Québec (Procureur général) c. Dumais

2014 QCCQ 4485

COUR DU QUÉBEC

« Division administrative et d'appel »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

ST-MAURICE

(Chambre civile)

N° :

425-80-000071-135

 

 

 

DATE :

11 mars 2014

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

ALAIN TRUDEL J.C.Q.

 

 

 

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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Requérant-expropriant

c.

COLLIN DUMAIS

et

RÉJEAN DUMAIS

Intimés-expropriés

 

 

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JUGEMENT

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[1]            Le Procureur général du Québec (PGQ) sollicite la permission de porter en appel devant la Cour du Québec une décision du Tribunal administratif du Québec, section des affaires immobilières (TAQ), rendue le 9 mai 2013.

[2]            Cette décision fixe l'indemnité définitive à être versée aux intimés, à la suite de l'expropriation d'un terrain leur appartenant, à 82 369,36 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 68 de la Loi sur l'expropriation ( [1] ) ( La Loi ) et les dépens.

[3]            Partie de cette indemnité, soit une somme de 27 000 $, vise à compenser les intimés pour les pas et démarches et coûts de construction d'un chemin permettant de désenclaver leur propriété résiduelle (résidu sud-ouest) n'ayant plus d'accès au chemin public en raison de l'expropriation.

[4]            L'appel vise essentiellement à réduire cette somme pour qu'elle soit ramenée à un montant ne dépassant pas la valeur établie du lot résiduel enclavé, soit 16 031,65 $.

Mise en contexte

[5]            En 2007, dans le cadre de la construction d'une voie de contournement de la Ville de La Tuque, le Procureur général du Québec, agissant au nom du ministère des Transports, entreprend des procédures d'expropriation d'immeubles appartenant aux intimés.

[6]            Le 23 janvier 2008, un avis de transfert de propriété des immeubles d'une superficie de 85 089,8 mètres carrés est signifié aux intimés avec mention d'une prise de possession pour l'expropriation au 3 mars 2008.  La valeur de l'indemnité à être versée est contestée.

[7]            En conséquence de l'expropriation, un immeuble résiduel d'une superficie de 82 960,8 mètres carrés appartenant aux intimés se retrouve enclavé (résidu sud-ouest).

[8]            Au début du mois de décembre 2011, le requérant signifie aux intimés une requête demandant au TAQ d'ordonner l'expropriation totale du résidu au motif que ces parcelles de terrain «  ne pourraient plus être convenablement utilisées en raison du fait qu'elles deviennent séparées du terrain des expropriés dû à la construction de la voie de contournement et enclavées suite à l'imposition de servitudes de non-accès

[9]            Or, les intimés ayant émis la volonté claire de demeurer propriétaires des parcelles résiduelles, le requérant se désiste de sa requête en expropriation totale du résidu.

[10]         Au moment de fixer l'indemnité définitive à être versée aux intimés, ceux-ci réclament une compensation de 23 805,50 $ représentant les coûts de construction d'un chemin permettant de désenclaver les parcelles de terrain résiduelles ainsi qu'une somme non précisée pour les pas et démarches à venir afin d'obtenir les servitudes de passage requises de leur voisin et autres frais divers.

[11]         Dans sa décision, le TAQ octroie la compensation de 23 805,50 $ pour la construction du chemin et 3 200 $ à titre d'indemnité pour les coûts des démarches pour désenclaver la propriété.

Le droit

[12]         Au stade de la permission d'appeler, le Tribunal procède à une analyse de la demande qui permet de faire le tri des appels qui soulèvent des questions d'intérêt pour la Cour du Québec au sens de l'article 159 de la Loi sur la justice administrative ( [2] ) de ceux qui sont dilatoires ou futiles.

[13]         Cet article énonce :

159 .   Les décisions rendues par le Tribunal dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l'objet d'un appel à la Cour du Québec, sur permission d'un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour.

[14]         Tel que le rappelle l'honorable Gilles Lareau dans l'affaire Windsor (Ville de) c. Domtar inc. ( [3] ) :

« [9] Ainsi, la question sera d'intérêt si elle soulève une question sérieuse, controversée, nouvelle ou d'intérêt général.  L'utilisation de la conjonction de coordination «ou» marque bien le caractère alternatif et non supplétif de ces critères. »

[10] Parmi les exemples retenus par la jurisprudence, on retrouve les cas suivants :

Une question sérieuse

-      Une faiblesse apparente de la décision attaquée ;

-      Une erreur de fait déterminante ;

-      L'omission d'analyser des éléments fondamentaux de preuve ;

-      Une sérieuse lacune au niveau des motifs de la décision attaquée qui empêche d'en comprendre le fondement factuel et juridique ;

-      L'incidence de la décision sur le sort du justiciable ;

-      L'importance du montant en jeu.

Une question controversée

-      Une jurisprudence incohérente ou contradictoire même sur des questions techniques ;

-      Une décision isolée allant à l'encontre d'un courant jurisprudentiel solidement établi ;

Une question nouvelle

-      Une question n'ayant jamais été soumise à la Cour du Québec.

Une question d'intérêt général

-      La violation d'une règle de justice naturelle ;

-      Une question visant les intérêts supérieurs de la justice ;

-      Une question de principe à caractère normatif, dont les enjeux dépassent les intérêts des parties ;

-      Une violation patente d'une règle de droit.

[11] Dans son analyse sur la permission d'appeler, le Tribunal jouit d'une large discrétion.  Cette discrétion s'inscrit non seulement dans l'appréciation des questions soumises, mais également dans l'identification et le libellé des questions permises.  Cet exercice comporte inéluctablement le devoir de rejeter celles qui sont à leur face même futiles ou abusives, qui ne sont pas soutenues par des arguments cohérents et défendables et qui ne font que traduire l'expression d'un désaccord sur le fond de la décision en appel.

[12] L'appel sur permission ne vise pas à accorder à une partie une deuxième chance de soumettre des arguments qui ont été rejetés par le TAQ de façon motivée et intelligible. »

[15]         C'est en vertu de ces paramètres que la présente décision est rendue.

Les prétentions

Ø   Le requérant

[16]         Le requérant soumet que le TAQ a manifestement erré en faits et en droit en accordant aux intimés une indemnité de 27 000 $ pour le désenclavement d'un lot devenu enclavé suite à l'expropriation, laquelle indemnité est supérieure à la valeur prouvée du lot enclavé.

[17]         Ce faisant, le requérant est d'avis que le TAQ contrevient au principe de base de la Loi sur l'expropriation qui veut que l'indemnisation de l'expropriation serve à remettre l'exproprié dans une situation équivalente à celle qu'il avait avant le processus d'expropriation.  En fait, qu'il ne soit ni appauvri ni enrichi par le processus d'indemnisation.

[18]         De plus, le nombre important d'expropriations qui débouche sur des situations d'enclave pouvant amener des indemnisations disproportionnées justifie que la question fasse l'objet d'un examen par la Cour du Québec.

[19]         Pour lui, s'agissant d'une erreur en droit, la question soulevée est sérieuse, nouvelle et d'intérêt général.

[20]         Le requérant pose ainsi la question devant faire l'objet de l'appel:

Le Tribunal administratif du Québec a-t-il erré en faits et en droit en octroyant aux expropriés une indemnité de 27 000 $ pour le désenclavement d'un lot devenu enclavé suite à l'expropriation, laquelle indemnité est considérablement supérieure à la valeur retenue par le Tribunal pour le lot enclavé ?

Ø   Les intimés

[21]         Les intimés plaident essentiellement que la décision du TAQ est raisonnable et ne contient aucune erreur de droit et de faits qui mérite un examen de la Cour du Québec.

[22]         Selon eux, la question soulevée par le requérant ne concerne que la fixation de l'indemnité accessoire qui relève essentiellement de l'appréciation que fait le TAQ de la preuve, notamment de l'évaluation de l'ingénieur Sylvain Coulombe.  La question n'est ainsi ni sérieuse, ni nouvelle, controversée ou d'intérêt général.

Analyse et décision

Le Tribunal administratif du Québec a-t-il erré en faits et en droit en octroyant aux expropriés une indemnité de 27 000 $ pour le désenclavement d'un lot devenu enclavé suite à l'expropriation, laquelle indemnité est considérablement supérieure à la valeur retenue par le Tribunal pour le lot enclavé ?

[23]         L'article 58 de la Loi  énonce:

58.   L'indemnité est fixée d'après la valeur du bien exproprié et du préjudice directement causé par l'expropriation .

[24]         En fixant l'indemnité totale à être versée à la suite d'une expropriation, le TAQ analyse la preuve offerte en deux étapes, soit en regard de la valeur du bien exproprié (indemnité principale) et ensuite en fonction du préjudice directement causé par l'expropriation (indemnité accessoire).

[25]         Dans le cadre de l'évaluation de l'indemnité accessoire, le TAQ analyse la demande des intimés relative à une compensation pour les frais de construction d'un chemin pour se désenclaver et frais à venir pour une servitude de passage.

[26]         Le TAQ reconnaît le droit des intimés de conserver la propriété du résidu enclavé et fixe l'indemnité permettant de désenclaver ce résidu à 23 805,50 $ pour la construction du chemin et 3 200 $ pour compenser les coûts des démarches pour désenclaver une propriété d'une valeur de 16 031,65 $.

[27]         Le requérant reconnaît que les montants en jeu sont d'une importance relative mais conteste cette décision puisque l'indemnité serait considérablement supérieure à la valeur retenue par le Tribunal pour le lot enclavé.  Il plaide qu'avoir procédé à l'expropriation du lot résiduel enclavé, les intimés n'auraient reçu qu'une indemnité maximale de 16 031,35 $ et qu'ainsi, ils se trouvent enrichis par le processus d'expropriation ce qui est contraire aux principes de compensation établis par la Loi sur l'expropriation.

[28]         Le TAQ motive sa conclusion aux paragraphes 156 à 162 du jugement de la manière suivante:

Chemin pour se désenclaver et frais à venir pour une servitude de passage

[156] À l'onglet P-10 de la pièce I-1, dans une lettre du 12 juillet 2012 adressée au Comité provisoire de l'Association des résidents du chemin des Hamelin, sous la signature de l'ingénieur Claude Tremblay, de la direction territoriale de la Mauricie et du Centre du Québec, ce dernier énonce : « Quant à la perspective de voir vos lots enclavés , sachez que cette situation ne pourra survenir. Diverses solutions seront examinées avec les propriétaires concernés, afin que les activités forestières ou agricoles sur ces lots puissent se poursuivre ».

[157] Or, selon le témoignage de M me Danielle Marchand, évaluateur agréé, de cette même direction territoriale et de M. Pierre Côté, ingénieur, la partie expropriante n'a pas vérifié la possibilité de désenclaver le résidu sud-ouest au moyen d'un chemin de contournement à la suite de l'impossibilité d'ouvrir le non-accès pour des motifs de sécurité.

[158] Au contraire, la partie expropriante a été pour le moins hésitante à prendre position sur l'avenir du résidu enclavé . Près de quatre ans après l' expropriation , elle dépose une requête pour l'acquisition de ce résidu et par la suite, elle s'en désiste pour des raisons qui lui sont propres.

[159 ] Les expropriés veulent conserver le résidu enclavé et c'est leur droit, ils ont fait une preuve adéquate à cet effet. Les coûts du chemin à améliorer ou à construire ont été bien détaillés par l'ingénieur Coulombe. La propriété des expropriés est déjà assez amputée par l' expropriation et il y a lieu de fixer une indemnité qui permet de désenclaver ce résidu.

[160] Il est clair pour le Tribunal que le désenclavement d'un résidu ne doit pas se faire à n'importe quel prix et qu'il est logique de comparer la valeur de celui-ci avec les frais inhérents pour le rendre accessible. Gardons à l'esprit que chaque cas en est un d'espèce.

[161] Il est aussi évident que le désenclavement du résidu sud-ouest des expropriés nécessitera des démarches supplémentaires, négociation avec les propriétaires pour l'acquisition des servitudes de passage, la préparation de contrats notariés et l'entretien futur de l'assiette de passage.

[162] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal octroie la somme arrondie de 23 800 $, montant auquel il ajoute une somme de 3 200 $ pour indemniser les coûts des démarches pour désenclaver la propriété et l'entretien de la future assiette du chemin. L'indemnité fixée par le Tribunal pour désenclaver le résidu sud-ouest est donc de 27 000 $. (Nos soulignés).

[29]         L'évaluation et l'octroi d'une indemnité accessoire pour le préjudice découlant d'une expropriation relèvent directement du champ de compétence spécialisé du TAQ et pour lesquels, en l'espèce, ce dernier a exercé une discrétion qui est sienne.

[30]         Le fait que le requérant se retrouve dans une situation ou l'indemnité accessoire à être versée soit supérieure à la valeur du lot résiduel enclavé peut paraître sérieux à prime abord.

[31]         Cependant, l'indemnité accessoire ne représente qu'une partie de l'indemnité finale octroyée aux intimés et on ne peut, comme le propose le requérant, en questionner la raisonnabilité seulement qu'en la comparant à la valeur du lot résiduel enclavé mais plutôt, de manière globale, en fonction du réel préjudice subi par les intimés en raison de l'expropriation, tel que le prescrit l'article 58 de la Loi.

[32]         Il n'a pas été démontré que la décision du TAQ octroyant une indemnité à ce chapitre comporte une erreur de fait déterminante qui justifierait l'appel.

[33]         Au demeurant, c'est le requérant qui a décidé, à tort ou à raison, de ne pas se prévaloir des dispositions de l'article 65 de la Loi et procéder à l'acquisition du résidu pour ainsi éviter la situation d'enclave avec laquelle les intimés doivent maintenant composer.

[34]          Comme le précise à raison le TAQ dans son jugement, il s'agit là d'un cas d'espèce.  Cette situation particulière ne soulève pas de question de principe dont les enjeux pourraient dépasser les intérêts des parties.  Le requérant semble chercher tout simplement l'occasion de plaider sa cause à nouveau pour tenter de faire réduire le montant d'indemnité.  Une permission d'appeler ne doit pas être accordée pour cette seule et unique raison .

[35]         En conclusion, il n'a pas été démontré que l'affaire soulève une question suffisamment sérieuse ou nouvelle pour justifier d'accorder la permission d'appeler.

POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[36]         REJETTE la requête introductive d'instance pour permission d'en appeler ;

[37]         LE TOUT, avec dépens.

 

 

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ALAIN TRUDEL J.C.Q.

 

 


 

Me Romy Daigle, avocate

Chamberland, Gagnon

Procureurs du requérant

 

Monsieur Collin Dumais

Pour les intimés

 

 

Date d’audience :

30 janvier 2014

 



( [1] )       L.R.Q ., c. E-24.

( [2] )    L.R.Q ., c. J-3.

( [3] )    AZ-50560730 (C.Q., 2009-06-11). Extrait reproduit sans les références.