Bell Canada et Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier — techniciens et employés auxiliaires (SCEP) (Alain Audet) |
2015 QCTA 50 |
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TRIBUNAL D’ARBITRAGE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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N o de dépôt : |
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Date : |
6 janvier 2015 |
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DEVANT L’ARBITRE : |
M e FRANÇOIS HAMELIN |
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Bell Canada, |
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ci-après appelée « l’employeur »
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Et
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Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (SCEP) - Techniciens et employés auxiliaires, |
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ci-après appelé « le syndicat » |
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Grief n o 77-003L de M. Alain Audet [ci-après appelé « le réclamant »] Litige : Discrimination et harcèlement - Objection préliminaire fondée sur la prescription
Convention collective : 5 juin 2008 au 30 novembre 2012 |
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Procureure patronale : |
M e Amal Garzouzi |
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Procureur syndical : |
M. Jean-Pierre Gallant |
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Mandat : 26 aout 2013 Audience : 14 novembre 2014 Décision : 6 janvier 2015 |
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SENTENCE ARBITRALE PARTIELLE |
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(Code canadien du travail) |
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TABLE DES MATIÈRES
I- LE LITIGE 2
II- LA PREUVE 2
A) La plainte de 2008 2
B) Le grief à l’étude 4
C) La chronologie des évènements 5
1) Avant 2009
2) La période de juin 2009 à janvier 2011
3) La période de janvier 2011 à janvier 2012
4) L’expertise médicale
III- LES PLAIDOIRIES 7
A) La plaidoirie patronale 7
B) La plaidoirie syndicale 8
IV- LE DROIT 8
A) La convention collective 8
b) Le Code canadien du travail 10
V- DÉCISION ET MOTIFS 10
A) Le droit prévu à la convention collective 10
B) Application au présent cas 11
VI- DISPOSITIF 13
D)
[1] Le 5 novembre 2011, pour et au nom du réclamant, le syndicat a déposé le grief à l’étude (pièce S-2) qui se lit comme suit :
nature du grief ou de la plainte (y compris perte ou préjudice allégué) : La compagnie a fait preuve de discrimination envers le plaignant en ne lui redonnant pas son rang au sein de l’équipe Data Mega-Lan à son retour de maladie et la direction a fait preuve de harcèlement envers lui et a laisser perdurer une situation de conflit entre lui et ses confrères.
(…)
RÈGLEMENT DÉSIRÉ : Le retour à son rang au sein de l’équipe Data-mega-Lan. Une compensation monétaire de 2 fois le salaire annuel pour tous les préjudices et dommages subies dus à la discrimination et au harcèlement.
( Sic )
[2] Au début de l’audience, la procureure patronale a soulevé une objection fondée sur la prescription du grief, puisque selon les précisions transmises par le syndicat, le dernier incident reproché remonte au 12 décembre 2010, ce qui, selon elle, excède le délai de rigueur de trente jours prévu à la convention collective pour déposer un grief.
[3] Les procureurs ont demandé au soussigné de répondre à cette objection et de rendre une décision à ce sujet avant qu’ils n’abordent le fond du litige.
[4] Le procureur syndical a fait entendre M. Alain Audet, technicien et réclamant, ainsi que M. Denis Allard, technicien et délégué syndical.
[5] Ces témoignages ainsi que les documents déposés en preuve ont révélé les faits pertinents suivants.
[6] Le réclamant travaille pour l’employeur depuis 1985 et a presque toujours occupé la fonction de technicien.
[7] Le 24 juin 2008, alors qu’il était en absence-maladie, le réclamant a déposé une plainte de harcèlement psychologique qui reprenait certains des évènements qu’il avait dénoncés dans une plainte du printemps 2007. L’employeur n’a traité la plainte de 2008 qu’en janvier 2009, au retour au travail du réclamant.
[8] En substance, le réclamant dénonçait plusieurs comportements de son supérieur, M. Pronovost, qu’il estimait inadéquats : autoritarisme, vexation, vengeance et insensibilité à son égard.
[9] L’enquête a été confiée à un cadre des ressources humaines dont l’identité n’a pas été révélée à l’audience. Le 24 mars 2009, après une enquête sérieuse, ce cadre a conclu en ces termes (pièce S-7) que la plainte du réclamant n’était pas fondée :
Évaluation
Dans l’ensemble, CP est un gestionnaire qui s’assure que ses employés respectent ses directives et AA n’aime pas la façon qu’il est géré par CP quant à la façon d’attribuer le travail (service data, service résidentielle), le refus de lui permettre de travailler en temps supplémentaire, et autres. Il semble associer ces refus à une forme d’harcèlement. Dans les exemples cités, CP a fournie des explications qui nous semblent raisonnables. Nous ne pouvons conclure des évènements qui nous ont été rapportés, qu’effectivement AA a fait l’objet d’harcèlement de la part de son patron.
D’autre part, concernant l’incident du 22 mars 2007, compte tenu qu’un témoin atteste avoir entendu les propos « je ne gère pas les maladies, je gère des hommes » et malgré que CP ne se souvient pas d’avoir prononcé ces paroles, nous n’avons d’autre alternative que de conclure que ce propos ont été tenus. Le cas échéant, ceux-ci demeurent inappropriés dans un contexte de rapports professionnels en milieu de travail. Nous retenons aussi que le ton utilisé lors de cette rencontre était inapproprié.
Finalement, concernant les incidents soulevés dans les courriels envoyés par AA en janvier 2009, nous ne pouvons conclure qu’il y a eu harcèlement. AA nous dit que lors d’une situation, CP l’a suivi sans raison, sans le confronter, sans lui parler. De plus, AA nous dit que lors d’une autre situation, seule la présence même de CP l’a perturbé au point de le faire trembler. Il nous semble que ces deux incidents soient liés à la perception des événements tels que vécu par AA et dans lesquels CP n’étaient pas impliqué. En fait, ils sont davantage lier au fait que les AA et CP peuvent être appelé à se croiser parce qu’ils sont localisé tous les deux dans le même bâtiment.
En conclusion, nous jugeons qu’il n’y a pas eu d’harcèlement au sens strict du terme et nous n’avons d’autre alternative que de rejeter cette plainte faute d’information supplémentaire.
Section 5 : Recommandations
Bien que nous rejetions la plainte d’harcèlement, étant donné que les évènements ont eu lieu il y a de cela plus de deux ans, et que ces mêmes évènements ont été adressés par certaines mesures mises de l’avant lors d’une intervention par les Ressources humaines en 2007, nous ne croyons pas nécessaire de revenir sur ces éléments auprès de CP. Toutefois, nous recommandons que la direction revoie tout de même avec CP l’importance de communiquer de façon professionnelle avec ses employés malgré les contextes qui à l’occasion peuvent rendre l’exercice plus difficile.
De plus, compte tenu des éléments soulevés par AA lors de l’enquête ainsi que dans ses nombreux courriels relativement à ses peurs et tremblements à la seule présence de CP, il nous apparaît indiquer que AA obtienne de l’aide auprès de son médecin traitant ou des ressources spécialisées telles le PAE ou autres.
Enfin, nous recommandons que la conclusion de l’enquête soit revue avec l’employé en présence de son syndicat.
( Sic)
[10] Le 16 mai 2013, à la suite d’une demande de précisions de l’employeur, le syndicat a identifié comme suit (pièce S-4) certains reproches visés par le grief :
Le ou vers le 20 avril 2009 , l’employeur communiquait à Monsieur Alain Audet les résultats de son enquête et concluait que Monsieur Audet n’avait pas subi de harcèlement psychologique.
Malgré cela, le ou vers le 11 juin 2009 , Monsieur Audet allègue avoir été menacé et poursuivi jusque dans le stationnement de l’entreprise par Monsieur Pronovost.
Le ou vers le 18 août 2009 , Monsieur Audet allègue que Monsieur Serge Traham a écrit des notes sans raison sur du matériel qu’il s’apprêtait à installer.
Le ou vers le 20 novembre 2009 , Monsieur Audet allègue que Monsieur Serge Traham a eu un comportement physique intimidant envers lui dans un corridor de l’entreprise.
Le ou vers le 1 er décembre 2009 , Monsieur Audet allègue qu’une note désobligeante fut écrite sur son bureau à son attention.
Le ou vers le 21 janvier 2010 , Monsieur Audet dénonce à un 2 e niveau le fait qu’il soit boycotté par ses collègues de travail.
Le ou vers le 4 novembre 2010 , Monsieur Audet allègue que le directeur Boudreau, lui aurait dit qu’il était un paquet de troubles et qu’il va mettre son bureau dans les toilettes.
Le ou vers le 8 décembre 2010 , Monsieur Audet allègue que des collègues de travail (M. Cloutier et M. Perron) se moquaient à haute voix de ses absences médicales.
Le ou vers le 8 décembre 2010 , Monsieur Audet se plaint à son directeur qu’on ne lui accorde pas autant d’espace qu’aux autres; pour ranger son matériel, il est obligé de déposer ses choses par terre, contrairement aux autres.
Le ou vers le 12 décembre 2010 , Monsieur Audet dénonce à son directeur Monsieur Boudreau qu’il fait l’objet de railleries de ses collègues de travail M. Cloutier et M. Perron.
Le ou vers le 23 décembre 2011 , Monsieur Audet allègue qu’au moment de quitter l’emploi chez Bell le directeur Boudreau lui a remis 2 enveloppes adressées à son nom et identifiées au logo de Bell. À l’intérieur de ses enveloppes cachetées il y avait dans l’une d’elles une caricature montrant un individu se faisant botter le derrière et dans l’autre un article de journal traitant du fait que les gens amers ont le réflexe d’en vouloir aux autres pour leurs échecs ou leurs malheurs.
Au-delà de ces allégations, nous prétendons que la décision de l’employeur, de ne pas le remettre sur son poste habituel de travail, était arbitraire, abusive et discriminatoire.
[11] À compter de l’an 2000, le réclamant a connu plusieurs épisodes anxio-dépressifs qui l’ont rendu incapable de travailler pendant de longues périodes.
[12] À la suite de l’un de ces épisodes, en 2008, le réclamant a repris le travail en janvier 2009.
[13] En avril 2009, l’employeur a rencontré le réclamant en compagnie de ses représentants syndicaux afin de l’informer que sa plainte de harcèlement psychologique avait été rejetée. Le 20 avril suivant, l’employeur a confirmé le rejet de cette plainte, en concluant (pièce S-8) :
(…)
Nous comprenons que cette conclusion n’est peut-être pas celle que vous souhaitiez. Nous espérons que vous reconnaîtrez l’objectivité du processus d’enquête qui a été mené qui s’applique en de pareilles circonstances et qui ne permet pas d’en arriver à une autre conclusion.
Toutefois, nous espérons sincèrement que votre appréciation de vos rapports avec Monsieur Pronovost s’améliorera avec le temps. Nous nous assurerons, de notre côté, que la communication en milieu de travail se fasse toujours dans un climat empreint de professionnalisme et de respect.
Enfin et en référence aux peurs et tremblements que vous mentionniez avoir ressentis en 2009, nous aimerions vous rappeler que le Programme d’aide aux employés (PAE) est disponible. Nous vous invitons à consulter ce groupe de professionnels qui sera en mesure de vous venir en aide si vous le jugez nécessaire.
En considération de ce qui précède, nous considérons votre plainte comme étant traitée et fermée.
[14] Par la suite, entre le 11 juin 2009 et le 12 décembre 2010, le réclamant a dénoncé neuf incidents survenus avec des collègues ou des supérieurs qui, selon lui, témoignent de harcèlement psychologique à son endroit.
[15] Le 19 janvier 2011, sous la plume du directeur Christian Bourdeau, l’employeur a transmis au réclamant la lettre de réprimande suivante (pièce S-9) :
Cette lettre constitue une réprimande écrite rendue nécessaire pour votre manquement au code de conduite de Bell Canada, et plus particulièrement pour avoir utilisé le temps et le courriel de la compagnie de façon inappropriée. En effet, malgré les directives qui vous ont été transmises lors d’une rencontre le 21 janvier 2010, vous avez à nouveau acheminé plusieurs courriels à mon attention ainsi qu’à celles de vos collègues de travail entre le 4 novembre 2010 et le 17 décembre 2010.
Ceci est tout à fait inapproprié et ce genre de comportement a des conséquences néfastes sur vos collègues et sur le milieu de travail, en plus de nuire à l’efficacité de l’équipe de travail.
De plus, vous vous réitérons qu’il est de votre responsabilité d’effectuer le travail qui vous est demandé, et ce, sans égard au type de technologie qui vous est attribuée par le Centre de Gestion et de cesser continuellement de questionner les tâches qui ont été attribuées à vos collègues ainsi qu’à vous-même.
Toute récidive de votre part ne sera tolérée et pourrait entraîner des mesures disciplinaires plus sévères.
( Sic )
[16] M. Allard qui, à titre de délégué syndical, assistait à la rencontre au cours de laquelle l’employeur a remis au réclamant cette réprimande a déclaré avoir suggéré à ce dernier de contester cette mesure s’il la désapprouvait, ce qui, selon le réclamant, était le cas. M. Allard a affirmé qu’il avait alors demandé au réclamant d’aller le rencontrer au bureau du syndicat afin de déposer le grief, mais ce dernier ne l’a jamais rappelé.
[17] Dans son témoignage, le réclamant a pour sa part déclaré avoir plutôt demandé à M. Allard de déposer un grief de harcèlement psychologique.
[18] Le 20 janvier 2011, au lendemain de la rencontre, le réclamant a rencontré son médecin qui l’a déclaré inapte au travail à compter du lendemain, en raison d’un trouble d’adaptation avec humeur dépressive.
[19] Selon la preuve, le réclamant n’a jamais repris le travail par la suite.
[20] À l’audience, il a déclaré que jusqu’en septembre 2011, il avait été incapable de réagir. Ce n’est qu’en septembre 2011, a-t-il précisé, qu’il a effectué des démarches auprès de son avocat qui lui a conseillé de s’adresser à son syndicat.
[21] En novembre 2011, le réclamant a demandé à rencontrer M. Allard qui, à sa demande, a par la suite déposé le grief à l’étude le 15 novembre 2011.
[22] Entretemps, le réclamant avait demandé à l’employeur de prendre sa retraite à compter du 31 décembre 2011, demande que l’employeur a acceptée le 1 er décembre (pièce S-10).
[23] Le 5 avril 2011, à la demande de l’employeur, le réclamant a rencontré le psychiatre Fabien Gagnon qui a par la suite rédigé un rapport d’expertise (pièce S-11) dont les extraits pertinents, aux fins de l’objection patronale, sont les suivants :
(…)
Le cours de la pensée est dans les limites de la normale mais on note que monsieur est facilement distractible. Le contenu de la pensée est marqué par les préoccupations dont nous avons fait par dans la maladie actuelle. Monsieur se sent comme coincé dans un travail qu’il aime, pour lequel il a eu des rapports plutôt positifs dans le passé, mais actuellement il semble y avoir une façon de gérer dans l’entreprise qui ne correspond pas à ce à quoi monsieur s’attend, selon ce que monsieur rapporte. Il aurait souhaité plus de reconnaissance, qu’on lui redonne son poste, qu’on lui redonne un niveau de tâches équivalent à celui qu’il avait antérieurement. Il ne comprend pas pourquoi on n’arrive pas à régler le problème avec les patrons qui ont pu être parfois maladroits avec lui. Tout cela entraîne monsieur à des ruminations anxiogènes. Il a encore des moments de panique anxieuse qu’il réussit quand même à relativement bien tolérer. Monsieur n’est pas du genre habituel à s’inquiéter pour tout et pour rien en dehors du travail. Il constate qu’il est plus irritable qu’auparavant sans trop comprendre pourquoi. Il n’y pas d’élément délirant. Il n’y a pas d’idée suicidaire, ni homicidaire. Il n’y a pas d’idée d’auto ni d’hétéro-agressivité à l‘examen.
Il n’y a pas de trouble perceptuel. L’affect est mobilisable. On note beaucoup d’anxiété, beaucoup de désarroi, une certaine irritabilité qui s’accompagne de tristesse.
Le jugement social est bon. L’autocritique est bonne. L’insight est partiel.
Opinion clinico-administrative
Suite à notre lecture des documents soumis et à notre rencontre d’évaluation avec monsieur Audet le 5 avril 2011, voici nos réponses aux questions du mandat.
1. Compte tenu des critères diagnostiques reconnus du DSM IV, quel est votre diagnostic?
Axe I Trouble d’adaptation avec éléments anxiodépressifs.
Trouble panique sans agoraphobie.
Trouble anxieux non spécifié sans atteinte des critères d’un trouble d’état de stress post-tramatique, ni de trouble d’anxiété généralisée.
Problèmes professionnels importants
(…)
4. Compte tenu de votre champ de spécialité, les capacités cognitives de l’employé sont-elles intactes et son processus cognitif est-il normal? Veuillez commenter.
Comme mentionné précédemment, monsieur est facilement distractible. Lorsqu’il est mis en confiance, il n’y a pas d’atteinte évidente de fonctions cognitives supérieures. Par ailleurs, lorsqu’il devient plus tendu, il a de la difficulté à trouver ses mots, à organiser sa pensée.
(…)
( Sic )
[24] La procureure patronale rappelle d’abord que le délai prévu à la convention collective pour déposer un grief est de trente jours ouvrables. Ce délai est de rigueur, ajoute-t-elle, et l’arbitre n’a d’autre choix que de l’appliquer.
[25] En l’espèce, de poursuivre la procureure, le réclamant a déposé son grief le 15 novembre 2011, soit plus de onze mois après le dernier incident qu’il reproche à l’employeur et qui serait survenu le 12 décembre 2010.
[26] L’expertise médicale révèle par ailleurs que les fonctions cognitives du réclamant étaient intactes, affirme la procureure, avec le résultat que son état ne l’empêchait pas d’agir.
[27] La procureure a finalement soutenu qu’en l’espèce, selon les critères développés par la jurisprudence, l’arbitre ne peut utiliser les pouvoirs que lui confère le code canadien fédéral pour prolonger un délai.
[28] Le procureur syndical rappelle pour sa part que le grief à l’étude conteste le harcèlement psychologique dont a été victime le réclamant.
[29] Or, poursuit-il, le harcèlement est un concept qui ne peut s’apprécier qu’au terme d’une longue période qui excède normalement le délai de trente jours prévu à la convention collective.
[30] En l’espèce, selon le procureur, la preuve a révélé qu’entre janvier et octobre 2011, le réclamant était dans l’incapacité de réagir à cause de graves problèmes anxio-dépressifs. Ce n’est qu’en octobre 2011, d’ajouter le procureur, que le réclamant a finalement été en mesure d’appeler le représentant syndical afin de déposer un grief.
[31]
Le procureur syndical rappelle finalement que l’article
[32] Les dispositions de la convention collective qui permettent de répondre à l’objection patronale sont les suivantes :
Article 2 Discrimination
(…)
2.02 La Compagnie et le Syndicat conviennent de ne pas se livrer à des actes de menace, d’intimidation ou de discrimination illégale à l’endroit d’un(e) employé(e) à cause de son état de grossesse, de son âge, de son état matrimonial, de sa déficience, de son sexe, de son orientation sexuelle, de sa race, de sa religion, de la couleur de sa peau, de son origine ethnique, de ses affiliations politiques avec un parti politique légitime ou de l’exercice de ses droits en vertu de la présente convention collective.
(…)
Article 14 Griefs
La Compagnie et le Syndicat conviennent qu’il est dans l’intérêt des parties de résoudre le plus promptement et efficacement possible les différends portant sur l’interprétation, l’application ou l’administration de la présente convention.
(…)
Aux fins du présent article, le terme « jour » désigne n’importe quel jour de la semaine, à l’exclusion du samedi, du dimanche et des jours fériés prévus à l’article 20 de la présente convention.
Procédure de règlement des griefs
Étape 1
14.01 Un grief doit être soumis dans les 30 jours qui suivent la date à laquelle le plaignant a eu connaissance ou aurait dû raisonnablement avoir connaissance du fait qui en est la cause présumée,
(a) à son cadre de deuxième échelon par :
(1) le plaignant concerné seul,
(2) le plaignant accompagné du délégué syndical, ou
(3) le délégué syndical seul, pourvu que le grief soit signé par le plaignant. Le cadre de palier C doit, à la réception d’un grief soumis conformément à ce qui précède, accuser réception du grief en signant la formule de présentation et en indiquant la date à laquelle le grief a été soumis. Ou
(b) dans le cas d’un grief qui allègue le harcèlement sexuel, la question peut être soumise directement è l’étape 2 de la procédure de règlement des griefs.
(…)
Délais
14.12 Les parties en cause souhaitent que les griefs se règlent le plus rapidement possible; c’est pourquoi des délais de règlement sont prévus.
14.13 Tout grief qui n’est pas présenté dans les délais obligatoires prévus au présent article doit être considéré comme ayant été abandonné et ne pourra pas être poursuivi ou repris. Si la Compagnie omet de donner suite à un grief (ou si, dans le cas d’un grief présenté par la Compagnie, le Syndicat omet d’y donner suite) ou qu’aucun règlement n’intervient aux étapes 1 ou 2 dans les délais prévus, le plaignant peut passer immédiatement à l’étape suivante. Les délais ne peuvent être prolongés que par une entente écrite entre les deux parties.
(…)
Article 15 Arbitrage
15.01 Lorsqu’aucun accord n’est intervenu après que la procédure de règlement des griefs a été suivie intégralement au sujet d’un différend portant sur l’interprétation, l’application, l’administration ou la présumée violation d’une disposition de la présente convention, il ne doit pas y avoir arrêt de travail, mais le Syndicat ou la Compagnie peut engager des procédures d’arbitrage, conformément aux dispositions ci-après énoncées.
(…)
15.12 L’arbitre n’a pas le pouvoir de modifier quelque disposition de la présente convention ni de substituer quelque disposition nouvelle aux dispositions existantes, et sa décision doit être subordonnée aux dispositions de la présente convention.
(…)
[33]
La disposition de l’article
60. (1) L’arbitre ou le conseil d’arbitrage a les pouvoirs suivants :
(…)
Note marginale : Prorogation des délais
(1.1) L’arbitre ou le conseil d’arbitrage peut proroger tout délai - même expiré - applicable aux procédures de grief ou à l’arbitrage prévu par la convention collective s’il est d’avis que la prorogation est justifiée et ne porte pas atteinte indûment aux droits de l’autre partie.
(…)
[34] L’objection patronale à laquelle je dois répondre est fondée sur la prescription du grief : à ce sujet, la procureure a fait valoir que le grief déposé le 15 novembre 2011 excédait largement le délai de trente jours ouvrables prévu à la convention collective pour déposer un grief et qu’il était par conséquent prescrit.
[35] La réponse à cette objection se trouve nécessairement dans les dispositions de la convention collective qui est le résultat des négociations entre les parties. Ce sont en effet les dispositions contenues à ladite convention qui constituent le droit qui lie les parties ou, si l’on préfère, qui prévoient leurs droits et obligations. Les parties ont par ailleurs convenu qu’en cas de litige sur l’application ou l’interprétation de l’une de ces dispositions, elles demanderaient à un arbitre de trancher la question, en précisant toutefois, au paragraphe 15.12, que ce dernier « n’a pas le pouvoir de modifier quelque disposition de la présente convention ni de substituer quelque disposition nouvelle aux dispositions existantes ».
[36] En l’espèce, l’objection patronale est fondée sur l’article 14, intitulé « Griefs », dont le préambule rappelle d’emblée l’intention des parties « de résoudre le plus promptement et efficacement possible les différends portant sur l’interprétation, l’application ou l’administration de la présente convention ».
[37] Les parties ont par suite prévu, au paragraphe 14.01 que tout « grief doit être soumis dans les 30 jours qui suivent la date à laquelle le plaignant a eu connaissance ou aurait dû raisonnablement avoir connaissance du fait qui en est la cause ». Les parties avaient au préalable stipulé que le terme « jour » désignait « n’importe quel jour de la semaine, à l’exclusion du samedi, du dimanche et des jours fériés ».
[38] Puis, au paragraphe 14.12, les parties ont rappelé leur intention « que les griefs se règlent le plus rapidement possible » avant de prévoir, au paragraphe 14.13 que « tout grief qui n’est pas présenté dans les délais obligatoires prévus au présent article doit être considéré comme ayant été abandonné et ne pourra être poursuivi ou repris » (soulignement ajouté).
[39] Il est bien difficile d’être plus clair et dans les circonstances, mon rôle consiste à respecter cette volonté commune des parties.
[40] Le 15 avril 2013, en prévision du présent arbitrage, l’employeur a demandé au syndicat de lui fournir certaines précisions sur le grief à l’étude qui avait été déposé le 15 novembre 2011.
[41] Le 16 mai suivant, le procureur syndical indiquait que les faits à l’origine du dépôt du grief s’étaient produits entre le 11 juin 2009 et le 12 décembre 2010.Le délai de trente jours ouvrables prévu au paragraphe 14.01 pour déposer un grief prenait donc fin le 25 janvier 2011 et tout grief déposé après cette date devenait prescrit.
[42] Pour ces motifs, j’en viens à la conclusion que le grief du réclamant - déposé le 15 novembre 2011 - est largement prescrit.
[43] Avec respect pour l’opinion contraire, je ne peux faire droit à l’argument syndical selon lequel - en raison de ses problèmes anxio-dépressifs - le réclamant était incapable d’agir avant novembre 2011.
[44] Dans son rapport d’expertise du 5 avril 2011, le psychiatre Gagnon pose un diagnostic de « trouble d’adaptation avec éléments anxiodépressifs (…) sans atteinte des critères d’un trouble d’état de stress post-traumatique, ni de trouble d’anxiété généralisée ». À l’évidence, le réclamant n’était pas inapte à réagir ni à prendre quelque décision que ce soit.
[45] L’examen clinique de D r Gagnon confirme d’ailleurs cette conclusion, puisque le psychiatre note que « le cours de la pensée est dans les limites de la normale (…) (qu’il) n’y a pas de trouble perceptuel (et que) [l]’affect est mobilisable ».
[46] En d’autres termes, le réclamant était certes anxieux et dépressif, mais il n’avait pas perdu le contact avec la réalité et était en mesure de prendre des décisions.
[47]
Je ne peux davantage retenir la prétention fondée sur l’article
[48] Un examen de la jurisprudence soumise par la partie patronale révèle qu’une telle prorogation n’est accordée qu’exceptionnellement, pour des causes très sérieuses.
[49] Aux pages 4 à 6 d’une décision [1] mettant en cause les mêmes parties qu’en l’espèce, l’arbitre Rayner a bien expliqué les critères applicables en semblable matière :
In Greater Niagara General Hospital [1981] 1 LAC (3d) 1 (Schiff) the Board compiled a list of interrelated factors to consider when determining whether the delay is reasonable. I shall discuss each factor in turn.
The first factor is the nature of the grievance. The implication is that the more serious the grievance the easier it is to justify the delay. While I do not completely understand the logic of this implication I am prepared to accept it. Obviously discharge is a serious matter but if the nature of the grievance is to be considered so too one must consider how much time the grievor had invested in her period of employment with Bell. She was a short term employee with less than 17 months service.
The second factor whether the delay occurred in the launching of the grievance or later in the proceeding. Delay in the former is to be treated as more serious that delay in the later steps. I agree with Mr. Steinberg that this factor makes no sense when one is considering the question of ‘’reasonable grounds’’. It makes a great deal of sense if the issue includes undue prejudice and indeed the analysis in the case only touches on prejudice.
The third factor is whether the grievor was responsible for the delay. I believe that this is an important factor in this case because the initial delay, past the 42 day period was solely the fault of the grievor.
The reason for the delay is the next factor and the analysis of that factor seems to be based on the dichotomy between bad faith and negligence on the part of the Union. This analysis is not helpful in the instant case as there is no question of bad faith. Rather the ongoing delay appears to have resulted from a combination of factors including the internal process of the Union, the absence of the manager in late July and early August, the confusion as to the location of the file. However all of these factors flow back to the initial delay of the grievor to pursue the matter with the Union in spite of the efforts of her steward to obtain the authorization.
The next factor is the length of the delay and I agree that this factor is conditioned by the all of the circumstances. Obviously the delay is relatively long if one views it as being almost three months past the time limit. It is somewhat shorter if one accepts the fact that the e-mail exchange alerted the Company that the Union was interested in pursuing the grievance. On the other hand I note that the time period for filing a grievance is very long. Six weeks for initial filing is a lengthy period and I believe that an explanation as to why that time limit was missed deeds to be persuasive.
[50] En l’espèce, le retard de onze mois pour soumettre le grief est énorme et l’employeur n’en est aucunement responsable, de quelque manière que ce soit. Il ne s’explique que par la négligence du réclamant. Qui plus est, ce retard a laissé croire à l’employeur, en janvier 2011, que le réclamant n’avait aucun reproche à lui faire.
[51] Il ne faut finalement pas oublier que le fait que le grief soit fondé sur une série présumée de vexations survenues dans le cours ordinaire du travail plus d’une année plus tôt le rendrait difficile à traiter en arbitrage, puisque les personnes impliquées n’en ont pas été informées au moment où les incidents se seraient produits, ou peu de temps après, alors que les faits sont alors frais à la mémoire de tous.
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[52] Pour toutes les raisons qui précèdent, après avoir examiné la preuve et les plaidoiries, vérifié le droit et la jurisprudence applicables et sur le tout délibéré, je déclare que le grief numéro 77-003L est prescrit et que je n’ai pas compétence pour l’entendre.
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_______ _____________________ François Hamelin, arbitre |
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Pour le syndicat : |
M. Jean-Pierre Gallant |
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Pour l’employeur : |
Amal Garzouzi |
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Date du mandat : Dates d’audience : Date de la décision : |
26 aout 2013 14 novembre 2014 6 janvier 2015 |
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Réf. : 7174-G
c: hamelin bell-jan15