Arsène Charlebois Construction ltée c. Centre social Kogaluk

2014 QCCA 235

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-021821-111

(550-17-002221-057)

 

DATE :

11 FÉVRIER 2014

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

MANON SAVARD, J.C.A.

 

 

ARSÈNE CHARLEBOIS CONSTRUCTION LIMITÉE

APPELANTE - demanderesse

c.

 

CENTRE SOCIAL KOGALUK

INTIMÉE - défenderesse

et

L'OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE GATINEAU

mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 7 janvier 2011 par la Cour supérieure, district de Hull (l'honorable Michel Déziel), rectifié le 20 mai 2011, qui accueille partiellement sa requête introductive d'instance en délaissement forcé suivant l'inscription d'une hypothèque légale de construction (articles 2724 (2) et 2726 C.c.Q .) et condamne l'intimée à lui payer la somme principale de 221 200,67 $ après avoir opéré compensation d'une demande reconventionnelle de l'intimée, le tout avec les intérêts et l'indemnité additionnelle à compter au 1 er janvier 2007 [1] .

[2]            Le litige est en rapport avec un contrat de construction intervenu entre les parties pour un montant total de 885 908 $ ayant pour objet la démolition de cinq chalets et la rénovation de deux autres immeubles. L'intimée n’a pas payé plusieurs montants en raison de problèmes survenus durant les travaux, ce qui a donné lieu à la publication d'une hypothèque légale par l'appelante au montant de 629 176 $. Cette somme a été subséquemment réduite à 450 848 $ par un jugement de la Cour supérieure rendu, selon le plumitif, le 10 mai 2006.

[3]            Le montant finalement réclamé par l'appelante était de 390 735,64 $, tandis que la demande reconventionnelle de l'intimée s’élevait à 240 918,49 $ pour le coût des travaux inexécutés (164 462,74 $), des frais supplémentaires de professionnels (26 455,75 $) et des dommages et intérêts (50 000 $).

[4]            Après avoir recensé la preuve testimoniale faite lors de l’audition ainsi que les questions en litige et les prétentions des parties, le juge se penche d’abord sur les divers chefs de réclamation de l’appelante et condamne l’intimée à lui payer 160 634,67 $. Cette condamnation est subséquemment rectifiée et augmentée à 242 828,50 $.

[5]            Ensuite, le juge examine les chefs de réclamation de l’intimée et condamne l’appelante à lui verser un montant de 33 402,83 $. Puis le juge opère compensation et condamne l’intimée à payer 127 231,84 $ à l’appelante. Dans le jugement rectificatif, le montant de 33 402,83 $ est réduit à 21 627,83 $. Le jugement rectificatif a pour effet d’augmenter le montant payable à l'appelante à la suite de la compensation prononcée pour une somme de 221 200,67 $.

[6]            Du reste, à défaut de paiement, le jugement entrepris ordonne le délaissement forcé de l’immeuble, autorise l’expulsion de l’intimée, nomme un encanteur, fixe les conditions de vente (mise à prix de 275 000 $), autorise l’appelante à se porter enchérisseuse et déclare la vente imparfaite jusqu’au paiement total du prix de vente. Ces conclusions ne sont pas modifiées par le jugement rectificatif.

[7]            La Cour a été informée à l'audience que les avocats de l'intimée ont transmis, le 8 mai 2012, un chèque daté du 6 mai 2012 payable en fidéicommis aux anciens avocats de l'appelante au montant de 276 136,07 $ en paiement intégral de la condamnation, mais assujettie à des conditions. Ce chèque a été encaissé le 18 mai 2012 et déposé au compte en fidéicommis. Cependant, l'appelante refuse d'encaisser un chèque tiré du compte en fidéicommis de leurs anciens avocats pour la susdite somme parce qu'elle n'est pas d'accord avec les conditions d'acceptation que l'intimée a proposées.

[8]            L'appelante soulève cinq questions en appel :

1.    Est-ce que le juge de première instance a erré en accordant à l’intimée, dans ses conclusions, un crédit de 13 500 $ alors qu’il avait déjà arbitré cette partie de la réclamation en accordant un montant à 10 000 $?

2.    Est-ce que le juge de première instance a commis une erreur en omettant d’inclure dans son calcul, concernant les trottoirs en poussière de roche, un crédit déjà offert et comptabilisé par l’appelante au montant de 2 062 $?

3.    Est-ce que le juge de première instance a commis une erreur en déduisant la somme de 3 000 $ d’un montant de 9 575 $ concernant la fourniture et l’installation d’une margelle?

4.    Est-ce que le juge de première instance a commis une erreur en réduisant la réclamation de l’appelante concernant les frais de retard?

5.    Est-ce que le juge de première instance a commis une erreur en fixant la date de départ du calcul des intérêts à une autre date que celle prévue au contrat ou, à défaut, de la demeure conformément à l’article 1617 C.c.Q .?

[9]            Seule la cinquième question justifie une étude par la Cour; l'appelante n'ayant pas démontré d'erreur de droit ou d'erreur manifeste et déterminante du juge dans son évaluation de la preuve et les conclusions factuelles qu'il a retenues. Elle n'a d'ailleurs abordé aucune de ces questions lors de l'audience devant nous.

[10]         Quant à la cinquième question, voici les motifs du juge relativement à la date de départ pour le calcul de l’intérêt :

III         La date de départ de l'intérêt au taux légal de plus que le taux d'escompte

[340]    La requête introductive d'instance est signifiée le 18 novembre 2005.

[341]    La demande de paiement #9 est faite le 25 mai 2005.

[342]    La défense et demande reconventionnelle est signifiée le 16 juin 2006.

[343]    Les documents de Charlebois à l'appui de sa réclamation sont datés de janvier 2007, soit la pièce P-14 en 9 volumes.

[344]    La réclamation de Charlebois est donc détaillée en janvier 2007.


[345]    Il ne faut pas oublier que Charlebois fait publier, le 17 décembre 2004, une hypothèque légale à la somme de 629 176 $, réduite à la somme de 405 848,63 $ par jugement de la juge Johanne Trudel le 26 mai 2006.

[346]    Le Tribunal estime raisonnable de fixer au 1 er janvier 2007 le début de la computation des intérêts. [2]

[Soulignage ajouté.]

[11]         En l’espèce, l’appelante plaide que le contrat de construction prévoyait la date à partir de laquelle courraient les intérêts. À l’appui de cette prétention, elle cite l’article 5.3.2 du contrat conclu entre les parties :

5.3.1.   Si l’une des parties manque à son obligation d’effectuer des paiements dus en vertu du contrat ou à la suite d’une décision arbitrale ou d’un jugement de cour, un intérêt égal à cinq pour cent (5 %) par année de plus que le taux de l’escompte s’applique à ces montants impayés et devient dû et payable jusqu’à ce qu’il soit payé. L’intérêt est calculé mensuellement et s’ajoute alors au principal (intérêts composés). Le taux de l’escompte est le taux minimum auquel la Banque du Canada consent des avances à court terme aux banques à charte.

5.3.2    L’intérêt s’applique , au taux et de la manière prescrits au paragraphe précédent, au montant de toute réclamation réglée conformément à la partie 8 des conditions générales, RÈGLEMENT DES DIFFÉRENDS, à compter de la date à laquelle le montant aurait été dû et payable en vertu du contrat s’il n’y avait pas eu de différend, et jusqu’à la date à laquelle il est payé. [3]

[Soulignage ajouté.]

[12]         L’appelante affirme aussi dans son mémoire que « [l]e point de départ du calcul des intérêts au taux convenu dans la convention liant les parties doit donc être fait à partir des dates où le contrat stipule qu’un montant devient dû ou à défaut de stipulation à cet effet, à partir de la demeure ». Avec égard, cette prétention est inexacte.

[13]         Il convient d’abord d’examiner le libellé des alinéas 1 et 2 de l’article 1617 C.c.Q.  :


 

1617.   Les dommages-intérêts résul-tant du retard dans l'exécution d'une obligation de payer une somme d'argent consistent dans l'intérêt au taux convenu ou, à défaut de toute convention, au taux légal.

Le créancier y a droit à compter de la demeure sans être tenu de prouver qu'il a subi un préjudice.

[Soulignage ajouté.]

1617.    Damages which result from delay in the performance of an obligation to pay a sum of money consist of interest at the agreed rate or, in the absence of any agreement, at the legal rate.

The creditor is entitled to the damages from the date of default without having to prove that he has sustained any injury.

[Emphasis added.]

[14]         L’article 1617 al. 1 C.c.Q. indique que les dommages du créancier consistent en des « intérêts / interest »; mais, celui-ci y a droit seulement à partir « de la demeure / date of default » (non pas de « la mise en demeure / notice of default ») selon le deuxième alinéa. Ainsi, pour que les intérêts s’accumulent à partir du moment où le débiteur est en retard, il faut nécessairement que le contrat indique que l’écoulement du temps équivaut à la demeure. À ce sujet, le législateur énonce ceci au premier alinéa de l'article 1594 C.c.Q  :

1594.   Le débiteur peut être constitué en demeure d'exécuter l'obligation par les termes mêmes du contrat, lorsqu'il y est stipulé que le seul écoulement du temps pour l'exécuter aura cet effet.

 

1594. A debtor may be in default by the terms of the contract itself, when it contains a stipulation that the mere lapse of time for performing it will have that effect.

[15]         Les tribunaux n'ont pas une approche formaliste quant à la nature de la stipulation d'un contrat prévoyant que le débiteur sera en demeure par le seul écoulement du temps; toutefois, les termes doivent être suffisamment précis. Les auteurs Lluelles et Moore écrivent ceci à ce sujet :

La clause doit clairement signifier que tout retard va mettre automatiquement le débiteur en demeure. Aucune formule sacramentelle n’est cependant exigée; la clause prévoyant que tout retard va entraîner des poursuites pourra équivaloir à pareille stipulation claire, même si les mots « demeure automatique » ne sont pas utilisés; la seule précision selon laquelle il incombe au débiteur de payer « rigoureusement à chaque échéance avant le premier de chaque mois » ne saurait, à notre avis suffire, faute de spécification quant aux conséquences du retard ; […] [4]

[Soulignage ajouté.]

[16]         Les termes du contrat entre les parties sont silencieux quant à l'existence d'une demeure de l'intimée d'exécuter une obligation par le seul écoulement du temps. Même si la clause 5.3.2 indique que les intérêts s’appliquent « à compter de la date à laquelle le montant aurait été dû et payable », il ne s’agit pas là d’une formulation qui suggère, par exemple, la notion de poursuite ou d’une autre sanction légale. D’ailleurs, cette clause traite de l’applicabilité des intérêts après qu’un tribunal ou un arbitre ait rendu une décision alors que la clause précédente, soit la clause 5.3.1, traite indistinctement d’un manquement relatif au contrat ou par la suite d’une décision d’un tribunal ou d’un arbitre.

[17]         Le juge conclut que les échanges survenus entre les parties ainsi que le dépôt de la demande en justice n'ont pas eu pour effet de constituer le débiteur en demeure. Non seulement l’hypothèque légale a-t-elle été réduite de 629 176 $ à 450 848,63 $, la requête introductive de novembre 2005 réclame un montant 450 848,63 $ sans aucune autre précision et ne sera ventilée et détaillée qu'ultérieurement.

[18]         Les auteurs Lluelles et Moore écrivent que « [p]ourvu que la demande judiciaire comporte tous les éléments d’une demande extrajudiciaire, elle produit les mêmes effets que cette dernière » [5] . Le juge a estimé, comme cette Cour l’a déjà reconnu relativement à des mises en demeure extrajudiciaires [6] , qu’un élément essentiel était absent, soit les précisions élémentaires expliquant le paiement réclamé à l’intimée. Or, c'est seulement en janvier 2007 que l’appelante a déposé neuf volumes pour détailler sa créance [7] .

[19]         De façon subsidiaire, l'appelante prétend que le juge a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant que la réclamation n'a été suffisamment détaillée qu’en janvier 2007. Elle rappelle que les demandes de paiement numéros 7, 8 et 9 ont été transmises à l’intimée entre le 5 novembre 2004 et le 24 mai 2005. Elle estime aussi que la réclamation est détaillée car la requête introductive d’instance de novembre 2005 mentionne que l’intimée lui doit 406 574,54 $.

[20]         Avec égards, il était raisonnable pour la Cour supérieure d’y voir une insuffisance d'information au niveau du détail de la réclamation. Tel que mentionné au paragraphe [17], lorsque la requête introductive d’instance est signifiée en novembre 2005, l’appelante possède encore une hypothèque légale de construction de 629 176 $ inscrite contre l’immeuble de l’intimée, montant réduit à 450 848,63 $ par la Cour supérieure en mai 2006. Il s’agit certainement d’un fait que le juge pouvait évaluer et peser selon les circonstances. De surcroît, la demande de paiement numéro 7 ne porte pas la signature et le sceau de l’architecte. Il en va de même pour les demandes numéros 8 et 9. À tout événement, ces références à la preuve ne convainquent pas que le juge a commis une erreur de fait manifeste et dominante.

[21]         Lors de sa réplique devant cette Cour, l'avocat de l'appelante a introduit un nouvel argument qui n'a pas été plaidé dans son mémoire. Il a évoqué des extraits de la preuve où il faudrait comprendre que l'intimée a elle-même empêché l'accomplissement d'une condition (art.  1503 C.c.Q .). Ce faisant, l'avocat de l'appelante n'a pas respecté la coutume bien ancrée qui limite la portée d'une réplique. Un plaideur agissant pour une partie appelante doit présenter ses arguments lors de sa plaidoirie principale, tel que ceux-ci ont été développés dans son mémoire. Lors de la réplique, l'avocat peut bien répondre aux arguments de la partie intimée, sans être répétitif. Cependant, il ne peut pas faire valoir de nouveaux arguments qui auraient dû être mentionnés dans son mémoire et sa plaidoirie principale. La conséquence est que le contenu d'une réplique ne devrait jamais placer l'intimé dans une situation où il doit faire une réponse additionnelle. Malheureusement, c'est ce qui s'est produit dans ce cas-ci.

[22]         Cela dit, le nouvel argument, quoiqu'irrecevable, ne tient pas la route.

[23]         S'il y avait un problème dans l'application de l'article 1503 C.c.Q ., il porterait sur l'émission du certificat de l'architecte. Cela diffère du gel des fonds causé par la publication, par l'appelante, de l'hypothèque légale. Cette publication a empêché le débiteur de payer, sans pour autant empêcher l'architecte de respecter ses obligations professionnelles d'émettre le certificat. La bonne foi se présume et, en l'absence de preuve contraire, il y a lieu de conclure que l'architecte n'a pas fait émettre le certificat en raison du défaut de preuves à l'appui, tel que l'exigeait le contrat.

[24]         Quant à la preuve testimoniale que l'avocat de l'appelant a invoquée lors de sa réplique, elle ne soutient pas son nouvel argument. Elle porte sur le gel des fonds causé par la publication de l'hypothèque légale et non sur le refus de l'architecte d'émettre le certificat pour des raisons non précisées.


[25]         La conclusion du juge de calculer les intérêts à compter de 1 er janvier 2007 est donc juste et raisonnable dans les circonstances.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[26]         REJETTE l'appel, avec dépens.

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

 

 

 

MANON SAVARD, J.C.A.

 

Me Stéphane Tremblay

Noël et Associés

Pour l'appelante

 

Me Darquise Jolicoeur

BEAUCHAMP & ASSOCIÉS

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

Le 14 janvier 2014

 



[1]      Il est à noter dès maintenant que la requête introductive de l'appelante a été signifiée à l'intimée le 18 novembre 2005.

[2]      Jugement entrepris non rectifié (7 janvier 2011).

[3]      Il est à noter que la partie 8 du contrat permet aux parties de demander aux tribunaux de résoudre le différend.

[4]      Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations , Droit des obligations, Montréal, Éditions Thémis, 2006, p. 1658, paragr. 2807.

[5]      Didier Lluelles et Benoît Moore, ibid. , p. 1656, paragr. 2805.

[6]      Morel c. Tremblay , 2010 QCCA 600 , paragr. 35-38; Liberté TM inc. c. Fortin , 2009 QCCA 477 , paragr. 54-59.

[7]      Voir les paragraphes [343] et [344] du jugement de la Cour supérieure reproduits au paragraphe [10] ci-dessus.