Hydro-Québec et Syndicat professionnel des ingénieurs d'Hydro-Québec (SPIHQ) (Sébastien Tremblay)

2014 QCTA 541

 

TRIBUNAL D’ARBITRAGE

 

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

 

N o de dépôt :

2014-6615

 

 

Date :

23 juin 2014

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DEVANT L’ARBITRE :

M e Jean-Pierre Lussier

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Hydro-Québec,

 

 « l’Employeur »

 

 

Et

 

 

Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec (SPIHQ),

 

« le Syndicat »

 

 

 

Grief numéro 2014-0009 de Sébastien Tremblay

Nature du litige : Réclamation de remboursement de repas

 

 

 

 

 

 

 

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SENTENCE ARBITRALE

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[1]            Les 13, 15 et 22 janvier 2014, l’ingénieur Sébastien Tremblay travaillait à Beauharnois, à l’extérieur de son quartier général établi au Complexe Desjardins, à Montréal. Au cours de ces trois journées, il a pris son repas du midi dans un restaurant de Beauharnois et il a demandé le remboursement de ses dépenses, au montant de 17,01 $, 20,50 $ et 21,03 $. L’Employeur a refusé de rembourser ces dépenses, au motif qu’elles incluaient des montants versés pour une boisson alcoolisée. Monsieur Tremblay a refusé de faire un nouveau compte de dépenses excluant ces montants et l’Employeur a refusé de le payer, d’où son grief.

1.     QUESTION EN LITIGE

[2]            Il s’agit d’interpréter et d’appliquer la clause 2 de l’appendice « C » de la convention collective qui prévoit le remboursement des dépenses raisonnables encourues au cours du déplacement d’un ingénieur.

2.     LA PREUVE

[3]            Deux témoins ont été entendus, soit le plaignant, Sébastien Tremblay et Vincent Trudel, partenaire d’affaires aux ressources humaines à la division Trans-Énergie. On peut résumer l’essentiel de leurs témoignages de la façon suivante.

[4]            Embauché à son poste régulier en 2011, Sébastien Tremblay travaille depuis lors au Complexe Desjardins à Montréal. Son travail implique cependant des déplacements à l’extérieur de son quartier général. C’est ainsi qu’en janvier 2014, il devait se déplacer pour vérifier les procédures d’interconnexion entre Chateauguay et l’Outaouais. Il était accompagné d’un collègue ingénieur et de deux techniciens. Les deux ingénieurs devaient rédiger des protocoles et signer des procédés pour assurer l’interconnexion entre les deux régions.

[5]            Pour les 13, 15 et 22 janvier, le plaignant a présenté des pièces justificatives à l’appui de son compte de dépenses pour ses repas du midi. Les sommes impliquées étaient respectivement de 20,50 $, 17,01 $ et 21,03 $, incluant les taxes et le pourboire.

[6]            Le supérieur hiérarchique du plaignant, Emmanuel Perreault, a refusé de payer ces comptes de dépenses. Non pas qu’il contestait le droit à l’indemnité de déplacement, mais parce que les repas incluaient une boisson alcoolique. Chaque fois, le repas comprenait une bière qui impliquait des sommes respectives de 6,96 $, 6.96 $ et 3,95 $.

[7]            Le plaignant rappelle qu’avant l’arrivée en poste de Monsieur Perreault, ses deux prédécesseurs n’avaient jamais refusé de payer l’indemnité de repas, même si le repas impliquait une boisson alcoolique. C’est à l’arrivée de Monsieur Perreault que celui-ci a refusé de payer des dépenses d’alcool. Après une série de discussions entre Monsieur Perreault et les ingénieurs, ce dernier a maintenu son refus. Il disait ne pas empêcher qu’on prenne une consommation d’alcool, mais ne pas vouloir rembourser une telle dépense. C’est ce qui a amené le plaignant, après consultation du Syndicat, à déposer le grief.

[8]            Pour sa part, Vincent Trudel a expliqué que ce problème a été abordé lors d’un comité de gestion, puisque cette question se posait assez largement dans cette division d’Hydro-Québec. Quand Emmanuel Perreault s’est adressé à lui, en demandant s’il était en droit de refuser de rembourser l’alcool lors d’un repas du midi, il lui a répondu affirmativement.

3.     L’ARGUMENTATION

[9]            Le Syndicat soutient que l’appendice « C » fait obligation à la direction de rembourser les dépenses raisonnables à l’occasion d’un déplacement. Il allègue que nulle part dans la convention collective, ou encore dans les politiques applicables aux ingénieurs, il leur est interdit de consommer une boisson alcoolique pendant un repas. La seule obligation faite aux ingénieurs est contenue au code d’éthique qui leur interdit de se présenter au travail dans un état ne leur permettant pas de bien s’acquitter de leurs tâches, sous l’effet de l’alcool ou de drogues par exemple. L’appendice « C » prévoit une série de dépenses non remboursables et l’énumération ne comprend pas l’alcool. L’Employeur ne peut donc ajouter unilatéralement une dépense non remboursable.

[10]         L’Employeur soutient que la consommation d’alcool n’est pas une dépense qui est justifiée dans le cadre d’un déplacement. Si un ingénieur doit se nourrir, il n’a aucune obligation de prendre une boisson alcoolique pendant son repas. Son choix de boisson n’a rien à voir avec son obligation de travailler hors son quartier général. Ce n’est donc pas une dépense admissible. De surcroit, elle n’est pas raisonnable, car l’ingénieur doit faire un travail de précision et de le faire sous l’effet de l’alcool est déraisonnable.

4.   DÉCISION ET MOTIFS

[11]         Le litige met en cause l’appendice « C » de la convention collective. Les dispositions de cet appendice « C » les plus pertinentes au débat sont les clauses 2, 3 et 4. Elles se lisent ainsi.

APPENDICE C

LIGNE DE CONDUITE D’HYDRO-QUÉBEC CONCERNANT LES FRAIS DE DÉPLACEMENT DE L’EMPLOYÉ EN VOYAGE

[…]

2.   La Direction accorde pour le vivre et le couvert :

1)   au choix de l’employé exprimé avant son départ, lorsque le déplacement l’oblige à découcher à la demande de la Direction, pour les fins de son travail ou de formation :

-     une indemnité fixe du montant prévu à la lettre d’entente N o 16 ;

ou

-        le remboursement des dépenses raisonnables encourues au cours du déplacement.

2)   lorsque le déplacement n’oblige pas l’employé à découcher, mais que l’employé doit se rendre à un endroit autre que son quartier général :

-     le remboursement des dépenses raisonnables encourues au cours du déplacement.

3. 1)     Avant son départ, l’employé obtient sur demande une avance raisonnable pour couvrir les frais anticipés de son voyage.

     2)    À son retour, l’employé fournit les pièces justificatives pour les services reçus (hôtel, motel, taxi, etc.). S’il n’est pas possible à l’employé de produire une pièce justificative, la Direction peut exiger une explication verbale.

     3)    Lorsque l’employé demande le remboursement des dépenses raisonnables au cours d’un déplacement, il n’est pas requis de présenter des pièces justificatives lorsqu’il réclame des repas dont le montant est égal ou inférieur à celui prévu à l’article 21.06.

     4)    Liste non limitative de quelques dépenses non remboursables :

-     amende pour infraction à la loi;

-     vol, perte ou endommagement des effets personnels;

-     entretien et réparation de voiture personnelle;

-     assurance personnelle voyage;

-     dépenses inexpliquées.

      […]

[12]         La clause 2, à son deuxième alinéa, vise le cas sous étude. Le plaignant devait se déplacer pour son travail sans que cela l’oblige à découcher. Il avait donc droit au remboursement des dépenses raisonnables encourues au cours du déplacement.

[13]         La clause 3, à son troisième alinéa, impose à l’ingénieur qui demande un remboursement de fournir des pièces justificatives lorsqu’il réclame des repas dont le montant est égal ou supérieur à celui prévu à l’article 21.06 de la convention collective. Il importe peu de reproduire cette dernière disposition. Il faut cependant savoir que le montant qui y est prévu pour l’année 2014 est de 17 $. Le plaignant - qui réclamait 20,50 $, 17,01 $ et 21,03 $ - devait donc fournir des pièces justificatives.

[14]         La clause 4 énumère une liste de dépenses non remboursables. Bien que non limitative, il faut tout de même constater que la liste n’inclut pas des dépenses reliées à l’alcool. En somme, la lecture de l’appendice « C » m’amène à conclure de façon certaine que le plaignant - qui était alors en déplacement sans découcher - avait droit, pour chacune des trois journées visées par le grief, au « remboursement des dépenses raisonnables encourues » lors de ses déplacements.

[15]         La solution du litige tourne autour de la notion de « dépenses raisonnables ».

[16]         En premier lieu, il n’est pas contesté que les dépenses reliées à la prise d’un repas sont couvertes par l’appendice. L’alinéa 3 de la clause 3 réfère d’ailleurs nommément aux repas à propos des pièces justificatives.

[17]         Or, dans son sens commun, un repas comprend à la fois nourriture et boisson. Le Petit Robert donne au mot « repas» le sens premier suivant: « 1 o. Nourriture, ensemble d’aliments divers, de mets et de boissons pris en une fois, à heures réglées  » . Cette notion est loin d’exclure une boisson alcoolisée. Qui peut prétendre, par exemple, qu’un verre de vin consommé en même temps que la nourriture ne fait pas partie du repas? Bref, bien au contraire, la notion de repas n’exclut pas la consommation d’une boisson alcoolique.

[18]         Ma deuxième remarque porte sur l’adjectif « raisonnables » utilisé à la clause 2. L’adjectif qualifie les dépenses elles-mêmes, et non le contenu du repas. À mon sens, cela signifie que l’Employeur ne remboursera pas des dépenses excessives de repas. Et le même appendice donne un ordre de grandeur, à l’alinéa 3, lorsqu’il stipule qu’aucune pièce justificative ne sera exigée pour des dépenses raisonnables n’excédant pas le montant prévu à 21.06 (en l’espèce, la somme de 17 $).

[19]         Il est d’ailleurs assez ironique de constater que si, pour le 15 janvier 2014, le plaignant n’avait réclamé que 17 $, il aurait été remboursé. En l’espèce, il a réclamé 17,01 $ et a fourni une pièce justificative où il apparait que son repas comportait une bière. On lui a refusé le remboursement, non pas parce que la somme était excessive, mais parce que le montant total comportait le remboursement d’une boisson alcoolique.

[20]         Bref, je le répète, l’adjectif « raisonnables » s’applique aux dépenses elles-mêmes. Et il m’apparait évident que des réclamations de 20,50 $, 17,01 $ et 21,03 $ sont d’un ordre de grandeur raisonnable, car elles s’approchent du montant pour lequel aucune pièce justificative n’est exigée.

[21]         Passons maintenant au motif du refus. L’Employeur prétend deux choses. D’une part, il soutient que la prise d’une boisson alcoolique n’est pas une dépense liée au déplacement. En théorie, cela est tout à fait exact, en ce sens qu’un ingénieur qui prendrait une bière durant une pause n’aurait pas le droit de prétendre que cette consommation est liée à son déplacement. Pas plus d’ailleurs que s’il consommait une boisson non alcoolisée ou un paquet de croustilles. Mais le problème ne se pose pas pour une pause. Il s’agit ici d’un « repas » au cours duquel une boisson alcoolique est consommée. Et, pour les raisons que j’ai exposées, un repas inclut la consommation de boissons, alcoolisées ou non. Tant que les parties admettront qu’un repas au cours d’un déplacement justifie la réclamation de dépenses, la ou les boissons prises pendant ce repas sont incluses dans cette dépense. Pour que la dépense soit remboursable, c’est la somme impliquée qui doit être raisonnable, et non le contenu du repas lui-même. L’Employeur n’a pas plus le droit de refuser de payer pour une boisson qu’il ne l’aurait, par exemple, de refuser le remboursement d’une « poutine », au motif que cet aliment n’est pas particulièrement bon pour la santé.

[22]         Le second argument de l’Employeur concerne l’aspect déraisonnable de rembourser le montant d’une boisson alcoolique alors qu’un ingénieur doit avoir toute sa tête pour accomplir son travail. Il invoque le Code de déontologie des ingénieurs qui, à son article 3.01.03, stipule que l’ingénieur doit s’abstenir d’exercer dans des conditions ou des états susceptibles de compromettre la qualité de ses services. La procureure de l’Employeur plaide qu’en prenant de l’alcool, on travaille nécessairement sous l’effet de l’alcool. En théorie, elle a raison. Comme de travailler après avoir pris une aspirine implique de travailler sous l’effet d’un médicament.

[23]         Mais dans le sens commun, il serait exagéré de prétendre que celui qui, à l’occasion d’un repas, consomme une seule bière, un seul verre de vin ou de cidre, travaille sous l’effet de l’alcool. L’expression vise - et c’est d’ailleurs là le sens de l’article 3.01.03 du Code de déontologie - le fait de travailler sous l’effet de tellement d’alcool, que le jugement et les qualités intellectuelles sont perturbés. À mon avis, ce serait non raisonnable de conclure que la prise d’une seule consommation alcoolique à l’occasion d’un repas entraine la compromission de la qualité des services.

[24]         Ceci précisé, reste qu’un employeur pourrait à bon droit adopter une politique ou un règlement prohibant la consommation d’alcool durant les heures d’ouvrage. Si tel était le cas, il est bien évident qu’il pourrait refuser le remboursement de la partie des frais d’un repas comportant la prise d’alcool. Il pourrait même sanctionner le salarié qui aurait fait usage d’alcool pendant les heures de travail. Mais aucune telle politique ou directive n’existe à propos des ingénieurs, ni dans la convention collective ni ailleurs. Ces derniers, qui présentent une réclamation de dépenses de repas à l’occasion d’un déplacement, peuvent donc, dans la mesure où le montant total réclamé est raisonnable, demander le remboursement d’une boisson alcoolique prise en même temps que le repas.

[25]         Le plaignant, en l’espèce, a présenté une demande de remboursement de repas pour des dépenses raisonnables effectuées les 13, 15 et 22 janvier 2014. Il y avait droit.

 

[26]         PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[27]         FAIT DROIT au grief numéro 2014-0009 de M. Sébastien Tremblay;

[28]         ORDONNE à l’Employeur de rembourser au plaignant les sommes de 20,50 $, 17,01 $ et 21,03 $, le tout portant intérêt à compter de la date du grief;

[29]         RÉSERVE compétence en cas de mésentente reliée à l’application de la présente décision.

 

 

 

 

                                                                                                                                       

                                                                       Jean-Pierre Lussier, arbitre

 

 

 

Pour le Syndicat :

M e Claude Tardif

 

Pour l’Employeur :

M e France Legault

 

 

Date d’audience :

10 juin 2014

 

Date de la décision :

23 juin 2014