Granby (Ville de) c. 9143-9059 Québec inc.
JC00K1
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2014 QCCQ 890 |
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COUR DU QUÉBEC |
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Division administrative et d'appel |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
BEDFORD |
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LOCALITÉ DE |
GRANBY |
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« Chambre civile » |
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N° : |
460-80-001098-134 |
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DATE : |
30 janvier 2014 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SERGE CHAMPOUX, J.C.Q. |
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VILLE DE GRANBY |
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Expropriante-Intimée |
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c. |
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9143-9059 Québec inc. |
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Expropriée-Requérante |
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-et- |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC |
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Mis en cause |
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JUGEMENT |
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[1] 9143-9059 Québec inc. (ci-après "9143") présente une requête pour obtenir la permission d'appeler d'une décision du Tribunal administratif du Québec (ci-après le "TAQ") rendue le 8 octobre 2013.
[2] Cette décision tranchait le litige entre 9143 et la Ville de Granby (ci-après "Granby" ou "la Ville") concernant l'indemnité d'expropriation qui devait être versée à 9143 à la suite de l'expropriation du commerce de celle-ci, un bar présentant des spectacles érotiques.
[3] Il est utile de relater certains des faits entourant le litige afin d'en saisir certaines subtilités.
[4] Avant son expropriation, 9143 opérait, à titre de locataire disposant d'un bail à très long terme particulièrement avantageux, un bar présentant des spectacles érotiques dans le centre-ville de Granby. Il semble que 9143 disposait d'un monopole sur ce type d'usage dans les limites de la Ville. 9143 possédait à ce moment tous les permis et autorisations nécessaires, si ce n'est que quelque temps avant le début du processus d'expropriation, le zonage municipal avait été modifié afin de prohiber ce genre d'établissement.
[5] Ce facteur, pris isolément, ne mettait pas en péril la survie du commerce de 9143, du moins à cet endroit, en raison de l'existence de droits acquis. Cependant, cette conjoncture légale rendait difficile, sinon impossible, la relocalisation du bar de l'expropriée à proximité du local occupé jusque-là. À proximité pourrait même être un euphémisme, puisqu'il semble que le type d'utilisation visé aurait été relégué par la réglementation aux confins de la Ville.
[6] Le zonage de Granby, tel qu'il existe à tout moment pertinent aux procédures en expropriation, interdit sur la grande majorité du territoire, la présence de bars présentant des spectacles érotiques, sauf dans quelques zones à la limite du territoire et selon ce qu'il est apparu des arguments présentés, à des endroits non desservis par les égouts et l'aqueduc municipal. Si, en conséquence, le commerce de 9143 devait y être déplacé et s'y implante, les coûts afférents seraient très élevés, voire exceptionnellement élevés.
[7] Les positions qui s'affrontaient, devant le TAQ étaient donc les suivantes: d'un côté, 9143 désirait être compensée de sorte qu'elle puisse réinstaller son entreprise ailleurs à Granby où la réglementation l'autorise, réclamant de ce fait environ 1.8 million de dollars, alors que la Ville soutenait que la réinstallation était impossible, proposant une indemnité basée sur la valeur de l'entreprise de 9143, dans un contexte de fermeture.
La permission d'appel :
[8]
Le pouvoir du Tribunal d'accorder la permission requise provient de
l'article
159. Les décisions rendues par le Tribunal dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l'objet d'un appel à la Cour du Québec, sur permission d'un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour.
1996, c. 54, a. 159.
[9] Les tribunaux ont eu à de nombreuses reprises à se pencher sur les contours de cette disposition. Très récemment, l'honorable juge Bélanger de la Cour d'appel du Québec, écrivait à ce sujet:
[22]
Les
requérants n’allèguent pas que le juge de la Cour du Québec ait appliqué les
mauvais critères. De fait, il est maintenant bien établi que les critère
s
devant guider la Cour du Québec, en regard de la permission d’appeler, sont
l’existence de questions sérieuses, controversées, nouvelles ou d’intérêt
général. Ce sont les critères qui ont été appliqués ici par le juge de la Cour
du Québec.
[23]
L'application
de ces critères est d'autant plus appropriée que, sur les questions qui
touchent directement la pratique quotidienne de la Section des affaires
immobilières et qui relèvent de son domaine d'expertise, la Cour du Québec ne
doit intervenir que si la décision est déraisonnable (Montréal (Ville de) c.
Société d’énergie Talisman inc
.,
[10] Quant à ce qui constitue des questions sérieuses, controversées, nouvelles ou d'intérêt général, l'honorable juge Gilles Lareau, J.C.Q. s'exprimait comme suit dans Windsor (Ville de) c. Domtar inc.:
[10] Parmi les exemples retenus par la jurisprudence, on retrouve les cas suivants :
Une question sérieuse
- Une faiblesse apparente de la décision attaquée;
- Une erreur de fait déterminante;
- L'omission d'analyser des éléments fondamentaux de preuve;
- Une sérieuse lacune au niveau des motifs de la décision attaquée qui empêche d'en comprendre le fondement factuel et juridique;
- L'incidence de la décision sur le sort du justiciable;
- L'importance du montant en jeu.
Une question controversée
- Une jurisprudence incohérente ou contradictoire même sur des questions techniques;
- Une décision isolée allant à l'encontre d'un courant jurisprudentiel solidement établi.
Une question nouvelle
- Une question n'ayant jamais été soumise à la Cour du Québec.
Une question d'intérêt général
- La violation d'une règle de justice naturelle;
- Une question visant les intérêts supérieurs de la justice;
- Une question de principe à caractère normatif, dont les enjeux dépassent les intérêts des parties;
- Une violation patente d'une règle de droit.
[11] Dans son analyse sur la permission d'appeler, le Tribunal jouit d'une large discrétion. Cette discrétion s'inscrit non seulement dans l'appréciation des questions soumises, mais également dans l'identification et le libellé des questions permises. Cet exercice comporte inéluctablement le devoir de rejeter celles qui sont à leur face même futiles ou abusives, qui ne sont pas soutenues par des arguments cohérents et défendables et qui ne font que traduire l'expression d'un désaccord sur le fond de la décision en appel.
[12] L'appel sur permission ne vise pas à accorder à une partie une deuxième chance de soumettre des arguments qui ont été rejetés par le T.A.Q. de façon motivée et intelligible.
[13] Il faut toutefois se garder de transformer la requête pour permission d'appeler en appel sur le fond. Dans cette perspective, le Tribunal doit éviter à ce stade-ci de statuer sur le bien-fondé des questions soumises ou sur les chances de succès de l'appel au fond. [2]
[11] Telle est donc la grille d'analyse applicable.
Les questions soulevées :
[12] À sa requête, 9143 indique entendre soulever trois questions, que voici:
a) Le Tribunal administratif du Québec a-t-il correctement interprété les critères jurisprudentiels relatifs à la «théorie de la réinstallation» en fonction des faits particuliers de la présente affaire et du fait qu'il s'agissait de l'expropriation d'un commerce plutôt que d'un immeuble?
b) Advenant que cette honorable Cour conclut que la requérante a droit d'être indemnisée en vertu de la «théorie de la réinstallation», le Tribunal administratif du Québec a-t-il erré en ne concluant pas à la mauvaise foi de la partie intimée?
c) Enfin, le Tribunal administratif du Québec a-t-il erré en droit en maintenant l'objection de la partie intimée à l'égard de la production d'une contre-lettre visant à prouver le réel prix d'achat des actions dans le cadre de son évaluation de la valeur de l'entreprise?
DISCUSSION ET DÉCISION
[13] Les questions a) et b) sont, bien entendu, connexes.
[14] Ainsi donc, à l'audience devant le TAQ deux thèses s'affrontaient. La première était soutenue par 9143.
[15] Quant à elle, elle a toujours eu l'intention de poursuivre les activités du bar, à savoir notamment, d'y présenter des spectacles érotiques. Elle désire le faire et désire être indemnisée entièrement pour qu'il lui soit permis de ce faire.
[16] Pour Granby, la réinstallation du commerce de 9143 est impossible. Impossible légalement et impossible factuellement. Il y aurait impossibilité légale puisque les conditions d'ouverture à la réinstallation, dans un contexte d'expropriation, ne seraient pas remplies et impossibilité factuelle puisque son zonage ne le permet pas, du moins, à proximité de l'ancienne localisation. Or, il s'agirait-là de l'une des conditions de l'application de la théorie de la réinstallation.
[17] Puisque, en conséquence, le commerce doit fermer, elle soutient que l'indemnité d'expropriation correspond à la valeur du bien à son propriétaire, dans un contexte de fermeture.
[18] Le TAQ détermine dans sa décision que la thèse de la réinstallation ne peut être retenue et l'indemnité qui s'ensuit être accordée puisque les "strictes conditions d'application de [cette] théorie de la réinstallation", (paragraphe 111 de la décision), ne se retrouvent pas toutes.
[19] Des cinq conditions qu'il identifie, le TAQ (paragraphe 113) reconnaît que trois sont remplies. La condition 3 ("il y a nécessité de se réinstaller à proximité du site exproprié") ne serait pas réalisée. Quant à la condition 5, vu la conclusion relative à la condition 3, celle-ci se trouve en quelque sorte occultée.
[20] Or, selon la requérante, si ces conditions ne sont pas remplies, cela dépend de la Ville. 9143 prétend qu'il en découle de la mauvaise foi de la Ville, sujet à propos duquel il y aura lieu de revenir. Incontestablement toutefois, on doit reconnaître que cette impossibilité provient de la ville, en raison de son zonage.
[21]
La théorie de la réinstallation proviendrait principalement de deux
arrêts de la Cour d'appel du Québec:
Montréal (Ville de) c. Shell Canada
limited 1978 CanLII 1250
et
C.A. Spencer ltée c. Laval (Ville),
[22] Dans aucune des décisions auxquelles les procureurs ont fait référence (notamment les décisions ci-avant énumérées) n'est-il question d'une situation où l'expropriante avait le contrôle sur certaines des conditions de recevabilité de la demande d'indemnité de l'expropriée.
[23] Pour paraphraser la thèse de l'expropriée, ici, la ville l'exproprie puisqu'elle désire faire disparaître les bars présentant des spectacles érotiques du centre-ville. Il aurait été pour le moins incohérent qu'elle permette à l'établissement exproprié de se réinstaller à faible distance du lieu de l'expropriation. Ne pouvant légalement se réinstaller aussi près, les dépenses envisageables à l'endroit autorisé par l'expropriante , seraient toutefois largement plus importantes. A-t-elle droit à ces sommes en guise d'indemnité?
[24] Cette question posée, s'agit-il d'une question sérieuse, controversée, nouvelle ou d'intérêt général?
[25] La question est assurément sérieuse. La question juridique soulevée est complexe et met en cause le droit de l'expropriée de recevoir une pleine indemnisation, une indemnisation mesurée face à sa position, à son intention et à son point de vue, et non face à ceux de l'expropriante. Aucune décision portant sur une question semblable n'a été portée à l'attention de la Cour et il apparaît de la jurisprudence, même sur d'autres aspects de la théorie de la réinstallation, que celle-ci évolue toujours.
[26] La question apparaît d'intérêt général également puisque les arguments soulevés sont susceptibles de s'appliquer à un grand nombre d'autres situations où des choix de l'expropriant, hormis l'expropriation, pourraient avoir un impact majeur sur l'indemnité à laquelle un exproprié pourrait avoir droit.
[27] Par contre, et telle est la deuxième question que 9143 formule, le Tribunal doit-il s'avancer aussi loin dans la révision de la preuve faite devant le TAQ pour conclure que celui-ci s'est trompé en ne reconnaissant pas de mauvaise foi à la Ville? La requête fait-elle voir que le TAQ aurait commis à ce sujet, à savoir dans la détermination de la bonne ou de la mauvaise foi de la ville, une erreur déterminante ou tiré une conclusion factuelle manifestement déraisonnable? Le Tribunal ne le croit pas.
[28] C'est dans le cadre de l'examen de toute la trame factuelle qu'il y aura lieu de voir si les conditions d'application de la théorie de la réinstallation pourraient être considérées réalisées ou remplies avec cette trame de fonds par laquelle l'expropriante complique ou rend plus onéreuse, sans mauvaise foi, la réalisation des conditions concernées.
[29] Le Tribunal reformulera toutefois ainsi la question autorisée:
Le TAQ aurait-il dû considérer que toutes les conditions d'application de la «théorie de la réinstallation » était suffisamment remplies pour donner ouverture à l'indemnisation réclamée à ce titre, compte tenu notamment du rôle de la ville de Granby dans la difficulté de relocalisation de l'entreprise expropriée?
[30] La question c) soulevée par 9143 porte sur une objection soulevée par la Ville à l'encontre d'une preuve que voulait faire 9143 quant à la valeur de ses actions.
[31] Dans le cadre de la preuve quant à la valeur de l'entreprise de 9143, celle-ci voulait prouver que le prix de vente d'une certaine proportion de ses actions n'était pas celui apparaissant au contrat, mais bien un autre prix, plus élevé, véritablement payé. Il semble que le prix consigné au contrat original aurait été artificiellement réduit pour des raisons "fiscales".
[32] Quoi qu'il en soit, la Ville s'est opposée à cette preuve et le TAQ a maintenu l'objection.
[33] En plus de sembler bien fondée, cette décision ne soulève aucune question sérieuse, nouvelle, controversée ou d'intérêt général qui justifierait de la reconsidérer.
[34] Cette question ne sera pas autorisée.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[35] ACCUEILLE EN PARTIE la demande.
[36] AUTORISE l'appel, ledit appel devant porter sur la question suivante:
Le TAQ aurait-il dû considérer que toutes les conditions d'application de la «théorie de la réinstallation » était suffisamment remplies pour donner ouverture à l'indemnisation réclamée à ce titre, compte tenu notamment du rôle de la ville de Granby dans la difficulté de relocalisation de l'entreprise expropriée?
[37] FRAIS À SUIVRE.
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__________________________________ Serge Champoux, J.C.Q. |
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Me Rolland Veilleux |
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Monty Coulombe |
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Procureurs de la Ville de Granby |
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Me Sébastien Sénéchal |
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Procureur de 9143-9059 Québec Inc. |
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Baril & Avocats |
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Procureurs du Tribunal Administratif du Québec |
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Date d’audience : |
17 décembre 2013 |
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