Société canadienne des postes et Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes (grief syndical) |
2014 QCTA 989 |
D É C I S I O N A R B I T R A L E
___________________________________
LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES
(l’employeur)
Et
LE SYNDICAT DES TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DES POSTES
(le syndicat)
Pour la Société : Maître Rolland Forget
Pour le Syndicat : Maître Bernard Philion
Le Grief
[ 1 ] Il s’agit d’un grief national levé le 11 avril 2013 et signé par Monsieur Philippe Arbour, dirigeant national des griefs :
«Exposé des faits
Le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes conteste la politique de la Société canadienne des postes, appelée «Pratique en matière d’enquête de sécurité sur le personnel » , de soumettre toutes les employées et employés de l’unité de négociation à un processus d’enquête de sécurité à compter du 29 avril 2013. La Société exigera notamment que les employées et employés autorisent la vérification de leurs antécédents criminels, leur dossier de crédit et autres informations personnelles, Le processus de vérification forcera aussi les employées et employés à fournir leurs empreintes digitales sur demande.
Par cette politique, la Société exigera de toutes les employées et employés qu’ils acceptent de se soumettre à ce processus, sous peine de sanctions disciplinaires ou administratives pouvant aller jusqu’à leur congédiement.
Le STTP soutient que cette politique contrevient aux dispositions de la convention collective, qu’elle cause préjudice aux employées et employés et est injuste et inéquitable à leur endroit. De plus, le STTP considère que cette politique porte illégalement atteinte à la liberté et à la vie privée des employées et employés.»
[ 2 ] Le grief demandait alors l’émission d’une ordonnance intérimaire aux termes des articles 987 et suivants de la convention collective. Le 26 avril 2013, l’arbitre Kenneth P. Swan émettait une telle ordonnance :
«I therefore order that the Corporation cease and desist from implementing the «Practice Regarding Security Clearance of Personnel» to the extent that it involves reliability checks on current employees…»
Cette ordonnance a été reconduite par la suite.
[ 3 ] Le «redressement demandé par décision finale» se lisait comme suit dans le grief du 11 avril 2013 :
«Le STTP demande par ailleurs que, par décision finale, l’arbitre :
a) Déclare que la «Pratique en matière d’enquête de sécurité sur le personnel» de la Société est illégale parce que portant atteinte à la liberté et à la vie privée des employées et employés et parce qu’elle leur cause préjudice et est injuste et inéquitable à leur endroit et, qu’à ce titre, elle viole les dispositions de la convention collective, de la Charte canadienne des droits et libertés et de toute autre loi pertinente.
b) Ordonne à la Société de cesser d’exiger des employées et employés qu’ils autorisent la vérification de leurs antécédents criminels, leur dossier de crédit et autres informations personnelles et soient tenus de fournir leurs empreintes digitales à la Société ou à ses représentants.
c) Ordonne à la Société de ne pas chercher, de quelque façon que ce soit, à s’immiscer dans la vie privée des employées et employés.
d) Ordonne à la Société de cesser d’imposer des mesures administratives ou disciplinaires ou autres représailles aux employées et employés ayant refusé d’autoriser la vérification de leurs antécédents criminels, leur dossier de crédit et autres informations personnelles, notamment en refusant de fournir leurs empreintes digitales à la Société ou à ses représentants.
e) Ordonne à la Société de procéder à la destruction des informations détenues illégalement par elle ou ses représentants en application de la «Pratique en matière d’enquête de sécurité sur le personnel» .
f) Ordonne à la Société de s’assurer de la destruction desdites informations qui auront été transmises à des tiers dans le cadre de l’application de la «Pratique en matière d’enquête de sécurité sur le personnel»
Le STTP se réserve le droit de demander tout redressement additionnel».
[ 4 ] Conformément à une partie de l’ordonnance de l’arbitre Swan, aux termes de l’article 9.96 de la convention collective, l’arbitre soussigné a été choisi par les parties pour entendre la présente affaire au fond.
[ 5 ] Une première audition a été tenue à Ottawa le 9 octobre 2013. L’enquête s’est continuée aux dates suivantes :
23 octobre 2013
25 octobre 2013
21 novembre 2013
04 décembre 2013
17 avril 2014
15 mai 2014
02 juillet 2014
Les procureurs au dossier ont convenu de soumettre leurs argumentaires pour le 27 août 2014 en vue des auditions prévues pour les 9 et 10 septembre 2014.
La Preuve
[ 6 ] Au début de la première journée d’enquête, une fois déposés la convention collective, le grief du 11 avril 2013 et la décision de l’arbitre Swan, et une fois consenties les admissions d’usage (procédure et compétence), les parties ont versé au dossier, de consentement, la version du 30 mai 2013, de cette «Pratique relative à l’enquête de sécurité sur le personnel» . Vu que ce document est au cœur du litige entre les parties, je crois qu’il est opportun de le reproduire intégralement aux quatorze pages qui suivent. (C’est le document qui a été transmis, à cette date du 30 mai 2013, par Madame Shannon Hurst, gestionnaire, Relations du travail, à Madame Rona Eckert, permanente syndicale nationale, STTP.)
[ 7 ] Madame Eckert a d’ailleurs été le premier témoin de la partie syndicale. Elle occupe ce poste au syndicat depuis 2011. Elle compte une expérience de vingt-six ans comme employée de Postes Canada.
[ 8 ] C’est lors d’une rencontre de consultation au niveau national que ce sujet a été abordé pour la première fois, comme en fait foi le procès-verbal de la rencontre du 7 décembre 2012:
«Security and Investigation (S & I) stated they are looking at a draft practice on the security screening of personnel, in order to bring in clarity and consistency to the practice…»
[ 9 ] La teneur de cette pratique a alors été communiquée verbalement aux représentants du syndicat, comme en a témoigné Madame Eckert. Le procès-verbal fait cependant état d’un engagement de la Société.
«CPC to provide a copy of the draft Security Screening Practice.
Sent via email 2012-12-11.»
(Il avait été convenu, le 7 décembre 2012, que le sujet serait discuté plus en détail lors d’une rencontre prévue pour le 12 décembre 2012.)
Toujours le 7 décembre 2012, la Société s’était engagée à transmettre au syndicat une copie d’une «letter of confirmation between CPC and the Treasury Board Secretariat of Canada regarding the Policy on Government Security» . On peut lire la note suivante à ce sujet dans le procès-verbal :
«CPC to look into providing a copy of letter, date of signature. »
Dans les faits, cette lettre, portant la date du 14 septembre 2012, a été envoyée à Madame Eckert le 17 janvier 2013. Elle est reproduite à la page qui suit (Document S-10).
[ 10 ] Une rencontre a effectivement été tenue le 12 décembre 2012, mais comme le projet de cette «Pratique» n’avait été reçu que la veille par le syndicat, il a été convenu que le sujet serait de nouveau abordé lors d’une rencontre subséquente. Fait à noter : la partie syndicale a signalé, lors de cette rencontre du 12 décembre 2012, l’existence d’une décision arbitrale de 1988 de l’arbitre Richard B. Bird, relativement au droit de la Société d’exiger que ses employés fournissent leurs empreintes digitales. Nous y reviendrons.
[ 11 ] A cette rencontre du 12 décembre 2012, la partie syndicale a réitéré sa demande au sujet de cette lettre confirmant l’entente entre la Société et le gouvernement (le document S-10, transmis le 17 janvier 2013), accompagnée d’une demande additionnelle :
«CUPW also requested a copy of the policy on Government Security. »
(On peut lire la note qui suit à ce sujet dans le procès-verbal :
«Provided by email on 2013-01-08»)
[ 12 ] Toujours à cette même rencontre du 12 décembre 2012, le syndicat a requis d’autres renseignements :
«CUPW also requested statistics such as the number of criminal acts related to mail occurring within Canada Post, as well as the number of employees committing these criminal acts that have previous criminal records…
CUPW asked for examples of partners and contracts that did not use CPC due to their current reliability status…»
[ 13 ] Le même jour, après la rencontre, Madame Hurst a transmis à Madame Eckert un projet de cette «Pratique en matière d’enquête de sécurité sur le personnel» . On peut lire le passage suivant dans la lettre d’accompagnement :
«Ce document a pour principal objectif de décrire le processus d’enquête de sécurité de la Société et de veiller à ce que les exigences en matière de sécurité soient respectées. Cette pratique nous aidera à maintenir la confiance de nos clients grâce au transport sécuritaire du courrier, à un environnement de travail où tous les employés sont en sécurité et à une main-d’œuvre de qualité. Non seulement est-il essentiel de renforcer ces aspects pour conserver nos clients actuels, mais également pour être plus concurrentiel et en acquérir de nouveaux.» (sic)
(Il était également indiqué dans cette lettre que la date d’entrée en vigueur de cette pratique avait été fixée au 1 er avril 2013.)
[ 14 ] Une autre rencontre a eu lieu le 25 janvier 2013.
Le syndicat a demandé que lui soit transmis un exemplaire de cette «entente» de 1987 dont il est question dans la lettre du 14 septembre 2012 reproduite plus haut (document S-10).
Il a de nouveau été fait mention de la décision de l’arbitre Bird (2 mai 1988) où il avait été déclaré que la Société n’avait pas le droit d’exiger que ses salariés fournissent leurs empreintes digitales. Voici un extrait pertinent du procès-verbal de cette rencontre du 25 janvier 2013 :
«Le STTP soutient que cette décision est toujours valable et, par conséquent, exécutoire. La SCP répond qu’en 1988, le monde était très différent de ce qu’il est aujourd’hui et que les attentes du marché en matière de sécurité ont considérablement changé depuis.»
[ 15 ] Toujours à cette rencontre du 25 janvier 2013, la Société a fourni au syndicat, «à titre confidentiel, des exemples d’exigences en matière de sécurité devant être pris en considération pour diverses possibilités de marché» , comme elle s’y était engagée lors de la rencontre du 12 décembre 2012. D’ailleurs, dans l’intervalle, soit le 14 janvier 2013, Madame Anne-Marie Somerville, agente, Relations de travail, avait adressé à Madame Eckert un courriel dont voici un extrait :
«Examples of partners/contracts having security compliance requirements
- All government related contracts have security requirements (e.g. HRSDC, Passport, etc.)
- Other examples of RFP’s or contracts include - Capital One, Grand and Toy, Johnson and Johnson, etc. »
[ 16 ] Par lettre du 20 mars 2013, le syndicat a été avisé que la date d’entrée en vigueur de la pratique avait été reportée au 29 avril 2013.
[ 17 ] Une autre rencontre de consultation nationale a été tenue le 22 mai 2013, alors que le sujet a de nouveau été abordé. Les parties ont maintenu leurs positions respectives.
[ 18 ] En contre-interrogatoire, Madame Eckert a reconnu volontiers que le volume du courrier avait considérablement diminué au cours des dernières années. Elle a ajouté que le syndicat avait toujours été prêt à collaborer avec la Société en vue de rechercher des nouveaux débouchés d’affaires, entre autres pour les paquets et les services. On peut lire, d’ailleurs, dans le procès-verbal de la rencontre du 25 janvier 2013, que le syndicat
«…est disposé à poursuivre les discussions dans un cadre lié à la vente au détail. Toutefois, il veut s’assurer que ces marchés apporteront des avantages à ses membres de la vente au détail sous forme de niveaux de dotation élevés ou d’une augmentation du nombre d’heures de quart de jour.»
[ 19 ] Finalement, Madame Eckert a tenu à préciser que le syndicat qu’elle représente n’avait jamais eu de réponse satisfaisante à sa demande de précisions quant aux possibilités de débouchés d’affaires.
[ 20 ] Madame Stephanie Nystedt occupe depuis 2010 le poste de directrice des services de sécurité et d’enquête à Postes Canada. Elle a été libérée en vue de la mise sur pied de «Pratique relative à l’enquête de sécurité sur le personnel» dont le texte est reproduit à la suite du paragraphe (6) ci-dessus .
[ 21 ] Auparavant, ces «enquêtes de sécurité» n’avaient lieu que dans les cas de nouveaux employés, ainsi que pour l’accès à des postes à un plus haut niveau de sécurité (chef d’unité, inspecteur du service de sécurité, etc.) Dans le cadre de ces enquêtes, on utilisait une formule émise pour le Gouvernement du Canada aux termes de la «Norme sur la sécurité du personnel» . Cette formule avait pour titre : « Formulaire de vérification de sécurité, de consentement et d’autorisation du personnel» .
La «Politique sur la sécurité» du gouvernement fédéral s’applique à tous les employés du gouvernement du Canada. On peut y lire ce qui suit à la fin du paragraphe 5 :
«Certains organismes et sociétés d’état peuvent conclure des ententes avec le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada afin d’adopter les exigences de cette politique et les appliquer à leur organisation.»
[ 22 ] Ceci est à l’origine de la lettre que le président-directeur général de la Société a écrite à la secrétaire du Conseil du Trésor le 14 septembre 2012. Cette lettre est reproduite plus haut au paragraphe (8) (document S-10). On peut y lire qu’une telle «entente» remonte à l’année 1987. En effet, dans une lettre qu’il écrivait alors à son collègue du Conseil du Trésor, le ministre responsable de la Société canadienne des Postes avait précisé ce qui suit :
«This is to advise you that Canada Post Corporation will be complying with national interest provisions of the Security Policy of the Government of Canada…
It is my understanding that, by entering into this compliance agreement and taking the required action, Canada Post Corporation will meet the conditions specified for continued access to classified information and to Canadian Security Intelligence Service security clearance services. »
[ 23 ] Au cours des années 2010 et 2011, il y a eu des mises à jour dans le service que dirige Madame Nystedt, et on y a abouti, en août 2011, à la centralisation des démarches au service de la sécurité et à la mise sur pied d’un système électronique pour procéder plus rapidement et plus efficacement à la vérification des renseignements colligés dans les formules dont il a été question plus haut, au paragraphe (21).
[ 24 ] C’est en 2012 que Madame Nystedt a été chargée de mettre par écrit cette pratique de sécurité qui serait dorénavant applicable à tous les employés de la Société.
[ 25 ] Le sujet a été ajouté à la dernière minute à l’ordre du jour de la rencontre du 7 décembre 2012, vu l’existence d’une possibilité d’affaires avec le Ministère des transports de l’Ontario. Madame Nystedt a participé à cette rencontre, de même qu’à celles du 12 décembre 2012, du 25 janvier et du 22 mars 2013. Les positions des deux parties ont été exprimées lors de cette dernière rencontre (22 mars 2013). Le procès-verbal est reproduit aux deux pages qui suivent (Document S-14).
[ 26 ] Le syndicat a été conséquent avec lui-même en levant le grief du 11 avril 2013. La pratique proposée n’a pas été mise en œuvre à ce jour, vu la décision rendue par l’arbitre Swan, le 26 avril 2013.
[ 27 ] Madame Rita Eswick est au service de la Société depuis dix-huit ans. Depuis 1995, elle a été affectée à des tâches relatives à la sécurité (enquêtes, activités préventives, etc.) et, depuis 2005, aux contacts avec les clients de la Société plus particulièrement exigeants en cette matière, par exemple les banques. Depuis 2011, en sa qualité de directrice des stratégies de sécurité, elle s’occupe de la prévention des fraudes (collecte de renseignements, de statistiques, élaboration d’une base de données relatives aux pertes de cartes de crédit, etc.)
[ 28 ] A ces fins, elle rencontre des clients de la Société sur une base quotidienne, ou elle communique avec eux pour répondre à leurs questionnements en matière de sécurité. Elle participe également aux rencontres avec des clients, afin de les rassurer quant à leurs exigences en cette matière.
[ 29 ] A l’une de ces rencontres avec les représentants de l’entreprise Capital One, on lui a demandé à quelle fréquence les salariés des Postes étaient soumis à des vérifications de sécurité, ce à quoi elle a été obligée de répondre qu’ils n’étaient pas obligés de se soumettre à de telles vérifications s’ils étaient déjà à l’emploi de la Société.
[ 30 ] En 2013, Madame Eswick a préparé, à partir de ses dossiers, un relevé des cas d’offenses criminelles en rapport avec le courrier au cours des années 2011, 2012 et une partie de 2013. On retrouve ces données dans le document reproduit aux pages qui suivent (document E-8). Commentant un des exemples cités dans ce document, Madame Eswick a précisé qu’elle avait dû elle-même faire pression auprès de l’entreprise Telus pour les assurer que leurs produits étaient en sécurité lorsqu’ils étaient confiés à la Société. Elle a dû faire de même auprès des autres clients mentionnés dans ces exemples, y compris l’engagement pris auprès de l’Association des banquiers du Canada.
[ 31 ] Au mois de novembre 2012, la Gendarmerie Royale du Canada a produit un rapport d’évaluation du service postal. Voici quelle était la conclusion de cette évaluation :
«This assesment confirmed that the Canadian postal system, more specifically Canada Post, is utilized by criminals to transport various contraband both domestically and internationally. »
Ce rapport a été porté à l’attention d’un représentant de Postes Canada chargé des communications avec les médias par un journaliste de la Presse canadienne .
Il s’est avéré que ce rapport avait été largement commenté dans les médias à travers le pays.
(Invité par le journaliste de la Presse canadienne à commenter ce rapport, le porte-parole de la Société lui a écrit ce qui suit :
«Canada Post takes the security and integrity of the postal service very seriously. Our team of Postal Inspectors is responsible for investigating any potential fraudulent or criminal activity related to the postal service and works closely with police, from across the county. This approach has worked well, leading to seizures and charges in many cases. It should be noted that Canada Post was not involved in the creation of this report. »)
[ 32 ] Un représentant d’un client de la Société (Best Buy) a même demandé à Madame Eswick si les allégations contenues dans ce rapport de la G.R.C. correspondaient à la réalité, et dans quelle mesure de telles activités criminelles risquaient d’affecter la sécurité de leurs produits lorsqu’ils étaient confiés à la Société. Il est allé jusqu’à s’enquérir du niveau de sécurité des employés des Postes.
[ 33 ] La partie syndicale a demandé que lui soient transmis, entre autres, les détails des cas ayant servi à la compilation du relevé produit plus tôt par Madame Eswick (document E-8). Ces détails ont alors été transmis au procureur du syndicat, et ils ont ensuite été versés au dossier, en liasse pour cent-cinq (105) des cas, et de façon plus particulière pour les cinq (5) cas mentionnés dans ce document E-8.
[ 34 ] En contre-interrogatoire, Madame Eswick a reconnu que pour l’année 2012, il y avait eu un total de soixante-neuf (69) cas de telles offenses criminelles (tel qu’indiqué dans le document E-8) sur un total d’au-delà de neuf (9) millions de pièces de courrier… De surcroît, elle n’a pas été en mesure de préciser combien de ces délinquants avaient des antécédents judiciaires.
[ 35 ] En plus des détails relatifs aux cas d’offenses criminelles en rapport avec le courrier, la Société a transmis au syndicat, à sa demande, les documents suivants :
«- copie de la documentation fournie par la Société ou Madame Eswick pour démontrer les éléments du programme de sécurité lors de rencontres avec les clients ou clients potentiels».
(En guise d’illustration, le document produit a été celui d’une présentation à Best Buy Canada, en février 2012.)
«- copies des contrats de services conclus entre la Société et MBNA Canada Bank, et entre la Société et Capital One Bank, plus particulièrement les clauses relatives à la sécurité. (Madame Eswick a précisé qu’il n’y avait pas de contrat avec MEDIJEAN, et que les contrats avec TELUS et BEST BUY ne contenaient pas de telles clauses relatives à la sécurité.)
- copies des documents échangés avec le regroupement de banquiers «Partenaires-cartes de paiements» , dont le but était d’améliorer l’aspect sécurité dans les opérations de transmission de ces cartes.
[ 36 ] Madame Eswick a reconnu que les passeports, les cartes de crédit, les permis de conduire, les certificats d’état civil, les chèques, et toutes sortes de documents légaux étaient distribués par la Société depuis de nombreuses années, sans que n’existe la pratique contestée.
[ 37 ] Monsieur Rod Hart est à l’emploi de la Société depuis quelque dix-neuf années. Depuis le mois de juillet 2011, il occupe le poste de «General Manager, domestic parcels and commerce market development» . Voici comment il décrit ses tâches dans son C.V. :
«Responsible for the design, development, deployment and overall performance of the $900M parcels, products and services delivered to all customer segments in the domestic market.
Key strategic focus is on expansion of Canada Post’s capabilities in the e Commerce/eRetail segment to improve the customers experience for online shoppers. »
[ 38 ] Étant dans le domaine des colis depuis plusieurs années, ce témoin a précisé qu’au cours des dernières années la livraison des colis occupait la plus grande partie du marché, d’où une concurrence de plus en plus féroce de la part des autres entreprises spécialisées dans le domaine (Canpar, UPS, Federal Express, etc.).
[ 39 ] Ceci est d’autant plus vrai vu la diminution endémique du volume du courrier ordinaire depuis les années 2007-2008, tel qu’illustré par les données colligées dans les rapports annuels pour les années 2012 et 2013, dont des extraits sont reproduits aux deux pages qui suivent (documents E-13 et E-39).
(On se souviendra que Madame Eckert avait reconnu cet état de fait. Voir le paragraphe 18 ci-dessus.)
[ 40 ] Parallèlement, la livraison des colis a augmenté considérablement au cours de la même période. En effet, en 2012, cette activité a correspondu à 22% des revenus de la Société. Néanmoins cette augmentation s’est avérée insuffisante pour compenser les pertes encourues par la livraison du courrier ordinaire.
[ 41 ] Il s’en est suivi que le secteur dirigé par Monsieur Hart a déployé des efforts en vue d’améliorer le service dans le but d’attirer de nouveaux clients (diriger les colis à des points de service désignés, livrer en soirée, etc.)
[ 42 ] Sans surprise, Monsieur Hart a également parlé des envois perdus ou volés, de même que des produits endommagés. Dans tous les cas, le destinataire se tourne vers le fournisseur, et ce dernier s’en prend ensuite à la Société. En 2012, ces réclamations ont coûté près de 5 millions de dollars à la Société. (Ce chiffre n’a pas varié en 2013, en dépit de l’augmentation du volume.)
[ 43 ] Pour les réclamations qui ne sont pas réglées, il existe un recours à l’ombudsman, dont le rapport parcellaire pour l’année 2013 fait état d’une diminution par rapport aux dix années précédentes, comme en fait foi le document reproduit à la page suivante (E-14).
(Le témoin n’a pas été en mesure de préciser dans quelle proportion ces réclamations provenaient de pertes ou de vol.)
[ 44 ] Monsieur Hart a cependant affirmé sans ambages que la perte et le vol du courrier doivent être minimisés si la Société veut rester concurrentielle. Pour y parvenir, les mesures de sécurité doivent être resserrées, de façon à ce que son département puisse convaincre les clients que les effets qu’ils confient à la Société sont en sécurité.
[ 45 ] Dans son C.V., Monsieur Tom Baltzer décrit son poste actuel comme ceci :
«Director, Product Management, Consumer Products and Services. »
[ 46 ] C’est en cette qualité qu’il a entrepris des démarches en vue de nouveaux débouchés d’affaires pour la Société, dont
- U.K.B.A. (United Kingdom Border Agency), de pair avec les Services d’immigration, en vue de l’authentification des visas, par exemple dans le cas d’une extension du visa d’un résident britannique. Il existe cinq centres de service dans le moment, et le projet est d’en mettre dix autres sur pied. Cette initiative a débuté en 2011, sous la forme de rencontres avec des représentants de U.K.B.A. et des Services d’immigration, mais il n’y a pas eu de consensus, vu le facteur de la sécurité. En mars 2013, l’entreprise V.F.S. Global a proposé à la Société de s’impliquer dans le processus, mais là encore le projet a dû être abandonné à cause de l’incapacité de la Société de satisfaire aux exigences en matière de sécurité.
- Driver Examination Services, pour la province d’Ontario. Pour ce projet, la Société a fait équipe avec deux partenaires. Là encore, certaines exigences n’ont pas pu être satisfaites, celles-ci incluant la prise des empreintes digitales et des vérifications aux trois ans. La Société a dû se retirer du projet.
[ 47 ] Certains autres débouchés étaient plutôt des perspectives d’affaires :
- B.C.I.D. (British Columbia Services Card Pass code program)
- Backcheck (Biometrer Criminal record check)
- Data Card Group.
[ 48 ] On trouvera à la page qui suit un aperçu des programmes existants, de ces débouchés d’affaires et de ces perspectives, ceci pour l’année 2013.C’est le document E-25. Les ententes en vigueur pour la même année sont mentionnées au document E-26, également reproduit ci-après.
[ 49 ] Monsieur Baltzer a reconnu que les évaluations de revenus dans les cinq cas mentionnés sous la rubrique «Opportunities» dans le document E-25 étaient essentiellement spéculatives.
[ 50 ] En sa qualité de «general manager of strategic accounts» , Monsieur Don Bougie a, entre autres, la responsabilité de maintenir les contrats en vigueur et de les ajuster en fonction des nouveaux produits.
[ 51 ] De tels contrats ont été conclus, entre autres, avec l’Agence du revenu du Canada, le service des passeports du Canada, le bureau des achats (division du programme canadien de prêts aux étudiants et du recensement et division du transport du matériel)...
[ 52 ] A titre d’exemple, le contrat entre la Société et le service des passeports stipule, à son paragraphe 8.2, que «Canada Post has an agreement with Treasury Board Secretariat whereby Canada Post has adopted and applies the requirements of the Security Policy of the Government of Canada (GSP), including the security screening of its employees. Canada Post will apply these procedures to employees acting as Receiving agents…» .
[ 53 ] C’est ce qui a poussé Monsieur Bougie à déclarer que vu que, dans l’état actuel des choses, la vérification de sécurité n’était faite qu’au moment de l’embauche et non de façon périodique tel que prévu à la Politique sur la sécurité du gouvernement fédéral, un tel manquement pourrait constituer un motif de bris de contrat. Cependant, en contre-interrogatoire, Monsieur Bougie a reconnu que ces contrats étaient des renouvellements d’ententes en vigueur depuis plusieurs années, et que ce manquement n’avait jamais été soulevé.
[ 54 ] Selon Monsieur Bougie, les banques et les compagnies de téléphone manifestent de plus en plus des préoccupations en matière de sécurité. Pour illustrer ce propos, le témoin a déposé en preuve un projet de contrat proposé par Apple Inc., où on peut lire le passage qui suit :
Paragraphe 3.2: «… Supplier will, subject to applicable national employment, data protection and privacy laws, screen all employees and contractors at its own expense, using background checks and drug tests at least as stringent as those Apple uses in connection with its own employees…»
et un autre projet de contrat, cette fois avec la compagnie Pitney Bowes:
Paragraphe 8.2: «Services Provider agrees to conduct on all its employees… background checks for the previous seven year period covering criminal convictions and employment verification…»
(A noter qu’un contrat a été signé entre la Société et Pitney Bowes le 6 juin 2014. La clause ci-dessus ne s’y retrouve pas.)
[ 55 ] (Il importe de souligner que la preuve a été beaucoup plus poussée en ce qui a trait aux contrats existants, ainsi qu’aux discussions en cours avec les clients potentiels. Néanmoins, vu la conclusion à laquelle le tribunal en est venu, il n’est pas nécessaire d’élaborer.)
La Position du Syndicat
[ 56 ] Avant cette «pratique» que la Société se proposait de mettre en vigueur le 29 avril 2013, les vérifications relatives à la sécurité se faisaient strictement au moment de l’embauche. Avec cette directive, tous les salariés à l’emploi de la Société devraient se soumettre à ces vérifications d’une façon régulière, comme on peut le lire à la page 5 du document reproduit plus haut à la suite du paragraphe (6) :
«Afin d’assurer le maintien de fiabilité des personnes, une mise à jour régulière des enquêtes de sécurité doit être effectuée.»
Tel qu’indiqué à la page 9 du même document, cette mise à jour serait effectuée «… une fois tous les dix ans ou plus souvent (selon les modifications apportées aux autres tâches, aux ententes contractuelles, aux lois ou autres obligations…)» . Ce qui a fait dire au procureur du syndicat que ce serait «au gré du vent…»
[ 57 ] A l’occasion d’une telle mise à jour de la cote de fiabilité, la vérification des empreintes digitales peut s’avérer nécessaire «si la personne déclare avoir eu une condamnation pour (une) infraction criminelle pour laquelle elle n’a pas obtenu un pardon» , ou encore, si «la GRC en fait la demande afin de mener à bien la vérification du dossier judiciaire…» (page 10 du document reproduit). En cas de refus de l’employé, celui-ci est «susceptible d’être suspendu… jusqu’à ce que toutes les exigences de cette pratique soient atteintes et (il) peut même être congédié» . (page 12)
[ 58 ] La politique proposée va un peu plus loin quant aux circonstances où un employé peut être requis de fournir ses empreintes digitales :
Page 13 : 4. «La Société peut exiger des empreintes digitales en cas de modifications aux fonctions de l’employé, aux ententes contractuelles ou à la loi, ou encore pour satisfaire à d’autres obligations ».
(Ce sont les mêmes termes qui sont utilisés en ce qui a trait aux mises à jour.)
[ 59 ] Après avoir passé en revue les témoignages au soutien des motifs invoqués par la Société pour justifier la politique proposée, le procureur du syndicat en est venu à préciser ce qu’était «le droit applicable» , soit la convention collective et les dispositions législatives relatives à la protection de la vie privée et des renseignements personnels.
[ 60 ] Voici comment Maître Philion a résumé la position du syndicat en ce qui a trait aux dispositions de la convention collective, au paragraphe 265 de son argumentaire :
«Le Syndicat soumet que les dispositions de la convention collective en vigueur ne permettent pas à la Société de requérir des employés qu’ils se soumettent, après leur embauche ou en cours d’emploi, à un processus de vérification de sécurité. A plus forte raison, la Société ne peut requérir de vérification récurrente de sécurité comme elle envisage de le faire par sa politique.»
[ 61 ] Il a alors cité l’article 2.01 de la convention collective :
«Il est reconnu que la Société exerce les droits et les responsabilités de la direction sous réserve des dispositions de la présente convention collective.»
[ 62 ] L’arbitre Richard B. Bird avait fait état de cet article dans sa décision du 3 mai 1988 (Canada Post Corporation and Canadian Union of Postal Workers, grievance no : 730-85-00037, 34 L.A.C. (32) 392), indiquant que cette disposition était celle que la Société invoquait pour justifier la demande aux salariés qu’ils soumettent leurs empreintes digitales (paragraphe 11 de la décision).
[ 63 ] L’arbitre Bird a également référé à l’article 9.06 (maintenant 9.08) et à l’article 9.07 (b) (maintenant 9.09 (b)) :
9.06: «An authorized representative of the Union may present a grievance if he believes that an employee, a group of employees the employees as a whole or the Union have been aggrieved or treated in an unjust or unfair manner. »
9.07: «An authorized representative of the Union may present a policy grievance in order to obtain a declaratory decision. Without restricting the generality of the above, a policy grievance may be presented in the following cases:
(b) where the Union is of the opinion that a policy, directive, regulation, instruction or communication of the Corporation has or will have the effect of contravening any provision of the collective agreement, of causing prejudice to employees or the Union or of being unjust or unfair to them. »
[ 64 ] Cette décision de l’arbitre Bird mérite qu’on s’y arrête, vu que la question dont il avait été saisi est essentiellement la même que celle qui est soumise au tribunal dans la présente affaire :
Paragraphe 27: «There is a contest here between the individual employee’s right to privacy and the employer’s need for reliable employees in handling the mail…
…Are the special needs of the employer so important that the Corporation can properly claim that its management rights include the right to require employees to give fingerprints so that the reliability checks may be completed ?»
[ 65 ] Aux paragraphes 280 et suivants de son argumentaire, le procureur du syndicat traite de «la protection de la vie privée et des renseignements personnels» ; voici les dispositions législatives sur lesquelles il s’appuie :
- La Charte canadienne des droits et libertés :
Article 1 : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique,»
Article 7 : «Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.»
Article 8 : «Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives»
- La Loi sur la protection des renseignements personnels, L .R.C . (1985) ch. P-21 :
Article 3 (Définition) : «Renseignements personnels - Les renseignements quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment :
… b) les renseignements relatifs à son éducation, à son dossier médical, à son casier judiciaire, à ses antécédents professionnels ou à des opérations financières auxquelles il a participé
Article 8 (1) : «Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article,
Article 8 (2) : «Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :
m) communication à toute autre fin dans les cas où, de l’avis du responsable de l’institution :
(2) des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée…»
[ 66 ] Le procureur du syndicat souligne ensuite qu’il «importe de distinguer, parmi la jurisprudence applicable à des vérifications de sécurité, celle qui porte sur l’application de normes de vérification de sécurité imposées par des lois et des règlements, de celles découlant de politiques adoptées par des employeurs…» (sic) (paragraphes 310 de l’argumentaire syndical) Plus loin, au paragraphe 318, on peut lire ce qui suit :
« En l’espèce, les motifs invoqués par la Société sont plutôt de l’ordre de ses intérêts commerciaux et ne visent nullement à protéger la santé ou la sécurité du public, de ses clients ou de ses employés.»
[ 67 ] Il existe, en effet, des situations où les vérifications de sécurité sont imposées aux termes d’une loi, par exemple lorsqu’il s’agit de transport maritime ou aérien, ou lorsque les employés visés sont en contact régulier avec des mineurs ou des personnes de âgées. Dans le cas sous étude, il s’agit simplement d’une règle d’entreprise qui n’est soutenue par aucune disposition législative, et qui n’est justifiée que par des intérêts commerciaux. Au surplus, s’il s’agit d’une exigence imposée par un tiers, celle-ci ne peut être invoquée pour modifier de quelque façon les obligations des parties aux termes de la convention collective ou des lois applicables.
[ 68 ] Parlant de «la proportionnalité ou la mise en balance des intérêts» , le procureur du syndicat a proposé ce qui suit au paragraphe 370 de son argumentaire :
«Les intérêts en cause sont les suivants : les employés ont le droit de préserver leur vie privée et leurs informations personnelles, la Société invoque son obligation de protéger le courrier et vise à satisfaire sa clientèle actuelle ou éventuelle.»
La Position de la Société
[ 69 ] Le procureur de la Société a d’abord résumé la situation actuelle en regard de celle qui est envisagée par la Politique contestée. Dans le moment, on procède à la vérification de sécurité lors de l’embauche d’un salarié et lors d’une mutation à un poste commandant une cote de sécurité plus élevée. La seule différence importante, sous le régime proposé, consiste dans une vérification en cours d’emploi pour les salariés qui possèdent déjà la cote de fiabilité.
[ 70 ] Une telle mise à jour est prévue dans la Politique sur la sécurité du gouvernement (Gouvernement du Canada). Depuis plus de vingt-cinq années, la Société s’est engagée à adopter les exigences de cette Politique et à les appliquer à son organisation. La preuve a démontré que la Société avait conclu avec le gouvernement du Canada, au fil des années, «plusieurs ententes de grande importance en terme de revenu» (sic) (paragraphe 26 de l’argumentaire patronal). A ce sujet, Maître Forget a écrit, un peu plus loin :
Paragraphe 28 : «De fait, la perte ou le non-renouvellement de contrats avec le gouvernement du Canada et l’impossibilité de continuer les efforts pour obtenir de nouveaux contrats, au motif d’impossibilité de rencontrer les normes de vérification de sécurité, auraient un impact négatif considérable sur les revenus générés par la S.C.P.» (mon souligné)
[ 71 ] Ce thème a été repris dans un commentaire que le procureur de la Société a formulé en regard d’un extrait d’un rapport du vérificateur général au printemps 2013, soit une recommandation au Conseil du trésor :
«… Nous soumettons que dans un tel contexte, il est probable qu’un audit ait lieu concernant les différents contrats entre la S.C.P. et le gouvernement du Canada, que l’absence de vérification en cours d’emploi entraîne la perte ou le non-renouvellement de nombreux contrats à moins que la S.C.P. puisse appliquer en totalité sa politique intitulée Pratique relative à l’enquête de sécurité du personnel». (Argumentaire patronal, paragraphe 62)
[ 72 ] Le défaut d’une telle vérification en cours d’emploi porte aussi atteinte aux diverses possibilités d’affaires que les représentants de la Société ont explorées dans le but de générer des revenus pour compenser les pertes considérables du courrier ordinaire depuis 2007. Comme en a témoigné Madame Rita Estwick, les clients, actuels ou éventuels, se sont montrés préoccupés par cette absence de vérification en cours d’emploi des employés de la Société, le tout tel qu’illustré par le rapport de 2012 de la GRC, dont la conclusion se lisait comme suit :
«This assessment confirmed that the Canadian postal system, more specifically Canada Post, is utilized by criminals to transport various contraband both domestically and internationally. »
(Au stade des représentations, Maître Forget a qualifié ce rapport de «troublant» .)
[ 73 ] Le procureur de la Société a soumis qu’il n’existait «aucune disposition de la convention collective limitant le droit de la S.C.P. de mettre en place des politiques concernant la sécurité des biens et des employés, et, notamment, d’exiger l’obtention d’une cote de sécurité.» (paragraphe 65 a) de l’argumentaire patronal) Il a continué en soumettant que ce droit était en opposition avec celui des employés quant au respect de leur vie privée, tel que reconnu par la Charte; ce droit n’est pas absolu, de sorte que le tribunal doit «dans chaque situation, équilibrer les droits opposés et déterminer, à la lumière de la preuve présentée et des critères développés par les tribunaux, s’il y a ingérence indue.» (sous-paragraphe c) du même paragraphe 65)
[ 74 ] Ces principes ont été acceptés par l’arbitre Bird dans sa décision de 1988 :
Paragraphe 23: «It is the Corporation’s position that there is no implied term in the collective agreement which restricts the exercise of management rights under Article 2.01 so that such rights must be exercised justly and fairly. I accept that position as correct…»
L’arbitre Bird écrit, un peu plus loin:
Paragraphe 27: «There is a contest here between the individual employee’s right to privacy and the employer’s need for reliable employees in handling the mail… Are the special needs of the employer so important that the Corporation can properly claim that its management rights include the right to require employees to give fingerprints so that the reliability checks may be completed ? »
[ 75 ] Au paragraphe 29 de sa décision, l’arbitre Bird, continuant dans son analyse des intérêts en présence, a conclu, relativement aux empreintes digitales, que
«No doubt many probationary employees are embarrassed by having their fingerprints taken regardless of their criminal records, if any. I take it from authorities that the taking of fingerprints is regarded as a serious invasion of privacy which, as a matter of (the) general law, can be justified in a particular situation only by specific statutory authority. »
Il a ensuite statué que «la prise d’empreintes durant l’emploi constitue une intrusion significative dans les droits civils des employés» , tel que rapporté par le procureur de la Société au paragraphe 70 de son argumentaire.
[ 76 ] Quant à l’applicabilité de l’article 9.103 de la convention collective par rapport à cette décision de l’arbitre Bird, voici ce qu’a proposé le procureur patronal dans son argumentaire :
Paragraphe 72 : «Une décision sur le sujet de l’intrusion dans la vie privée doit être rendue à la lumière des faits de chaque cas et des principes établis par les tribunaux et, notamment, la Cour suprême du Canada; principes qui ont été en constante évolution au cours des années, ainsi que de la preuve factuelle présentée et, partant, l’article 9.103 de la convention collective n’a aucune application dans le présent cas.» (sic)
(C’est là en quelque sorte une autre façon d’exprimer la position prise par les représentants de la Société lorsque le syndicat avait fait état de cette décision de l’arbitre Bird lors de la rencontre du 25 janvier 2013 :
«La S.C.P. répond qu’en 1988, le monde était très différent de ce qu’il est aujourd’hui et que les attentes du marché en matière de sécurité ont considérablement changé depuis.» (Voir le paragraphe 14 ci-dessus)
[ 77 ] Maître Forget y est ensuite allé de commentaires sur la jurisprudence relative à cet équilibre à établir entre les droits en présence, plus particulièrement quant aux restrictions raisonnables qui peuvent être apportées aux droits et libertés protégés par la Charte, ceci «dans le cadre d’une société libre et démocratique» :
-
Sa Majesté la
Reine c. Walter Tessling et al,
-
Sa Majesté la
Reine c. Daniel James Gombor et al,
-
R.
c. Oakes,
-
Renvoi
relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA),
-
R.
c. Beare
[ 78 ] Après avoir cité un certain nombre d’autres décisions où la prise d’empreintes digitales avait été jugée raisonnable dans le contexte de la mise en œuvre d’une loi ou d’une règlementation d’ordre public (transport aéroportuaire ou maritime, transport scolaire, résidence privée pour aînés, installations nucléaires, etc.) le procureur de la Société y est allé de l’affirmation suivante :
Paragraphe 95 : «En ce qui concerne la S.C.P., la preuve démontre une problématique similaire à la problématique portuaire et aéroportuaire en matière de contrebande, crime organisé et de menace à la sécurité nationale…»
(Le seul fondement pour cette affirmation étant le rapport de la GRC dont il a été question plus haut.)
[ 79 ] Voici deux des conclusions de l’argumentaire de la Société :
Paragraphe 99 : «Il est également essentiel que la S.C.P. puisse maintenir ses contrats avec les grands expéditeurs de courrier tel que le gouvernement et les entreprises qui demandent à la S.C.P. de recevoir, traiter et distribuer des documents de haute valeur et de haut niveau de confidentialité, et soit en mesure de développer de nouveaux services qui demandent un haut niveau de sécurité.»
Paragraphe 100 : «Si la S.C.P. ne peut vérifier les antécédents judiciaires de ses employés, elle ne pourra soumissionner sur ce type de contrat et ne pourra compenser ses pertes importantes en matière de poste-lettres par de nouveaux revenus.»
Décision
[ 80 ] Il convient de reproduire ici le texte de l’article 9,103 de la convention collective :
« Cas à venir :
La décision finale rendue par un arbitre lie la Société, le Syndicat et les employées, et employés dans tous les cas comportant des circonstances identiques et (ou) substantiellement identiques.»
et dans la version anglaise :
«Future Cases :
The final decision rendered by an arbitrator binds the Corporation, the Union and the employees in all cases involving identical and/or substantially identical circumstances. »
[ 81 ] Il n’y a pas de litige entre les parties quant à la nature de la décision rendue par l’arbitre Bird en 1988 : il s’agit bien d’une «décision finale» quant à un grief (numéro 730-85-00037) entre les parties en présence «in the matter of fingerprinting» .
[ 82 ] A la lecture de cette décision, et, en particulier, à la lumière du passage qui suit, il ne fait pas de doute que les «circonstances» du cas dont l’arbitre Bird était saisi étaient «substantiellement identiques» à celle de l’affaire sous étude :
Paragraphe 34 : «…The right of privacy, including the right if an employee to refuse to permit an employer to take fingerprints, is fundamental to any free society and should not be infringed upon by an employer in the absence of clear and unequivocal statutory authority, clear and unequivocal contractual language or by a clear and compelling inference to be drawn from contractual language. None of these is present in the grievance before me. »
[ 83 ] Un des changements majeurs dans la Pratique proposée par la Société consiste dans la «mise à jour régulière des enquêtes de sécurité» . On peut lire ceci dans le document reproduit à la suite du paragraphe 6 ci-dessus :
Page 2, article 3 : «… Pour toutes les enquêtes de sécurité, une vérification du casier judiciaire est requise et, dans certains cas, une vérification des empreintes digitales, une vérification de solvabilité et une entrevue sont requises.»
[ 84 ] Plus loin, dans le même document, à la page 6, paragraphe 6 intitulé «non-conformité» , il est écrit :
«Il incombe à tous les employés de Postes Canada, à tous les niveaux, de se conformer à cette pratique. Le refus de coopérer au cours du procédé de vérification ou le non-respect de cette pratique pourrait entraîner l’application des mesures disciplinaires suivantes :
… Un employé actuel qui ne coopère pas au cours de la mise à jour ou de la révision du processus de vérification de sécurité visant à trouver une cause ou qui ne se conforme pas à cette pratique est susceptible d’être suspendu… jusqu’à ce que toutes les exigences de cette pratique soient atteintes et peut même être congédié.»
(La mise à jour de la cote de fiabilité doit se faire à tous les 10 ans ou plus souvent, comme on peut le lire à la page 9 du document, «selon les modifications apportées aux tâches, aux ententes contractuelles, aux lois ou aux autres obligations …» (mon souligné) Le même texte se retrouve à la page 12 de la Pratique.)
[ 85 ] Ce que la Société se propose de faire avec cette Pratique, aux termes de l’article 2.01 de la convention collective (droits de la Direction), se rapproche donc substantiellement de ce qu’elle avait entrepris en 1988, comme l’a indiqué l’arbitre Kenneth P. Swan dans sa décision préliminaire du 26 avril 2013 :
Page 12: «Arbitrator Bird decided that, while the Corporation relied on the management rights provision, Article 2, there were limitations on the exercise of rights under that article. In the absence of real consent by the employees, or the agreement of the Union, the arbitrator found that privacy interests of individual employees out-weighed the interests of the Corporation in pursuing criminal record background checks. In short, Arbitrator Bird found a violation of Article 2 and, at least potentially, of clause 10.01 if discipline should be invoked to compel the production of fingerprints…
(et un peu plus loin, à la même page :)
«To do what is proposes, the Corporation will have to act in contravention of the collective agreement as interpreted by an arbitrator in a formal arbitration hearing. Whatever arguments may be made in respect of applying the Fingerprinting award in the future, there is a clear prima facie case of contravention as long as that award continues to apply. »
[ 86 ] Bien que le principe de la res judicata soit moins rigide dans le domaine arbitral que dans celui des tribunaux de droit commun, surtout en common law, il n’en demeure pas moins que ce principe s’applique en matière de relations de travail, mais avec le bémol apporté par le professeur Bora Laskin dans la décision de Brewers Warehousing, (1954) 5 L.A.C. 1797 :
«It is not good policy for one Board of Arbitration to refuse to follow the award of another Board in a similar the dispute between the same parties arising out of the same Agreement where the dispute involves the interpretation of the Agreement. Nonetheless, if the second Board has the clear conviction that the first award is wrong, it is its duty to determine the case before it on principles that it believes are applicable. »
[ 87 ] Cette décision a été citée avec approbation par l’arbitre Michel G. Picher dans une affaire mue entre les parties en présence, décision du 12 février 2012 (Technological Change - Vancouver MPP National Policy grievance number N00-07-00030), où il cite également les auteurs Palmer et Palmer, Collective Agreement Arbitration in Canada, 3rd Edition at pp. 153-154 :
«It is clear that res judicata applies not only during the life of the collective agreement in force at the time of the first award, but also until the wording is changed or the parties mutually agree on a new interpretation. »
[ 88 ] Voici comment l’arbitre Picher s’est exprimé, en regard de ces principes, à la page 33 de sa décision du 12 février 2012 :
«In my view the rationale for the above principles is easily understood. In the Canadian system of collective bargaining, following the certification of a trade union as the bargaining agent for a group of employees, the employer and the union enter into an ongoing bargaining relationship which is anticipated to continue over a number of years, through successive collective agreements. As common sense would suggest, through the years of a bargaining relationship and the resolution of grievances, whether by settlement or through binding arbitration, the parties refine their understanding of their collective agreement and stabilize their mutual expectations as to the scope and interpretation of their agreement accordingly. So understood, the principle whereby parties are bound to respect the rulings of boards of arbitration under a given collective agreement and to continue to respect those rulings under a subsequent collective agreement where no change in language has been made with respect to the relevant provisions of the collective agreement, assures the very stability of collective agreements and collective bargaining relationships. »
[ 89 ] Et l’arbitre Picher de continuer en ces termes, à la page 34 :
«In my view the parties to the instant dispute have mutually imported the principles developed in the jurisprudence discussed above into the text of their collective agreement. That is evident from the language of article 9.103 of the collective agreement. »
[ 90 ] Finalement, à la page 36 de sa décision, l’arbitre Picher s’exprime comme suit:
«…in keeping with long established Canadian jurisprudence, I am satisfied that by the language of article 9.103 the parties intended that matters fought out between them over the years and ultimately resolved by final and binding arbitration under prior collective agreements of identical language must be considered as settled and binding upon them. To conclude otherwise is to conclude that the parties consciously intended to sweep away the effect and value of all previous arbitration awards with the renewal of each collective agreement effectively inviting the mischief of forum shopping and the relitigation of long settled arguments. I cannot accept, as a matter of responsible collective bargaining, that is what the parties intended. »
Je ne saurais dire mieux.
[ 91 ] Tel que rapporté au paragraphe (82) ci-dessus, l’arbitre Bird a décidé que le droit à la vie privée des employés ne doit pas subir d’empiètement par leur employeur, sauf si celui-ci peut invoquer un texte de la loi ou une disposition non équivoque dans la convention collective donnant ouverture à un tel empiètement.
[ 92 ] Ici la Société n’a pas fondé la pratique proposée sur une telle disposition de la convention collective, autre que celle consacrant ses droits de gérance (article 2.01), tout comme ce fut le cas devant l’arbitre Bird.
[ 93 ] Dans la grande majorité des décisions citées par le procureur de la Société où cette exigence des empreintes digitales avait été jugée raisonnable, il y avait un texte de loi (« clear and unequivocal statutory authority») justifiant que l’on puisse déroger à la restriction posée par les articles 7 et 8 de la Charte et par la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.
[ 94 ] Voici quelques-unes de ces décisions en regard de la Loi ou du règlement invoqués pour justifier une telle dérogation :
-
Renvoi
relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime(CA),
(Il convient de citer un autre extrait de cette décision de la Cour fédérale d’appel.
Paragraphe 11 : «Le programme fédéral fait partie d’un processus d’examen de la sécurité mis sur pied par Transports Canada en 2002, en partie en réaction à l’attentat du 11 septembre 2001 contre Word Trade Center à New York.»)
- Les Autobus Transco (1988) inc. Et Le Syndicat des travailleurs de Transco, Maître François Hamelin, 18 juin 2010000. La Loi de l’instruction publique, RLRQ, c. I-13.3
Paragraphe 87 : «…Pour conserver leur emploi, ils doivent donc divulguer leurs antécédents, puisque l’obligation de protéger les élèves mineurs prime sur le respect de la vie privée des conducteurs.»
-
Syndicat du
transport scolaire de la Mauricie et Autobus la Mauricie inc.
- Greater Toronto Airports Authority v. P.S.A.C., Local 0004, L.A.C. (4 TH ) 179, C.L.A.S. 494 - Le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport.
[ 95 ] Les situations envisagées dans ces décisions, et dans quelques autres citées par le procureur de la Société, portaient sur des circonstances tout à fait particulières, comme l’a résumé Maître Forget au paragraphe 90 de son argumentaire :
«Il est manifeste que les gouvernements portent une attention de plus en plus grande en matière de sécurité et d’antécédents judiciaires visant notamment à prévenir le terrorisme, la contrebande et le crime organisé (voir règlements en matière portuaire et aéroportuaire) et protéger des clientèles à risque, notamment les mineurs et les personnes âgées ainsi que pour viser des employés qui acceptent des postes de confiance tel que pompier et policier.»
[ 96 ] Ces considérations nous emmènent loin de notre débat, surtout tel que restreint par la décision de l’arbitre Bird, qui, comme on l’a vu plus haut, a statué que
«…the taking of fingerprints is regarded as a serious invasion of privacy which… can be justified in a particular situation only by specific statutory authority. » (paragraphe 29 de la décision).
[ 97 ] Il est exact, comme l’a représenté le procureur de la Société, que les conditions, de même que le droit applicable, ont évolué depuis 1988. Néanmoins, elles n’ont pas changé au point de justifier une dérogation à la décision Bird, d’autant moins que les dispositions de la convention collective sont restées les mêmes au fil des années, en particulier les articles 2.01 et 9.103.
[ 98 ] Le présent débat est substantiellement le même que celui dont l’arbitre Bird était saisi, du moins en ce qui a trait aux passages importants de la Pratique qui ont été contestés par le grief du 11 avril 2013. Il s’en suit que les parties sont liées par la décision Bird, et qu’il est du devoir de l’arbitre de reconnaître l’obligation que leur impose l’article 9.103.
Dispositif
[ 99 ] En conséquence, le tribunal conclut que la Pratique relative à l’enquête de sécurité sur le personnel porte atteinte à la liberté et à la vie privée des employés, qu’elle viole les dispositions de la convention collective et de la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’elle va à l’encontre de la décision de l’arbitre Richard B. Bird rendue le 3 mai 1988, ceci en contravention de l’article 9.103 de la convention collective.
[ 100 ] Il est ordonné à la Société de cesser d’exiger que les employés autorisent la vérification de leurs antécédents criminels, leur dossier de crédit et autres informations personnelles, et soient tenus de fournir leurs empreintes digitales à la Société ou à ses représentants.
[ 101 ] Il est ordonné à la Société de cesser d’imposer des mesures de représailles aux employés qui ont refusé d’autoriser la vérification de leurs informations personnelles.
[ 102 ] Le tribunal garde compétence au cas de mésentente entre les parties dans la mise en œuvre de la présente décision.
Montréal, ce 19 novembre 2014
____________________________
CLAUDE LAUZON, Arbitre