Université du Québec à Montréal c. Létourneau

 

JS1210

 

 

 

 

 

 

2014 QCCS 1556

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

 

N° :

500-17-075422-132

 

 

DATE :

10 avril 2014

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE MARC ST-PIERRE, J.C.S. (JS1210)

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

Requérante

c.

Me MARIO LÉTOURNEAU

Intimé

 

et

SYNDICAT DES PROFESSEURS ET PROFESSEURES DE L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (SPUQ)

Mis en cause

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JUGEMENT

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[1]            Le Tribunal est saisi d’une requête en révision judiciaire de la requérante pour obtenir l’annulation d’une sentence arbitrale ayant accueilli un grief du mis en cause.

[2]            Par sa sentence, l’intimé a déclaré que la décision de la requérante prise le 24 février 2011 d’étale dans le temps, i.e. reporter, le comblement de postes autorisés par la répartition adopté par résolution du conseil d’administration de la requérante était invalide et s’est réservé compétence quant à la réclamation de dommages.

[3]            La requérante demande également à la Cour supérieure de rejeter le grief du mis en cause.

*     *     *

[4]            Le conseil d’administration de la requérante a adopté le 14 juin 2011 la répartition des postes de professeurs et professeures entre les départements de l’Université pour l’année académique 2012-2013 (R-4).

[5]            Cette répartition est constituée d’un document énumérant les 154 nouveaux postes octroyés pour l’année académique 2012-2013, par départements, avec une date d’attribution, soit généralement le 1 er juin 2012, qui coïncide avec le début de l’année académique 2012-2013.

[6]            La convention collective liant la requérante au mis en cause en vigueur à l’époque pertinente au litige (R-1) y réfère au paragraphe 8.06; elle prévoit que le conseil d’administration décide d’une répartition des postes entre les départements avant le 1 er novembre de chaque année.

[7]            Le 27 février 2012, le recteur de la requérante transmet une note aux directrices et directeurs de département pour confirmer une décision de la direction [1] déjà communiquée lors d’une rencontre du 24 février quant à l’étalement dans le temps du comblement de 77 des 154 postes, soit pour tous ceux pour lesquels il n’y a pas eu convocation (de candidat-e-s) en entrevue.

[8]            Cette décision est contestée le 6 mars 2012 par un grief du mis en cause qui invoque que la décision unilatérale du 24 février 2012 du recteur Corbo de bloquer le processus d’embauche des nouvelles professeures ou nouveaux professeurs contrevient aux décisions de la Commission des études [2] et du conseil d’administration  ainsi qu’aux clauses 8.02 à 8.07 de la convention collective.

[9]            Le grief réclame l’application intégrale et immédiate des décisions de la Commission des études et du conseil d’administration et, par amendement ultérieur au dépôt du grief, que les départements lésés par l’étalement des embauches soient compensés monétairement à titre de dommages.

[10]         Le 13 mars 2012, le sujet de l’étalement du processus de comblement des nouveaux poste de professeur-e-s est ajouté à l’ordre du jour de la réunion du conseil d’administration de la requérante qui se tient ce jour là, à la demande d’un professeur (membre du conseil).

[11]         Les membres du conseil d’administration prennent acte d’un report en 2013-2014 de la dotation de 77 des 154 postes à être comblés, sous réserve de développements à l’automne 2012; il n’y a pas de résolution du conseil d’administration approuvant ou désapprouvant le report.

[12]         Le 21 avril 2012, le recteur de la requérante transmet une nouvelle note aux directrices et directeurs de département pour leur annoncer que le processus d’embauche de 97 nouvelles professeures et nouveaux professeurs est continué en 2012-2013 et que le nombre de postes dont la dotation est reportée en 2013-2014 est diminué à 57 (au lieu de 77) et ce, à la suite de démarches du vice-recteur à la Vie académique avec les directrices et directeurs de département ayant conduit à un nouveau plan d’étalement daté du 5 avril 2012 [3]   tenant compte des besoins prioritaires des départements.

[13]         Le 24 avril 2012, le budget de la requérante pour l’année 2012-2013 est adopté au conseil d’administration; il y est question de l’étalement jusqu’à l’exercice financier 2013-2014 des postes au-delà de ceux financés par le gouvernement (du Québec) et des 13 postes supplémentaires financés par les revenus de fonctionnement de la requérante [4] .

[14]         Le 8 mai 2012, l’intimé est nommé comme arbitre par la ministre du travail pour disposer du grief du mis en cause; il tient des audiences les 30 août, 13 septembre, 12, 19, 25 et 26 octobre 2012; la sentence arbitrale est rendue le 11 décembre 2012 et la requête introductive en l’instance a été signifiée le 10 janvier 2013.

*     *     *

[15]         La requérante plaide d’abord que l’intimé a commis une erreur dans l’interprétation des pouvoirs de ses instances décisionnelles, particulièrement le conseil d’administration et le recteur, alors que ce n’est pas dans son champs de compétence; elle ajoute que l’intimé a d’ailleurs omis de statuer sur sa propre compétence bien qu’elle (la requérante) a soulevé une objection à cet égard « d’entrée de jeu ».

[16]         La requérante plaide ensuite que l’intimé a ajouté à la convention collective, en particulier au paragraphe 8.06, considérant que cette disposition ne concerne que la répartition des postes et non la date ou l’année d’embauche des professeur-e-s; il s’appuie à cet égard sur le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Air-Care [5] , célèbre à l’époque, et sur certains jugements qui l’ont suivi, dont un de cette cour relativement récent [6] .

[17]         La requérante plaide troisièmement que l’intimé s’est prononcé sur la légalité de la décision du 24 février 2012 [7] alors qu’elle n’a jamais été mise en œuvre, l’arbitre ayant omis de tenir compte de la preuve de faits subséquents relativement aux négociations entre le vice-recteur à la Vie académique et les directrices et directeurs de département ayant mené à une entente pour moduler l’étalement (i.e. le plan du 5 avril 2012).

[18]         La requérante plaide finalement que la sentence arbitrale conduit à un résultat  absurde et illogique en ce que la répartition confirmée par le conseil d’administration plus d’un an avant l’adoption du budget [8] lui imposerait des contraintes financières intolérables avant même de commencer l’exercice de préparation des prévisions budgétaires pour l’exercice financier en cause (qui coïncide maintenant avec l’année académique : du 1 er juin au 31 mai).

*     *     *

[19]         Pour sa part, le mis en cause, qui a pris la défense de la sentence arbitrale, invoque différents jugements de la Cour suprême du Canada ayant déterminé au fil des années l’étendue de la compétence arbitrale dans l’interprétation et l’application de lois ou de règlements de façon à confirmer la compétence de l’arbitre pour décider du grief dont il était saisi.

[20]         Le mis en cause invoque notamment l’arrêt Isidore Garon Ltée c. Tremblay [9] où la juge Deschamps, qui a rédigé l’opinion ayant reçu l’aval de la majorité, écrit que le droit commun trouve sa pertinence lors de l’interprétation des conditions de travail incluses dans la convention collective [10] .

[21]         Le mis en cause plaide ensuite l’arrêt Dunsmuir [11] là où il est rappelé ce que la cour déclarait déjà dans l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P. , à savoir que ce ne sont pas toutes les questions de droit général qui sont assujetties à la norme de la décision correcte mais seulement celles « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » [12] .

[22]         Ainsi, selon le mis en cause, l’intimé aurait droit à  une certaine déférence de la part de la Cour supérieure lorsqu’elle révise l’interprétation par l’intimé des pouvoirs des instances administratives de la requérante, comme ceux de son conseil d’administration et de son recteur, en vertu de la Loi sur l’Université du Québec (L.R.Q., c. I-1) ou de son Règlement de régie interne adopté en vertu de l’article 42 de ladite loi.

[23]         Le mis en cause ajoute de plus qu’il ne fait pas de doute que la décision du recteur de suspendre le processus d’embauche a pour effet de modifier la répartition des postes adoptée par le conseil d’administration et que partant, elle n’est pas valide, le recteur n’ayant pas le pouvoir de modifier une décision du conseil d’administration.

[24]         En ce qui concerne le deuxième moyen invoqué par la requérante dans sa demande de révision judiciaire, l’ajout par l’intimé d’une disposition à la convention collective, le mis en cause considère qu’il n’y a pas un tel ajout puisque le paragraphe 8.06 de la convention collective réfère à la répartition, lequel comprend une date d’attribution (des postes) qu’il (le mis en cause) assimile à la date de comblement des postes.

[25]         Quant à la preuve de faits postérieurs, le mis en cause signale que la requérante convient maintenant que l’arbitre les a pris en considération.

[26]         Finalement, relativement au quatrième moyen de la requérante, le mis en cause répond que la requérante ne peut invoquer des considérations d’ordre financier pour ne pas respecter ses obligations.

*     *     *

[27]         En réplique, la requérante attire l’attention de la cour sur certains éléments pouvant justifier sa prétention à l’effet que la date d’attribution prévue dans la répartition  ne correspond  pas à la date pour combler le poste.

[28]         À cet égard, elle réfère par analogie au paragraphe 8.08 de la convention collective traitant de l’ouverture de postes en dehors de la période normale - pour la requérante, si l’ouverture des postes fait l’objet d’une mention dans la convention collective, c’est nécessairement parce qu’il s’agit d’une réalité qui serait distincte de l’entrée en fonction.

[29]         Ce serait donc également le cas à 8.06 : c’est l’ouverture des postes qui est visée et non pas « leur comblement »; la requérante réitère ensuite son argument initial à l’effet que rien dans la convention collective ne détermine un délai pour combler le poste.

[30]         La requérante ajoute ensuite de nouveaux arguments en révision quant à sa prétention à l’effet que l’arbitre n’a pas compétence en se référant au redressement préconisé par le grief, à savoir, d’abord, l’application intégrale des décisions de la Commission des études et du conseil d’administration et, deuxièmement, à la suite d’un amendement postérieur au dépôt du grief, la réclamation de dommages à être attribuée aux départements.

[31]         En ce qui concerne le premier redressement, la requérante prétend que le recours approprié est l’action directe en nullité en vertu de l’article 33 C.p.c. assorti s’il y a lieu de conclusions en injonction; en ce qui concerne les dommages pour les départements, les accorder équivaudrait à permettre au mis en cause de plaider pour autrui.

*     *     *

[32]         En duplique, le mis en cause répond que le recours par l’action directe en nullité pourrait être applicable si ce n’était du fait que le paragraphe 8.06 de la convention collective réfère à la répartition - qui détermine les postes créés pour l’année académique à venir avec une date d’attribution; quant à la réclamation en dommages pour les départements, il s’agit d’une question à être soulevée dans la deuxième étape de l’arbitrage, les parties ayant convenu de le scinder en deux de façon à ce que l’arbitre se prononce uniquement sur le bien-fondé du grief dans un premier temps.

*     *     *

[33]         Le tribunal se prononce maintenant sur les moyens invoqués par la requérante en révision.

[34]         En introduisant la répartition dans la convention collective, par la référence au paragraphe 8.06, les parties ont donné l’ouverture nécessaire pour qu’un litige relatif à son application (de la répartition) soit arbitrable; le défendeur avait donc la compétence initiale de procéder à l’enquête.

[35]         Ce qui reste, une fois la compétence initiale reconnue, c’est la détermination du critère de contrôle et l’examen à la lumière du critère applicable de la décision ou de la ou des partie(s) de la décision attaquée; de fait, les questions préliminaires - à la compétence de l’arbitre de grief - ont été éliminées par l’évolution jurisprudentielle dans les années 1990.

[36]         En l’espèce, le critère applicable pour l’intervention est celui de la décision ou de la conclusion déraisonnable, même à l’égard de l’interprétation par le défendeur des pouvoirs des instances de la requérante en vertu de la loi ou de la règlementation, puisqu’il s’agit de législation particulière au milieu.

[37]         En ce qui concerne le deuxième moyen de la requérante, basé sur le raisonnement voulant qu’une interprétation ayant pour effet d’ajouter une obligation à la convention collective constitue un excès de compétence, il y a bien longtemps que la jurisprudence qui l’a créé a été écartée parce que le raisonnement qui le sous-tend revenait à justifier l’intervention pour erreur simple sur une question qui relève de la compétence exclusive de l’arbitre.

[38]         Effectivement, toute interprétation de la convention collective peut donner lieu à une obligation additionnelle pour la partie perdante puisqu’une disposition contractuelle doit s’interpréter dans le sens qui lui donne un effet plutôt que dans le sens qui ne lui en donne aucun; évidemment, pour la partie gagnante, à l’inverse, il n’y a pas ajout mais respect de ce qui a été négocié.

[39]         Quant au défaut par l’intimé de tenir compte d’éléments de faits postérieurs, la requérante admet que tel n’est pas le cas, ainsi que le mis en cause l’a relevé dans sa plaidoirie : l’intimé a rapporté dans la sentence les démarches du vice-recteur à la Vie académique, M. Robert Proulx, postérieures à la décision du 24 février 2011 du recteur, ayant conduit à une modulation de l’étalement du comblement des postes.

[40]         D’autre part, les changements ultérieurs apportés par la direction suite aux démarches du vice-recteur à la Vie académique, M. Robert Proulx, procédaient de la même conception voulant qu’il soit possible de suspendre le processus d’engagement :  l’accord ou l’absence d’accord des assemblées départementales ou de leur directrice ou directeur n’y change pas grand chose.

[41]         En ce qui concerne le caractère déraisonnable ou absurde du résultat de la sentence arbitrale faisant en sorte que la requérante se serait engagée à combler un nombre déterminé de postes plusieurs mois avant l’exercice en vue de l’adoption de son budget, alors que le salaire des professeures et des professeurs représenterait 25 % de ses dépenses, le Tribunal ne croit pas qu’il s’agisse là d’une considération qui doive même faire l’objet d’une analyse dans le cadre d’une révision judiciaire.

[42]         Je termine avec le moyen invoqué par la requérante dans sa réplique : la réclamation de dommages pour autrui; il y a lieu de prendre en considération à cet égard le fait qu’un arbitre de griefs a le pouvoir de rendre une sentence arbitrale pour déclarer que telle ou telle décision de l’employeur est invalide, sans que le grief puisse donner lieu à une condamnation spécifique.

[43]         Ainsi, même si la réclamation du mis en cause pour dommages-intérêts à être attribués aux départements était irrecevable, ce que le défendeur pourra évaluer dans la deuxième étape de l’arbitrage, la décision présentement attaquée ne serait pas révisable pour ce motif.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[44]         REJETTE la requête introductive d’instance en révision judiciaire;

[45]         AVEC dépens , en faveur du mis en cause .

 

 

MARC ST-PIERRE, J.C.S.

Me André Sasseville

Langlois Kronström Desjardins

Procureurs de la requérante

 

Me Isabelle Lanson

Laroche Martin

Procureurs du mis en cause

 

Date d’audience :

25 mars 2014

 



[1] le tribunal utilise ce terme pour viser ce que les parties appellent le comité de direction, lequel est composé du recteur et des vice-recteurs ou de certains d’entre eux, qui (le comité) n’aurait pas d’existence légale, selon le mis en cause et l’intimé, parce qu’il ne correspondrait pas à une instance constituée en vertu de - ou dont les pouvoirs seraient reconnus par - la loi ou un règlement

[2] la Commission des études recommande la répartition au conseil d’administration

[3] il est reproduit aux pages 37 à 42 de la sentence arbitrale (R-2)

[4] il s’agirait des postes dont le comblement n’est pas reporté

[5] Air-Care Ltd c. United Steel Workers of America, [1976] 1 R.C.S. 2

[6] Diageo Canada inc. c. Lefebvre, D.T.E. 2005T-1090

[7] celle qui est confirmée par la note de M. Claude Corbo du 27 février 2012 (R-5)

[8] en réalité, selon 8.06 de la convention collective, la répartition doit être confirmée par le CA avant le 1 er novembre, donc 6 mois avant le début de la prochaine année financière, sauf que, pour 2012-2013, elle a été confirmée dans les faits en juin 2011, soit environ 11 mois avant

[9] [2006] 1 R.C.S. 27

[10] paragr. 28 in fine

[11] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 198

[12] au paragraphe 60 du jugement dans Dunsmuir