LUQS inc. c. Autorité des marchés financiers

2015 QCCS 86

JR 1320

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-077861-139

 

 

 

DATE :

14 janvier 2015

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CLAUDINE ROY, J.C.S.

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LUQS INC.

Demanderesse

 

c.

 

AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS

Défenderesse

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JUGEMENT

(requête en nullité)

(art. 33 C.p.c.)

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1.       l’objet du litige

[1]            LUQS est une entreprise qui offre des services d’estimation de coûts de projets de construction. M. Jobin en est l’administrateur et principal actionnaire. Il exploite également EQUILUQS, une entreprise qui fournit des services professionnels d’ingénierie. Le domicile des deux entreprises est à la même adresse.

[2]            L’Autorité des marchés financiers (l’« AMF ») délivre, puis révoque, l’autorisation nécessaire à LUQS pour contracter avec l’administration publique, s’appuyant sur les articles 21.27 et 21.28 de la Loi sur les contrats des organismes publics [1]  :

21.27. L'Autorité peut refuser à une entreprise de lui accorder ou de lui renouveler une autorisation ou révoquer une autorisation si elle ne satisfait pas aux exigences élevées d'intégrité auxquelles le public est en droit de s'attendre d'une partie à un contrat public ou à un sous-contrat public.

21.28. Pour l'application de l'article 21.27, l'intégrité de l'entreprise, celle de ses administrateurs , de ses associés, de ses dirigeants ou de ses actionnaires et celle des autres personnes ou entités qui en ont, directement ou indirectement, le contrôle juridique ou de facto , peut être examinée .

À cette fin, l'Autorité peut considérer notamment les éléments suivants  :

[…]

le fait que l'entreprise ou une personne ou entité mentionnée au premier alinéa ait été poursuivie, au cours des cinq années précédentes, à l'égard d'une des infractions visées à l'annexe I ;

[…]

(soulignements ajoutés)

[3]            En raison de la révocation, LUQS se trouve maintenant inscrite au registre des entreprises non admissibles à tout contrat public pour une période de cinq années.

[4]            LUQS demande au Tribunal d’annuler cette révocation.

2.       la mise en contexte

[5]            Depuis plusieurs années déjà, le gouvernement et l’Assemblée nationale luttent contre la corruption et la collusion dans le domaine des contrats publics, particulièrement dans l’industrie de la construction. Le gouvernement a mis sur pied une commission d’enquête pour enquêter et faire rapport sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (la « Commission d’enquête »).

[6]            Parallèlement, l’Assemblée nationale a, notamment, adopté la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics [2] . Avec cette loi, le législateur fournit à l’administration publique des moyens pour s’attaquer à la collusion et à la corruption en instaurant un système de vérification des entreprises qui désirent contracter avec un organisme public pour s’assurer qu’elles satisfont aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre. Ainsi, les entreprises qui souhaitent contracter avec l’administration publique pour des contrats d’importance (les seuils sont fixés par décret) doivent d’abord obtenir une autorisation de l’AMF.

[7]            Le législateur confie au Commissaire associé aux vérifications (le « Commissaire associé »), agissant au sein de l’Unité permanente anticorruption (l’« UPAC »), le mandat d’effectuer les vérifications qu’il juge nécessaires et de recommander à l’AMF d’accorder ou de refuser une autorisation à une entreprise [3] . Le Commissaire associé peut également effectuer des vérifications en tout temps pendant la durée de validité d’une autorisation et, s’il constate que la validité d’une autorisation est susceptible d’être affectée, il peut recommander à l’AMF de révoquer une autorisation [4] .

[8]            En novembre 2012, l’UPAC exécute un mandat de perquisition dans les bureaux de EQUILUQS. Puis, M. Jobin reçoit une assignation à comparaître et une demande de documents concernant EQUILUQS de la part de la Commission d’enquête. À un certain moment, M. Jobin cesse de collaborer avec la Commission d’enquête parce qu’il a l’impression que l’un des enquêteurs ne semble pas le croire.

[9]            En janvier 2013, sachant fort bien que M. Jobin et EQUILUQS ont été contactés par l’UPAC et la Commission d’enquête, LUQS demande une autorisation à l’AMF pour pouvoir contracter avec l’administration publique. Elle l’obtient le 19 avril 2013.

[10]         Le 9 mai 2013, M. Jobin fait l’objet d’un mandat d’arrestation concernant des actes de corruption dans les affaires municipales, abus de confiance, complot et fraude envers le gouvernement. Plusieurs des infractions sont expressément mentionnées à l’annexe 1 de la Loi sur les contrats des organismes publics . M. Jobin et le maire Vaillancourt sont deux des 37 personnes visées par ce mandat d’arrestation.

[11]         Le lendemain, le Commissaire associé recommande à l’AMF de révoquer l’autorisation accordée à LUQS quelques semaines auparavant en raison des accusations portées contre M. Jobin. L’AMF envoie un préavis de révocation à LUQS et l’invite à présenter ses observations. Elle résume dans ce préavis les motifs sur lesquels le Commissaire associé s’appuie pour émettre une recommandation défavorable.

[12]         Le 17 mai 2013, LUQS demande à l’AMF de lui faire parvenir l’avis défavorable reçu du Commissaire associé ainsi que tous les documents sur lesquels ce dernier s’appuie pour recommander la révocation de l’autorisation. L’AMF l’avise qu’elle ne fournira aucun document et que les informations transmises dans son préavis sont suffisantes pour permettre à LUQS de répondre.

[13]         LUQS fait parvenir des observations à l’AMF. Celle-ci révoque l’autorisation le 28 mai 2013. Le lendemain, le Secrétariat du Conseil du Trésor informe LUQS qu’elle est maintenant inscrite au registre des entreprises non admissibles aux contrats publics pour une période de cinq années.

3.       la décision

[14]         Dans sa décision, l’AMF reprend essentiellement les motifs invoqués par le Commissaire associé et décide que LUQS « ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre d’une partie à un contrat public », au sens de l’article 21.27 de Loi sur les contrats des organismes publics , tenant compte des éléments suivants :

·                     M. Jobin est administrateur, dirigeant et la principale personne qui contrôle LUQS;

·                     les deux seuls actionnaires de LUQS sont M. Jobin et 9203-9767 Québec inc., compagnie dont M. Jobin est le seul actionnaire;

·                     M. Jobin a fait l’objet d’un mandat d’arrestation pour différents chefs d’infraction mentionnés expressément à l’Annexe 1 de la Loi sur les contrats des organismes publics , dont abus de confiance, complot et fraude envers le gouvernement;

·                     LUQS ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre d‘une compagnie à un contrat public, en raison de l’implication de M. Jobin au sein de LUQS;

·                     le fait que l’un des administrateurs ou dirigeants de l’entreprise a été poursuivi à l’égard d’une infraction visée à l’Annexe 1 de la loi est un facteur pertinent à considérer, comme le prévoit le paragraphe 21.28 (2) de la Loi sur les contrats des organismes publics .

[15]         L’AMF rejette également les arguments soulevés par LUQS dans ses observations.

4.       la norme de révision applicable

[16]         LUQS demande au Tribunal d’annuler la décision de l’AMF invoquant à la fois violation des principes de justice naturelle et plusieurs erreurs de droit dans l’interprétation et l’application de la Loi sur les contrats des organismes publics .

[17]         La norme de la décision correcte s’applique aux arguments relatifs au non-respect des règles de justice naturelle ou d’équité procédurale [5] .

[18]         Pour les questions de droit, il faut plutôt appliquer la norme de la décision raisonnable puisque :

·                     les articles 21.27 et 21.28 de la Loi sur les contrats des organismes publics attribuent à l’AMF un large pouvoir discrétionnaire;

·                     l’AMF est un organisme spécialisé, protégé par une clause privative complète [6] ;

·                     la Cour d’appel a déjà analysé la révision judiciaire de décisions de l’AMF dans Bruni c. Autorité des marchés financiers [7] et dans 9129-2201 Québec inc. c. Autorité des marchés financiers [8] concernant d’autres dispositions législatives de même nature et le même raisonnement s’applique ici.

5.       l’équité procédurale

[19]         Avant de révoquer une autorisation, l’AMF doit notifier l’entreprise par écrit et lui accorder un délai de 10 jours pour présenter ses observations ou fournir d’autres documents pour compléter son dossier [9] .

[20]         Le processus a été suivi ici.

[21]         LUQS aurait voulu obtenir l’avis reçu du Commissaire associé ainsi que tous les documents sur lesquels il s’était appuyé pour recommander à l’AMF de révoquer son autorisation. L’AMF n’a pas l’obligation de fournir ces documents. La lettre de l’AMF résume tous les éléments pertinents soulevés par le Commissaire associé dans sa recommandation à l’AMF et permet à LUQS de répondre adéquatement à ces éléments. LUQS sait ce qu’on lui reproche. D’ailleurs, LUQS n’a entrepris aucune démarche judiciaire pour obtenir ces documents, si elle croyait y avoir droit, avant de soumettre ses observations.

[22]         Rien dans la loi ne prévoit la nécessité de tenir une audience. LUQS a pu faire valoir ses observations par écrit [10] .

[23]         L’AMF ne motive sa décision que sur des éléments qui ont été portés à l’attention de LUQS et sur lesquels celle-ci a pu faire valoir son point de vue.

[24]         LUQS prétend également que l’UPAC agit comme juge et partie dans la révocation des autorisations. L’argument ne saurait tenir : l’UPAC fait des vérifications et recommandations, mais c’est l’AMF qui prend la décision, après avoir donné à l’entreprise l’opportunité de faire des représentations [11] .

[25]         Enfin, LUQS fait reproche à l’AMF de ne pas avoir justifié en quoi l’octroi de l’autorisation à LUQS avait ébranlé la confiance du public. La décision est motivée : la gravité des accusations portées contre M. Jobin et le fait qu’il contrôle entièrement LUQS ont paru suffisants à l’AMF. Le législateur lui-même a prévu qu’il s’agit d’un facteur pertinent.

[26]         Il n’y a aucun manquement aux règles d’équité procédurale.

6.       la décision raisonnable

[27]         LUQS prétend que l’AMF a commis plusieurs erreurs de droit :

·                     dans son application de la Loi sur les contrats des organismes publics en refusant d’exercer ses pouvoirs relativement aux faits du dossier;

·                     en concluant que le Commissaire associé n’était pas informé de l’imminence du dépôt des chefs d’accusation contre M. Jobin lorsqu’il a émis l’autorisation le 19 avril 2013;

·                     en ratifiant la recommandation du Commissaire associé de révoquer l’autorisation accordée à LUQS sans procéder à sa propre enquête.

[28]         En réalité, l’élément sur lequel LUQS insiste le plus est que l’AMF aurait dû refuser l’autorisation initialement parce que, au moment de l’émission de l’autorisation, elle devait savoir que l’UPAC s’apprêtait à déposer des accusations contre M. Jobin. L’impact de la révocation est important pour elle : une entreprise dont l’autorisation est révoquée est inscrite au registre des entreprises non admissibles à tout contrat public pour une période de cinq années, alors qu’une entreprise qui n’a jamais demandé d’autorisation pourrait soumissionner pour des contrats publics de moindre importance.

[29]         Ce n’est pas l’émission de l’autorisation qui est en jeu ici. LUQS a demandé et obtenu son autorisation en toute connaissance de cause. M. Jobin savait que l’UPAC et la Commission d’enquête analysaient ses agissements et ceux d’EQUILUQS. Si la révocation de cette autorisation emporte des conséquences plus importantes pour elle que ne l’aurait été l’absence d’autorisation, elle n’a qu’elle-même à blâmer : elle n’avait qu’à ne pas demander d’autorisation.

[30]         C’est la révocation de l’autorisation qui est contestée ici. Le Tribunal doit se limiter à vérifier si la décision révoquant l’autorisation est raisonnable.

[31]         Dans sa décision, l’AMF explique que la division des enquêtes de l’UPAC et la division des vérifications agissent en vase clos, ne se communiquent pas d’information et qu’en conséquence, le Commissaire associé n’était pas informé de l’imminence du dépôt des chefs d’accusation contre M. Jobin lorsqu’il a recommandé l’émission de l’autorisation le 19 avril 2013. LUQS prétend que cette affirmation est fausse.

[32]         Les éléments factuels sur cette question ne sont pas en preuve [12] . Le fonctionnement de l’UPAC et ses liens avec l’AMF au quotidien ne sont pas de connaissance judiciaire.

[33]         Le Tribunal constate, dans la Loi concernant la lutte contre la corruption [13] ,   que l’UPAC est dirigée par le Commissaire à la lutte contre la corruption. Le Commissaire désigne des personnes pour agir comme enquêteurs [14] . Par ailleurs, le gouvernement nomme également des Commissaires associés [15] qui, notamment, effectuent les vérifications nécessaires pour donner les avis à l’AMF concernant une demande ou une révocation d’autorisation [16] . Le législateur a manifesté son intention d’établir une séparation entre la division des enquêtes et celle des vérifications [17] . Comme les enquêtes sont confidentielles, il est donc possible qu’au moment de la délivrance de l’avis de recommandation par la division de la vérification, le Commissaire associé n’ait pas été informé de l’imminence du dépôt de chefs d’accusation contre M. Jobin.

[34]         Mais, peu importe. Encore une fois, ce que savait ou ne savait pas le Commissaire associé au moment où il recommande l’émission de l’autorisation importe peu. C’est LUQS qui a demandé l’autorisation et elle l’a obtenue. Ce n’est que la révocation par l’AMF qui est en litige ici.

[35]         Dans la décision contestée, l’AMF explique qu’elle considère que l’implication de M. Jobin au sein de LUQS est telle que l’entreprise ne peut satisfaire aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre d’une partie à un contrat public puisque:

·                     M. Jobin est administrateur, actionnaire et dirigeant de LUQS;

·                     l’autre actionnaire est 9203-9767 Québec inc., société dont M. Jobin est seul actionnaire;

·                     les chefs d’accusations contre M. Jobin sont graves et spécifiquement identifiés par le législateur à l’Annexe 1 de la Loi sur les contrats des organismes publics .

[36]         Rien n’indique que l’AMF a suivi aveuglément la recommandation du Commissaire associé. Certes, la décision a été prise rapidement après la recommandation, mais l’AMF a exercé son pouvoir et sa discrétion en la matière est très large. Le Tribunal doit déférence à l’instance spécialisée.

[37]         La décision de l’AMF est raisonnable. Elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, au sens de l’arrêt Dunsmuir [18] .

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[38]         REJETTE la requête;

[39]         AVEC DÉPENS .

 

 

__________________________________

CLAUDINE ROY, J.C.S.

 

Me Franco Iezzoni

pateras & iezzoni inc.

Avocat de Luqs inc.

 

Me Philippe Levasseur

Avocat des Autorités des marchés financiers

 

 

Date d’audience :

17 décembre 2014

 



[1]     Loi sur les contrats des organismes publics , RLRQ, c. C-65.1.

[2]     L.Q. 2012, c. 25.

[3]     Loi sur les contrats des organismes publics , précitée, note 1, art. 21.31.

[4]     Id. , art. 21.32.

[5]     Établissement de Mission c. Khela , 2014 CSC 24 , par. 52, 79; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor) , 2011 CSC 62 , par. 21.

[6]     Loi sur l’Autorité des marchés financiers , RLRQ, c. A-33.2, art. 34.1.

[7]     2011 QCCA 994; sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, voir également Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , 2008 CSC 9 .

[8]     2014 QCCA 1383 , rejetant la requête pour permission d’appeler de 2014 QCCS 2070 .

[9]     Loi sur les contrats des organismes publics , précitée, note 1, art. 21.37; Loi sur la justice administrative , RLRQ, c. J-3, art. 5.

[10]    Sriskandarajah c. États-Unis d’Amérique , 2012 CSC 70 ; May c. Établissement Ferndale , 2005 CSC 82 ; 2127423 Manitoba Ltd. (c.o.b. London Limos) c. Unicity Taxi Ltd. , 2012 MBCA 75 .

[11]    Loi sur les contrats des organismes publics , précitée, note 1, art. 21.31 et 21.32.

[12]    LUQS aurait voulu assigner des témoins devant la Cour supérieure pour prouver que l’AMF savait que des accusations allaient être portées contre M. Jobin au moment de l’émission de l’autorisation. Le juge Yergeau a rejeté cette demande puisqu’il s’agit d’un recours en révision judiciaire : jugement du 17 juin 2014 (motifs transcrits le 28 juillet 2014).

[13]    Loi concernant la lutte contre la corruption , RLRQ, c. L-6.1, art. 4.

[14]    Id. , art. 14.

[15]    Id. , art. 8.

[16]    Id. , art. 10; Loi sur les contrats des organismes publics , précitée, note 1, art. 21.31 et 21.32.

[17]    Voir également QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats , 1 ère sess., 40 e légis, 6 décembre 2012, « Projet de loi no 1 - Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics . Prise en considération du rapport de la commission qui en a fait l’étude détaillée et des amendements transmis », p. 1612 (M. Bédard).

[18]    Précité, note 7.