Ma c. Dupuis

2014 QCCQ 8029

COUR DU QUÉBEC

« Division administrative et d’appel »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N o    (Cour du Québec):

500-80-026629-130

N os   (Régie du logement):

31 101116 033 G et 31 110407 040 G

 

DATE :

25 août 2014

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SOUS LA PRÉSIDENCE DU JUGE HENRI RICHARD, J.C.Q.

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IRÈNE MA

Appelante

c.

RENÉE DUPUIS

et

PIERRE MORENCY

Intimés

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JUGEMENT

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[1]            Irène Ma obtient la permission d’appeler d’une décision de la Régie du logement rendue le 29 août 2013.

[2]            Dans le cadre d’un tel appel, « le tribunal n’entend que la preuve et les représentations relatives aux questions qui ont été autorisées par la permission d’appeler » [1] , d’où l’importance du jugement qui permet l’appel puisqu’il circonscrit les questions à trancher, comme le fait au présent dossier le juge David L. Cameron par la conclusion suivante de son jugement du 4 décembre 2013 :

AUTORISE L’APPEL sur les questions de fait et de droit suivantes, concernant l’obligation de la locatrice de minimiser le préjudice résultant de la résiliation fautive du bail par les locataires :

1.     Qui, entre le locataire et le locateur, avait le fardeau de la preuve sur la question de la minimisation du préjudice ?

2.     En appliquant ce fardeau de la preuve, quelle est la juste quantification du préjudice ?

[3]            Ainsi, le Tribunal doit limiter son analyse à ces questions et « n’entend que la preuve et les représentations » qui s’y rapportent.

[4]            De consentement, les parties produisent les notes sténographiques des audiences tenues devant la Régie du logement les 31 janvier (témoignages) et 6 juin (plaidoiries) 2013 pour valoir à titre de preuve relative « aux questions qui ont été autorisées par la permission d’appeler ». À la question du Tribunal quant à la norme de contrôle applicable, les avocats des parties plaident qu’ils agissent comme s’ils étaient « de l’autre côté de la rue », pour désigner la Cour d’appel du Québec.

[5]            Dans Cam c. Deschênes [2] , le Tribunal, dans le cadre d’un appel au fond d’une décision de la Régie du logement, conclut que l’analyse relative à la norme de contrôle ne trouve pas application dans le cadre d’un tel appel puisqu’il recommence le procès, mais de façon limitée aux questions autorisées par la permission d’appeler, selon les éléments qui lui sont présentés, soit par admission, par témoignage, par preuve documentaire ou autre.

[6]            Aussi, le Tribunal décide que l’utilisation du verbe « entendre » à l’article 98 de la LRL doit être comprise dans le sens de « recevoir » ou « recueillir ».

[7]            Au présent dossier, le Tribunal entend, reçoit et recueille la preuve relative aux questions qui ont été autorisées par la permission d’appeler par les notes sténographiques produites de consentement.

 

Contexte

 

[8]            Irène Ma est mandataire de son frère qui est propriétaire d’une unité de copropriété divise située à l’Île-des-Sœurs (l’ appartement ). Elle possède tous les pouvoirs afin de le représenter eu égard à la location de cet appartement puisqu’il vit à Hong Kong. Aux fins du présent jugement, Mme Ma est désignée indistinctement comme la locatrice ou la propriétaire de cet appartement.

[9]            Le 15 juin 2010, les locataires Renée Dupuis et Pierre Morency signent avec Mme Ma un bail pour la période du 9 août 2010 au 31 août 2011 qui prévoit notamment un loyer mensuel de 2 600 $ et un acompte de 1 929,03 $ remis en fidéicommis à l’agence immobilière dont les services sont retenus par Mme Ma.

[10]         À la fin juin 2010, Mme Dupuis et M. Morency apprennent que le plancher d’une des pièces de l’appartement situé au-dessus de celui qu’ils louent de Mme Ma est recouvert de bois, contrairement aux renseignements qu’ils reçoivent de leur courtière immobilière.

[11]         Ceci étant, le 1 er juillet 2010, Mme Dupuis communique avec Mme Ma pour lui faire part qu’elle entend annuler le bail, ce qu’aurait accepté Mme Ma. Un échange de correspondance s’ensuit au cours duquel Mme Ma nie avoir consenti à l’annulation du bail.

[12]         Mme Dupuis et M. Morency plaident une transaction, au sens des articles 2631 et suivants du Code civil du Québec ( C.c.Q. ), quant à l’annulation du bail, si bien qu’ils refusent de prendre possession de l’appartement le 9 août 2010.

[13]         Les avocats des parties, Me Guy Pepin pour Mme Ma et Me Reisa Teitelbaum pour Mme Dupuis et M. Morency, entrent au dossier à compter du 11 août 2010. Par lettre du 12 août 2010 adressée à Me Pepin, Me Teitelbaum confirme que ses clients ne prendront pas possession de l’appartement vu la transaction intervenue avec Mme Ma relative à l’annulation mutuelle du bail intervenue le 1 er juillet 2010.

[14]         Par lettre du 13 août 2010 adressée à Me Teitelbaum, Me Pepin écrit :

En réponse à votre lettre du 12 août 2010 j’avise immédiatement ma cliente (Mme Ma) qu’elle peut désormais offrir à louer la propriété du […].

Pour le reste ma cliente réitère qu’elle n’a jamais accepté les conditions de Me Dupuis et qu’elle les tient responsables, au nom de son frère, des loyers perdus jusqu’à la location.

[15]         Tel qu’indiqué, les parties produisent de consentement les notes sténographiques de l’ensemble des témoignages présentés lors de l’audience du 31 janvier 2013 devant la Régie du logement. Le Tribunal en prend connaissance avec attention et minutie.

[16]         Il ressort du témoignage de Mme Ginette Darveau, courtière immobilière de Mme Ma, qu’elle reçoit un « mandat » afin de relouer l’appartement le 18 janvier 2011 et qu’elle n’effectue aucune autre démarche avant cette date puisqu’il lui semble qu’il « fallait attendre l’autorisation des avocats dans le dossier pour reprendre la relocation » [3] .

[17]         À compter du 18 janvier 2011, Mme Darveau entreprend des démarches qui mènent à la signature d’un bail avec des tiers le 20 février 2011 pour une durée de 16 mois commençant le 1 er mars 2011 à un loyer de 2 300 $ par mois.

[18]         D’autre part, en contre-interrogatoire, Mme Darveau admet que si ses services avaient été retenus par Mme Ma plus tôt, en juillet ou août 2010, il est certain qu’elle aurait pu relouer cet appartement à la pleine satisfaction de Mme Ma [4] . De son côté, Mme Ma reconnaît qu’avant janvier 2011, elle n’effectue aucune démarche en vue de relouer l’appartement puisqu’elle ne retient les services de Mme Darveau qu’à compter de janvier 2011, étant dans l’attente des conseils de Me Pepin avant d’entreprendre les démarches pour la relocation [5] .

 

Analyse

 

[19]         La Régie du logement conclut que Renée Dupuis et Pierre Morency n’établissent pas la résiliation du bail par la conclusion d’une transaction ou l’existence de quelque vice de consentement que ce soit.

[20]         Ceci étant, en refusant de prendre possession de l’appartement à compter du 9 août 2010, Mme Dupuis et M. Morency n’exécutent pas leurs obligations découlant du bail.

[21]         En conséquence de cette inexécution, Mme Ma a l’obligation de minimiser l’ampleur de son préjudice, comme le prévoit l’article 1479 C.c.Q.  :

1479.  La personne qui est tenue de réparer un préjudice ne répond pas de l'aggravation de ce préjudice que la victime pouvait éviter.

[22]         Afin de répondre à la question autorisée par le juge Cameron en relation avec le fardeau de la preuve sur la question de la minimisation du préjudice, le Tribunal s’appuie sur les enseignements de la Cour d’appel dans :

−          Rosenberg c. Industries Ultratainer inc. , [2001] R.D.I. 15 (C.A.);

−          Europe Cosmétiques inc. c. Locations Le Carrefour Laval inc. , 2013 QCCA 1633 ; J.E. 2013-1733 (C.A.);

−          Geffard c. Fonds d’assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec , 2014 QCCA 911 ; J.E. 2014-887 (C.A.).

[23]         L’obligation de mitigation des dommages constitue une obligation de moyens, et non une obligation de résultat, et le critère applicable à la conduite du créancier, en l’occurrence Mme Ma, est celui de la personne raisonnablement prudente et diligente, compte tenu de l’ensemble des circonstances. D’autre part, il appartient aux débiteurs, en l’occurrence Mme Dupuis et M. Morency, de prouver que Mme Ma a failli à cette obligation en démontrant qu’elle aurait pu raisonnablement minimiser ses dommages en ayant agi autrement.

[24]         Au présent dossier, il n’est pas en cause que l’obligation de minimiser le préjudice appartient à Mme Ma. Il s’agit plutôt de déterminer qui possède le fardeau de prouver l’exécution ou non de cette obligation.

[25]         Le premier alinéa de l’article 2803 C.c.Q. établit que « celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention ».

[26]         Des principes juridiques et des enseignements de la Cour d’appel, le Tribunal résume ainsi l’état du droit en matière de fardeau de la preuve eu égard à l’obligation de mitiger les dommages :

1.         Puisque Mme Ma réclame une indemnité de relocation à Mme Dupuis et à M. Morency, elle doit « prouver les faits qui soutiennent sa prétention ». L’obligation qu’elle possède de minimiser son préjudice est un corollaire de son droit de réclamer des dommages. Mme Ma possède donc le fardeau de prouver, par prépondérance de preuve, tous les faits qui sous-tendent sa réclamation en dommages et intérêts de même que les mesures qu’elle prend afin de mitiger ses dommages.

 

2.         À la suite de cette preuve, si les débiteurs, Mme Dupuis et M. Morency, n’établissent pas que la créancière, Mme Ma, aurait pu raisonnablement minimiser ses dommages en ayant agi autrement, il y a lieu de conclure que Mme Ma se décharge de son fardeau de prouver qu’elle minimise ses dommages.

 

3.         Cependant, si les débiteurs, Mme Dupuis et M. Morency, soutiennent que Mme Ma n’agit pas comme une personne raisonnablement prudente et diligente, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il est de leur fardeau d’établir que la créancière, Mme Ma, n’exécute pas correctement son obligation de minimiser son préjudice.

 

[27]         Qu’en est-il au présent dossier ?

[28]         À compter du 9 août 2010, Mme Dupuis et M. Morency sont en défaut d’exécuter leurs obligations découlant du bail. Dès le 13 août 2010, l’avocat de Mme Ma, Me Guy Pepin, écrit à l’avocate de Mme Dupuis et de M. Morency, Me Reisa Teitelbaum, qu’il avise immédiatement sa cliente qu’elle peut désormais offrir à louer l’appartement en cause.

[29]         Par cette lettre, l’avocat de Mme Ma confirme qu’elle entend exécuter son obligation de mitiger son préjudice, en conséquence de l’inexécution des obligations de Mme Dupuis et de M. Morency.

[30]         Or, la preuve révèle que ce n’est que le 18 janvier 2011 que Mme Ma retient les services de la courtière immobilière Ginette Darveau afin de relouer l’appartement.

[31]         Aucune preuve n’est présentée en vue d’établir quelque démarche que ce soit de Mme Ma, de Mme Darveau ou de toute autre personne en vue de relouer l’appartement avant le 18 janvier 2011.

[32]         En contre-interrogatoire, l’avocate de Mme Dupuis et de M. Morency, Me Reisa Teitelbaum, fait admettre à Mme Darveau que si elle avait remis sur le marché l’appartement en juillet ou août 2010, il est certain qu’elle aurait pu le louer [6] . Il est à préciser qu’en juillet 2010, toutes les parties sont au courant que Mme Dupuis et M. Morency ne prennent pas possession de l’appartement à compter du 9 août 2010.

[33]         Appliquant ces faits aux principes résumés plus tôt quant au fardeau de la preuve relatif à l’obligation de minimiser son préjudice, le Tribunal conclut :

1.         Mme Ma prouve qu’elle tente de mitiger ses dommages en retenant les services d’une courtière immobilière à compter du 18 janvier 2011;

 

2.         À la suite de cette preuve, Mme Dupuis et M. Morency établissent, par prépondérance de preuve, que Mme Ma n’agit pas comme une personne raisonnablement prudente et diligente, compte tenu de l’ensemble des circonstances, puisque aucune démarche n’est entreprise entre juillet 2010 et le 18 janvier 2011 en vue de relouer l’appartement. Ils établissent donc que Mme Ma n’exécute pas correctement son obligation de mitiger ses dommages;

 

3.         Au surplus, Mme Dupuis et M. Morency prouve que Mme Ma aurait pu raisonnablement mitiger ses dommages en ayant agi autrement puisque si elle avait retenu les services de Mme Darveau en juillet ou août 2010, il est certain que l’appartement aurait été reloué;

 

4.         Par ailleurs, vu la certitude dont fait preuve la courtière immobilière Ginette Darveau, dont les services sont retenus par Mme Ma, quant à la possibilité de relouer l’appartement en juillet ou août 2010, il existe une présomption grave, précise et concordante (article 2849 C.c.Q. ), découlant de son témoignage, que la relocation aurait pu être réalisée aux mêmes conditions monétaires que le bail intervenu avec Mme Dupuis et M. Morency. Cette conclusion répond à la deuxième question autorisée par le juge Cameron, puisque la Régie du logement établit la juste quantification du préjudice, selon l’ensemble de la preuve présentée.

[34]         En conséquence, le Tribunal conclut que peu importe l’analyse relative à la norme de contrôle applicable, la décision de la Régie du logement rendue le 29 août 2013, eu égard aux questions autorisées, ne comporte aucune erreur justifiant l’intervention du Tribunal, est bien fondée et possède les attributs de la raisonnabilité puisqu’elle fait état d’« issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » [7] .

 

PAR CES MOTIFS, le Tribunal:

 

REJETTE l’appel de Irène Ma;

 

CONFIRME la décision de la Régie du logement rendue le 29 août 2013 dans les dossiers numéros 31 101116 033 G et 31 110407 040 G;

 

LE TOUT , avec dépens.

 

 

 

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Henri Richard, J.C.Q.

 

M e Guy Pepin,

(BÉLANGER, SAUVÉ)

pour l’appelante

 

M e Reisa Teitelbaum,

(POLLACK, KRAVITZ & TEITELBAUM)

pour les intimés

 

 

 

Date d’audience :

30 mai 2014

 



[1]     Article 98 de la Loi sur la Régie du logement , RLRQ, c. R-8.1 ( LRL ).

[2]     2009 QCCQ 142 ; J.E. 2009-398 (C.Q.).

[3]     Page 24 des notes sténographiques du 31 janvier 2013 préparées par Jean Riopel.

[4]     Ibid. , p. 39 et 40.

[5]     Ibid. , p. 69 à 73.

[6]     Ibid. , p. 39 et 40.

[7]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , 2008 CSC 9 ; [2008] 1 R.C.S. 190 .