COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

Dossier :

275261

Cas :

CQ-2013-3549

 

Référence :

2015 QCCRT 0032

 

Québec, le

21 janvier 2015

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DEVANT LA COMMISSAIRE :

Line Lanseigne, juge administratif

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Réjeanne Lapierre

 

Plaignante

c.

 

Regroupement des femmes de La Sentin’Elle inc.

Intimée

 

 

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DÉCISION

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[1]           Le 28 février 2013, Réjeanne Lapierre dépose une plainte selon l’article 124 de la Loi sur les normes du travail , RLRQ, c. N-1.1 (la Loi ). Elle prétend avoir été congédiée sans cause juste et suffisante, le 18 janvier 2013.

[2]           L’employeur, le Regroupement des femmes de La Sentin’Elle inc. (le Regroupement ), prétend que la plaignante a contrevenu à son obligation de confidentialité et a rompu le lien de confiance nécessaire au maintien de la relation d’emploi.

les faits

le fonctionnement du regroupement

[3]           Le Regroupement est un organisme à but non lucratif dont le champ d’intervention est la condition féminine. Il est géré par un conseil d’administration composé de cinq membres élues et d’une représentante des employées.

[4]           Il offre aux femmes des Îles-de-la-Madeleine un lieu où elles peuvent bénéficier de soutien et d’écoute. Des activités de groupe sont aussi organisées pour favoriser l’autonomie et l’atteinte d’une réelle égalité entre les sexes.

[5]           Fondé il y a près de 30 ans, le Regroupement a connu des débuts difficiles en raison des préjugés à l’égard du mouvement féministe. Il est désormais bien implanté dans la communauté et est considéré comme une ressource essentielle pour répondre aux besoins des Madeliniennes. Le centre est ouvert 35 heures par semaine.

[6]           La plaignante y travaille comme intervenante sociale depuis dix ans. L’organisme compte deux autres employées. Madame Bouffard occupe la fonction d’agente de liaison et madame Turbide, celle de coordonnatrice. Toutes trois assument des responsabilités spécifiques et se partagent aussi les interventions individuelles et collectives auprès de la clientèle.

[7]           Les interventions individualisées auprès des femmes se traduisent principalement par des services confidentiels d’écoute, de soutien, d’accompagnement et de référence auprès d’autres organismes du milieu. Ces demandes d’aide concernent différents problèmes de logement, de relations familiales, de pauvreté, de violence, d’isolement, de défense des droits, de santé et de chômage.

[8]           Du côté collectif, le Regroupement organise des campagnes de mobilisation ainsi que des activités éducatives qui prennent généralement la forme de cafés-rencontres. Divers sujets y sont abordés touchant des sphères variées de la vie des femmes. À titre d’illustration, la programmation propose les thèmes suivants : Comment fonctionne le conseil d’administration d’un organisme , Les assurances à quoi ça sert , Décorations champêtres à peu de frais, Le commerce équitable, Le réconfort automnal, etc.

[9]           Le Regroupement mène également des actions collectives visant à défendre et promouvoir les droits et les intérêts des femmes. Ces actions se situent autant au plan local, régional que national et revêtent différentes formes de participation dans la communauté comme la journée des femmes ou la commémoration de l’attentat de l’école Polytechnique de Montréal.  

[10]        L’aide individualisée auprès des femmes en difficulté constitue l’essentiel de la tâche de la plaignante. Sa collègue Bouffard assure principalement l’animation des cafés-rencontres et le travail de bureau. Quant à madame Turbide, elle coordonne les activités du Regroupement, encadre les employées et met en œuvre les directives du conseil d’administration. Elle participe aux instances de concertation locale, régionale et nationale.

[11]        Malgré les spécificités, le travail de chacune repose sur un partenariat étroit. Les difficultés sont discutées en équipe afin de dégager un consensus sur la solution à privilégier.  

[12]        Lors de l’embauche, chaque travailleuse signe un contrat dans lequel sont exposées les conditions de travail. Ce contrat est révisé chaque année. Pour la plaignante, il est stipulé que son horaire est de 35 heures au taux horaire de 23,60 $ durant 43 semaines pour l’année 2012.

[13]        Le Regroupement s’est doté de politiques très détaillées relativement aux règles d’éthique qui se retrouvent dans deux documents intitulés «  Base d’unité politique  » et «  Obligation d’éthique régissant les administratrices et les travailleuses du Regroupement des femmes La Sentin’Elle  ». On y constate que le Regroupement fait partie du réseau des centres de femmes du Québec et, qu’à ce titre, il adhère à la mission et à l’orientation féministe prônées par ces organismes. Cette orientation féministe vise notamment à :

·          Favoriser une prise de conscience des stéréotypes sexistes;

·          Favoriser une prise de conscience des causes socio-politiques des problèmes rencontrés individuellement, ce qui a pour effet de déculpabiliser les femmes;

·          Avoir confiance dans le potentiel de chaque femme, valoriser ses connaissances, ses expériences;

·          Démystifier le rôle des travailleuses de façon à développer des rapports égalitaires et équitables entre elles et les participantes;

·          Soutenir les femmes dans des démarches d’autonomie leur permettant d’acquérir plus de pouvoir sur leur vie; respecter leur cheminement et leurs choix;

·          Stimuler l’entraide, le soutien et la solidarité entre les femmes;

·          Rechercher des solutions collectives aux besoins et intérêts des femmes;

·          Susciter la participation des femmes à la vie démocratique et sociale.

[14]        C’est sur cette toile de fond que les intervenantes du Regroupement offrent écoute et soutien aux femmes en difficulté et organisent des activités éducatives en vue de leur permettre de renforcer leur estime, leur capacité de s’affirmer ainsi que leur autonomie.

[15]        De façon générale, le Regroupement applique la politique de «  tolérance zéro  », de sorte que la violation des règles d’éthique peut entraîner la destitution de l’administratrice ou le congédiement de la travailleuse. Cette absence de tolérance fait d’ailleurs l’objet de mesures de sensibilisation préventives et toutes doivent s’engager chaque année sous leur signature à suivre le code d’éthique du Regroupement. La plaignante reconnaît avoir signé cet engagement.

[16]        Il y est énoncé à propos du devoir de loyauté et d’allégeance que :

(…) Cette obligation requiert que l’administratrice ou la travailleuse défende les intérêts du Regroupement des femmes et évite de lui causer du tort, par exemple, en utilisant un langage ou un comportement inapproprié ou en divulguant des renseignements de nature confidentielle.

[17]        Quant à l’obligation de discrétion, le code d’éthique mentionne ce qui suit :

Cela signifie que la travailleuse ou l’administratrice ou l’ex-travailleuse ou l’ex-administratrice doit garder secret les faits et les renseignements dont elle prend ou a pris connaissance et qui revêtent un caractère confidentiel. Cette obligation signifie également que la personne concernée adopte une attitude de retenue à l’égard de tous les faits et informations qui, si elle les dévoilait, pourraient nuire à l’intérêt des participantes, du personnel, du conseil d’administration ou du bon fonctionnement du Regroupement.

De plus, dès l’arrivée d’une nouvelle participante au Centre, la travailleuse qui la reçoit doit lui transmettre la façon de fonctionner du Centre soit : le partage de l’information entre les travailleuses afin que l’on puisse la supporter collectivement, mais doit lui préciser que ces informations demeurent confidentielles.

Si une travailleuse rencontre une participante de façon fortuite à l’extérieur du bureau, le contact qu’elle établira avec elle ne doit en rien laisser croire que cette femme fréquente le Centre.

[18]        La plaignante n’a jamais fait l’objet de réprimandes concernant le respect de ces règles d’éthique durant ses dix années de service. L’employeur lui a cependant reproché de prioriser ses activités personnelles durant son travail. Cette inconduite, survenue avant 2007, ne s’est plus reproduite par la suite.

le contexte de travail

[19]        La plaignante affirme que sa relation est plus tendue avec sa coordonnatrice depuis l’automne 2012. Son style de gestion provoque des tensions et détériore la relation de travail. Elle se sent dévalorisée, traitée injustement et dit subir plus de pression que sa collègue. La coordonnatrice Turbide lui retire des responsabilités, surveille son travail et le critique. Son attitude à son endroit mine sa confiance en elle.

[20]        De son côté, madame Turbide reproche à la plaignante son manque d’assiduité au travail. Sa ponctualité est déficiente et elle s’absente régulièrement invoquant des problèmes de santé qui ne sont jamais confirmés par un certificat médical. À l’audience, elle précise que la plaignante éprouve un sérieux problème de gestion de son temps et que ses agissements révèlent un manque d’intérêt évident pour son travail.

[21]        Dans le but de l’aider, la coordonnatrice lui demande de compiler toutes les tâches effectuées durant sa journée pendant trois semaines consécutives. La plaignante rapporte s’être sentie infantilisée mais malgré cela, elle remet le rapport demandé. Comme les semaines recensées ne sont pas consécutives, madame Turbide est insatisfaite de l’analyse.

[22]        La plaignante soutient qu’elle est constamment surveillée par la coordonnatrice qui note ses allées et venues dans son agenda et contrôle la durée de ses entrevues individuelles avec les participantes. À une occasion, elle reproche à la plaignante d’avoir prolongé une entrevue et d’avoir ainsi retardé une fête qui devait avoir lieu pour les travailleuses à 16 h 30. Mécontente de devoir attendre environ une dizaine de minutes, la coordonnatrice Turbide quitte les lieux. Cet incident est aussi rapporté par la collègue Bouffard qui confirme aussi qu’il y avait parfois des prises de bec entre la coordonnatrice et la plaignante. 

Les évènements entourant le congédiement

[23]        Le 31 décembre 2012, la coordonnatrice Turbide croise dans le hall d’un marché d’alimentation madame Bouchard, une participante qu’elle n’a pas vue depuis longtemps au Regroupement et s’informe des raisons de son absence. La participante relate avoir été apostrophée durement par la plaignante dans un bistro et ne se sent plus, désormais, la bienvenue aux activités de l’organisme.

[24]        Stupéfaite, madame Turbide cherche à en savoir plus. Elle apprend que la plaignante aurait critiqué la conduite de madame Bouchard lors des cafés-rencontres, lui reprochant, en autres, de prendre toujours la parole sans considération pour les autres participantes. Ces remontrances auraient duré plus d’une heure malgré les demandes répétées de la participante de clore la conversation.

[25]        La coordonnatrice rassure la participante Bouchard en lui confirmant qu’elle est toujours la bienvenue au Regroupement et suggère de rediscuter de cet évènement au retour des fêtes. Entre-temps, elle n’effectue aucune démarche et ne rapporte à personne les révélations qu’elle a obtenues.

[26]        Les activités du Regroupement reprennent le 7 janvier 2013. Le jour même, la coordonnatrice Turbide contacte la participante Bouchard et fixe une rencontre le mercredi 9 janvier. Sans nouvelle de madame Bouchard le jour fixé, elle lui laisse, en vain, un message pour qu’elle la rappelle au Regroupement.

[27]        De retour à son domicile le soir venu, la coordonnatrice prend un message vocal de la participante expliquant les raisons de son silence. Sur un ton désespéré, elle mentionne que l’altercation avec la plaignante l’a profondément perturbée. Son désarroi est si grand qu’elle ne dort plus, hantée, dit-elle, par ce cauchemar. Elle se sent incapable de reparler de l’évènement et est effrayée à l’idée de rencontrer à nouveau la plaignante au Regroupement ou ailleurs.

[28]        Devant ces propos alarmistes, la coordonnatrice tente de joindre la participante, en vain. Elle décide alors d’aborder la situation avec la plaignante lors de la rencontre d’équipe fixée au vendredi 11 janvier. La collègue Bouffard y est aussi présente.

[29]        D’emblée, la plaignante nie l’évènement que rapporte la coordonnatrice. Puis, après réflexion, elle admet avoir discuté quelques minutes avec madame Bouchard dans un bistro au mois de novembre. À force de discussion, le souvenir de la plaignante se ravive et elle rapporte s’être entretenue avec la participante environ une vingtaine de minutes. Selon elle, ses propos n’étaient aucunement blessants.

[30]        La coordonnatrice fait alors entendre le message téléphonique laissé par la participante. La détresse de cette dernière étonne la plaignante. Elle a peine à croire que sa conduite ait pu provoquer un bouleversement émotif d’une telle ampleur qui soit encore aussi intense malgré l’écoulement du temps. La participante Bouchard lui apparaît vulnérable et dépressive alors qu’elle l’a toujours perçue comme une personne solide et affirmée. La plaignante est encore plus sidérée lorsque la coordonnatrice lui dit que la participante est traumatisée, humiliée et littéralement atterrée depuis l’évènement. Elle s’en veut d’avoir si mal évalué son état mental et se demande si ce n’est pas du théâtre.

[31]        La plaignante précise à ses collègues les circonstances et la teneur de sa discussion avec la participante Bouchard. Elle explique l’avoir rencontrée fortuitement lors du spectacle d’un chansonnier dans un bistro de la région. Comme toutes deux sont assises à proximité, elle profite de l’occasion pour parler de l’interview que madame Bouchard compte faire avec sa mère dans le cadre d’un reportage. Il faut savoir que la participante est une journaliste retraitée établie aux Îles-de-la-Madeleine depuis quelques années.

[32]        Au cours de l’échange, la plaignante lui demande d’éviter d’étaler son savoir et ses nombreuses expériences pour ne pas gêner sa mère impressionnable qui risque de ne pas se confier dans le cadre de l’interview. Madame Bouchard admet qu’il lui arrive parfois de mettre l’emphase sur son bagage intellectuel et demande si cela pose un problème dans ses rapports avec les autres. La plaignante lui répond que cela dépend du contexte puis essaie de lui expliquer qu’elle parle beaucoup et qu’elle laisse peu de place aux autres pour s’exprimer, ce qui peut être très intimidant pour certaines personnes.

[33]        Au fil de la conversation, madame Bouchard s’interroge sur sa propre conduite au Regroupement et veut savoir s’il y a des difficultés lorsqu’elle participe aux cafés - rencontres. La plaignante considère que la présence d’une animatrice pour doser les droits de parole atténue le problème interactionnel qu’elle lui a décrit.

[34]        La plaignante admet qu’elle n’aurait pas dû commenter le comportement de la participante au Regroupement lors d’une conversation privée. Elle est tombée dans le piège, bien malgré elle, en voulant répondre à ses questions. Voulant réparer sa maladresse, la plaignante suggère une discussion avec la participante par l’entremise de la coordonnatrice Turbide. Sa demande ne trouve pas d’appui. La coordonnatrice s’évertue plutôt à confronter sa version des faits. Ainsi, elle ne la croit pas lorsqu’elle affirme que la conversation n’a duré que vingt minutes et que la participante n’était pas perturbée lorsqu’elle l’a quittée.

[35]        À la fin de la réunion, la coordonnatrice Turbide demande à la plaignante de ne pas aborder seule à seule l’évènement avec la participante, mais de l’inviter à contacter le Regroupement. Elle l’avise ensuite que sa conduite est contraire aux règles d’éthique de l’organisme et qu’elle devra être dénoncée au conseil d’administration. Ce à quoi, la plaignante ne s’oppose pas.

[36]        La coordonnatrice contacte immédiatement la présidente du conseil d’administration et insiste sur l’urgence de la situation. Dès le dimanche, les deux femmes se rencontrent. Après avoir entendu le message bouleversant de la participante, la présidente convoque une réunion spéciale du conseil, le mercredi 16 janvier, pour discuter des mesures à prendre. Cependant, elle ne participera pas au débat en raison de son lien de parenté avec la plaignante.

[37]        Le jour fixé, les membres du conseil d’administration sont toutes présentes à la réunion. Madame Bouffard y assiste à titre de représentante des travailleuses du Regroupement.

[38]        D’entrée de jeu, la coordonnatrice Turbide fait entendre le message téléphonique de madame Bouchard. Pour les administratrices, il ne fait aucun doute que cette participante est profondément affectée par l’évènement survenu avec la plaignante au mois de novembre. Comme la version rapportée par chacune diffère, les administratrices conviennent de rencontrer la plaignante afin d’obtenir ses explications. Avant de clore la rencontre, elles s’informent auprès de la coordonnatrice et de sa collègue de leur appréciation du travail de la plaignante.

[39]        Mise à part la présidente, ce sont les mêmes personnes qui assistent à cette seconde réunion du conseil d’administration tenue le 17 janvier. La plaignante s’y présente bouleversée et son désarroi est palpable lorsque les administratrices l’interrogent sur l’incident qui a eu lieu avec madame Bouchard. Elle refuse de fournir sa version des faits, déclarant être convaincue que la coordonnatrice Turbide l’a rapportée fidèlement le 16 janvier.

[40]        Une des administratrices prend la conduite de la rencontre et insiste longuement pour qu’elle livre son témoignage. Agitée par les émotions, la plaignante se fâche et exige de pouvoir parler hors la présence de sa coordonnatrice. Sa relation conflictuelle avec cette dernière serait à l’origine de cette fâcheuse affaire, dit-elle.

[41]        Cette déclaration surprend les administratrices qui ne voient pas de relation avec l’inconduite reprochée. La plaignante ne leur apporte pas plus d’éclairage, se limitant à affirmer que tout cela est évident. Les administratrices refusent d’exclure la coordonnatrice Turbide de la rencontre.  

[42]        À bâton rompu, la plaignante révèle que ses rapports sont difficiles avec la coordonnatrice depuis l’automne 2012, mais qu’elle n’a pas dénoncé la situation par crainte de représailles. Sa situation de travail l’a fragilisée et la «  gaffe  » commise avec la participante Bouchard est en fait la conséquence de son état de perturbation.

[43]        Interrogées si elles avaient perçu ce bouleversement de la plaignante, ses collègues de travail se montrent étonnées. Devant cela, le conseil d’administration invite à nouveau la plaignante à donner sa version des faits, mais elle refuse. Une administratrice lui demande si elle accepterait de parler de sa relation avec la coordonnatrice si celle-ci quittait la réunion. La plaignante se déclare incapable d’aborder le sujet compte tenu de son état émotif. On lui demande alors de se retirer afin que le conseil d’administration se prononce sur la gravité de son geste.

[44]        De son côté, la plaignante affirme qu’elle a quitté les lieux après avoir demandé de reporter la rencontre pour discuter du conflit avec sa coordonnatrice. Selon elle, le conseil d’administration s’est montré ouvert à sa proposition puisqu’une administratrice lui a demandé si elle accepterait la date suggérée, le cas échéant.

[45]        Peu de temps après son départ, la plaignante retourne à la réunion et mentionne, en plein désarroi, qu’elle vient d’avoir un accident et que sa voiture est entrée en collision avec celle de l’une des administratrices.

[46]        Une fois le calme revenu, les membres du conseil reviennent à l’objet de la réunion et discutent de la faute commise par la plaignante. Au terme de leurs délibérations, les administratrices considèrent unanimement que sa conduite est contraire au code d’éthique et qu’elle a causé un tort considérable à la participante et à l’organisme. 

[47]        En divulguant, dans un lieu public, des informations confidentielles dont elle avait pris connaissance à titre d’intervenante, la plaignante a contrevenu à son devoir de discrétion, lequel est au cœur de la mission de l’organisme. Sa conduite est, en outre, incompatible avec l’orientation féministe que prône le Regroupement. Plutôt que susciter la valorisation, ses propos ont miné la confiance de madame Bouchard et porté atteinte à son intégrité psychologique. Dans ce contexte, le lien de confiance qui doit exister entre l’employeur et la plaignante est brisé et le congédiement s’avère la seule avenue possible.

[48]        Devant l’état de perturbation de la plaignante, deux administratrices inquiètes partent à sa recherche après la levée de la séance. Elles la croisent dans un bistro, confuse et agitée. La plaignante leur confie sa détresse et mentionne qu’elle consultera un intervenant pour obtenir de l’aide. 

[49]        Le 23 janvier 2013, le Regroupement informe par écrit la plaignante de son congédiement malgré sa demande à la vice-présidente, la veille, de rencontrer le conseil d’administration.  

[50]        Désespérée, la plaignante transmet le 24 janvier à chaque administratrice une lettre dans laquelle elle demande de les rencontrer. Elle désire également obtenir des précisions concernant sa fin d’emploi puisqu’il n’y a aucun motif dans sa lettre de congédiement.

[51]        Le 31 janvier, les membres du conseil refusent, par écrit, toute discussion avec la plaignante puisqu’elle a eu l’occasion de s’expliquer le 17 janvier et qu’elle n’en a pas profité.

Les précisions de la plaignante

[52]        À l’audience, la plaignante se défend d’avoir contrevenu à son devoir de confidentialité puisqu’elle n’a divulgué aucun renseignement personnel. D’ailleurs, lors de son témoignage, la coordonnatrice Turbide confirme que les discussions tenues lors des cafés-rencontres sont publiques et que les femmes qui dévoilent des informations personnelles renoncent implicitement à leur confidentialité. La plaignante admet cependant avoir manqué de réserve lors de son entretien avec la participante Bouchard, mais ajoute qu’il y avait très peu de clients dans le bistro. 

[53]        Elle explique que la rencontre entre madame Bouchard et sa mère suscitait des appréhensions, lesquelles s’étaient accentuées à la suite de confidences reçues de ses amies qui lui avaient rapporté que l’ex-journaliste ne supportait aucune opposition et que sa manière de s’imposer rendait les relations difficiles. Ainsi, on lui raconte qu’elle se serait acharnée à vouloir diriger la carrière artistique du fils d’une amie et aurait récupéré, sans droit, le cachet d’un artiste pour lequel elle se disait la gérante. Elle aurait également déposé une plainte professionnelle contre une amie enseignante qui avait limité ses fréquentes interventions durant ses cours alors, qu’une autre, aurait vu son organisme poursuivi en justice après un désaccord avec elle. Bref, c’est dans cet état d’esprit qu’elle s’entretient avec madame Bouchard.

[54]        Selon la plaignante, l’entretien avec la participante Bouchard se déroule en deux temps. Un premier échange, d’environ dix minutes, a lieu lorsqu’elle se rend à la salle de bain. Il porte sur la relation de madame Bouchard avec ses pairs et elle répond surtout aux questions que celle-ci lui pose sur ce sujet. Puis, de retour de la salle de bain, la participante veut revenir sur ses interactions avec les gens des Îles-de-la-Madeleine qu’elle juge limitées et insatisfaisantes puisque peu de résidents possèdent son niveau de connaissance et d’expérience, ce qui n’était pas le cas du temps qu’elle vivait à Montréal. Piquée au vif devant une telle insulte envers sa communauté, la plaignante rapporte qu’elle lui a répondu d’un ton sarcastique «  si c’est pour toi aussi insatisfaisant de vivre aux Îles, tu devrais songer à ne plus y demeurer à l’année  ».   

[55]        La participante serait restée pantoise. Puis, elle l’aurait regardée d’un air hautain et dédaigneux, aux dires de la plaignante. Pour éviter d’envenimer la situation, elle met fin à la discussion. Avant de quitter les lieux, elle retourne voir madame Bouchard pour préciser qu’elle ne voulait pas la blesser et qu’elle demeure ouverte à une éventuelle mise au point. Elle quitte une femme en colère et nullement désespérée.

[56]        La plaignante attribue son congédiement à sa relation tendue avec madame Turbide, devenue très intolérante à son endroit depuis l’automne 2012. Dans ce contexte, la faute qu’elle a commise a pris des proportions démesurées. Son erreur a été de répondre aux questions de madame Bouchard et d’avoir sous-estimé son état mental.

Le témoignage de la participante

[57]        Lors de son témoignage, la participante Bouchard affirme avoir assisté à un long monologue de 45 minutes durant lequel la plaignante lui reproche sa manière de se conduire avec les autres. Cette attaque l’a surprise. Toutefois, ce qui affecte le plus madame Bouchard, c’est de ne pas s’être rendu compte par elle-même de l’antipathie des autres. À titre de journaliste, elle excelle pourtant dans l’analyse de situation. À la suite de ces révélations, elle a honte et ne parle à personne de cet évènement. Elle est accablée et ne désire plus fréquenter le Regroupement.

[58]        En contre-interrogatoire, madame Bouchard étale avec prétention ses nombreuses expériences de travail, nommant aux passages les gens d’exception qu’elle a côtoyés. On y apprend qu’elle est une ardente féministe et qu’elle a mené plusieurs batailles pour se tailler une place, à une époque difficile pour les femmes journalistes. On l’a d’ailleurs déjà poursuivie en justice pour ses propos féministes lorsqu’elle était animatrice à la radio. Elle a, en outre, occupé plusieurs postes importants au sein de grands réseaux de l’information. Elle précise, non sans fierté, que des personnalités politiques connues et de grandes entreprises ont eu recours à son expertise. Aujourd’hui à la retraite, elle est entrepreneure dans le secteur récréatif. Sa grande détermination et son réseau de contacts font en sorte qu’elle est devenue un acteur clé dans un marché prometteur.

décision et motifs

la cause juste et suffisante

[59]        La plaignante satisfait aux conditions d’exercice du recours prévu à l’article 124 de la Loi. Il appartient donc à l’employeur de démontrer qu’il a mis fin à son emploi pour une cause juste et suffisante.

[60]        Le Regroupement soutient que le comportement déloyal de madame Lapierre envers l’organisation ainsi que son manque de confidentialité constitue une faute grave qui ne peut être sanctionnée que par le congédiement. 

[61]        Le Regroupement doit d’abord établir de manière prépondérante qu’elle a commis les gestes reprochés. Si ces gestes sont prouvés, la Commission s’interrogera sur la justesse de la sanction afin de déterminer si, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, l’inconduite reprochée est suffisamment grave pour justifier le congédiement.

[62]        Le fait qu’un employé contrevienne au code d’éthique de son employeur ne constitue pas automatiquement un motif valable de congédiement. La nature de l’inconduite de même que le contexte dans lequel elle a été commise doivent être pris en compte pour déterminer si celle-ci a pour effet de rompre le lien de confiance essentiel à la relation employeur-employé.

[63]        Le congédiement étant la mesure disciplinaire ultime, ce n’est que dans de cas de faute lourde que l’employeur sera autorisé à passer outre au principe de gradation des sanctions. Ce principe est ainsi exposé dans l’affaire Audard c. 2970-7528 Québec inc. ( Auto H. Grégoire) , 2008 QCCRT 0091  :

[50]      Il est de jurisprudence constante que, sauf en cas de faute grave, un employeur a l’obligation de respecter une certaine progression dans les sanctions disciplinaires, de façon à s’assurer que l’employé concerné saisisse bien la nature de ce qui lui est reproché et ait une occasion véritable de s’amender. Le congédiement, souvent qualifié de peine capitale en milieu de travail, ne peut être imposé que dans les cas où l’application d’une telle discipline ne permet pas d’atteindre l’objectif recherché.

[64]        Les éléments à considérer pour déterminer si une faute grave à été commise par le salarié sont bien circonscrits dans l’affaire Commission des normes du travail c. Fjordtech Industrie inc , . 2013 QCCQ 1564  :

[46] Le fardeau de prouver une faute grave justifiant un congédiement sans préavis repose sur les épaules de l’employeur qui doit démontrer une faute qui nécessite une rupture immédiate du lien d’emploi et dont la gravité est d’une telle intensité qu’elle ne peut être excusée par les circonstances.

[47] Pour être une faute grave, le manquement du salarié doit être sérieux et consister en une violation d’un élément essentiel du contenu obligationnel de son contrat de travail. La gravité de la faute s’apprécie de façon subjective, les faits de chaque espèce devant être replacés dans le contexte qui leur est propre.

[48] Pour cette appréciation, la même auteure précise les caractéristiques qui doivent être prises en compte soit le poste occupé dans l’entreprise, la durée du service continu, le dossier disciplinaire, la nature de la faute commise, son caractère intentionnel ou prémédité de même que la nature de l’entreprise, sa structure organisationnelle, ses politiques et procédures.

(soulignement ajouté)

[65]        Le Regroupement reproche à la plaignante d’avoir contrevenu à son devoir de confidentialité en abordant une participante dans un lieu public et en discutant, avec elle, d’évènements qui se sont déroulés dans le cadre des activités de l’organisme. Elle a, en outre, utilisé les informations dont elle disposait comme intervenante pour critiquer la conduite de cette participante, amenant celle-ci à croire qu’elle n’était plus la bienvenue au Regroupement. Ses intérêts personnels ont supplanté ceux de l’employeur, ce qui constitue un manque flagrant à son devoir de loyauté.

[66]        Le Regroupement ajoute que la conduite de la plaignante le discrédite et met en péril sa mission. Le contexte particulier des Îles-de-la-Madeleine, soit un milieu à faible densité de population et les difficultés rencontrées par l’organisme lors de son implantation, fait que tout accroc aux règles d’éthique s’avère désastreux et mine sa réputation. 

[67]        Pour la Commission, la plaignante a manqué à son devoir de réserve. Sa fonction d’intervenante lui impose un haut degré de retenu et elle doit s’abstenir d’exprimer ses opinions personnelles concernant les agissements des participantes en dehors de son travail. Sa conduite se concilie difficilement avec son devoir de réserve et de sérénité qu’elle doit démontrer dans ses interventions et nuit à l’image de l’organisme. Il est essentiel qu’elle conserve une certaine distance dans ses rapports privés avec les participantes et qu’elle ne se laisse pas emporter par des réactions hostiles. Les bonnes relations entre les travailleuses et les participantes sont primordiales pour l’organisme et sa crédibilité au sein de la communauté.

[68]        Toutefois, cette conduite répréhensible ne justifie pas le congédiement, mesure beaucoup trop sévère dans le contexte de la présente affaire. En effet, il ne suffit pas d’invoquer la perte du lien de confiance employeur-employé, encore faut-il démontrer que cette perte de confiance est irrémédiablement rompue et qu’elle repose sur des éléments réels et sérieux. Ainsi, le geste reproché doit contrevenir à une condition fondamentale du contrat de travail et être incompatible avec les obligations du salarié envers l’employeur.

[69]        L’obligation de confidentialité prévue au code d’éthique du Regroupement impose à l’intervenante «  de garder secrets les faits et les renseignements dont elle prend ou a pris connaissance et revêtent un caractère confidentiel ».  

[70]        Or, les cafés-rencontres sont des activités publiques et les participantes sont avisées que leurs propos pourraient être rapportés ainsi que leur conduite, il va sans dire. C’est plutôt la divulgation des renseignements obtenus lors d’aide individuelle que prohibe le code d’éthique. Cela afin d’éviter que l’intervenante n’abuse de sa situation privilégiée vis-à-vis de participantes ayant besoin d’aide et de soutien. D’ailleurs, dans son dépliant, le Regroupement s’engage à offrir écoute, support, référence et accompagnement, en toute confidentialité .

[71]        La transgression reprochée à la plaignante ne se situe pas dans ce cadre d’intervention. De plus, elle n’a pas divulgué d’informations confidentielles à autrui puisqu’elle s’entretient avec la participante elle-même. En outre, les circonstances particulières de cet entretien atténuent la gravité du geste.

[72]        Le milieu insulaire des Îles-de-la-Madeleine amène les travailleuses du Regroupement à rencontrer régulièrement les participantes en dehors du travail. C’est au cours d’une conversation fortuite et par inadvertance que la plaignante discute avec la participante de sa conduite au Regroupement. Elle n’avait aucune mauvaise intention.

[73]        Sur cet aspect, la Commission retient la version de la plaignante qui apparaît plus crédible dans le contexte. De plus, son témoignage est précis et cohérent. Celui de la participante est vague et concerne davantage la manière dont elle s’est sentie lors de cet évènement. 

[74]        Quant à la réplique cinglante de la plaignante à la suite des propos méprisants envers sa communauté, sans banaliser cet incident, il s’agit d’une réaction de colère malvenue prononcée dans un moment de tension. Il appert également que lors de cette altercation, les deux femmes sont proches l’une de l’autre et qu’il n’y a pas de clients à proximité. D’ailleurs, la preuve ne révèle pas de propos excessifs et insidieux de la part de la plaignante bien que ceux-ci aient pu choquer la participante.  

[75]        Le Regroupement soutient que les propos de la plaignante ont causé un tort considérable à la participante. Cette conclusion repose essentiellement sur le message téléphonique de cette dernière. Il n’y a pas eu d’enquête supplémentaire et aucune membre du conseil d’administration n’a rencontré madame Bouchard pour évaluer la détresse psychologique qu’allègue cette dernière.

[76]        Compte tenu de son témoignage, il apparaît invraisemblable que l’ex-journaliste, généralement affirmée et fonceuse, ait été littéralement atterrée par les propos de la plaignante et qu’elle soit apeurée à l’idée de la rencontrer. Il est pour le moins étonnant que la décision de congédier la plaignante, dont on reconnaît pourtant les qualités professionnelles et qui justifie de dix années d’expérience, repose sur les seules affirmations de madame Bouchard.  

[77]        Par ailleurs, il ressort de la preuve que l’inconduite de la plaignante n’a causé aucun préjudice au Regroupement. Sa conversation avec madame Bouchard est demeurée privée et n’a pas été ébruitée par la suite. C’est plutôt le présent litige qui l’a rendue publique.

[78]        Cet évènement a malheureusement pris des proportions démesurées. Une enquête rigoureuse aurait certainement permis de relativiser son importance. Or, l’employeur n’a pris aucun moyen pour effectuer une analyse objective et sérieuse des faits.

[79]        À sa décharge, il invoque l’absence de collaboration de la plaignante dans le processus d’enquête. La Commission n’est pas de cet avis. Celle-ci n’a jamais refusé de livrer sa version des faits, se déclarant incapable de le faire en raison de son état émotif. Les témoignages des membres du conseil d’administration confirment d’ailleurs que la plaignante était troublée au moment de la rencontre et par la suite.

[80]        Une fois l’émotion dissipée, pourquoi refuser de la rencontrer? Non seulement l’employeur n’entreprend aucune démarche ni ne propose de solution pour atténuer les effets regrettables qu’a pu provoquer la situation, mais il rompt toute communication avec la plaignante. Cette absence d’implication surprend.

[81]        Le manque de retenue dont a fait preuve la plaignante envers la participante Bouchard contrevient à la philosophie du Regroupement. Cette dérogation justifie l’imposition d’une mesure disciplinaire. Une suspension d’une journée apparaît suffisante. La Commission a pu constater son regret et son désir d’éviter qu’un tel écart se reproduise. Le fait qu’elle n’ait pas rapporté immédiatement l’altercation avec la participante ne permet pas de conclure à un manque d’honnêteté de sa part. Son silence s’explique, en grande partie, par la croyance sincère que celle-ci avait été sans conséquence. 

[82]        En l’espèce, les propos tenus et le geste posé n’ont pas l’ampleur ni la gravité pour conclure qu’une gradation des sanctions n’aurait pas permis à la plaignante de modifier sa conduite. Le congédiement ne peut être utilisé dans le seul but de faire respecter à tout prix les politiques de l’organisme.

les mesures de réparation

[83]        La Cour d’appel dans l’affaire Immeubles Bona ltée c. Labelle, [1995] R.D.J. 397 , rappelle la nature réparatrice de l’article 128 de la Loi en ces termes :

La réparation autorisée par la Loi vise donc deux objectifs : le premier, prévu au paragraphe 2, recherche le remboursement du salaire perdu à la date de la sentence arbitrale et le second, décrit aux paragraphes 1 et 3, est prospectif et consiste dans la réintégration de l’employé dans sa fonction ou, si cela n’est pas possible, dans l’octroi de toute autre mesure juste et raisonnable dictée par les circonstances. En effet, à l’égard de celui-ci, l’on peut comprendre que parfois, sinon souvent, et singulièrement dans les petites entreprises où la mobilité de la main-d’œuvre est plus difficile, le retour dans son poste d’employé injustement congédié, surtout s’il avait une fonction de direction, peut entraîner des tensions qui polluent le climat de travail, perturbent la bonne marche de l’établissement et crée une situation parfaitement intenable pour le salarié retourné à l’emploi. (…) L’arbitre doit donc évaluer tous ces facteurs pour décider de la réparation : réintégration, indemnité ou tout autre remède. L’indemnité, s’il opte pour cette alternative, doit donc viser à compenser la perte reliée au régime contractuel, au contrat d’emploi auquel l’employeur a injustement mis fin. Habituellement, l’arbitre accordera une somme équivalant à un certain nombre de semaines ou de mois de service.

(citations omises)

L’indemnité de perte de salaire

[84]        La plaignante réclame le salaire perdu pour la période comprise entre la date de sa fin d’emploi et celle de sa renonciation à la réintégration. Elle s’étend donc du 18 janvier 2013 au 16 septembre 2014 et comprend 61 semaines au salaire hebdomadaire de 805 $ pour un total de 49 105 $.

[85]        Toutefois, il faut retrancher à cette somme le salaire gagné durant cette période soit 1 950 $ et ajouter l’indemnité afférente au congé annuel de 3 125,70 $ à laquelle la salariée a droit. Ce qui représente une indemnité de perte de salaire totale de 50 370,70 $.

[86]        L’employeur plaide que la plaignante n’a pas tout mis en œuvre pour minimiser son dommage et qu’il y a lieu de réduire le montant réclamé. 

[87]        Selon la Cour d’appel dans l’affaire Standard Radio inc. c. Doubeau , [1994] R.J.Q. 1782  :

Cette obligation de minimiser son préjudice comporte deux volets. Le premier emporte celle de faire un effort raisonnable pour se retrouver un emploi dans le même domaine d’activités ou un domaine connexe ; le second est de ne pas refuser d’offres d’emploi qui, dans les circonstances, sont raisonnables. Ces principes doivent naturellement être évalués en fonction des éléments pertinents à chaque espèce. (…)

(soulignement ajouté)

[88]        De même, l’arbitre Hamelin dans l’affaire Tansey c. Canadian Pacific Consulting Services Ltd. , [1986] AZ-86143011 (T.A), précise que la plaignante est tenue de prendre toutes les mesures raisonnables qu’une personne normale, placée dans la même situation, aurait prises en vue de se trouver un emploi, et ce, afin de réduire ses pertes.

[89]        En l’espèce, les efforts déployés par la plaignante sont suffisants pour conclure qu’elle a valablement tenté de minimiser ses dommages. En effet, compte tenu du marché d’emploi restreint dans le même secteur d’activités, de sa situation géographique et de son âge, sa décision de créer sa propre entreprise s’avère logique et responsable. D’ailleurs, il n’y a aucune preuve voulant qu’elle ait refusé des emplois. Toutefois, sa décision a eu pour conséquence de retarder sa réintégration sur le marché du travail.

[90]        La Cour d’appel de la Colombie Britannique dans l’affaire Forshaw c. Aluminex Extrusions Ltd ., 1989 CanLII 234 (BCC.A.) s’est penchée sur cette question de l’obligation du salarié de limiter son préjudice. Ainsi, on ne peut exiger qu’il accepte de travailler à n’importe quelles conditions :

L’obligation « d’agir d’une façon raisonnable », s’agissant de la recherche et de l’acceptation d’un autre emploi, ne saurait être une obligation de prendre des mesures propres à réduire la réclamation contre l’ex-employeur qui l’a congédié. Il doit plutôt s’agir d’une obligation de prendre les mesures que prendrait son propre intérêt une personne raisonnable dans la même situation que l’employé congédié afin de préserver son revenu et la place qu’elle occupe dans son secteur d’activité ou dans sa profession. La question de savoir si l’employé a agi ou non d’une façon raisonnable doit être appréciée en fonction de sa propre situation, et non en fonction de celle de l’employeur qui l’a congédié sans motif valable. L’ex-employeur n’est aucunement en droit d’attendre de son ex-employé qu’il accepte un emploi moins bien rémunéré avec des perspectives douteuses, pour ensuite le poursuivre pour la différence entre le salaire qu’il touche à ce poste et celui qu’il aurait touché s’il avait reçu le préavis auquel il avait droit .

(soulignement ajouté )

[91]        L’appréciation des efforts déployés par la plaignante pour se trouver un autre emploi n’est pas qu’un simple calcul mathématique ou une évaluation strictement comptable. Plusieurs éléments doivent être pris en compte dont les aspects humains ainsi que les réalités géographiques et sociales des Îles-de-la-Madeleine. La Commission estime donc raisonnable d’accorder une indemnité de perte de salaire d’une année représentant 43 semaines de salaire, laquelle tient compte de la suspension d’une journée imposée à la plaignante.

[92]        Par conséquent, elle a droit au montant de 34 741,90 $ auquel s’ajoutent les intérêts établis selon la jurisprudence. Ce montant porte intérêt au taux légal au jour du dépôt de la plainte jusqu’à la date de la présente décision.

[93]        Jusqu’au 16 septembre 2014 (date de la renonciation à la réintégration), le taux d’intérêt est divisé par deux conformément aux principes élaborés dans la décision Laplante Bohec c . Les publications Québécor inc. , [1979] T.T. 268.

Période du 19 janvier 2013 au 16 septembre 2014 (605 jours)

34 741,90 $ × (6 % ÷ 2) × (605 ÷ 365,25) = 1 726,39 $

[94]        Pour la période comprise entre le 17 septembre 2014 et la date de la présente décision, le taux d’intérêt doit être appliqué intégralement.

Période du 17 septembre 2014 au 21 janvier 2015 (126 jours)

34 741,90 $ × 6 % × (126 ÷ 365,25) = 719,09 $

L’indemnité de perte d’emploi

[95]        Les parties conviennent que la réintégration de la plaignante n’est pas souhaitable et la Commission partage cet avis. L’employeur s’oppose cependant à ce qu’une indemnité de perte d’emploi soit versée à la plaignante.

[96]         Cette indemnité vise à compenser la perte de l’emploi du salarié auquel l’employeur a injustement mis fin ( Immeubles Bona ltée c. Labelle, [1995] R.D.J. 397 ). Pour estimer la valeur de cette perte, la Commission doit considérer un ensemble de facteurs comme il est précisé dans l’affaire Brisson c. 9027-4580 Québec inc. , [1999] R.J.D.T. 246 (C.T.), dans l’extrait suivant :

Comme, dans notre cas, il s’agit d’estimer la valeur de la perte de l’emploi comme tel par le plaignant, les critères à utiliser devraient essentiellement se rapporter à la disponibilité, sur le marché, d’un emploi semblable, et la possibilité pour l’employé d’en dénicher un, le cas échéant.

Ainsi, il apparaît pertinent de tenir compte essentiellement de la nature de l’emploi, ses caractéristiques, la disponibilité sur le marché d’emplois semblables, sans oublier le caractère plus ou moins précaire qui, aussi, en affecte la valeur.

La situation du plaignant apparaît tout aussi pertinente : son âge, son expérience, sa polyvalence, la possibilité de retrouver un tel emploi et à quelles conditions.

Par contre, les circonstances du congédiement, la recherche ou le refus d’emploi semblables ou différents ne contribuent que peu à évaluer la perte subie, c’est-à-dire l’emploi lui-même. Soulignons cependant qu’il sera difficile de convaincre de la rareté d’emplois similaires si le plaignant en a déjà refusé ou trouvé un, rapidement ou pas.

[…]

Évidemment, les gains faits après le 5 décembre 1997 ne seront pas déduits de ces montants puisqu’il s’agit de compenser la perte des emplois auxquels ont droit les requérants et non d’un délai-congé destiné à leur permettre de retrouver un emploi rémunérateur.

(soulignement ajouté)

[97]        En l’espèce, compte tenu de l’âge de la plaignante, du faible bassin d’emploi dans la région où elle exerçait ses fonctions, de la nature et la spécificité de celles-ci, de ses dix années de service ainsi que de ses conditions de travail au moment de la perte de son emploi, la Commission estime juste et raisonnable de lui accorder six mois de salaire représentant 19 320 $ pour compenser la perte de son emploi.

[98]        En effet, la plaignante devra rebâtir sa carrière et attendre quelques années avant d’atteindre le même traitement salarial et acquérir certains bénéfices et avantages sociaux tributaires du lien d’emploi telle la protection d’emploi visée à l’article 124 de la Loi.

[99]        Enfin, l’ensemble des indemnités versées à la plaignante est raisonnable compte tenu des circonstances de la présente affaire. En effet, comme le souligne la Cour d’appel dans l’affaire Bon L Canada inc. c. Béchara , [2004] R.J.Q. 2359 (C.A.), le cumul des montants accordés ne doit pas faire en sorte que le dédommagement accordé à la plaignante cesse d’être indemnitaire et devienne punitif pour l’employeur. Or, ce n’est pas le cas. 

EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail

ACCUEILLE                   la plainte;

ANNULE                         le congédiement imposé le 18 janvier 2013;

DÉCIDE                          qu’il n’y a pas lieu de réintégrer Réjeanne Lapierre dans son emploi;

FIXE                                 à 34 741,90 $ l’indemnité due à titre de perte de salaire à Réjeanne Lapierre;

FIXE                                 à  2 445,49 $ le montant des intérêts dus à Réjeanne Lapierre en date de la présente décision;

ORDONNE                     au Regroupement des femmes de La Sentin’Elle inc. de verser à Réjeanne Lapierre la somme totale de  37 187,39 $ , à titre d’indemnité de perte de salaire, dans les trente (30) jours de la signification de la présente décision;

ORDONNE                     au Regroupement des femmes de La Sentin’Elle inc. de verser à Réjeanne Lapierre à titre d’indemnité de perte d’emploi, dans les trente (30) jours de la signification de la présente décision, une somme de 19 320 $ le tout portant intérêt au taux fixé suivant l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale à compter de la signification de la présente décision;

DÉCLARE                      qu’à défaut d’être indemnisée dans les délais prescrits, Réjeanne Lapierre sera en droit d’exiger de Regroupement des femmes de La Sentin’Elle inc. pour chaque journée de retard, un intérêt sur l’indemnité due au taux fixé suivant l’article  28 de la Loi sur l’administration fiscale.

           

 

__________________________________

Line Lanseigne

 

M e Jocelyne Bolduc

RIVEST, TELLIER, PARADIS

Représentante de la plaignante

 

M e Denis Huet

Représentant de l’intimée

 

Date de la dernière audience :

31 octobre 2014

 

/nm