Forestal c. Dieudonné

2014 QCCQ 12584

JD1788

 
 COUR DU QUÉBEC

« Division administrative et d’appel »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre civile  »

N° :

500-80-029041-143

 

DATE :

 24 novembre 2014

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

GABRIEL DE POKOMÁNDY, J.C.Q.

 

 

 

LIONEL FORESTAL

 

LOCATAIRE APPELANT

 

c.

 

MARIE DIEUDONNÉ

 

LOCATRICE INTIMÉE

 

 

 

 

JUGEMENT SUR REQUÊTE POUR PERMISSION D’APPELER

D’UNE DÉCISION DE LA RÉGIE DU LOGEMENT

 

 

 

 

[1]                Le locataire Lionel Forestal cherche à obtenir la permission d’appeler d’une décision de la Régie du logement rendue le 16 juillet 2014 par le régisseur Jean Gauthier qui accueillait une demande formulée par Marie Dieudonné, propriétaire des lieux loués, aux motifs de retard depuis plus de trois semaines dans le paiement du loyer, dont un solde de 50 $ pour mars 2014, un solde de 306,50 $ pour mai 2014, et le loyer complet du mois de juin 2014.

LE CONTEXTE PROCÉDURAL ET FACTUEL

[2]                La demande initiale devant la Régie du logement, déposée le 2 juin 2014, cherchait la résiliation du bail, l’expulsion du locataire et une condamnation pour 931,50 $ de loyers impayés, plus ceux devenus dus au moment de l’audience, avec les intérêts et l’indemnité additionnelle ( dossier no 157738-31-20140602 G ).

[3]                Le 9 juin 2014, Lionel Forestal a aussi déposé une demande dans un dossier distinct ( dossier no 158834-31-20140609 G ) où il requiert une diminution de loyer de 191,67 $ par mois depuis le 1 er octobre 2013, la résiliation du bail à compter du 30 avril 2014 et des dommages de 4 000 $.

[4]                Il a aussi formulé une demande de réunion d’instances de sa demande et de celle de la locatrice intimée.

[5]                Les parties n'ont cependant été convoquées pour une audition que sur la demande de résiliation formulée par la propriétaire et entendue le 10 juillet 2014 uniquement sur cet aspect du litige qui les opposait.

LA DÉCISION SOUS EXAMEN

[6]                La décision très succincte de la Régie du logement conclut comme suit :

RÉSILIE le bail et ORDONNE l’expulsion du locataire et de tous les occupants du logement;

ORDONNE l’exécution provisoire malgré l’appel de l’ordonnance d’expulsion à compter du 11 e jour de cette date;

CONDAMNE le locataire à payer à la locatrice la somme de 1 488 $, plus les intérêts au taux légal, et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter du 2 juin 2014 sur la somme de 913 $, et sur le solde à compter de l’échéance de chaque loyer, plus les frais judiciaires de 80 $;

RÉSERVE à la locatrice tous ses recours.

LES MOTIFS DE L'APPELANT

[7]                Le locataire appelant reproche principalement au régisseur de ne pas avoir pris le temps d’entendre la cause convenablement, notamment de le laisser s'exprimer et l’écouter, avec le résultat que faute d'avoir entendu tous les éléments, la décision rendue est ultra petita non seulement quant aux montants attribués, mais aussi quant aux autres conclusions.

LA PERMISSION D'APPELER

[8]                Pour en appeler de la décision de la Régie du logement, il faut satisfaire certains critères qui balisent le recours à une révision.

[9]                L’article 91 de la Loi sur la Régie du logement [1] qui énonce le principe se lit comme suit :

91.        Les décisions de la Régie du logement peuvent faire l'objet d'un appel sur permission d'un juge de la Cour du Québec, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour du Québec.

Toutefois, il n'y a pas d'appel des décisions de la Régie portant sur une demande :

 1° dont le seul objet est la fixation ou la révision d'un loyer;

 2° dont le seul objet est le recouvrement d'une créance visée dans l'article 73;

 3° visée dans la section II du chapitre III, sauf celles visées dans les articles 39 et 54.10;

 4° d'autorisation de déposer le loyer faite par requête en vertu des articles 1907 et 1908 du Code civil.

[10]             Cette disposition a bénéficié d'une interprétation abondante dont les éléments les plus pertinents peuvent se résumer comme suit.

[11]             La requête pour permission d’appeler sera accueillie lorsque la question soulevée est sérieuse.

[12]             La Cour du Québec considère sérieuse et accorde la permission d’appeler lorsque le respect des garanties fondamentales et/ou constitutionnelles de même que procédurales n’a pas été assuré à l’une des parties pendant l’audition.

[13]             Une demande pour permission d’appeler à la Cour du Québec pourra aussi être accueillie lorsque la question qui est soumise met en cause les intérêts supérieurs de la justice. Cela se manifestera la plupart du temps par :

-  la faiblesse apparente de la décision entreprise;

-  l’erreur manifeste, déterminante ou grossière dans l’appréciation des faits;

-  la mauvaise application des règles de preuve;

-  le non-respect des règles de justice naturelle;

-  le refus de la Régie d’exercer sa compétence;

-  l’absence de motivation suffisante [2] .

[14]             Une faiblesse dans la décision rendue, susceptible de créer une injustice sérieuse, a aussi été reconnue justifiant une permission d’appeler [3] .

[15]             Nous allons maintenant examiner l'affaire soumise à la lumière de ces principes.

DISCUSSION ET DÉCISION

[16]             La transcription de l'enregistrement de l'audition, en excluant la page frontispice et le serment d’office du sténographe officiel, contient à peine neuf pages.

[17]             La décision résultant de cette audition au pas de course est tout aussi succincte et contient à peine sept paragraphes, mis à part les conclusions.

[18]             La rapidité et la concision ne sont pas un défaut, à la condition de respecter les droits de chacun et de s’assurer de les avoir entendus. Dans de telles circonstances, on peut même parler d’efficacité louable.

[19]             Malheureusement, ce n’est pas la situation que nous avons dans ce dossier.

[20]             À la lecture des notes sténographiques, on constate qu’après avoir obtenu des réponses précises de la locatrice, le régisseur n’a pas laissé parler Lionel Forestal malgré que celui-ci ait demandé à s'exprimer et à donner des explications.

[21]             Au lieu d’aider une partie non représentée, le régisseur l’a pratiquement bâillonnée.

[22]             L’eût-il laissé parler qu’il aurait su que depuis le mois de mai le locataire était évincé par la propriétaire qui a unilatéralement changé les serrures et reloué le logement. C’est une des raisons que Forestal voulait invoquer pour justifier le non-paiement des loyers, à tout le moins ceux des mois de juin et juillet. Ce n’est donc pas parce qu’il était insatisfait du logement que le locataire ne payait plus, comme l’indique erronément le régisseur en cours d’audition, mais parce qu’il n’avait plus accès du tout au logement.

[23]             En effet, le 28 avril 2014, la locatrice intimée l'aurait avisé verbalement de quitter les lieux sous prétexte que la Ville refuse qu’elle les loue. Le lendemain, 29 avril, une nouvelle sommation verbale est donnée au locataire de quitter le logement, et le 30 avril la propriétaire change la serrure, le locataire n’ayant plus accès aux lieux loués.

[24]             Le 1 er mai effectivement Lionel Forestal ne peut plus entrer dans son logement, la clé n’ouvrant plus la serrure, et lorsqu’il fait appel aux policiers pour y accéder, il constate qu’une autre personne occupe le logement.

[25]             La lettre P-9 déposée au dossier confirme l’intention de la propriétaire de mettre fin au bail, car elle donne au locataire jusqu’au 30 avril, 22 heures, pour quitter les lieux.

[26]             À l’appui de sa requête pour permission d'appeler, Forestal a déposé des reçus attestant le paiement du loyer de février, mars et avril 2014.

[27]             Pourtant, à l’audience devant le régisseur, la propriétaire a fait amender sa réclamation pour y inclure un solde de 50 $ sur le loyer de 575 $ du mois de mars 2014, 288 $ sur celui de mai 2014, ainsi que les loyers complets de juin et juillet 2014, alors que depuis le 1 er mai Lionel Forestal n’avait plus accès aux lieux loués.

[28]             La précipitation avec laquelle l’audition a été tenue n’a pas permis au régisseur de prendre connaissance de cette situation tout à fait particulière qui aurait très probablement amené des conclusions différentes de celles qu’il a prononcées.

[29]             Il ressort clairement de la requête du locateur appelant qu’il a été victime d’une injustice flagrante, et ses droits ont été grossièrement bafoués par la précipitation malsaine de l'audition, avec le résultat d'une décision non seulement pas conforme à la situation des parties, mais en plus comportant des erreurs factuelles et de droit qui nous apparaissent graves et déterminantes.

[30]             La décision dont on demande la permission d’appeler est entachée de vices mettant en cause les intérêts supérieurs de la justice.

[31]             Ainsi, le régisseur a commis plusieurs fautes de droit ou de fait qui vicient irrémédiablement sa décision, soit :

a)      erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation des faits puisqu’il n’a pas entendu toute la preuve;

b)      la faiblesse évidente de la décision peu motivée et basée sur de la spéculation, le régisseur n’ayant pas pris la peine d’écouter toute la preuve;

c)       le non-respect des règles de justice naturelle, le régisseur n’ayant pas permis à Lionel Forestal de s’expliquer.

[32]             Ainsi, au paragraphe 4, eût-il entendu la preuve qu’il n’aurait pas pu conclure que le loyer des mois de mars, mai, juin et juillet 2014 était en souffrance. Il n’aurait pas pu conclure non plus au paragraphe 5 que le locataire était en retard de plus de trois semaines pour le paiement du loyer puisqu’il aurait appris que depuis le mois de mai le locataire a été évincé de facto par la propriétaire.

[33]             Bien que ce soit moins déterminant dans la présente affaire, il n’aurait pas pu conclure non plus que le préjudice causé à la locatrice justifiait l’exécution provisoire de la décision puisque les lieux loués étaient déjà reloués à une tierce personne.

[34]             La lecture de la transcription nous convainc que les questions directes et suggestives du régisseur n'ont pas laissé de place à des éléments de preuve qui auraient pu l’éclairer et lui faire comprendre l’ensemble de la situation.

[35]             Il n’a pas laissé Lionel Forestal s’exprimer alors que ce dernier a demandé la permission de donner quelques explications. Il n’a jamais eu l’occasion de le faire, ayant été interrompu autant par le régisseur que par la locatrice.

[36]             Somme toute, le processus précipité a été empreint d’une injustice flagrante qui n’a pas permis à Forestal de se faire entendre et d’expliquer son point de vue.

[37]             L’explication que le régisseur a donnée à Lionel Forestal pour l’empêcher de s’exprimer, qu’il n’entendait là qu’une réclamation pour non-paiement de loyer, et que si le locataire appelant avait des réclamations à faire contre la locatrice il devait formuler une autre demande qui serait entendue devant la Régie, témoigne d’un système inefficace et susceptible d’engendrer des injustices, comme celle dont le locataire appelant a souffert dans la présente affaire.

[38]             Si le régisseur avait écouté la demande dans le sens que Forestal lui suggérait, il aurait pu entendre les deux côtés de l'affaire en même temps après une réunion d’instances au lieu de les traiter séparément.

[39]             En omettant de réunir les instances, le régisseur aurait au moins dû permettre la preuve des raisons qui ont motivé le locataire à ne pas payer, même si cette preuve avait été la répétition de celle que Forestal allait présenter à l'appui de sa propre demande.

[40]             La demande de permission d'appeler remplit amplement les critères nécessaires pour autoriser l’appel.

[41]             Le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu d’accueillir la requête et permettre à Lionel Forestal de bénéficier d'une audition de novo complète aux termes de laquelle il y a lieu de répondre, notamment, à la question fondamentale suivante :

En contrevenant à la règle de l’ audi alteram partem, le régisseur a-t-il fait perdre à l’appelant l’opportunité d’invoquer un élément de droit ou de fait qui aurait pu influer sur la décision finale, la rendant manifestement déraisonnable, notamment en condamnant le locataire appelant à payer à la locatrice intimée les montants pour les mois de mai, juin et juillet 2014 alors qu’il avait été évincé de son logement par celle-ci?

Si la réponse est affirmative, rendre la décision qui aurait dû être rendue à la vue de la preuve complète.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE la requête amendée du locataire pour permission d’appeler d’une décision de la Régie du logement;

PERMET au locataire appelant d'interjeter appel de la décision rendue par le régisseur Me Jean Gauthier le 16 juillet 2014 dans le dossier 157738-31-20140602 G, numéro de demande 1507797;

ORDONNE l’audition de novo de l’affaire, et permet aux parties de faire une preuve complète devant la Cour du Québec, notamment, mais sans limitativement, pour répondre à la question suivante :

En contrevenant à la règle de l’ audi alteram partem, le régisseur a-t-il fait perdre à l’appelant l’opportunité d’invoquer un élément de droit ou de fait qui aurait pu influer sur la décision finale, la rendant manifestement déraisonnable, notamment en condamnant le locataire appelant à payer à la locatrice intimée les montants pour les mois de mai, juin et juillet 2014 alors qu’il avait été évincé de son logement par celle-ci?

Si la réponse est affirmative, rendre la décision qui aurait dû être rendue à la vue de la preuve complète

DÉCLARE que le présent jugement tient lieu d’inscription en appel;

Le tout avec frais à suivre.

 

 

 

__________________________________

GABRIEL DE POKOMANDY, J.C.Q.

 

 

 

M e Rebecca Michaëlle Daniel

Avocate du locataire appelant

 

M e José Dorélas

Avocat de la locatrice intimée

 

Date d'audience : 24 septembre 2014

 



[1]    RLRQ c R-8.1

[2]    Royal Westmount Apartments c. Maloney , 2009 QCCQ 40, SOQUIJ AZ-50530611 ; Boucher c. St-Jérôme ( Office municipal d’habitation de ), B.E. 2005BE-230, AZ-50279721 .

[3]    Rossetti c. Rekik , 2008 QCCQ 2882, SOQUIJ AZ-50487248 .