Lepage c. Groupe Aecon ltée

2014 QCCA 236

 

COUR D'APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE MONTRÉAL

 

N o :

500-09-022451-124

 

(500-17-041021-083)

 

 

PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE

 

 

DATE:

31 janvier 2014

 

CORAM:   LES HONORABLES

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

NICHOLAS KASIRER , J.C.A.

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

APPELANTS

AVOCAT

JEAN-YVES LEPAGE

SYLVAIN BOISSONNEAULT

JOÊL DROUIN

JOSEPH DROUIN

SÉGOLÈNE DUGUÉ

JACQUES GAGNÉ

LÉON JULIEN

AMINE KOUCH

SYLVAIN LAFRANCE

FANNY LAROCHELLE

STÉPHANE LEPAGE

ROSAIRE MICHAUD

HUGO OUELLET

Me Dany Milliard

MÉNARD MILLIARD CAUX s.e.n.c.

 

 

INTIMÉE

AVOCATS

GROUPE AECON LTÉE

Me Simon Grégoire

Me Valérie Scott

BORDEN LADNER GERVAIS, s.e.n.c.r.l., s.r.l.

 

 

En appel d'un jugement rendu le 27 janvier 2012 par l’honorable Michèle Monast de la Cour supérieure, district de Montréal.

 

NATURE DE L'APPEL :

Contrat de travail

 

Greffière : Linda Côté

Salle: Pierre-Basile-Mignault

 

 

 

AUDITION

 

 

Suite de l’audition du 29 janvier 2014

Arrêt déposé ce jour - voir page 3.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Linda Côté

 

Greffier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PAR LA COUR

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            Jean-Yves Lepage et douze autres appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Michèle Monast), rendu le 27 janvier 2012, qui rejette leur réclamation pour une bonification prévue à un contrat intervenu avec l’intimée.

***

[2]            En 2002, le Groupe Aecon ltée obtient un contrat pour la réalisation de travaux d'aménagement d'un complexe hydroélectrique pour le compte d’Hydro-Québec (le contrat T-08). Aecon engage M. Lepage comme directeur de projet pour la réalisation de ce contrat. L’entente avec M. Lepage prévoit les conditions de travail de ce dernier, dont le paiement d'une bonification à la performance payable à certaines conditions et calculée en fonction du profit réalisé sur le projet par Aecon. Par la suite, Aecon obtient un second contrat avec Hydro-Québec (le contrat T-12), que M. Lepage accepte également de superviser.

[3]            M. Lepage recrute les autres membres de l'équipe-cadre pour travailler pour Aecon, dans diverses fonctions de supervision sur le chantier.

[4]            Les travaux débutent à l'automne 2002 et prennent du retard au cours des mois suivants. À l'été 2004, Hydro-Québec et Aecon concluent une entente de principe sur le rattrapage (l'entente P-10) qui prévoit le partage égal des coûts des mesures d'accélération et le versement de primes d'accélération de 3,5 M $ à Aecon si les délais sont respectés.

[5]            Les délais sont respectés et les primes d'accélération versées, mais la bonification n’est pas payée à M. Lepage.

[6]            Au terme des deux contrats, Aecon a essuyé une perte d'environ 3 M $. Elle est d’avis que M. Lepage n'a donc pas droit à la bonification prévue à son contrat, qui serait payable seulement en cas de réalisation de profits par l’entrepreneur.

***

[7]            En première instance, M. Lepage réclame la somme de 712 500 $, à titre de bonification prévue à son contrat d'embauche avec Aecon, même si cette dernière n’a pas réalisé de profit comme entrepreneur au cours du projet. Il reproche à Aecon d'avoir commis une faute en le tenant à l'écart des négociations entre Aecon et Hydro-Québec qui ont mené à un règlement à bas prix avec le donneur d’ouvrage. M. Lepage réclame une bonification additionnelle de 90 000 $ sur la base d'une entente verbale qu’il aurait conclue avec un représentant d'Aecon. Par ailleurs, M. Lepage et les autres membres de l'équipe-cadre soutiennent qu'Aecon se serait engagée auprès d'Hydro-Québec à leur verser une prime de 1 M $ à titre de stipulation pour autrui.

[8]            La juge de première instance rejette l’ensemble des arguments des appelants.

[9]            Quant à la réclamation de M. Lepage liée à la bonification prévue à son contrat de travail, la juge retient que les profits anticipés - condition essentielle au versement du boni - n'ont pas été réalisés. Elle considère que M. Lepage n'a pas réussi à démontrer qu'il avait été injustement privé d'une bonification par la faute d'Aecon ou que les ententes conclues avec Hydro-Québec étaient déraisonnables.

[10]         En ce qui concerne le boni de 90 000 $ offert verbalement à M. Lepage, la juge conclut qu'il ne l'a pas accepté parce qu'il jugeait le montant insuffisant. Pour la juge, il est trop tard pour que M. Lepage en exige le paiement.

[11]         La juge se prononce finalement sur la réclamation d'un boni de 1 M $ basée sur une stipulation pour autrui. Elle ne retient pas la prétention des demandeurs quant à l'existence d'une telle stipulation, expresse ou verbale, dans l'entente P-10 conclue entre Hydro-Québec et Aecon pour le rattrapage des retards.

[12]         M. Lepage et les autres membres de l'équipe-cadre formulent trois moyens d'appel, qu’il convient d’analyser tour à tour.

***

I.          La juge de première instance a-t-elle erré en rejetant l'argument basé sur la perte d'opportunité de renégociation du contrat de travail et dans son interprétation de la clause de bonification?

[13]         En appel, M. Lepage ne remet pas en question les conclusions de la juge quant à son implication dans la négociation des demandes de compensation ou concernant l’absence de profit réalisé par Aecon au cours du projet.

[14]         Il plaide plutôt que l'intimée a commis une faute en omettant de l'informer de l'entente P-10 qu’elle a conclue avec Hydro-Québec. M. Lepage considère que l'intimée a transgressé son obligation de bonne foi ou de renseignement en omettant de dénoncer l'entente avec Hydro-Québec sur le partage des frais de rattrapage, entente qui, selon lui, a eu pour effet de réduire les profits. Par conséquent, dit M. Lepage, il n'a pas eu l'occasion de renégocier son contrat de travail à la lumière des nouvelles conditions de l’entente entre Aecon et Hydro-Québec. Il réclame la somme de 416 300 $ en réparation de cette faute, montant qu'il calcule en fonction du profit d’environ 9 M $ anticipé à la soumission pour les deux contrats.

[15]         M. Lepage souligne que le jugement d’instance est muet sur la question et reproche à la première juge de ne pas avoir disposé de cet argument. 

[16]         Selon l'intimée, cet argument n'a pas été soulevé en première instance et est irrecevable. Elle ajoute que, de toute façon, M. Lepage était au courant de l'entente de rattrapage P-10 et qu'il n'y a aucune preuve qu'il aurait renégocié son contrat s'il en avait connu les modalités, ni preuve des dommages subis à la suite de cette prétendue faute.

[17]         L’intimée a raison. L’argument est nouveau en appel et, à première vue, nécessite une preuve qui n’est pas au dossier pour être correctement tranché. De toute façon, M. Lepage n’a pas établi que le comportement de l’intimée lui a causé un préjudice.

[18]         D'abord, quant à la recevabilité de l'argument, la règle est bien connue : une partie en appel peut toujours soulever un nouveau moyen, mais seulement « dans la mesure où elle peut le faire sans nécessité de preuve nouvelle » [1] .

[19]         En l'espèce, les conditions d'admissibilité de ce nouveau moyen ne sont pas réunies. La question de la « perte d’opportunité de renégociation du contrat » de M. Lepage, hautement factuelle, n'a pas été soulevée en première instance. Une preuve aurait été nécessaire pour démontrer la volonté de M. Lepage de renégocier son contrat de travail s'il avait été informé de l'entente de partage des coûts entre Aecon et Hydro-Québec.

[20]         Par ailleurs, quelle que soit la décision concernant la recevabilité de cet argument en appel, nous sommes d'avis qu'il est sans fondement.

[21]         Même en tenant pour acquis qu'Aecon avait l'obligation d'informer M. Lepage du contenu de l'entente sur le partage des frais de rattrapage, ce dernier ne fait pas voir les éléments de preuve pour démontrer l'existence d'une faute, d'un lien de causalité et d'un préjudice.

[22]         M. Lepage se contente d'affirmer que s'il avait été au courant de l'entente, il aurait réagi pour modifier son contrat en temps voulu, comme l'aurait fait de façon probable une personne raisonnable dans une situation semblable. Il ne soumet aucun élément de preuve au soutien de son propos.

[23]         De plus, il affirme, au paragraphe 30 de son mémoire d'appel, que l'entente sur les frais de rattrapage conclue par l'intimée avec Hydro-Québec transposait un bénéfice probable de 9 M $ en une perte de plus de 1 M $. L'hypothèse qu'Aecon aurait accepté de lui accorder une bonification, faute de profit, semble peu probable.

[24]         Finalement, sur ce premier moyen, M. Lepage considère aussi que la juge a erré dans son interprétation de la clause de bonification de son contrat de travail. Or, il ne conteste pas les conclusions de la juge qu’Aecon n’a pas fait de profit. Dans les circonstances, la clause ne trouve pas application. Il n’y a pas d’erreur révisable commise dans son interprétation.

 

II.         La juge de première instance a-t-elle erré en concluant qu'il n'y avait pas de stipulation pour autrui en faveur de l'équipe-cadre?

[25]         Au paragraphe [83] de ses motifs, la juge conclut que l'entente P-10 sur le rattrapage ne contient aucune stipulation en faveur de M. Lepage et des autres appelants. Sur la base de la preuve présentée à l'audience, elle conclut également qu'il n'y a pas eu d'entente verbale parallèle concernant le paiement d'une bonification et rejette la réclamation des appelants fondée sur une stipulation pour autrui.

[26]         Les appelants ne contestent pas les conclusions de la juge quant à l'entente écrite. Ils soutiennent qu'ils ont fait la démonstration d'une entente verbale conclue entre Hydro-Québec et Aecon lors d'une rencontre de négociation, par laquelle Aecon se serait engagée à leur verser 1 M $ si elle obtenait sa bonification globale de 3,5 M $ prévue à l'entente P-10. Ils plaident l'existence d'une stipulation pour autrui dans cette entente verbale, et reprochent à la juge d'avoir erré dans son interprétation de la preuve.

[27]         Ce moyen d'appel doit être rejeté.

[28]         Il est vrai que certains éléments des témoignages de Claude Lachapelle et René Simard, qui représentaient respectivement Hydro-Québec et Aecon lors de la rencontre de négociation, indiquent qu’il fut question, lors des pourparlers, d’une bonification payable à M. Lepage à partir de la somme globale de 3,5 M $ qu'Hydro-Québec verserait à Aecon. Toutefois, la preuve reste contradictoire quant à l’existence d’un engagement qu’aurait pris Aecon en faveur de M. Lepage. M. Simard témoigne du fait qu’Hydro-Québec n’a pas demandé un montant précis pour des personnes en particulier et que le versement de l’argent en question devait être laissé à la discrétion d’Aecon. De plus, le témoignage de Pierre Lafond, qui représentait lui aussi Aecon dans le cadre des négociations, mais qui était absent lors de cette rencontre, contredit les prétentions des appelants.

[29]         En somme, la preuve administrée était contradictoire sur ce point.

[30]         Au paragr. [82] de ses motifs, la juge écrit que la question de la bonification de M. Lepage a été « un facteur parmi d’autres » dans la négociation de l’entente P-10. Elle préfère s’en remettre à l’entente écrite qui ne prévoit pas de stipulation expresse en faveur de M. Lepage et elle écarte, sur la base de la preuve, l’argument qu’il y avait une stipulation verbale pour autrui dans l’entente intervenue entre Aecon et Hydro-Québec.

[31]         Face à des versions des faits contradictoires, la juge a tranché et les appelants ne font pas voir une erreur manifeste et déterminante qui permettrait à la Cour d’intervenir à cet égard [2] .

 

III.        La juge de première instance a-t-elle erré en décidant qu'il n'y pas eu d'entente verbale sur la bonification de 90 000 $ en faveur de M. Lepage?

[32]         Sur la base de la preuve prépondérante, la juge conclut au paragr. [67] de ses motifs qu'une bonification de 90 000 $ a été offerte à M. Lepage par M. Simard, vice-président d’Aecon. Toutefois, elle retient de la preuve que M. Lepage l'a jugée insuffisante et ne l'a pas acceptée.

[33]         La juge ajoute que les termes du contrat de travail de M. Lepage ne lui permettent plus d'en exiger le paiement, puisqu'Aecon a essuyé une perte et non un profit.

[34]         M. Lepage soutient que la juge a eu tort de décider qu'il n'avait pas accepté cette offre. Il reconnaît avoir exprimé des réserves quant au montant de la rémunération additionnelle, mais selon lui cela n'était pas un élément essentiel de l'entente sur ce boni.

[35]         Il est d'avis que puisqu'il a accepté le mandat et atteint les objectifs de rattrapage fixés, la contrepartie de l'offre doit lui être payée par l'intimée. M. Lepage ajoute qu'une acceptation tacite de l'offre était suffisante et reproche à la juge de ne pas avoir tenu compte de l'ensemble de la preuve sur ce point.

[36]         Ce moyen d'appel doit également être rejeté.

[37]         Certes, l’acceptation de l’offre par M. Lepage pouvait être tacite, comme le prévoit l'article 1386 C.c.Q. Encore faut-il que la preuve indique que M. Lepage ait voulu se prévaloir de l'offre. La juge n’était pas de cet avis.

[38]         De fait, M. Lepage lui-même témoigne qu'il voulait discuter d'autres sujets avant d'accepter un tel boni, dont le traitement qu’on allait réserver pour les autres cadres. La preuve révèle également qu'au moment où il a reçu l'offre de 90 000 $, il croyait toujours que le projet se solderait par un profit, ce qui lui aurait permis d'obtenir la bonification prévue à son contrat de travail. Non seulement n’accepte-t-il pas l’offre telle qu’avancée, il semble imposer des conditions à une acceptation éventuelle. À partir de son propre témoignage, la juge retient qu'il n'a pas accepté l'offre de boni et M. Lepage ne fait pas voir une erreur révisable dans cette détermination hautement factuelle. 

[39]         La juge était également bien fondée de conclure que M. Lepage ne peut plus en exiger le paiement. Même si M. Lepage n'a pas refusé l'offre, l'article 1392 C.c.Q. prévoit qu'il devait y répondre dans un délai raisonnable. Or, M. Lepage a reçu l'offre à l'été 2004 et la preuve ne révèle pas qu'il a tenté de s'en prévaloir avant d'intenter des procédures en octobre 2007. La juge était donc fondée de conclure que M. Lepage ne pouvait plus réclamer ce montant, puisque le délai raisonnable était expiré, et l'offre caduque.

[40]         M. Lepage soutient qu'il a accepté le mandat relié à la tâche d'accélération et atteint les objectifs fixés, et que par conséquent, la contrepartie de l'offre, c'est-à-dire la bonification de 90 000 $, doit lui être payée puisque l'intimée a bénéficié du travail accompli. Toutefois, M. Lepage admet, au paragr. 110 de son mémoire d'appel, qu'il ne pouvait refuser une telle offre puisque la tâche d'accélération faisait déjà partie de ses fonctions. L'offre de 90 000 $ était une offre de bonification qui s'ajoutait à la rémunération de M. Lepage selon son contrat de travail, et non une offre de rétribution pour une prestation de travail additionnelle.

[41]         En dernier lieu, M. Lepage plaide que la somme de 90 000 $ s'apparente à une récompense au sens de l'article 1395 C.c.Q., qui lui serait due, sans égard à son acceptation.

[42]         Cet argument ne peut être retenu. M. Lepage a reçu une offre de contracter à une personne déterminée au sens de l'article 1390 C.c.Q. , dans le cadre de son contrat de travail. Il ne s'agit pas d'une offre de récompense au sens de l'article 1395 C.c.Q.

[43]         Au final, aucun des trois moyens d’appel n’est fondé.

POUR CES MOTIFS, LA COUR  :

[44]         REJETTE l’appel, avec dépens.

 

 

 

 

 

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

 

 

 

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

 

 

 

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

 



[1]           2746-5772 Québec inc. c. Compagnie d'assurances Jevco inc., 2006 QCCA 776 , paragr. [47]. Voir aussi Pitre et Durand inc. (Syndic de) , [1990] R.J.Q. 2088 (C.A.).

[2] Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235 .