Tessier c. Tanguay

2014 QCCQ 5373

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TERREBONNE

LOCALITÉ DE

SAINT-JÉRÔME

« Chambre civile »

N° :

700-32-026818-128

 

DATE :

11 juin 2014

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SOUS LA PRÉSIDENCE DU JUGE DENIS LE RESTE, J.C.Q.

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VANESSA TESSIER,

Partie demanderesse

c.

JULIE TANGUAY, ès qualités de tutrice à l'enfant mineur V. S.,

-et-

FRANÇOIS SÉGUIN, ès qualités de tuteur à l'enfant mineur V. S.,

Partie défenderesse

 

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JUGEMENT

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[1]            Madame Tessier réclame 335,10 $ des défendeurs, tuteurs de leur enfant V. S., à titre de dommages-intérêts pour les dommages occasionnés à son ordinateur portable.

[2]            En effet, alors que madame Tessier circule dans le corridor d'une école secondaire, V. S. est entré en collision avec elle, ce qui lui a fait échapper son ordinateur portable qui s'est endommagé en touchant le sol.

[3]            En défense, on prétend que madame Tessier aurait dû assurer son bien ou réclamer à ses assureurs toute perte en ce sens.  Aussi, on soutient qu'elle aurait dû transporter son ordinateur à l'intérieur d'une mallette ou d'un étui de protection dans l'école.

QUESTIONS EN LITIGE:

[4]            Les questions en litige sont les suivantes:

-                La collision telle que survenue est-elle un accident?

-                V. S. est-il responsable des dommages réclamés?

 

LE CONTEXTE:

[5]            Voici les faits les plus pertinents retenus par le Tribunal.

[6]            Vanessa Tessier est enseignante dans une école secondaire fréquentée par V. S.

[7]            Le 24 janvier 2012, alors que madame Tessier circule dans l'école, elle est percutée par V. S. qui courrait dans le corridor.

[8]            Madame Tessier décrit les événements qui se sont déroulés à l'intérieur des heures de classe.

[9]            Il y a un règlement interne à l'école interdisant aux enfants de courir dans les corridors.  V. S. courrait alors qu'elle marchait normalement et tenait son ordinateur portable dans sa main, plus précisément entre son bras et sa hanche.

[10]         Sous l'impact de la collision, l'ordinateur est tombé au sol.

[11]         Elle a déboursé 324,13 $ en réparations, qu'elle réclame, ainsi que 10,97 $ pour les frais de l'envoi d'une lettre recommandée.

[12]         Elle précise que c'est probablement involontaire de la part de V. S., mais qu'il a commis une faute puisqu'il ne regardait pas suffisamment en avant de lui alors qu'il courrait, ce qui, de plus, n'est pas permis dans l'école.

[13]         Le Tribunal a été à même de visionner les faits à l'aide de la bande vidéo de la caméra de surveillance de l'école.

[14]         Pour leur part, les parents de V. S. soutiennent qu'il était de la responsabilité de madame Tessier de transporter son ordinateur d'une façon sécuritaire, soit à l'intérieur d'une mallette ou d'un étui de protection.  Ne l'ayant pas fait, elle est seule responsable de la situation.

[15]         Aussi, elle aurait pu réclamer de ses assureurs tout dommage éventuel à son ordinateur portable, mais étant donné que sa franchise est plus élevée que la valeur de la facture réclamée, elle ne l'a pas fait.

[16]         On prétend qu'il s'agit purement et simplement d'un accident et qu'il était impossible de le prévoir et de l'éviter.

[17]         Subsidiairement, on soutient qu'il y a une faute contributive de madame Tessier, mais que de toute façon, il s'agit d'une situation vraiment imprévisible, d'où l'absence de responsabilité de V. S.

[18]         Le Tribunal doit maintenant répondre aux questions en litige.

 

LE DROIT APPLICABLE:

[19]         Le Tribunal considère important de décrire les règles et critères applicables dans le cadre du fardeau de la preuve.

[20]         Le rôle principal des parties dans la charge de la preuve est établi aux articles 2803 et 2804 du Code civil du Québec qui prévoient:

2803. Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.

Celui qui prétend qu'un droit est nul, a été modifié ou est éteint doit prouver les faits sur lesquels sa prétention est fondée.

2804.  La preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante.

 

[21]         Les justiciables ont le fardeau de prouver l'existence, la modification ou l'extinction d'un droit.  Les règles du fardeau de la preuve signifient l'obligation de convaincre, qui est également qualifiée de fardeau de persuasion.  Il s'agit donc de l'obligation de produire dans les éléments de preuve une quantité et une qualité de preuve nécessaires à convaincre le Tribunal des allégations faites lors du procès.

[22]         En matière civile, le fardeau de la preuve repose sur les épaules de la partie demanderesse suivant les principes de la simple prépondérance.

[23]         La partie demanderesse doit présenter au juge une preuve qui surpasse et domine celle de la partie défenderesse.

[24]         La partie qui assume le fardeau de la preuve doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible, mais probable.

[25]         La probabilité n'est pas seulement prouvée par une preuve directe, mais aussi par les circonstances et les inférences qu'il est raisonnablement possible d'en tirer.

[26]         Le niveau d'une preuve prépondérante n'équivaut donc pas à une certitude, ni à une preuve hors de tout doute.

[27]         Le Tribunal souligne également les articles suivants du Code civil du Québec.

1457.   Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1459.   Le titulaire de l'autorité parentale est tenu de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute du mineur à l'égard de qui il exerce cette autorité, à moins de prouver qu'il n'a lui-même commis aucune faute dans la garde, la surveillance ou l'éducation du mineur.

Celui qui a été déchu de l'autorité parentale est tenu de la même façon, si le fait ou la faute du mineur est lié à l'éducation qu'il lui a donnée.

1470.   Toute personne peut se dégager de sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui si elle prouve que le préjudice résulte d'une force majeure, à moins qu'elle ne se soit engagée à le réparer.

La force majeure est un événement imprévisible et irrésistible; y est assimilée la cause étrangère qui présente ces mêmes caractères.

 

[28]         Nous retrouvons dans l'article 1470 C.c.Q. les mots « événement imprévisible et irrésistible ».

[29]         La jurisprudence reconnaît que pour décider de l'imprévisibilité, tel que décrit à l'article 1470 C.c.Q. , il nous faut faire référence à la définition du mot «soudain» et des caractéristiques qu'il présente, soit l'imprévision de ce qui se produit en très peu de temps ou en un instant.

[30]         Le Petit Robert de la langue française définit le mot «soudain» comme suit:

« Qui arrive, se produit en très peu de temps. »

 

[31]         Quant au Petit Larousse illustré, il définit ce mot comme suit:

« Qui se produit, arrive tout à coup; »

 

[32]         Ainsi, la notion d'imprévisibilité est incluse dans la qualification donnée au terme «accident».  Ces mêmes ouvrages le définissent comme suit:

-        Petit Robert de la langue française: « Évènement fortuit, imprévisible. »

-        Petit Larousse illustré: « Événement imprévu malheureux ou dommageable. »

 

[33]         Ainsi, la notion de hasard que l'on retrouve dans les définitions précitées renvoie aux termes «accidentel» ou «de manière fortuite» ou «imprévue» et dans certains cas, des termes «imprévu malheureux» ou «dommageable».

[34]         C'est donc dire que l'accident ou l'événement pour être catalogué de tel, doit survenir d'une manière imprévue sans que l'on puisse s'y attendre.

[35]         Dans leur volume traitant des obligations [1] , les auteurs Baudouin et Jobin définissent le cas fortuit ou la force majeure comme suit:

« 844 - Définition - Le cas fortuit ou la force majeure, deux expressions qui ont déjà été distinguées, sont au Québec utilisées indifféremment pour recouvrir la même réalité. La définition donnée par l'article 1470 , alinéa 2 du Code civil englobe désormais le cas fortuit dans la force majeure, et assimile aussi à cette dernière la cause étrangère. La force majeure est définie par cet article comme un événement que le débiteur ne pouvait prévoir, auquel il ne pouvait résister et qui a rendu impossible l'exécution de l'obligation. Même si l'article 1470 ne mentionne pas de façon spécifique le caractère d'extériorité, il nous paraît que cette caractéristique doit être discutée. Enfin, l'examen de la jurisprudence révèle un flottement dans l'application concrète de la notion de la force majeure; c'est ainsi, pour ne citer qu'une difficulté, que des juges concluent parfois à force majeure quand un seul critère est jugé satisfait, alors que les critères sont en principe cumulatifs.

Le Québec n'est pas seul à connaître des incertitudes, voire des incohérences dans la jurisprudence sur la force majeure. En France, on a relevé des différences entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle et la condition d'extériorité n'est pas appliquée avec constance par les tribunaux et fait l'objet de débats en doctrine.

Comme l'ensemble des règles sur la théorie des risques, la notion de force majeure n'est pas d'ordre public. Les parties sont donc libres de modifier cette notion par une stipulation; généralement, la convention élargit ou assouplit le concept de manière à exonérer plus facilement le débiteur pour des faits qu'il n'aurait pu empêcher ou prévoir. De telles clauses n'en demeurent pas moins soumises au contrôle des clauses abusives quand elles sont stipulées dans un contrat d'adhésion ou de consommation.

845 - Imprévisibilité - La loi requiert d'abord l'imprévisibilité de l'événement (art. 1470 C.c.Q.). La jurisprudence, reprenant les données de la doctrine classique, demande au débiteur de démontrer non seulement qu ' il n'a pas effectivement prévu l'événement, mais encore que celui-ci n'était pas normalement prévisible. Établir le caractère imprévisible de l'événement consiste à comparer la conduite du débiteur au moment de la formation du contrat à celle d'un modèle abstrait du débiteur avisé. Les tribunaux ne poussent cependant pas cette comparaison à la limite; toute chose est, en effet, théoriquement prévisible, même les événements les plus inattendus. Pousser cette exigence jusqu'au bout aurait pour effet de priver le concept même de force majeure de son rôle. La jurisprudence fait donc appel, encore une fois, à la notion classique, relative, de la personne raisonnablement prudente et diligente et se pose la question suivante: l'événement était-il normalement prévisible pour une telle personne placée dans les mêmes circonstances? On doit reconnaître que ce test n'est pas entièrement objectif, car il tient compte de la formation et de l'expertise, ou expérience pertinente, du débiteur. La personne qui aurait pu prévoir l'arrivée de l'événement ne saurait s'en plaindre si elle a quand même contracté, puisqu'elle aurait dû alors, soit prendre toutes les précautions pour l'éviter, soit refuser de contracter face au risque. Elle a pris le risque et doit vivre avec ses conséquences. »

(Références omises)

 

[36]         Ainsi, le fait de qualifier un événement comme force majeure est laissé à la discrétion des tribunaux puisqu'il est difficile de tracer une ligne stricte en la matière.

[37]         Le tout doit s'interpréter suivant les circonstances particulières de chaque espèce et la notion de force majeure s'avère vraiment relative, sinon aléatoire, d'un cas à l'autre.


ANALYSE ET DISCUSSION:

[38]         Plus particulièrement en l'instance, les défendeurs ne nient pas qu'il y a eu impact entre leur garçon et madame Tessier.

[39]         À cet effet, le Tribunal estime qu'il y a preuve prépondérante à l'effet que V. S. court dans un corridor de cette école alors que les directives internes l'interdisent.

[40]         Aussi, nous sommes à l'intérieur des heures de cours, ce qui peut nous laisser croire que madame Tessier ne s'attendait pas à rencontrer des élèves sur sa route à ce moment-là.

[41]         La jurisprudence se montre exigeante quant à la preuve de la force majeure qui repose, dans ce cas-ci, sur les défendeurs.

[42]         Dans certaines situations, les défendeurs peuvent parfois être tenus responsables même s'il y a absence de faute.

[43]         Mais dans ce cas-ci, le Tribunal estime que V. S. a commis une faute en courant sans être suffisamment attentif aux personnes qu'il pouvait rencontrer sur son chemin.

[44]         La responsabilité de V. S. est engagée.

[45]         La défense voulant que madame Tessier aurait dû assurer son bien et ainsi éviter toute action en dommages-intérêts n'est pas retenue.

[46]         Elle n'avait pas à assurer ses biens contre toute éventualité en pareilles circonstances.

[47]         Toutefois, le fait que madame Tessier circule dans une école de 1 500 élèves implique qu'elle doive prendre garde et avoir toute l'attention nécessaire en pareilles circonstances.

[48]         Ainsi, le Tribunal estime qu'il y a aussi faute contributive de la demanderesse que le Tribunal estime à 40 %.

[49]         La réclamation de 335,10 $ est justifiée, mais accueillie à 60 % sur la responsabilité attribuée à V. S.

[50]         POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[51]         ACCUEILLE en partie la réclamation.

[52]         CONDAMNE Julie Tanguay et François Séguin, ès qualités de tuteurs de leur enfant mineur V. S., à payer à Vanessa Tessier 201,06 $ plus les intérêts au taux légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter de l'assignation plus les frais judiciaires de 71,75 $.

 

 

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DENIS LE RESTE, J.C.Q.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date d’audience :

11 avril 2014

 



[1]     Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations , 7 e Éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 1052.