Syndicat des Teamsters, Conférence des communications graphiques,

section locale   41M et Imprimerie Mirabel inc. et Journal de Montréal

(grief collectif)                                                                                                2014 QCTA 266

 

                                         TRIBUNAL D’ARBITRAGE

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

N o de dépôt : 2014-3573

 

Date : Le 21 mars 2014

 

 

DEVANT L’ARBITRE : JEAN-LOUIS DUBÉ

 

 

Syndicat des Teamsters, conférence des communications graphiques, section locale 41M

 

Ci-après appelé « le syndicat »

 

Et

 

Imprimerie Mirabel inc et Le Journal de Montréal

 

Ci-après appelé « l’employeur »

 

 

Réclamant : grief collectif : le syndicat

 

Grief n o CCG-2011-197 du 5 octobre 2011

 

Convention collective :  2008-2011

 

 

 

 

                                                        DÉCISION ARBITRALE

                                        (En vertu du Code du travail du Québec, art. 100)

 


[1]                J’ai été désigné par les parties pour procéder à l’enquête et audition et rendre décision dans la présente affaire.

 

1-         LE GRIEF

 

[2]                Le 5 octobre 2011, en vertu du 2 e alinéa de l’article 12.02 ou de l’article 12.03, le syndicat a déposé auprès de l’employeur le grief suivant (pièce S-1) :

« Date du grief : Le 5 octobre 2011

 

Membre impliqué :          Tous les membres de la chapelle  Par : Chapelle de presses

 

Service concerné :          Presses                         Classification : Toutes les classifications

 

NATURE DU GRIEF :    Lors de l’entrée en vigueur de la convention collective, l’employeur a négligé d’informer la compagnie d’assurance Standard Life (prévoyance collective) des modifications à apporter au régime et ce au fin d’assurance salaire et d’assurance-vie, qu’elles devaient avoir la protection basée sur une semaine de travail de 32 heures/semaine au lieu de 30 heures/semaine.

 

CORRECTIF DEMANDÉ :         Accueillir le présent grief.

 

Ordonner à l’employeur d’indemniser tous les salariés qui ont été brimés par sa négligence et ce pour tous les droits et privilèges dont ils ont été privés le tout avec les intérêts prévus au Code du travail .

 

VIOLATION DES ARTICLES :   Article 21,06, Annexe D et tout autre article pertinent de notre convention collective.

 

Maître de chapelle :         (Signé) Benoit Métivier

Benoit Métivier

 

a)         Date ou connaissance acquise du fait donnant lieu au grief : le ou vers le 9 février 2011.

b)         Discussion avec un superviseur : René Béliveau : le ou vers le 9 février 2011.

c)         Date de transmission du grief au vice-président production : le 5 octobre 2011.

d)         Date du dépôt du grief à l’arbitrage : le

 

Grief numéro : Presse : Teamsters-CCG-2011-197

 

Dans ce grief les délais ont été extensionnés par M. Pierre Vermette.  »

 


2-         LA QUESTION EN LITIGE

 

[3]                Il convient de formuler dès le départ la question en litige même si des éléments et nuances supplémentaires apparaîtront à la lecture du récit de la preuve.  Cette formulation de la question en litige est faite à partir des exposés préliminaires des procureurs et, à toutes fins utiles, des admissions alors faites.

 

[4]                Le 1 er décembre 2008, la convention collective est entrée en vigueur.  Selon l’article 24, sa durée est du 1 er décembre 2008 au 31 mai 2011.  Avec cette nouvelle convention collective, la semaine régulière de travail passe de trente (30) heures à trente-deux (32) heures.  Pour l’assurance-vie, mais surtout pour l’assurance salaire à court terme et pour l’assurance salaire à long terme, cela a un impact  [1] .  Or, par erreur, par inadvertance ou par négligence sans aucune mauvaise foi, l’employeur a, de bonne foi, continué de transmettre à la compagnie d’assurance Standard Life des informations comme si la semaine régulière de travail était de trente (30) heures.  En conséquence, des salariés ont touché des prestations d’assurance salaire inférieures aux montants auxquels ils avaient droit.

 

[5]                Cette « situation a été découverte » par un salarié en début 2011.  Le 9 février 2011, à la suite d’une rencontre avec ce salarié, le syndicat a pris connaissance de cette erreur de l’employeur à qui il l’a communiquée aussitôt.

 


[6]                À la suite de plusieurs démarches de l’employeur et du syndicat, la compagnie d’assurance a corrigé rétroactivement la situation pour la période se situant entre le 2 janvier et le 19 mars 2011.  En somme, la compagnie d’assurance a versé une somme d’argent en rétroactivité aux salariés en invalidité pendant cette période.  Le 2 janvier 2011 correspond en fait au délai de prescription de trente (30) jours de l’article 12.04.  Pour la période après le 19 mars 2011, il n’y a pas de mésentente entre les parties.

 

[7]                La partie patronale prétend que, pour la période précédant le 2 janvier 2011, il y a prescription et que, comme il s’agit d’un grief de nature continue, il n’y a évidemment pas prescription pour les situations futures, celles se produisant après cette date.

 

[8]                La partie syndicale prétend qu’il y a eu suspension de la prescription, « car la prescription ne peut courir lorsque les faits générateurs du droit réclamé ne sont pas connus », ce qui était le cas pour les salariés et le syndicat.

 

[9]                La question en litige est donc celle de savoir si l’employeur doit indemniser les salariés pour les prestations auxquelles ils avaient droit pour la période allant du 1 er décembre 2008, date d’entrée en vigueur de la convention collective, jusqu’au 2 janvier 2011.  S’il y a suspension de la prescription, l’employeur doit le faire.  Sinon, l’employeur n’est pas tenu de le faire  [2] .  Alors, il ne peut toutefois invoquer la prescription pour les recours futurs, car il s’agirait d’un grief de nature continue.

 

3-         LA PREUVE

 

[10]            Le premier témoin produit dans le cadre de la preuve syndicale a été M me Jinny Bissonnette.  Depuis cinq (5) ans, elle est consultante en gestion de l’invalidité pour la compagnie d’assurance Standard Life.  Le procureur de la partie syndicale dépose comme pièces S-2 et S-3 les polices d’assurance salaire long terme et court terme entre Standard Life et l’employeur (en fait Québecor inc.) en vigueur depuis 1997.

 


[11]            Le procureur de la partie syndicale dépose comme pièce S-4 un document daté du 1 er décembre 2010 provenant de l’employeur Imprimerie Mirabel, envoyé à Standard Life et constituant « une demande initiale d’invalidité », en fait « les instructions d’Imprimerie Mirabel » pour le paiement au salarié Alain Guillemette de prestations d’assurance invalidité court terme et long terme.  Ce document de vingt-cinq (25) lignes mentionne, entre autres, le nom du salarié, la date de l’embauche, le « crédit d’impôt fédéral » et provincial, le « salaire brut hebdomadaire admissible » (1 203,00 $), les montants pour les impôts provincial et fédéral, pour l’assurance emploi, [...], le « salaire net hebdomadaire admissible » (838,19 $).  Puis, il indique « le montant net à payer par l’assureur (85 %) court terme », c’est-à-dire 712,46 $ par semaine, et le « montant net à payer par l’assureur (80 %) long terme », c’est-à-dire 670,55 $.  En mars 2011, donc après la « découverte » de l’erreur, l’employeur a fait parvenir à la compagnie d’assurance une demande d’ajustement pour M. Guillemette.  Il s’agit de la pièce S-5.  Le montant du « salaire brut hebdomadaire admissible » y est de 1 315,20 $.  Le montant du « salaire net hebdomadaire admissible » est de 905,10 $.  Les montants nets à payer sont de 769,34 $ (85 %) et de 724,08 $ (80 %).

 

[12]            Pour M. Guillemette et pour onze (11) autres salariés, pour la période mentionnée plus haut, c’est-à-dire du 2 janvier au 19 mars 2011, il y a eu de la part de l’employeur une demande à la compagnie d’assurance de faire des ajustements et de payer un montant en rétroactivité (pièce S-6).  La demande de l’employeur ne concerne pas la période avant le 2 janvier 2011 en raison évidemment de son plaidoyer de prescription.

 

[13]            Le procureur de la partie syndicale a demandé au témoin « de quel type de régime il s’agit au niveau de la facturation ».  Sur objection du procureur de la partie patronale, cette question a été retirée « car elle ne peut porter que sur une possible réclamation de l’employeur qui n’est pas devant ce tribunal et ne peut aussi être pertinente que pour une question de quantum ».

 


[14]            En contre-interrogatoire, le témoin dit qu’entre le 1 er décembre 2008 et le 2 janvier 2011, le salarié requérant des prestations en assurance salaire voit sur son « bulletin de paie » (avis de dépôt ou chèque) si sa demande est acceptée.  Pour l’assurance salaire court terme (maximum seize (16) semaines) dont les prestations sont taxables, le salarié voit sur son « bulletin de paie » le montant brut hebdomadaire, les impôts et le montant net.  En ce qui a trait à l’assurance salaire long terme non taxable, en plus des indications éventuelles sur son « bulletin de paie », le salarié dont la demande est acceptée reçoit une lettre « indiquant comment le montant de la prestation mensuelle est calculée ».

 

[15]            En ré-interrogatoire, le procureur syndical dépose comme pièce S-7 un « avis de dépôt »  [3] d’une prestation d’assurance salaire court terme à Gilles Moreau où on retrouve le code d’expédition « 1 U ».  On y voit que, pour la période du 19 au 25 décembre 2010, le montant brut hebdomadaire est de 1 245,99 $ et que le montant net est de 881,14 $, après déduction des impôts fédéral (168,81 $) et provincial (196,04 $).  Le code 1 U indique qu’il ne s’agit pas du premier versement.  Ce document était envoyé automatiquement au salarié avec copie à l’employeur.  Pour le 1 er versement (code 2), le document était envoyé seulement à l’employeur et uniquement pour une question de calcul des avances faites par l’employeur selon la convention collective.

 

[16]            L’invalidité de M. Moreau semble avoir commencé le 23 septembre 2010.  Sur un document (pièce S-14) du 23 septembre 2010 envoyé par l’employeur à Standard Life, on voit, à la ligne « salaire hebdo », le montant de 1 626,24 $.  À la ligne « salaire brut hebdomadaire admissible », on voit le montant de 1 524,60 $.  À la ligne « salaire net hebdomadaire admissible », il y a le montant de 1 036,63 $  [4] .

 


[17]            À la ligne « montant net à payer par l’assureur (85 %) court terme », il y a un montant de « 881,14 $ par semaine ».  Puis, comme les prestations d’assurance salaire court terme sont imposables, on y mentionne l’impôt fédéral de 168,81 $ et l’impôt provincial de 196,04 $, pour un montant brut à payer par l’assurance » de 1 245,99 $.  À la ligne suivante « montant net à payer par l’assureur (80 %) long terme », on retrouve le montant de 829,30 $.

 

[18]            Le montant comprend pourquoi on arrive à 1 245,99 $.  Elle dit qu’elle ne peut expliquer pourquoi « on part de 1 626,24 $ pour arriver à 1 524,60 $ même si elle travaille régulièrement avec ces dossiers.  Avec respect, cela est une évidence, même si en contre-interrogatoire elle dit qu’elle ne sait pas s’il y a un maximum brut assurable selon le contrat d’assurance.  C’est en effet évident car 1 626,24 $ est le « salaire hebdo » et 1 524,60 $ est le « salaire brut hebdomadaire admissible  » (mon souligné).

 

[19]            Le deuxième témoin produit par la partie syndicale a été M. Benoit Métivier.  Il est pressier et délégué syndical (maître de chapelle) depuis une date précédant le 1 er décembre 2008.  Il souligne que l’article 21.06 de la convention collective se lit comme suit :

« Le régime d’assurances collectives présentement en vigueur est maintenu pour la durée de la convention collective.

 

Les principales dispositions de ce régime sont décrites à l’Annexe D. »

 

[20]            M. Métivier dit que, en début 2011, le salarié Gilles Moreau lui a demandé sur quelle base Standard Life lui versait tel montant.  Le 9 février 2011, avec Gilles Moreau, M. Métivier a rencontré Annie Bélec, responsable de la paie.  M me Bélec leur a alors remis un document manuscrit mentionnant des chiffres que l’on retrouve au document déposé comme pièce S-14 envoyé par l’employeur à Standard Life.  Ce document manuscrit déposé comme pièce S-8 mentionne en effet un salaire brut de 1 524,60 $.  Suivent les impôts fédéral et provincial de 198,60 $ et 230,63 $, l’assurance emploi de 11,06 $, le RQAP de 6,08 $ et le RRQ de 41,60 $ pour un montant total de déductions de 487,97 $.  M me Bélec mentionne un salaire net de 1 036,63 $ puis les mots suivants : « court terme 85 % = 881,14 $, long terme 80 % = 829,30 $ ».

 

[21]            Ce 9 février 2011, en réponse à une question de M. Métivier, Annie Bélec a dit que le « montant dû était basé sur une semaine de trente (30) heures » et que « les informations qu’elle a envoyées à Standard life, elle les avait reçues de Sandra Desjardins du 4545, Frontenac ».


 

[22]            Le 14 février 2011, Carine Bélec, conseillère en ressources humaines à Imprimerie Mirabel, a envoyé à M. Métivier le courriel suivant déposé comme pièce S-9 :

« M. Métivier,

 

Tel qu’entendu avec vous aujourd’hui, je vous ferai parvenir d’ici le 28 février prochain le paiement à être effectué ainsi que le nom des employés concernés par l’erreur survenue sur le calcul des prestations d’assurance invalidité.

 

Tel que discuté et selon les modalités de l’Annexe D-8.00 A) de la présente convention collective, les prestations que le salarié reçoit est égale à 85 % du revenu net pour la période de paie qui précède le début de l’invalidité.

 

Lors de la rencontre, vous m’avez fait part que le paiement doit être effectué rétroactivement en date du 1 er décembre 2008.  Tel que précisé avec vous, nous ferons les vérifications nécessaires à ce sujet.  Vous avez aussi mentionné de vérifier le calcul fait au niveau du 8 % applicable au régime de retraite lors d’invalidité. »

 

[23]            Le 15 mars 2011, Carine Bélec envoyait à tous les salariés la lettre suivante déposée comme pièce S-10 :

«  À :                  Tous les employé(es) du secteur des presses

 

DE :                  Carine Bélec

 

DATE : Le 15 mars 2011

 

OBJET :           Cotisation d’assurance collective et prestation d’invalidité

________________________________________________________________________

 

Bonjour,

 

Suite au renouvellement du contrat de prévoyance collective avec la Standard Life, nous désirons vous aviser que la contribution des employés au programme de prévoyance collective a été augmentée afin de tenir compte de la récente hausse des primes d’assurance vie et d’assurance salaire de longue durée de votre unité.

 

Cette hausse aurait dû être appliquée depuis le 1 er octobre 2010.  Cependant en vertu de l’article 12.04 de la présente convention collective les changements seront en vigueur le 20 février 2011.  Les nouveaux taux de cotisation seront appliqués à votre paie se terminant le 12 mars 2011 et une réclamation pour la période entre le 20 février et le 5 mars 2011 sera effectuée à votre paie se terminant le 19 mars 2011.

 


De plus, veuillez prendre note qu’une erreur s’est produite sur le calcul de vos cotisations d’assurance vie et long terme depuis le 1 er décembre 2008.  En effet, vos cotisations ont été calculées sur un revenu assurable de 30 heures au lieu de 32 heures.  Les modifications seront appliquées à votre paie se terminant le 12 mars 2011 et en vertu de l’article 12.04 de la présente convention collective une réclamation pour la période entre le 20 février et le 5 mars 2011 sera effectuée à votre paie se terminant le 19 mars 2011.

 

Ces deux changements représentent une déduction additionnelle qui varie entre 9.36 $ et 17,94 $ par semaine selon votre couverture et votre salaire.

 

Par le fait même, afin de tenir compte du revenu assurable de 32 heures au lieu de 30 heures la compagnie Standard Life se chargera de faire les ajustements nécessaires aux employés qui reçoivent actuellement des prestations d’invalidité lors de votre prochain paiement et en vertu de l’article 12.04 de la présente convention collective l’assureur procédera au remboursement de la rétroactivité d’ici le 25 mars 2011 à ceux qui ont reçu des prestations d’invalidité durant la période du 2 janvier au 19 mars 2011.

 

Nous sommes désolés des inconvénients que cela a pu causer et nous vous remercions de votre compréhension.

 

N’hésitez pas à communiquer avec nous pour toutes questions relatives à ces changements. »

 

[24]            Selon M. Métivier, M. Gilles Moreau a reçu un ajustement en rétroactivité.  Il a reçu de Standard Life les trois (3) feuilles déposées comme pièce S-12 parce qu’il les a demandées à Standard Life.  Il a reçu 190,88 $ en rétroactivité.  On voit dans ces trois (3) feuilles que les calculs sont faits, pour tenir compte du passage de trente (30) à trente-deux (32) heures, non plus sur la base d’un « montant brut à payer par l’assurance » de 1 245,99 $ (pièce S-14), mais bien sur la base d’un tel montant brut de 1 359,37 $.  L’ajustement pour la période du 2 au 8 janvier 2011 est de 113,38 $ et celui pour la période du 9 au 17 janvier 2011 est de 77,50 $.

 

[25]            M. Métivier dit que le salaire net varie en cours d’année en raison de la fluctuation de certaines déductions.  Cela est admis par le procureur de la partie patronale.  M. Métivier dit que cela peut varier jusqu’à 100 $.  Il précise que ce ne sont pas toutes les déductions qui servent à fixer le montant net au regard de l’assurance  [5] .  Pour illustrer cela, le procureur de la partie syndicale a déposé comme pièce S-13 le bulletin de paie de M. Métivier pour la semaine finissant le 8 septembre 2011.  À un taux horaire de 50,82 $ pour trente-deux (32) heures, cela donne un montant de 1 626,24 $ et le montant net est de 1 075,83 $.


 

[26]            M. Métivier rappelle que l’employeur refuse de faire les ajustements pour les prestations reçues avant le 2 janvier 2011.  Il ajoute que cela concerne plusieurs salariés, ce qui est admis par le procureur de la partie patronale qui admet aussi qu’il y a eu un impact pour l’assurance vie des salariés décédés entre le 1 er décembre 2008 et le 2 janvier 2011.

 

[27]            Le troisième témoin produit par la partie syndicale a été M. Pierre Vermette.  Retraité au moment de son témoignage depuis le 12 janvier 2014, il avait été directeur des ressources humaines à Imprimerie Mirabel depuis le début 2009.  Le procureur de la partie syndicale note que, sur le bulletin de paie de M. Métivier (pièce S-13), le salaire brut est de 1 626,24 $ et le salaire net est de 1 075,83 $.  Selon M. Vermette, la prestation d’assurance salaire long terme, à 85 % du salaire net, serait donc de 914,45 $.  Le procureur de la partie syndicale note que sur le document concernant Gilles Moreau (pièce S-14) envoyé par l’employeur à Standard Life, le salaire brut est aussi de 1 626,24 $.  Le procureur de la partie syndicale demande au témoin pourquoi, sur cette pièce S-14, le 85 % du net n’est plus 914,45 $ mais bien 881,14 $ car le salaire net est sur la pièce S-14 de 1 036,63 $ et non de 1 075,83 $ comme sur la pièce S-13.  M. Vermette dit qu’il ne sait pas et qu’il faudrait tout simplement poser la question à la personne qui a confectionné la pièce S-14 qui pourrait très bien répondre à cette question.

 

[28]            Le procureur de la partie syndicale dépose comme pièce S-15 un document semblable à la pièce S-14 et toujours pour M. Gilles Moreau.  Il s’agit en fait du correctif.  Sur la pièce S-15, le salaire hebdomadaire est toujours de 1 626,24 $.  Mais, contrairement à la pièce S-14, on mentionne le taux horaire de 50,82 $ et le nombre d’heures, c’est-à-dire trente-deux (32).  Cela donne « un salaire brut admissible » de 1 658,24 $ au lieu de 1 524,60 $ (pièce S-14) et un « salaire net hebdomadaire admissible » de 1 109,58 $ au lieu de 1 036,63 $.  Le 85 % est alors de 943,14 $ au lieu de 881,14 $ (pièce S-14) et le 80 % est de 887,66 $ au lieu de 829,30 $ (pièce S-14).

 

4-         DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA CONVENTION COLLECTIVE

 


[29]            Les dispositions de la convention collective pertinentes pour la solution du grief sont les suivantes :

« 12.02 Le salarié qui se croit lésé peut formuler par écrit un grief conformément à la procédure établie au présent article.

 

Le Syndicat peut exercer le droit de grief octroyé au salarié sans justifier d’une cession de créance de sa part.

 

[...] »

 

« 12.04 Un grief doit être formulé le plus tôt possible mais jamais plus de trente (30Jours de l’occurrence du fait lui donnant lieu ou de sa connaissance acquise par le salarié.  Dans le cas de congédiement, le délai est de dix (10) jours.  Ces délais courent à compter de la prise d’effet de la décision de l’Employeur faisant l’objet du grief. »

 

« 12.06 Les délais prévus aux paragraphe 12.03 et 12.04 sont de rigueur.  Ils peuvent toutefois, dans chaque cas particulier, être modifiés par accord écrit entre l’Employeur et le Syndicat.  L’arbitre peut, aux conditions qu’il estime justes, relever l’une ou l’autre des parties de son défaut de se conformer aux délais prévus aux paragraphes 12.03 et 12.04, s’il lui est démontré que la partie défaillante était raisonnablement dans l’impossibilité d’agir. »

 

« 21.06 Le régime d’assurances collectives présentement en vigueur est maintenu pour la durée de la convention collective.

 

Les principales dispositions de ce régime sont décrites à l’annexe D. »

 

«          «                                                       ANNEXE D

 

                                                       PRÉVOYANCE COLLECTIVE

 

D-1.00  L’Employeur s’assure que les polices d’assurances collectives couvrant les employés visés par la présente convention prévoient au moins les couvertures ci-après décrites.

 

[...]

 

D-8.00  L’assurance salaire à court terme est la suivante :

8.01      Prestation de toutes sources :

 

a)         La prestation que le salarié reçoit est égale à quatre-vingt-cinq pour cent (85 %) du revenu net pour la période de paie qui précède le début de l’invalidité.  Pour les fins du calcul de la présente, le salaire maximum assurable est de quatre-vingt-dix-sept mille cinq cents dollars (97 500 $) par année.

 


b)         Indexation : non.

 

c)         Durée : à partir de la 5 e journée ouvrable pendant seize (16) semaines »

[...]

 

D-9.00  L’assurance salaire à long terme est la suivante :

 

9.01      Prestation non imposable

 

9.02      Prestation de toutes sources :

 

a)         La prestation que le salarié reçoit est égale à quatre-vingt pour cent (80 %) du salaire net pour la période de paie qui précède le début de l’invalidité.  Pour les fins du calcul de la présente, le salaire maximum assurable est de quatre-vingt-dix-sept mille cinq cents dollars (97 500 $) par année.

 

b)         Durée : à partir de la 16 e semaine d’invalidité jusqu’à soixante-cinq (65) ans.

 

D-21.00            Aux fins d’application du régime de prévoyance collective, l’expression « salaire assurable », signifie le revenu régulier hebdomadaire incluant les primes intégrées au salaire suivant l’article 8 de l’Annexe A à l’exclusion du surtemps, des bonis, gratifications, avantages sociaux, des autres primes et autres paiements spéciaux. »

 

5-         ARGUMENTATION ET DÉCISION

 

[30]            Sur le fond du litige, le procureur de la partie syndicale a raison de soutenir que, si le recours n’est pas prescrit en raison de la suspension de la prescription, l’employeur peut en principe être tenu de verser les montants dus aux salariés en lieu et place de l’assureur  [6] .

 


[31]            Mais, comme cela est formulé plus haut, la seule véritable question en litige est celle de savoir s’il y a eu suspension de la prescription de trente (30) jours prévue à l’article 12.04  [7] .  La partie syndicale prétend qu’il y a eu suspension de la prescription et s’appuie sur l’article 2904 C.c.Q. qui prévoit que « la prescription ne court pas contre les personnes qui sont dans l’impossibilité en fait d’agir soit par elles-mêmes soit en se faisant représenter par d’autres ».  Le procureur invoque en fait que les salariés et le syndicat étaient dans l’ignorance des faits générateurs du droit réclamé, c’est-à-dire qu’ils ignoraient que le montant des rentes était inexact car l’employeur transmettait à la compagnie d’assurance des données salariales sur la base d’une semaine de travail de trente (30) heures et non de trente-deux (32) heures.  En effet, par erreur, par inadvertance ou par négligence sans aucune mauvaise foi, l’employeur a continué, comme avant, et de bonne foi, de traiter ces données sur une base de trente (30) heures et non de trente-deux (32) heures.  La preuve est claire que cela s’est fait par erreur, par inadvertance ou par négligence sans aucune mauvaise foi.  Il n’y a aucune preuve de mauvaise foi, de fraude, de subterfuge ou de manoeuvre frauduleuse ou dolosive de la part de l’employeur.

 

[32]            Au soutien de ce plaidoyer de suspension de prescription, le procureur de la partie syndicale réfère le tribunal à plusieurs décisions.  Il convient de traiter un certain nombre de ces dernières dans l’ordre où elles ont été présentées.  Il faut d’abord rappeler que le fardeau de la preuve de l’impossibilité d’agir repose sur les épaules de la partie syndicale.

 


[33]            Dans une affaire de 2012, celle de Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1821 c. Tousignant et Commission scolaire de Laval   [8] , un salarié avait été congédié pour vol de temps.  L’employeur avait déposé un grief réclamant 45 000 $ pour ce vol de temps ayant eu lieu de mai 2005 à juin 2010.  L’arbitre a décidé qu’il y avait eu suspension de la prescription parce que l’ignorance par l’employeur des faits générateurs du droit réclamé était due à la mauvaise foi du salarié  [9] .  La Cour supérieure a rejeté la requête en révision judiciaire.  La juge Micheline Perreault rappelle que « l’ignorance peut être une cause d’impossibilité d’agir » (mon souligné)  [10] .  Se basant sur les arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Gauthier   [11] et Oznaga   [12] , elle mentionne que « l’ignorance est une cause de l’impossibilité d’agir lorsque la partie qui l’invoque démontre une réelle incapacité hors de son contrôle ou lorsqu’elle est le résultat de manoeuvres de l’autre partie pour cacher les faits ou pour induire en erreur ».  L’évocation de la « réelle incapacité hors de son contrôle » provient de l’affaire Gauthier où il était question de la crainte du débiteur causé par des actes de violence policière.  Cela n’a aucune application dans la présente instance.  Par ailleurs, selon la juge, l’ignorance mentionnée à l’arrêt Oznaga comme cause de suspension de la prescription doit être le résultat de « manoeuvres de l’autre partie pour cacher les faits ou pour induire en erreur ».  Il n’y a rien eu de tel dans notre cas, mais simplement erreur, inadvertance ou négligence sans mauvaise foi.

 

[34]            Il faut souligner que j’ai de la décision Oznaga la même compréhension que celle de la juge Perreault.  À la page 126, le juge Lamer souligne « qu’il faut prendre bien garde de ne point relaxer la computation des délais, de déchéance comme de procédure, au point de les rendre presque inopérants, car ces clauses servent la justice et ont pour raison d’être la protection des droits que le législateur a voulu à certaines conditions privilégier, fût-ce au détriment de ceux des autres en les plaçant à l’abri des plaideurs qui se manifestent tardivement »  [13] .  Il est donc d’avis qu’il ne faut « pas élargir outre mesure »  [14] la notion d’impossibilité en fait d’agir.  Il estime alors que le principe de base est à l’effet de ne pas « considérer l’ignorance, par les créanciers, des faits juridiques générateurs de son droit comme étant une impossibilité en fait d’agir »  [15] .

 


[35]            C’est en considérant ce qui précède ainsi que les faits précis du litige qu’il faut lire le passage qui suit que le procureur de la partie syndicale a souligné à grand trait :

« Par ailleurs, on semble tout autant d’accord, et j’y souscris, pour reconnaître que l’ignorance des faits juridiques générateurs de son droit, lorsque cette ignorance résulte d’une faute du débiteur , est une impossibilité en fait d’agir [...] et que le point de départ de la computation des délais sera suspendue jusqu’à ce que le créancier ait une connaissance de l’existence de son droit, en autant, ajouterais-je, qu’il se soit comporté avec la vigilance du bon père de famille. » (mon souligné)  [16]

 

[36]            À mon avis, la portée des mots « lorsque cette ignorance résulte d’une faute du débiteur » doit être évaluée au regard du principe émis antérieurement à l’effet que l’ignorance des faits générateurs du droit ne constitue pas en principe une impossibilité d’agir.  Elle doit l’être aussi en considérant que le créancier doit s’être « comporté avec la vigilance du bon père de famille ».  Mais surtout, il m’apparaît que la portée de ces mots doit être limitée au contexte du litige qui était devant la cour.  Quelle était la « faute » du débiteur ?  Elle apparaît dans les deux (2) passages suivants de l’opinion du juge Lamer :

« Il est très important de savoir que ce n’est pas par inadvertance que la société d’État passait outre à son règlement puisqu’elle prenait la peine de s’en cacher par une mise en scène lors du tirage. »  [17]

 

« Dans la présente cause, les allégations de M. Oznaga, avérées pour les fins de ce pourvoi, imputent à la société d’État des manoeuvres qui ont eu pour résultat de lui cacher l’existence des faits qu’il prétend générateurs de son droit, et ce jusqu’au 6 janvier 1978. »  [18]

 

[37]            Il faut rappeler que, dans le présent cas, c’est précisément par inadvertance que l’employeur n’a pas transmis à l’assureur des données basées sur une semaine de trente-deux (32) heures.  L’employeur ne s’est livré à aucune manoeuvre à cet égard.

 


[38]            Je pourrais m’arrêter là, car la décision de la Cour suprême du Canada dans cette affaire Oznaga constitue l’arrêt de principe sur lequel s’appuie toute la jurisprudence  [19] .  Mais, pour voir encore plus la justesse de ce que je viens d’exprimer, il convient de traiter de quelques autres autorités citées par le procureur de la partie syndicale.  Dans l’affaire Le Syndicat démocratique des employés de garage Saguenay-Lac-Saint-Jean (CSD) c. Morency   [20] , il s’agit d’une requête en révision judiciaire d’une décision dans laquelle « l’arbitre constate la violation par l’employeur de certaines dispositions de la convention collective, en ordonne la cessation, mais rejette toute réclamation et demande de  réintégration au nom du salarié pour cause de prescription »  [21] .  L’arbitre constate que le salarié n’est informé de son droit que le 6 mai 2009.  Il reconnaît que « cette situation origine directement des fausses représentations de l’employeur »  [22] .

 

[39]            Le juge de la Cour supérieure souligne que « généralement l’ignorance des faits juridiques générateurs d’un droit ne peut être assimilée à une impossibilité d’agir ».  Citant l’arrêt Oznaga tel qu’il faut le comprendre, il ajoute que « il en va autrement lorsqu’une telle ignorance résulte d’un dol »  [23] ou encore, comme l’a statué la Cour d’appel, « en présence de fraudes ou de manoeuvres dolosives »  [24] , ce principe juridique découlant, selon la Cour d’appel « du principe moral voulant que l’on ne doive pas tirer profit de sa mauvaise foi ou de ses mauvaises actions »  [25] .  Comme l’arbitre avait reconnu que l’employeur avait « profité de la naïveté » du salarié et avait adopté une « démarche préméditée de nature à affecter et compromettre de façon significative »  [26] les droits de ce salarié, la Cour supérieure estime qu’il est inacceptable « que de tels abus ne soient pas de nature à suspendre l’effet de la prescription »  [27] .  En conséquence, la requête en révision judiciaire est accueillie.

 


[40]            Avec égard pour le procureur de la partie syndicale, il me paraît d’une totale évidence qu’il n’y a rien de tel dans la présente affaire où on est en présence d’erreur, d’inadvertance ou de négligence sans mauvaise foi.  On est bien loin de la fraude, de manoeuvres dolosives, de la mauvaise foi, des mauvaises actions, d’une démarche préméditée ou d’abus.

 

[41]            C’est sur cet arrêt de la Cour supérieure que le procureur de la partie syndicale s’appuie pour ensuite mentionner que MM. Moreau et Métivier et M me Bélec se sont aperçus pour la première fois de l’erreur quant aux salaires brut et net en voyant qu’à la pièce S-8, il manquait deux (2) heures.  Le procureur de la partie syndicale souligne que c’est en discutant par la suite avec M. Métivier que l’employeur va découvrir la source du problème.  Puis le procureur de la partie syndicale dit qu’il ne s’explique pas pourquoi M me Bélec a le bon salaire (1 626,24 $) sur la pièce S-14, tout en ajoutant que M me Bélec n’a pas témoigné.  Puis il rappelle le témoignage de M. Vermette à l’effet qu’il ne sait pas à quoi le salarié a droit en lisant la pièce S-13.  Puis le procureur de la partie syndicale souligne comment les calculs ne sont pas simples à partir de ces pièces S-13 et S-14, des calculs révisés par l’assureur (pièce S-15) et de la pièce S-6.  Avec beaucoup de respect, ces constatations n’ont aucune pertinence pour établir que l’ignorance des salariés et du syndicat était causée, comme l’exige la jurisprudence, par une manoeuvre dolosive, une fraude, une démarche préméditée, [...] de l’employeur.  Je le répète, il n’y a aucune preuve à cet effet.  La preuve est plutôt à l’effet que c’est simplement par inadvertance, par erreur ou par négligence sans aucune mauvaise foi que l’employeur n’a pas avisé l’assureur de la nouvelle semaine de trente-deux (32) heures.

 

[42]            Malgré tout, continuons l’analyse des autorités citées par le procureur de la partie syndicale.  Dans l’affaire Le Procureur général du Québec c. Bélanger   [28] , le gouvernement réclamait d’un fonctionnaire la somme de 88 000 $, c’est-à-dire la valeur des biens volés par ce dernier.  La Cour supérieure statue qu’il y a eu suspension de la prescription au sens de l’article 2904 C.c.Q. car l’ignorance des faits était causée par les actes frauduleux du fonctionnaire.  Je répète qu’il n’y a rien de tel dans la présente instance.


 

[43]            Il est exact que, dans l’affaire Catudal c. Borduas   [29] , la Cour d’appel se livre à une analyse des arrêts précités de la Cour suprême du Canada dans les affaires Gauthier c. Beaumont et Oznaga .  J’ai déjà mentionné la portée de ces arrêts.  L’analyse de la Cour d’appel n’ajoute cependant rien de pertinent pour une affaire de la nature de la présente instance.  De plus, avec respect, je ne vois pas la pertinence d’insister dans la présente affaire sur le passage suivant des motifs du juge Chamberland :

« La question de savoir si une personne a été dans l’impossibilité d’agir au sens de l’article 2904 consiste à rechercher si la victime a été privée, par la crainte (comme dans l’arrêt Gauthier c. Beaumont ) ou autrement, pendant un certain temps de son libre arbitre et ainsi de sa volonté d’agir en justice. »  [30]

 

[44]            Dans l’affaire Hôpital Charles-Lemoyne et Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS)   [31] , on était en présence de fraude et de subterfuge.  Faut-il rappeler qu’il n’y a rien de tel dans la présente affaire.

 

[45]            Le procureur de la partie syndicale a cité une décision arbitrale provenant de l’Alberta et une autre de l’Ontario.  Avec respect, il faut constater que cela n’a aucune pertinence pour décider d’une question de suspension de la prescription au sens de l’article 2904 C.c.Q. ou de l’article 12.06 de la convention collective qui ne fait que reprendre le même principe.

 

[46]            Avec respect, il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit quant aux autres autorités citées par le procureur de la partie syndicale.

 

[47]            Il suffit de mentionner que l’interprétation et l’application que je fais de l’article 2904 C.c.Q. pour le cas d’ignorance des faits générateurs du droit est conforme à ce que l’on retrouve dans des ouvrages de doctrine dont j’ai pris connaissance par une recherche supplémentaire.  C’est ainsi que Céline Gervais écrit ce qui suit :


« Lorsque l’impossibilité d’agir résulte de la faute du débiteur de l’obligation, il répugne d’en arriver à un résultat qui ferait en sorte que celui-ci puisse tirer profit de son méfait . » (mon souligné)  [32]

 

[48]            Dans le présent cas, il n’y a eu aucun méfait de la part de l’employeur.

 

[49]            Pour sa part, Julie McCann mentionne qu’il s’agit de l’ignorance « d’un élément essentiel à la prise d’un recours judiciaire [...] surtout lorsque cette ignorance est le fait d’une manoeuvre dolosive du débiteur, et sans que cette ignorance ne puisse être attribuée à son propre défaut de diligence raisonnable »  [33] .  Le même auteur écrit plus loin ce qui suit :

« Si le créancier est tenu dans l’ignorance d’un fait générateur de droit par le débiteur de ce droit, et ce, contre toute notion de bonne foi de la part de ce dernier, il sera normalement jugé que le créancier a fait l’objet d’une dissimulation frauduleuse [...] néanmoins, la simple ignorance d’un fait générateur par un créancier, faisant défaut de faire preuve de diligence raisonnable, ne pourra être opposée à la prescription. »  [34]

 

[50]            Je répète que, dans le présent cas, il n’y a eu aucune manoeuvre dolosive, aucune mauvaise foi, aucune dissimulation frauduleuse de la part de l’employeur.  Je reviendrai sur la question de la diligence raisonnable du créancier.

 

[51]            En se référant au passage précité de l’affaire Oznaga , c’est-à-dire « en autant qu’il se soit comporté avec la vigilance du bon père de famille », Céline Gervais écrit que les créanciers « doivent faire preuve d’une diligence raisonnable dans la recherche des faits ».  Selon cette auteure, « décider autrement reviendrait à laisser à la seule initiative du demandeur la date marquant la fin de la suspension de la prescription »  [35] .

 


[52]            Geneviève Cotnam écrit que le créancier « ne pourra cependant invoquer l’impossibilité d’agir si la situation résulte de sa propre négligence ou de celle de son mandataire ou encore de son défaut de s’informer  [36] .

 

[53]            Comme je viens de l’indiquer, il n’y a pas eu impossibilité en fait d’agir au sens de l’article 2904 C.c.Q. car l’ignorance des faits par les débiteurs, c’est-à-dire les salariés et le syndicat, n’est due, comme l’exige la jurisprudence, en aucun geste de l’employeur s’apparentant à de la mauvaise foi, des manoeuvres dolosives, des actes frauduleux, une dissimulation frauduleuse, un méfait, un subterfuge, une démarche frauduleuse préméditée [...].  L’employeur n’a pas transmis à la compagnie d’assurance les bonnes données simplement par inadvertance, manque d’attention, erreur ou négligence, mais sans aucune mauvaise foi et encore moins une intention frauduleuse.

 


[54]            Cela pourrait suffire à conclure qu’il n’y a pas eu suspension de la prescription.  Il convient cependant de mentionner, de façon succincte car ce n’est qu’un élément subsidiaire et non essentiel, que, de toute façon, la preuve prépondérante est à l’effet qu’il n’y a pas eu de la part des salariés et du syndicat diligence raisonnable.  En effet, un simple renvoi à cette preuve suffit pour constater que, pour les salariés et le syndicat, il n’était pas du tout impossible de découvrir et de savoir que l’employeur ne transmettait pas à la compagnie d’assurance l’information à l’effet que désormais (1 er décembre 2008) la semaine de travail était de trente-deux (32) heures et non de trente (30) heures comme auparavant.  Cela n’était peut-être pas facile ou évident à savoir, mais sûrement pas d’une difficulté que toute personne diligente et raisonnable ne pouvait affronter et surmonter.  Les documents déposés en preuve, particulièrement ceux transmis aux salariés, démontrent qu’avec une diligence raisonnable, cela aurait pu être connu.  À cet égard, il suffit de constater que la différence entre le montant reçu et celui dû n’est pas insignifiant.  Il ne s’agit pas, comme on le voit parfois, d’une erreur de quelques dollars sur une paie.  Il s’agit d’un salaire horaire d’environ 50 $.  Une somme équivalente à 80 ou 85 % du salaire net pour deux (2) heures supplémentaires est donc assez considérable pour être découverte si on fait preuve de diligence raisonnable en examinant les documents reçus et en posant les questions pertinentes aux personnes responsables de la gestion de ces dossiers.  Mais, je le répète, cet argument n’est que subsidiaire.  Il convient cependant de constater qu’aucun salarié n’a témoigné et qu’il en est de même de Annie Bélec et de Carine Bélec.

 

[55]            Pour sa part, le procureur de la partie patronale prétend qu’on est tout simplement en présence d’un grief de nature continue.  À cet effet, il cite les décisions suivantes :

-           Union des employés et employées de service, section locale 800 et For Net inc.   [37] ;

-           Association des policiers et pompiers de la ville de Trois-Rivières inc. et Ville de Trois-Rivières   [38] ;

-           Fraternité des policiers de Saint-Rémi inc. et Ville de Saint-Rémi  [39]

-           Association des professeurs de Lignery et Commission scolaire des Grandes Seigneuries   [40] ;

-           Transport Papineau inc. et Association des camionneurs et hommes d’entrepôt de Transport Papineau inc.   [41] ;

-           Syndicat des Teamsters, Conférence des communications graphiques, section locale 41M et Imprimerie Mirabel inc. et Le Journal de Montréal   [42] .

 

[56]            Le procureur de la partie patronale me réfère aussi à huit (8) autres décisions qui sont au même effet.

 

[57]            Les auteurs Morin et Blouin s’expriment comme suit à ce sujet :


« En certains cas, la prescription peut opérer seulement pour le passé et non pour l’avenir.  Il s’agit du grief continu.  Il en est ainsi lorsqu’on réclame les bénéfices de la convention collective dans un contexte où la prestation de travail qui sous-tend cette réclamation en est une à exécution successive et où la violation de la convention collective est récurrente ou répétitive.  Si l’on préfère, l’événement qui donne lieu au grief se répète de façon épisodique.  Au moment du dépôt du grief, cet événement ne constitue pas alors un fait passé, mais vise plutôt une pratique actuelle de l’employeur.  Ainsi, le fait que le plaignant n’ait pas réclamé dans le passé ne peut lui être reproché pour l’avenir : la prescription n’opère en semblable situation, que de façon quotidienne ou périodique.  L’exemple le plus classique est le cas de la réclamation salariale rétroactive. »  [43]

 

[58]            Cette notion de grief continu peut s’appliquer dans la présente instance car le syndicat a agi pour tous les salariés lésés.  Il n’est pas nécessaire d’analyser de façon détaillée cette question du grief de nature continue, car j’ai déjà rejeté le plaidoyer de suspension de prescription.  Il suffit de constater que, pour le grief déposé par le syndicat au nom de tous les salariés lésés, il s’agit bien, tout au moins par une analogie certaine, d’un cas d’application de cette notion de grief de nature continue.  En effet, il y a alors prescription pour le passé, c’est-à-dire qu’on ne peut accueillir une réclamation qui remonte plus loin que la date du début du délai de prescription de trente (30) jours.  Par ailleurs, pour le futur, c’est-à-dire pour toute réclamation postérieure au début de ce délai de trente (30) jours, il n’y a pas prescription.  C’est donc à bon droit que l’employeur et la compagnie d’assurance ont agi en conformité avec ces règles.

 

[59]            CONSIDÉRANT le grief;

 

[60]            CONSIDÉRANT la convention collective;

 

[61]            CONSIDÉRANT la preuve;

 


[62]            EN CONSÉQUENCE, pour toutes les raisons mentionnées, je rejette le grief pour cause de prescription car il n’y a pas eu suspension de la prescription.

 

 

Sherbrooke, le 21 mars 2014

 

 

______________________________

Jean-Louis Dubé, arbitre

 

 

Procureur de la partie syndicale : M e Michel Morissette

Procureur de la partie patronale : M e Hubert Graton



[1] Par exemple, selon l’article D.9.02 de l’Annexe D, pour l’assurance salaire à long terme, « la prestation que le salarié reçoit est égale à 80 % du salaire net pour la période de paie qui précède le début de l’invalidité ».

[2] On verra qu’en de telles circonstances, si le recours n’est pas prescrit, l’employeur doit, en principe, indemniser à la place de la compagnie d’assurance.

[3] C’est le cas pour la plupart des cas; le paiement par chèque est l’exception.

[4] La différence entre 1 524,60 $ et 1 036,63 $ est constitué de l’impôt fédéral (198,60 $), l’impôt provincial (230,63 $), l’assurance emploi (11,06 $), le RQAP (Régime québécois d’assurance parentale) (6,08 $) et le RRQ (41,60 $).

[5] Il en est ainsi par exemple pour une retenue de pension alimentaire.

[6] Voir, à cet égard, les deux (2) décisions citées par le procureur de la partie syndicale :  Société immobilière Trans-Québec inc. c. Rita Collard , décision du 15 mars 1995, C.A. n o 500-09-001714-914 ( AZ-95011394 ); 163916 Canada inc. - Provigo Distribution inc. (Bannières spécialisées) et Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, local 500 , décision arbitrale du 3 avril 1991 (Richard Guay, arbitre).

[7] Selon la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Oznaga c. Société d’exploitation des loteries , [1981] 2 R.C.S 113 (125) la règle de la suspension s’applique à un délai de prescription de cette nature.

[8] 2012 Q.C.C.S. 3581.

[9] Dans notre cas, comme je l’ai déjà mentionné, il n’y a aucune preuve de mauvaise foi de la part de l’employeur.

[10] Ibidem , paragraphe 54.

[11] Gauthier c. Beaumont , [1998] 2 R.C.S. 3 .

[12] Oznaga c. Société d’exploitation des loteries , [1981] 2 R.C.S. 113 .

[13] Oznaga c. Société d’exploitation des loteries , [1981] 2 R.C.S. 113 (126).

[14] Ibidem .

[15] Ibidem .

[16] Ibidem .

[17] Ibidem , p. 116 (mon souligné).

[18] Ibidem , p. 127 (mon souligné).

[19] Sauf évidemment lorsqu’il s’agit d’un cas d’impossibilité d’agir où l’ignorance est pour raisons psychologiques, auquel cas il faut ajouter à cet arrêt Oznaga celui précité de Gauthier c. Gaumond , [1998] 2 R.C.S. 3 .

[20] 2011 Q.C.C.S. 5742 .

[21] Ibidem , paragraphe 3.

[22] Ibidem . paragraphe 55.

[23] Ibidem . paragraphe 57.

[24] Ibidem , paragraphe 58 où on mentionne cette décision de la Cour d’appel dans l’affaire Richard Allen, Denis Arsenault et al. c. Ghislain Boutin et al ., REJP 2002-32904 (C.A.).

[25] Ibidem , paragraphe 59.

[26] Ibidem , paragraphe 61.

[27] Ibidem .

[28] 2012 Q.C.C.S. 845 .

[29] 2006 C.C.C.A. 1090.

[30] Ibidem , paragraphe 84.

[31] Décision arbitrale du 11 octobre 2013 (Serge Brault, arbitre).

[32] Céline Gervais, La prescription , Éditions Yvon Blais, 2009, p. 159.

[33] Julie McCann, Prescriptions extinctives et fins de non-recevoir , Wilson et Lafleur, 2011, p. 145.

[34] Ibidem , p. 149.

[35] Ibidem , p. 169.

[36] JurisClasseur Québec Lexis-Nexis, Preuve et prescription , Partie II, Fascicule 20, page 20/6.

[37] AZ-03141194 (Bernard Brody, arbitre) 26 mai 2003.

[38] AZ-50646472 (Robert Choquette, arbitre) 9 juin 2010.

[39] AZ-50270265 (Claude H. Foisy, arbitre) 30 août 2004.

[40] AZ-50840108 (Huguette April, arbitre) 14 mars 2012.

[41] AZ-99141045 (Harvey Frumkin, arbitre) 1 er décembre 1998.

[42] AZ-50676182 (Jean Barrette, arbitre) 14 septembre 2010.

[43] Fernand Morin et Rodrigue Blouin, Droit de l’arbitrage de grief , Les Éditions Yvon Blais, 6 e édition, 2012, p. 336.