Provigo Distribution inc. c. Commission des relations du travail

2014 QCCS 2179

JH5439

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-078345-132

 

 

 

DATE :

22 mai 2014

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

STEPHEN W. HAMILTON, J.C.S.

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PROVIGO DISTRIBUTION INC.

Demanderesse

c.

COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL

Défenderesse

et

SYNDICAT DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS EN ALIMENTATION DE PLACE ROUANDA

Mise en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

[1]            Provigo Distribution inc. (« Provigo ») demande par révision judiciaire l’annulation de trois conclusions prononcées contre elle par la Commission des relations du travail (la « Commission ») sur une plainte déposée par le Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda -CSN (le « Syndicat »).

 

 

CONTEXTE FACTUEL

[2]            Le Syndicat représente les salariés de Provigo qui travaillent au magasin Loblaws à Rouyn-Noranda.  La convention collective liant le Syndicat et Provigo vient à échéance le 1 er novembre 2012 et les parties négocient une nouvelle convention collective.

[3]            Dans le cadre de ces négociations, Provigo fait une offre le 21 mars 2013.  Le lendemain, et nonobstant une mise en demeure du Syndicat de ne pas le faire, Provigo place un communiqué au tableau d’affichage situé près de l’horodateur qui annonce que Provigo a fait une offre de règlement et que les intéressés peuvent consulter l’offre dans la salle de repos des employés.  Cette communication est faite deux jours avant l’assemblée générale des employés prévue pour le 24 mars 2013 et Provigo explique qu’elle est nécessaire parce que des salariés ont déclaré qu’ils ne recevaient pas de réponses à leurs questions en assemblée.

[4]            Le Syndicat s’oppose à cette façon de faire et dépose une plainte devant la Commission le 28 mars 2013 pour ingérence et entrave aux activités syndicales et en négociations de mauvaise foi alléguant violation des articles 3, 12 et 53 du Code du travail [1] et l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la «  Charte  ») [2] .  Il y a un deuxième incident en mai 2013 qui résulte en une plainte amendée le 9 mai 2013.

[5]            Suite à une audition, la Commission rend sa décision le 27 juin 2013.  Elle conclut que la distribution aux salariés des communications de Provigo du 22 mars 2013 viole les articles 3 , 12 et 53 du Code du travail et entrave les activités du Syndicat, mais que l’incident de mai ne constitue pas une violation du Code du travail .  Il n’y a aucune demande en révision judiciaire de ces conclusions.

[6]            En conséquence, la Commission rend une série d’ordonnances contre Provigo.  Certaines ne font pas l’objet de la demande en révision judiciaire :

-                ordonnance de se conformer aux obligations en vertu des articles 12 et 53 du Code du travail ;

-                ordonnance de ne pas s’adresser directement ou indirectement aux salariés au sujet des négociations; et

-                ordonnance de transmettre la décision de la Commission aux salariés.

 

[7]            Les seules conclusions qui font l’objet de la demande en révision judiciaire sont les suivantes :

DÉCLARE qu’en plus des articles 3 , 12 et 53 du Code du travail , Provigo Distribution inc ., ses représentants et mandataires ont violé intentionnellement l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne en procédant à la distribution aux salariés de l’unité de négociation du Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda - CSN des communications de l’employeur du 22 mars 2013 (offre du 21 mars 2013 et résumé);

ORDONNE à Provigo Distribution inc ., ses officiers, représentants, ou mandataires, de s’abstenir de faire état publiquement des négociations avec le Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda - CSN pour le renouvellement de la convention collective au magasin Loblaws de Place Rouanda à Rouyn-Noranda, sauf au moyen de comptes rendus factuels et objectifs;

ORDONNE à Provigo Distribution inc . de verser au Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda - CSN , dans les huit (8) jours de la signification de la présente décision, la somme de 5 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs;

[8]            À l’appui de sa requête en révision judiciaire, Provigo produit l’affidavit de Jonathan Labelle et des pièces.  Le Syndicat s’oppose aux paragraphes 3 et 4 de l’affidavit et aux pièces R-5 et R-6 parce que ce sont des faits subséquents à l’audition devant la Commission et donc non pertinents à la révision judiciaire de sa décision.

[9]            Plus précisément, les éléments de preuve auxquels le Syndicat s’objecte prévoient ce qui suit :

●          le paragraphe 3 de l’affidavit prévoit : « Le 10 juin 2013 le Syndicat a déclenché une grève générale illimitée »;

●          le paragraphe 4 de l’affidavit prévoit : « Le 22 juillet 2013, Provigo Distribution inc. a reçu par l’intermédiaire de monsieur Hugues Mousseau une mise en demeure du Syndicat, alléguant qu’il avait contrevenu à l’ordonnance émise dans la décision contestée par la présente procédure »;

●          la pièce R-6 est la mise en demeure du 22 juillet 2013;

●          la pièce R-5 est le verbatim de l’entrevue du 18 juillet 2013 qui a donné lieu à la mise en demeure.

[10]         J’ai pris cette objection sous réserve et j’en traiterai plus loin dans mon jugement.

ANALYSE

[11]         Il n’est pas nécessaire de reprendre en détail la nature et le rôle de la Commission et le mandat que le législateur lui a confié.  Il suffit pour les fins de ce dossier de se rappeler qu’en matière de révision judiciaire des décisions de la Commission, la règle générale est la norme de contrôle de la décision raisonnable :

De manière générale, la jurisprudence reconnaît que la norme de la décision raisonnable s'applique à la révision judiciaire des décisions de la Commission, organisme spécialisé et protégé par une disposition d'inattaquabilité absolue , auquel le législateur a confié de manière exclusive l'application du Code du travail et d'autres lois du travail. Cette mission inclut évidemment l'interprétation de ces lois, mais aussi celle des lois nécessaires ou accessoires à l'étude des questions portées devant elle . … En principe, la norme de la déraisonnabilité s'applique également aux décisions qu'elle rend à cet égard. [3]

[12]         Provigo suggère que la norme applicable, au moins à certains égards, est la norme de la décision correcte.

1.  Ordonnance de ne pas faire état publiquement des négociations

[13]         Provigo demande la révision judiciaire de l’ordonnance de ne pas faire état publiquement des négociations en plaidant que :

1.         Le Syndicat n’a demandé à la Commission aucune ordonnance à cet effet;

2.         Comme le Syndicat n’a pas demandé cette ordonnance, Provigo n’a jamais eu l’opportunité de faire des représentations;

3.         L’ordonnance brime de manière injustifiée sa liberté d’expression; et

4.         L’ordonnance n’est pas motivée et le lien rationnel entre la contravention constatée et l’ordonnance n’est pas expliqué.

[14]         Les deux premiers motifs soulèvent des questions de justice naturelle, plus particulièrement que la Commission a jugé ultra petita et sans respecter la règle d’ audi alteram partem.

[15]         Je suis satisfait que sur ces questions précises, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte [4] .

[16]         Il est clair dans ce dossier que :

1.         l’ordonnance de ne pas faire état publiquement des négociations n’a pas été demandé par le Syndicat, ni dans sa plainte ni lors des audiences devant la Commission;

2.         le Commissaire n’a pas soulevé la possibilité de rendre une telle ordonnance lors des audiences; et en conséquence

3.         les parties, et en particulier Provigo, n’ont jamais eu l’opportunité de faire des représentations sur une telle ordonnance.

[17]         Dans les circonstances, et avant d’émettre l’ordonnance, le Commissaire devait donner aux parties l’opportunité d’être entendues sur l’ordonnance qu’il proposait émettre, et le fait qu’il ne leur a pas donné cette opportunité est une erreur qui justifie l’annulation de cette ordonnance [5] .  Je ne suis pas satisfait que l’article 118 du Code du travail , qui donne à la Commission le pouvoir très large de rendre toute ordonnance qu’elle estime propre à sauvegarder les droits des parties, lui autorise de passer outre les règles de justice naturelle.

[18]         Vu cette conclusion, je préfère ne pas me prononcer sur les autres arguments mis de l’avant par Provigo.  Il n’est pas nécessaire non plus que je me prononce sur les objections.

2.  Violation à l’article 3 de la Charte et dommages punitifs

[19]         Provigo demande la révision judiciaire de la déclaration qu’elle a violé l’article 3 de la Charte et de l’ordonnance de payer 5 000 $ en dommages punitifs en plaidant que :

1.         La Commission a commis une erreur révisable en concluant que les infractions au Code du travail constituaient une violation de la Charte ;

2.         La Commission n’a pas motivé sa décision que les infractions au Code du travail constituaient une violation de la Charte ;

3.         La Commission ne pouvait ordonner des dommages punitifs sur la seule base d’une contravention au Code du travail ;

4.         La Commission n’a pas motivé sa décision que Provigo a eu l’intention de contrevenir à la liberté d’association des salariés.

[20]         En ce qui concerne l’article 3 de la Charte , Provigo invoque le paragraphe 55 du jugement de la Cour Suprême dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [6]  à l’appui de son argument que la norme applicable est celle de la décision correcte :

Les éléments suivants permettent de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité :

·          La nature de la question de droit. Celle qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte.  Par contre, la question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité lorsque sont réunis les deux éléments précédents.

[21]         La Cour Suprême a établi que la liberté d’association de l’article 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés [7] est enfreinte lorsqu’il y a une atteinte substantielle au droit de négociation collective [8] .  Cette même conclusion s’applique à l’article 3 de notre Charte  :

Une atteinte substantielle au droit de négocier collectivement par un employeur du secteur privé envers un syndicat pourrait donc être sanctionnée par l’article 3 de la Charte québécoise au même titre que la sanction de la Charte canadienne, avec les nuances qui s’imposent. [9]

[22]         De plus, la Cour Suprême décrit la relation entre le Code du travail et la liberté d’expression de la façon suivante :

… le Code entier est l’expression concrète et le mécanisme législatif de mise en œuvre de la liberté d’association en milieu de travail au Québec. [10]

[23]         La question de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique a donc été tranchée par la Cour Suprême.  La détermination au cas par cas s’il y a atteinte au droit de négociation collective et si l’atteinte est substantielle sont des questions de fait qui relèvent du domaine d’expertise de la Commission. [11]   Elles sont donc soumises à la norme de la décision raisonnable.  Sinon, chaque décision de la Commission qui touche à l’article 3 de la Charte sera soumise à la norme de la décision correcte [12] .

[24]         Je suis satisfait que les conclusions portant sur la violation de l’article 3 de la Charte et les dommages punitifs possèdent les attributs de la raisonnabilité. 

[25]         Dans un premier temps, le Commissaire analyse les contraventions au Code du travail .  Il fait une analyse détaillée des faits et du droit applicable, et il tire certaines conclusions, dont notamment :

[69]       Clairement, l’employeur veut faire pression sur le syndicat et négocier directement avec les salariés en exposant qu’une offre, valable pour un temps seulement, est faite.  Cette manœuvre vise à forcer le syndicat à s’expliquer s’il ne soumet pas la proposition à l’assemblée.  Elle est de nature à discréditer le comité de négociation syndical.

[26]         Il est vrai que son analyse de l’article 3 de la Charte est plutôt sommaire.  Mais comme le rappelle la Cour d’appel, un jugement n’a pas à être parfait. [13]   Le Commissaire cite les articles 3 et 49 de la Charte , et se réfère à l’arrêt Health Services de la Cour Suprême [14] .  Il cite un passage des auteurs Michel Coutu, Laurence Léa Fontaine et George Marceau, et il souligne la partie suivante :

Dorénavant, toutefois, la CRT devra être bien consciente (tout comme les plaideurs qui agissent devant elle) que les situations d’entrave, d’ingérence, de domination, etc., mettent en question un droit fondamental de portée quasi constitutionnel (art. 3 C.d.l.p.).  Ceci implique non seulement la possibilité, mais également le devoir pour la CRT de mettre en œuvre les mesures remédiatrices prévues par la Charte québécoise.  Autrement dit, des dommages moraux en cas de préjudice de cette nature, mais aussi des dommages-intérêts punitifs en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à la liberté d’association devront être accordés aux plaignants par la CRT. [15]

[27]         Il complète son analyse de la façon suivante :

[87] La question à se poser est donc de savoir si l’atteinte est illicite et intentionnelle. La Commission a déterminé que l’ingérence et l’entrave étaient illicites. Étaient-elles intentionnelles? La réponse est positive.

[88] Les deux parties se parlaient et la proposition du mandat patronal de l’employeur est arrivée comme une surprise. Comme nous l’avons mentionné plus haut, celui-ci ne peut même pas invoquer des négociations qui traînent ou une quelconque obstruction syndicale pour tenter de justifier sa communication, sans compter l’existence de l’article 58.2, précité.

[89] La preuve démontre de façon prépondérante que l’employeur était parfaitement au courant de ce qu’il faisait et des conséquences auxquelles il s’exposait. Il a été avisé lors de l’annonce de son intention de transmettre l’offre, le bulletin syndical émis le lendemain soulignait la position vigoureuse du syndicat et, surtout, une mise en demeure formelle a été signifiée avant que le geste ne soit posé. Malgré tous ces avertissements, l’employeur a procédé quand même.

[90] La Commission estime raisonnable l’octroi de dommages-intérêts punitifs au montant de 5 000 $ afin d’éviter la répétition de tels gestes. Cette somme prend en considération la taille de l’employeur et celle de l’unité de négociation (une centaine d’employés) et la nécessité de faire respecter le rôle d’agent négociateur du syndicat.

[28]         Je considère que le tout est suffisant pour établir le « justification, transparency and intelligibility » requis par Dunsmuir [16] , tel que repris par la Cour Suprême dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Newfoundland and Labrador (Treasury Board) [17] .

[29]         En conséquence, je n’interviendrai pas quant aux conclusions portant sur la violation de l’article 3 de la Charte et les dommages punitifs.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE en partie la Requête introductive d’instance en révision judiciaire;

ANNULLE la conclusion suivante :

ORDONNE à Provigo Distribution inc ., ses officiers, représentants, ou mandataires, de s’abstenir de faire état publiquement des négociations avec le Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda - CSN pour le renouvellement de la convention collective au magasin Loblaws de Place Rouanda à Rouyn-Noranda, sauf au moyen de comptes rendus factuels et objectifs;

LE TOUT sans frais.

 

 

__________________________________

Stephen W. Hamilton, j.c.s.

 

Me Fany O’Bomsawin

Pour la demanderesse

 

 

Me Julie Sanogo

Pour la mise en cause

 

Date d’audience :

20 et 22 mai 2014

 



[1]     RLRQ, c. C-27.

[2]     RLRQ, c. C-12.

[3]     Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF - CSN c. Syndicat des employés de Au Dragon forgé inc. , 2013 QCCA 793 , par. 26.

[4]     Groulx-Robertson ltée c. CRT , 2009 QCCS 2408 , par. 48 à 51; United Parcel Service du Canada ltée c. Foisy , 2006 QCCS 1466 , par. 37 à 39, 54 et 55.

[5]     CSSS Haut-Richelieu-Rouville c. CLP , 2013 QCCS 3775 , par. 42 à 45.

[6]     [2008] 1 R.C.S. 190 .

[7]     Loi de 1982 sur le Canada , 1982, c. 11 (R.-U.) dans L.R.C. (1985), App. II, no 44.

[8]     Ontario (P.G.) c. Fraser , [2011] 2 R.C.S. 3 , par. 47.

[9]     Robert P. Gagnon et Langlois Kronström Desjardins, s.e.n.c.r.l., Le droit du travail au Québec (7 e édition, 2013), p. 430 et 431.

[10]    Plourde c. Wal-Mart Canada Corp. , [2009] 3 R.C.S. 465 , par. 56.

[11]    Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Cœur du Québec (SIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières , 2012 QCCA 1867 .

[12]    Voir Doré c. Barreau du Québec , [2012] 1 R.C.S. 395 , par. 51 à 53.

[13]    Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA - Canada), sections locales 187, 728, 1163 c. Brideau , 2007 QCCA 805 , par. 41.

[14]    Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique , [2007] 2 R.C.S. 391 .

[15]    Michel Coutu, Laurence Léa Fontaine et Georges Marceau, Droit des rapports collectifs du travail au Québec (2009), par. 83.

[16]    Supra , note 6.

[17]    [2011] 3 R.C.S. 708 .