Société Terminaux Montréal Gateway c. Commission des lésions professionnelles

2013 QCCS 6402

JM2257

 
  COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-076134-132

 

 

 

DATE :

12 décembre 2013

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

SOCIÉTÉ TERMINAUX MONTRÉAL GATEWAY

COMPAGNIE D'ARRIMAGE EMPIRE LTÉE

TERMONT MONTRÉAL INC.

COMPAGNIE D'ARRIMAGE LTÉE

SOMAVRAC INC.

LOGISTEC ARRIMAGE INC.

CP SHIPS LIMITED

SERVICES MARITIMES LAVIOLETTE INC.

ASSOCIATION DES EMPLOYEURS MARITIMES

Demanderesses

c.

COMMISSIONS DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

M e PAULINE PERRON, en sa qualité de juge administratif

Défenderesses

et

COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

et

TERMINAUX PORTUAIRES DU QUÉBEC INC.

Mises en cause

 

 

JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]            Les demanderesses recherchent la révision judiciaire d’une décision rendue par M e Pauline Perron, juge administrative à la Commission des lésions professionnelles ( «   CLP   » ) en date du 29 janvier 2013 ( « Décision   » ) [1] .

[2]            La Décision maintient les décisions rendues par la Commission de la santé et de la sécurité du travail ( «   CSST   » ) les 3, 4, 7 et 8 juin 2010, qui déclarent que des modi­fications doivent être apportées aux déclarations de salaires des demanderesses pour les années 2007 et 2008, déterminent leur nouvelle cotisation pour ces deux années, et exigent le remboursement des écarts de cotisations et des intérêts pour cette période.

[3]            Les demanderesses, qui sont membres de l’Association des employeurs mari­times, exploitent des entreprises de débardage au Québec et emploient des travailleurs pour lesquels elles cotisent à la CSST afin de contribuer au régime d’assurance publique d’indemnisation des accidents du travail instauré par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ( «  LATMP  ») [2] .

[4]            Elles doivent préparer annuellement des déclarations de salaires et mandatent à cette fin le Centre des données maritimes ( «   CDM   » ) .

[5]            En juillet 2007, la CSST réalise de manière fortuite que le CDM procède au calcul des excédents sur le total de la masse salariale des employeurs plutôt que de procéder à un calcul distinct pour chaque employeur. 

[6]            Elle avise Monsieur Terenzi, le représentant du CDM, par téléphone qu’il doit modifier cette méthode qui n’est pas conforme et lui indique qu’il recevra une lettre à ce sujet. 

[7]            La CSST lui envoie une lettre datée du 10 juillet 2007 dans laquelle elle explique la méthode de calcul et la manière de répartir les excédents conformément à la régle­mentation.  Le CDM ne reçoit toutefois pas copie de cette lettre qui est transmise à la  mauvaise adresse.

[8]            N’ayant pas reçu la lettre annoncée, le CDM ne modifie pas le calcul des cotisations, estimant que le seul avis verbal déjà formulé ne suffit pas à imposer le changement de calcul.

[9]            En mars 2008, l’agente du Service des comptes majeurs de la CSST constate que les déclarations de salaires pour 2007 et 2008 transmises par le CDM ne sont pas conformes aux nouvelles directives détaillées dans sa lettre du 10 juillet 2007.

[10]         Elle transmet le dossier au service de la vérification qui ne débutera toutefois  l’enquête qu’en 2009.

[11]         Après avoir obtenu le résultat de la  vérification, la CSST en avise verbalement le CDM en novembre 2009 et transmet de nouveaux avis de cotisations aux deman­deresses pour les années 2007 et 2008, en janvier 2010.  Elle réclame alors aux demanderesses le remboursement des sommes correspondant aux écarts de cotisation pour ces deux années, avec intérêts.

[12]         Les demanderesses contestent le pouvoir de la CSST de les cotiser à nouveau en 2010 pour les années 2007 et 2008, au motif qu’elle savait depuis juillet 2007 que le calcul des excédents n’était pas conforme.

[13]         Leur contestation s’appuie sur l’article 11 du Règlement sur la nouvelle détermi­nation de la classification, de la cotisation d’un employeur et l’imputation du coût des prestations [3] ( «   Règlement   » ) qui prévoit que la CSST dispose d’un délai de six mois pour émettre un nouvel avis de cotisation lorsqu’un fait essentiel se rapportant aux élé­ments servant à fixer cette cotisation est porté à sa connaissance

[14]         Les décisions initiales de la CSST sont maintenues.  Les 8 et 14 juin 2010, les demanderesses contestent ces décisions devant la CLP qui rejette leur demande de révision et confirme les décisions de la CSST [4] .

[15]         Les demanderesses soutiennent que la Décision de la CLP est incorrecte et déraisonnable et qu’elle doit être révisée en conséquence. 

QUESTION EN LITIGE

[16]         La Décision doit-elle être révisée?

ANALYSE

PRINCIPES DE DROIT APPLICABLES

[17]         Pour décider du sort de la demande de révision, le Tribunal doit d'abord déter­miner la norme applicable au contrôle qu'on lui demande d'exercer [5] .

[18]         Depuis l'arrêt Dunsmuir [6] , il n'existe que deux normes de révision en matière de contrôle judiciaire, soit la norme de la décision correcte et celle de la décision raison­nable. 

[19]         À l’audience, les demanderesses se rangent derrière les prétentions des autres parties voulant que la norme à appliquer en l'espèce soit celle de la décision raison­nable.

[20]         Le Tribunal est  du même avis.

[21]         D’entrée de jeu, le fait que les décisions de la CLP soient finales et sans appel [7] , qu’elles bénéficient d’une clause privative étanche [8] , que la CLP se soit vu confier la juridiction de décider des contestations des décisions de la CSST [9] , dont celles qui pro­viennent de sa division de financement [10] , sont autant d’éléments qui militent en faveur du choix de la norme de la décision raisonnable lorsque vient le temps de disposer d’une demande de révision d’une décision de la CLP, d’autant plus que les décisions de la CLP mettent souvent en jeu des questions mixtes de faits et de droit. 

[22]         En l’espèce, le litige repose sur l’interprétation de la notion de « fait essentiel » contenue à l’article 11 du Règlement, qui soulève de fait une question mixte de faits et de droit.

[23]         La jurisprudence a par ailleurs reconnu l’application de la norme de la décision raisonnable dans une cause semblable dans l’affaire Rona c. Commission de lésions professionnelles [11] , dans laquelle la juge Monast cite plusieurs arrêts de la Cour d’appel qui confirment l’application de la norme de la décision raisonnable à l'égard de déci­sions de la CLP portant sur des questions relatives au financement du régime d'indem­nisation [12] .

[24]         Depuis les arrêts dans l’affaire Ganotec Mécanique inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail [13] , la Cour d’appel a réitéré le choix de la norme de la décision raisonnable à l’égard d’une décision de la CLP qui statuait sur une contestation d’avis de cotisation de la CSST et se penchait sur la classification des entreprises et la tarification applicable à leurs masses salariales en fonction de leurs secteurs d’activités. 

[25]         La norme de la décision raisonnable applicable en l’espèce impose un degré de déférence important, tel qu'énoncé par la Cour suprême dans Dunsmuir , puis réitéré dans Khosa [14] .

[26]         Ainsi, pour conclure à sa raisonnabilité, le Tribunal doit être d'avis qu'à la lumière de toute la preuve présentée, la Décision de la CLP est transparente et intelligible, et appartient aux issues possibles et acceptables qui sont justifiées par les faits et le droit.

APPLICATION DES PRINCIPES AUX FAITS

[27]         Les demanderesses soutiennent que la Décision est déraisonnable pour plu­sieurs motifs.

[28]         D’abord, selon elles, la Décision ne tranche pas la véritable question en litige, à savoir si le nouvel avis de cotisation était prescrit, vu que le délai de six mois prévu à l’article 11 du Règlement a commencé à courir dès le moment où la CSST a appris que la manière dont les excédents étaient calculés par le CDM ne respectait pas le Règle­ment. 

[29]         Elles font également valoir que la CLP a omis de tenir compte d’éléments de preuve et d’arguments essentiels et qu’elle a mal interprété la notion de «  fait essen­tiel  » prévue à l’article 11 de la LATMP, en ajoutant aux exigences de la loi et en proposant une interprétation déraisonnable qui en stérilise l’application.

[30]         La mise en cause Terminaux portuaires du Québec inc. appuie les prétentions des demanderesses, tandis que la CLP et la CSST défendent le caractère raisonnable de la Décision en rappelant au Tribunal qu’il doit faire preuve de déférence à l’égard de la Décision de la CLP qui est motivée et trouve son fondement dans la jurisprudence.

[31]         Le Tribunal estime qu’il y a lieu d’écarter le premier motif soulevé par les demanderesses voulant que la CLP ait omis de trancher la question soumise, puisque le Tribunal juge que la CLP en traite même si elle ne le fait pas de manière directe, en reconnaissant la validité des cotisations émises et en rejetant l’interprétation suggérée par les demanderesses à l’égard du calcul du délai de l’article 11 du Règlement. 

[32]         Qu’en est-il cependant de l’interprétation que propose la CLP de la notion de «  fait essentiel  » à la lumière des faits mis en preuve et du droit applicable?

[33]         Il importe de rappeler le contexte dans lequel sont émis les nouveaux avis de cotisation.

[34]         La LATMP institue un régime d’assurance publique obligatoire visant la répa­ration des lésions professionnelles dont le financement est entièrement assumé par les employeurs auprès desquels la CSST perçoit les cotisations [15] .

[35]         La CSST établit ces cotisations à partir des déclarations des activités des employeurs et des salaires versés.  Avant le 15 mars de chaque année, les employeurs doivent transmettre à la CSST une déclaration des salaires qui contient le montant total des salaires bruts gagnés par leurs travailleurs au cours de l’année précédente et une estimation des salaires bruts qu’ils prévoient payer aux travailleurs pour l’année en cours.

[36]         La CSST fixe ensuite la cotisation d’un employeur à partir de sa déclaration des salaires [16] , de l’unité de classification correspondante à ses activités et du régime de tarification applicable.

[37]         À la seule vue de la déclaration des salaires, la CSST ne dispose pas de la déclaration précise du salaire versé par travailleur et ne peut identifier une irrégularité associée à la notion de salaire assurable.

[38]         Toutefois, en corollaire de ce régime, le législateur octroie à la CSST des pou­voirs de vérification afin d’assurer la conformité des déclarations [17]

[39]         Il accorde par ailleurs à la CSST le droit de fixer à nouveau la cotisation d’un employeur si sa décision a été rendue avant que ne soit connu un fait essentiel se rapportant aux éléments servant à fixer cette cotisation, dans les six mois de sa connaissance de ce fait essentiel, tel que prévu à l’article 11 du Règlement :

11. La Commission peut, de sa propre initiative, fixer à nouveau la cotisation d’un employeur si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel se rapportant aux éléments servant à fixer cette cotisation , autres que ceux visés aux sous-sections 1 à 3, dans les 6 mois de sa connaissance de ce fait essentiel , mais au plus tard le 31 décembre de la cinquième année qui suit l’année de cotisation. Elle peut également le faire, à la demande de l’employeur, si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel se rapportant à ces éléments et si cette demande lui parvient dans les 6 mois de la connaissance par cet employeur de ce fait essentiel mais au plus tard le 31 décembre de la cinquième année qui suit l’année de cotisation [18] .

[Soulignements du Tribunal]

[40]         Dans la Décision, la CLP conclut que le «  fait essentiel  » ne peut être connu de la CSST qu’après une analyse complète qui lui permettra de savoir s’il existe un impact sur la cotisation.

[41]         Le raisonnement et la conclusion de la CLP tiennent en quelques lignes au paragraphe 42 :

Notons d’abord que la soussignée partage la position majoritaire dans la jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles voulant que ce n’est qu’après une analyse complète du fait nouveau auquel la CSST a pris connaissance qu’il devient essentiel ou non, selon qu’il nécessitera un nouvel avis de cotisation ou pas. En effet, de reconnaître que la CSST connaît un fait essentiel avant même qu’elle sache qu’il a un impact sur la cotisation, nous apparaît incongrue . (sic)

[Soulignement du Tribunal]

[42]         Selon les demanderesses, une telle interprétation pose une exigence de plus que ce qui est prévu à l’article 11 du Règlement, à savoir l’obtention d’une analyse complète du service de vérification.  Cette exigence retarde ainsi le début du calcul du délai de 6 mois de manière à vider de tout son sens la portée de l’article 11 du Règlement, en rendant le début du calcul du délai tributaire de la capacité ou de la volonté de la CSST de mener ses enquêtes avec diligence et célérité.

[43]         En l’espèce, la CSST savait depuis le 10 juillet 2007 qu’il y avait un désaccord entre elle-même et le CDM quant à la façon de calculer les excédents sur la masse salariale [19] .

[44]         Elle savait alors que la méthode de répartition des excédents n’avait pas été faite en conformité avec la réglementation de la CSST et pouvait donner naissance à un nouvel avis de cotisation.

[45]         Elle l’a reconnu dans le cadre de la lettre datée du 21 janvier 2010 transmise par le vice-président aux finances de la CSST, Monsieur André Beauchemin, à Monsieur Charles Terenzi, directeur exécutif du CDM :

Nous vous rappelons que le 10 juillet 2007, le Service des comptes majeurs et des mutuelles de prévention de la Commission vous avait fait parvenir une lettre vous informant que votre méthode de calcul des excédents ne respectait pas la réglementation de la CSST et vous indiquait la façon de les calculer [20] .

[46]         S’il est vrai que la CSST ne connaissait pas à cette date le détail du calcul des cotisations à être versée aux fins d’établir le montant des cotisations, elle a choisi de mandater le service de vérification pour faire enquête à compter du 12 mars 2008, après avoir reçu la déclaration des salaires des demanderesses qui ne paraissaient pas refléter la correction suggérée au CDM à l’été 2007.

[47]         Les demanderesses reprochent à la CLP de n’avoir pas fait d’appréciation factuelle et d’avoir décidé de manière laconique qu’il est nécessaire de procéder à une analyse complète du fait nouveau afin de déterminer s’il est essentiel en fonction de l’impact qu’il aura sur la cotisation, sans avoir analysé les faits de l’affaire ni considéré le délai écoulé entre la première connaissance de l’erreur de calcul en juillet 2007 et l’obtention d’une analyse complète du service de vérification en novembre 2009.

[48]         Les demanderesses plaident que l’interprétation que fait la CLP de l’article 11 du Règlement ajoute par ailleurs un critère supplémentaire au texte de l’article 11 du Règlement lorsqu’elle précise que le fait essentiel n’aura ce caractère «  essentiel  » qu’une fois que la CSST aura déterminé qu’il a un impact sur la cotisation de l’employeur. Elle pose ainsi l’exigence que cet «  impact  » soit déterminé ou calculé pour qu’il puisse être qualifié de «  fait essentiel  ».

[49]         Selon les demanderesses, s’il est normal ou justifié pour la CSST de déterminer quelles sommes seront dues suite à une analyse, le texte de l’article 11 ne fait pas état de cette analyse de sorte que son obtention ne peut en soi constituer le point de départ de la connaissance du «  fait essentiel  ».

[50]         Les demanderesses plaident en outre que les tribunaux n’hésitent pas à inter­venir lorsque le décideur administratif s’écarte du texte de loi et que son interprétation vient y ajouter des notions qui ne s’y trouvent pas; celui-ci agit alors de façon dérai­sonnable [21] .

[51]         En effet, dans l’affaire Camp Kalalla c . Commission municipale du Québec [22] , la Cour supérieure concluait que le fait pour le tribunal administratif d’ajouter un critère non prévu à la loi constituait en soi une erreur manifestement déraisonnable. 

[52]         De la même manière, dans l’affaire Société des alcools du Québec c. Commission des relations du travail [23] , elle décidait d’écarter l’interprétation qui implique l’ajout de termes à la loi [24]

[53]         Finalement, dans Syndicat du personnel technique et professionnel de la Société des Alcools du Québec (SPTP) c. La Société des Alcools du Québec [25] , la Cour d’appel rappelait qu’il n’y avait pas lieu de chercher à neutraliser l’intention du législateur en assortissant le texte de conditions qui n’y figurent pas.

[54]         En l’espèce, le Tribunal est d’avis que l’interprétation que propose la CLP ajoute au texte de l’article 11 du Règlement et mène à un résultat contraire à son objectif.

[55]         Le Tribunal constate par ailleurs que la CLP ne semble pas tenir compte de certains éléments de faits pourtant déterminants dont elle fait abstraction dans son analyse de la notion de «  fait essentiel  », or qu’il est en preuve que plus de deux ans se sont écoulés entre la découverte de l’erreur de calcul en juillet 2007 et l’obtention d’une analyse complète en novembre 2009, qui a mené à des cotisations au mois de janvier 2010 pour les années 2007 et 2008.

[56]         La CLP mentionne qu’elle retient la position majoritaire de la jurisprudence voulant que ce ne soit qu’après une analyse complète du fait qu’il devienne un «  fait essentiel  ».  Ce faisant, la CLP réfère à un courant jurisprudentiel majoritaire sans toutefois expliquer ce courant, en se contentant de citer en note de bas de page sans les analyser six décisions rendues dans trois dossiers, qui ne reprennent pas toutes l’interprétation proposée.

[57]         Par exemple, dans l’affaire Rona c. Commission de lésions professionnelles [26] , la Cour supérieure a accueilli la requête en révision judiciaire d’une décision CLP-2 qui substituait son interprétation de l’article 11 du Règlement à celle du premier juge admi­nistratif. Or, l’interprétation proposée dans CLP-2 dans l’affaire Rona telle que révisée était celle qu’adopte ici la CLP.

[58]         La juge Monast a d’ailleurs considéré que l’interprétation de CLP-1 n’était pas déraisonnable, qu’elle suivait un certain courant jurisprudentiel et ne justifiait pas la révision interne entreprise par CLP-2 :

[92]       Le commissaire qui a rendu la décision CLP-1 a interprété l'article 11 du règlement de la même manière que la CLP l'avait fait dans l'affaire Construction Berthin-Cloutier et CSST [27] . Il a retenu les prétentions de la demanderesse sur ce point et a conclu que le moment où la CSST avait eu connaissance du fait essentiel était le moment où elle avait constaté que la demanderesse compta­bilisait les salaires assurables de certains de ses employés dans la mauvaise unité.

[59]         La juge Monast  poursuivait ainsi aux paragraphes 95 et suivants :

[95]      Elle examine ensuite la décision CLP-1 et conclut que le premier décideur a commis des erreurs manifestes et déterminantes parce qu'il s'est mépris sur le l'inter­prétation de l'expression «fait essentiel» et qu'il a mal apprécié la preuve.

[96]      Elle lui reproche d'avoir ignoré le témoignage du vérificateur, de ne pas avoir discuté les arguments soumis par la CSST et de ne pas avoir retenu l'approche développée par la CLP dans l'affaire Carrosserie D. Lapierre. [28] Selon elle, le point de départ du calcul du délai de 6 mois qui est prévu au Règlement n'est pas quand la CSST a soupçonné ou constaté un problème d'imputation des masses salariales, mais plutôt quand la CSST a eu connaissance des informations qui étaient essentielles pour la détermination de la nouvelle cotisation.

[97]      Il n'était pas déraisonnable pour le premier décideur de conclure comme il l'a fait. L'interprétation d'un texte législatif ne conduit pas nécessairement à une seule et même conclusion.

[60]         En l’espèce, le Tribunal estime qu’une analyse des faits s’imposait à la lumière des principes retenus par la jurisprudence, en gardant à l’esprit l’objectif poursuivi par le législateur à l’article 11 du Règlement, qui est d’accorder un délai de six mois à la CSST pour préciser les détails, permettre de recalculer la cotisation et l’émettre.

[61]         Le Règlement ne prévoit aucune possibilité de prolongation de ce délai, de sorte que l’intention du législateur paraît être celle de forcer la CSST à agir avec diligence, une fois le fait essentiel connu.

[62]         Or, l’interprétation que suggère la CLP dans la Décision aurait l’effet inverse de permettre le dépassement du délai parce que la CSST a besoin d’obtenir des détails pour préciser ce fait essentiel, compléter sa vérification ou déterminer si le nouveau calcul des excédents va avoir un impact sur la cotisation.

[63]         Cette interprétation apparaît déraisonnable en ce qu’elle stérilise l’application de l’article 11 du Règlement et laisse les employeurs en proie aux vicissitudes des vérifications de la CSST, ce qui ne constitue pas une issue possible et acceptable en regard des faits et du droit.  

[64]         Le Tribunal est donc justifié d’intervenir.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[65]         ACCUEILLE la requête en révision judiciaire;

[66]         ANNULE la décision datée du 29 janvier 2013 rendue par la juge administrative Pauline Perron;

[67]         INFIRME les décisions de la CSST rendues les 3, 4, 7 et 8 juin 2012 suite à la révision administrative;

[68]         DÉCLARE que la CSST ne pouvait déterminer à nouveau la cotisation des employeurs relativement aux salaires versés et visés pour les années 2007 et 2008;

[69]         AVEC DÉPENS .

 

 

 

__________________________________

Geneviève Marcotte, j.c.s.

 

M e Nancy Ménard-Cheng

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA

Avocates des demanderesses

 

M e Isabelle Gagnon

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

Avocate de la défenderesse CLP

 

M e Mathieu Perron

VIGNEAULT, THIBODEAU, BERGERON

Avocat de la CSST

 

M e Jérémie Langevin

STEIN MONAST

Avocat de la mise en cause Terminaux Portuaires du Québec inc.

 

Date d’audience :

12 novembre 2013

 



[1]     Pièce R-1.

[2]     L.R.Q. c. A-3.001.

[3]     (1998) 130 G.O. II, 6435.

[4]     Décision, pièce R-1.

[5]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , [2008] 1 R.C.S. 190 , 2008 CSC 9, par. 62 :

Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes.  Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. 

        Voir également Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Khosa , [2009] 1 R.C.S. 339 , 2009 CSC 12.

[6]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, préc., note 5.

[7]     Article 429.49 LATMP.

[8]     Article 429.59 LATMP.

[9]     Article 349 LATMP.

[10]    Article 370 LATMP.

[11]    2012 QCCS 3949 .

[12]    Moulin de préparation de bois en transit de Saint-Romuald c. Commission d’appel en matière de lésions professionnelles , [1998] C.A.L.P. 574 (C.A.); Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Salaisons Brochu inc. ( Salaisons Brochu inc . c. Commission d'appel en matière de lésions professionnelles ), [1997] C.A.L.P. 493 (C.A.).

[13]    [2008] C.L.P. 639 (C.A.).

[14]    Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Khosa , préc., note 5, au paragraphe 59 :

La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte.  L’arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d’une demande de contrôle judiciaire de ce que l’on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs.  Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence.  Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles-mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle-ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » ( Dunsmuir , par. 47).  Il peut exister plus d’une issue raisonnable.   Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

[Soulignements du Tribunal ]

[15]    Article 281 LATMP.

[16]    306 LATMP.

[17]    331.1 LATMP.

[18]    Id., note 3.

[19]    Pièce R-1, par. 17, 18 et 19.

[20]    Pièce R-2.

[21]    Voir notamment Levert c. Commission d’appel en matière de lésions professionnelles , D.T.E. 2001T-20 (C.A.) par. 28; Longpré c. Régie de l’assurance maladie du Québec , J.E. 2005-365 (C.S.); Personnelle-vie (La), corp. d’assurances c . Cour du Québec , J.E. 97-1583 (C.S.).

[22]    Camp Kalalla c . Commission municipale du Québec , B.E. 2003BE-835 (C.S.) au par. 23.

[23]    Société des alcools du Québec c. Commission des relations du travail , 2008 QCCS 3501 (C.S.).

[24]    Id ., paragraphe 79 :

En conclusion , devant la clarté du texte employé à l'article 11 de la Loi et l'intention manifeste du législateur de respecter la structure syndicale dans le cadre de l'atteinte de l'équité salariale, le Tribunal estime que l'interprétation que la CRT fait de l'article 11 implique l'ajout de termes à la Loi et doit être écartée.

[Soulignement du Tribunal]

[25]          2011 QCCA 1642 , paragraphes 89 et 109 :

[89] Bref, l’interprète doit chercher à faire apparaître l’intention du législateur (et non la sienne propre) et, à cette fin, il doit considérer les textes qui en sont la manifestation première.

(…)

[109] Pourtant, c’est là ce qu’a voulu le législateur. On peut le déplorer et y voir une faiblesse de la Loi , mais son intention, sur ce point est limpide : il a permis l’établissement de programmes distincts, selon les termes prévus explicitement par les articles 10 , 11 , 31 et 32 L.e.s. Il n’y a pas lieu de chercher à neutraliser cette intention en assortissant ces dispo­sitions de conditions qui n’y figurent pas .

[Soulignement du Tribunal]

[26]    Rona c. Commission des lésions professionnelles , 2012 QCCS 3949 .

[27]    C.L.P. 171303-04-0110 , 18 octobre 2002.

[28]    C.L.P. 145986-62B-0009 , 19 février 2001.