d'action l'avocat qui veut s'acquitter de ce lourd fardeau.

   Il s'agit en deuxième lieu de décider si un mauvais usage sera fait des renseignements confidentiels.  Un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre son client ou son ancien client.  Il sera automatiquement déclaré inhabile à agir.  Peu importe qu'il donne l'assurance ou qu'il promette de ne pas utiliser les renseignements.  L'avocat ne peut pas compartimenter son esprit de façon à trier les renseignements appris de son client et ceux obtenus d'autres sources.  Au surplus, il risquerait de s'abstenir d'utiliser des renseignements obtenus licitement, par crainte de donner l'impression qu'ils proviennent du client.  L'avocat serait ainsi empêché de bien représenter son nouveau client.  Par surcroît, l'ancien client aurait le sentiment d'être désavantagé.  Il ne pourrait s'empêcher de penser que les questions posées au cours du contre-interrogatoire au sujet de sa vie privée, par exemple, ont leur origine dans la relation antérieure. 

(Soulignement ajouté)

[19]         Pour suivre les enseignements de la Cour suprême, la première question que doit se poser la Commission est la suivante : le procureur de la Corporation s’est-il placé en situation de conflit d’intérêts en apprenant des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d'avocat à client, qui concernent l'objet du litige?

[20]         À l’époque, soit il y a plus de cinq ans, maître Grenier a agi dans un mandat très spécifique, soit la rédaction du contrat de travail du directeur général. Il est évident que des informations de nature confidentielle que Maître Grenier aurait pu détenir se situent dans une période beaucoup trop éloignée pour qu’elles soient pertinentes aux fins de la présente affaire.

[21]         Ainsi, la Commission est donc convaincue qu’aucun renseignement pertinent concernant l’objet du présent litige n’a été communiqué à maître Grenier.

[22]         Une fois cette réponse donnée, il n’y a pas lieu de continuer plus loin et il devient inutile de se pencher sur la deuxième question, à savoir s’il y a un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client puisqu’ils n’existent tout simplement pas.

[23]         Enfin, le simple inconfort du plaignant à se faire interroger par maître Grenier n’est pas suffisant pour conclure à un possible conflit d’intérêts. Accepter une telle issue pourrait amener des situations qui priveraient le justiciable, sans raison valable, de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix.

[24]         Dans la présente affaire, la Commission vient à la conclusion que le procureur de la Corporation ne s’est pas placé en situation de conflit d’intérêts.

EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail

REJETTE                      la requête;           

CONVOQUERA            les parties à une date ultérieure à être déterminée.

 

 

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Sylvain Bailly

 

M e Lucie Martineau

RIVEST, TELLIER, PARADIS

Représentante du plaignant

 

M e Gilles Grenier

PHILION LEBLANC BEAUDRY AVOCATS

Représentant de l’intimée

 

Date de l’audience :

28 mai 2013

 

/sc