Bernatchez c. Vigneault

2014 QCCS 6592

JG 0688

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

ROUYN-NORANDA

 

N° :

600-17-000515-149

 

DATE :

15 décembre 2014

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JOCELYN GEOFFROY, J.C.S.

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RICHARD BERNATCHEZ

 

Demandeur

 

c.

 

KARL VIGNEAULT

 

Défendeur

 

et

 

9201-0248 QUÉBEC INC.

et

147278 CANADA INC. faisant affaires sous la dénomination LA BROCHETTERIE GRECQUE

 

           Mises en cause

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JUGEMENT

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[1]            Richard Bernatchez s’adresse au Tribunal pour faire annuler une clause de non- concurrence convenue entre les parties dans le cadre d’une convention d’actionnaires alors qu’elles opéraient un restaurant.

MISE EN CONTEXTE :

[2]            M. Bernatchez est un cuisinier qui possède une trentaine d’années d’expérience dans le domaine de la restauration lorsqu’en novembre 2008 ses anciens employeurs, les propriétaires du restaurant La Brochetterie Grecque où il a travaillé pendant 10 ans, offrent de lui vendre leur restaurant.

[3]            M. Bernatchez approche alors son ami, le défendeur Karl Vigneault, avec qui il a déjà travaillé plusieurs années. M. Vigneault témoigne d’ailleurs que c’est M. Bernatchez qui l’a formé dans le domaine de la restauration, « que c’est lui qui lui a tout appris dans ce domaine ».

[4]            Les deux amis forment donc la société mise en cause 9201-0248 Québec inc. dont ils deviennent actionnaires à parts égales laquelle achète pour la somme de 510 000 $, l’entier du capital-actions de 147278 Canada inc., propriétaire du restaurant La Brochetterie Grecque.

[5]            La clause suivante est incluse à la convention reçue devant le notaire Patrick Massicotte, que les parties ont signée le 7 avril 2010 :

« GÉNÉRALITÉS

32.        Non-concurrence

             Chacun des actionnaires convient et s’engage expressément, pendant la durée des présentes conventions et, advenant le cas où il se départirait de ses actions dans la compagnie, pendant une période de cinq (5) ans à compter de la date de la disposition de ses actions, à ne pas, directement ou indirectement, entrer en affaires ou prêter son concours à une autre entreprise œuvrant dans le même domaine que celui exploité par la compagnie, soit dans la restauration dans tout le territoire couvert par les districts judiciaires de Rouyn-Noranda et en général, à ne pas solliciter tout employé-cadre, fournisseur, distributeur ou client de la compagnie pour le compte d’une telle entreprise ou amener ou décider toute personne à mettre fin à ses relations d’affaires avec la compagnie, ou poser tout acte qui serait de nature à faire concurrence à la compagnie. Chacun des actionnaires convient que s’il contrevient au présent engagement et ne remédie pas à ce défaut dans les dix (10) jours de la réception d’un avis écrit de la compagnie ou des autres actionnaires lui notifiant ce défaut, il devra verser à la compagnie, à sa demande, une somme de MILLE DOLLARS (1 000,00 $) à titre de dommages-intérêts liquidés, sans préjudice à tout autre recours de la compagnie ou des actionnaires, y compris l’injonction ».

 

[6]            Le 28 février 2013, M. Bernatchez vend l’entier des actions qu’il détient dans le capital-actions de 9201-0248 Québec inc. à M. Vigneault et une autre société pour 265 000 $, M. Vigneault devant assumer le solde du prix de vente initial de 58 000 $ dû par M. Vigneault.

[7]            M. Bernatchez est sans emploi depuis la vente de ses actions. En février 2014 il s’est vu offrir un emploi de cuisinier pour une compagnie qui opère le  « Bistro Petit Lutin », un restaurant style casse-croûte situé dans les locaux du terminus d’autobus de Rouyn-Noranda. Il désire accepter cet emploi et précise dans sa requête qu’il « a intérêt à faire déterminer l’étendue de ses obligations envers la convention d’actionnaires ».

La position des parties :

[8]            M. Bernatchez mentionne qu’il a absolument besoin de travailler, que tout ce qu’il sait faire pour gagner sa vie est d’être cuisinier, que sa conjointe occupait justement un emploi au Bistro Petit Lutin , qu’elle a dû cesser de travailler en raison d’un cancer. Il soumet qu’il est nécessaire qu’il travaille pour procurer un revenu à sa famille.

[9]            Il plaide que le texte de la clause de non-concurrence lui apparaît comme étant abusif quant à sa portée, sa durée et son territoire. Il estime qu’il y a un déséquilibre entre la protection des intérêts privés du défendeur et des mises en cause par rapport à son intérêt à travailler dans son domaine de spécialisation, la restauration.

[10]         Il ajoute que la clause lui apparaît abusive quant à son étendue, couvrant le district judiciaire de Rouyn-Noranda où il désire demeurer, puisque les membres de la famille de sa conjointe y sont établis.

[11]         Le défendeur, M. Vigneault, plaide qu’au contraire la clause de non-concurrence prévue à la convention d’actionnaires n’est pas abusive. Il prétend qu’elle a été négociée librement et volontairement sans contraintes ni menaces et en toute connaissance de cause en fonction du prix de vente établi entre les parties.

DISCUSSION ET ANALYSE :

[12]         Dans l’affaire Payette c . Guay inc . [1] , la Cour suprême du Canada précise que les règles applicables à la validité des clauses de non-concurrence se rattachant à un contrat de vente d’actifs sont moins rigoureuses que celles qui s’appliquent lorsque de telles clauses se retrouvent dans un contrat de travail. Elle mentionne que le fardeau de prouver le caractère déraisonnable de la clause de non-concurrence contenue dans le contrat de vente d’actifs appartient au vendeur, ici M. Bernatchez, et ce, par preuve prépondérante.

[13]         La Cour suprême énonce comme suit les critères applicables à l’examen du caractère raisonnable d’une clause de non-concurrence contractée dans un contexte commercial :

[61] En matière commerciale, un engagement de non-concurrence sera jugé raisonnable et légal à la condition d’être limité, quant à sa durée, à son territoire et aux activités qu’il vise, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de la partie en faveur de laquelle il a été pris […]. La validité d’une clause de non-concurrence en semblable matière dépend du contexte de la conclusion du contrat dans lequel figure la clause en question. Peuvent être pris en considération, le prix de vente, la nature des activités de l’entreprise, l’expérience et l’expertise des parties ainsi que le fait que celles-ci ont eu accès aux services de conseillers juridiques et autres professionnels. Chaque cas doit être examiné en fonction des circonstances qui lui sont propres.

[62] Pour bien évaluer la portée des obligations de non-concurrence (et de non-sollicitation), il est également nécessaire de tenir compte des circonstances des négociations entre les parties, notamment le degré d’expertise et d’expérience de ces dernières, ainsi que l’ampleur des ressources auxquelles elles ont eu accès à cette occasion. […]

 

[14]         Il est en preuve que La Brochetterie Grecque consiste en un établissement de restauration spécialisée dans la cuisine de fruits de mer, de steaks et de brochettes, pouvant accueillir environ 300 clients assis avec un permis de bar et d’alcool.

[15]         On n’y sert pas de déjeuner et son chiffre d’affaires est généré d’environ 75% des soupers dont les prix varient en moyenne entre 40 $ et 50 $ avec une consommation d’alcool d’environ 90%. Alors que les dîners, qui représentent 25% du chiffre d’affaires varient entre 20 $ et 25 $ avec un taux de consommation d’alcool avoisinant 35%.

[16]         On y opère aussi une salle de réception avec bar d’un côté et un bar avec chansonnier de l’autre côté. La cave à vins est aussi garnie de trois celliers contenant environ de 300 à 400 bouteilles et un mur avec étagère pour bouteilles de vin qui en contient de 150 à 200.

[17]         La Brochetterie Grecque possède donc trois permis d’alcool pour le restaurant et ses deux bars.

[18]         Quant au Bistro Petit Lutin où M. Bernatchez veut travailler, il s’agit d’un casse-croûte de 70 places. Son chiffre d’affaires repose principalement sur les déjeuners, pour environ 65%, dont le prix est en moyenne de 6,00 $. Les dîners représentent 30% de son chiffre d’affaires avec un prix moyen de 12 $ à 13 $ incluant soupe, café et dessert.

[19]         Quant au souper, il s’agit d’une formule à menu unique où l’on sert généralement des hamburgers, steaks, pâtes alimentaires, pizzas, pogos et frites, soit un menu très simple comparé à celui de La Brochetterie Grecque qui se spécialise dans les steaks, fruits de mer et brochettes, une restauration gastronomique.

[20]         Malgré le libellé très large de la clause de non-concurrence, M. Vigneault témoigne que cette clause n’empêche pas M. Bernatchez de travailler comme cuisinier dans un restaurant ou un « fast-food » tel une franchise de McDonald, St-Hubert ou Cage aux sports. [2] Il ajoute que ce qui le dérange c’est « quand M. Bernatchez fait des recettes ».

[21]         Des propos de M. Vigneault et de la demande de M. Bernatchez, le Tribunal  déduit que l’intention des parties lors de la négociation de la clause de non-concurrence n’était pas d’empêcher tout travail dans la restauration, mais bien, comme le mentionne la Cour suprême, de protéger les intérêts légitimes de l’acheteur du restaurant.

[22]         La juge Chantal Masse de notre Cour précise dans un arrêt récent : [3]

[… ] un restaurant haut de gamme spécialisé dans les poissons, ne nécessitait que pas Gellé [le défendeur] doive s’abstenir de tout intérêt direct ou indirect comme propriétaire, employé, associé, actionnaire ou bailleur de fonds dans tout commerce de restauration s’en rapprochant. Par exemple, comment croire qu’empêcher Gellé d’avoir une implication dans un commerce de restauration rapide protégeait les intérêts légitimes de l’acheteur du restaurant Le Poisson rouge?

 

[23]         Il en est de même dans le présent cas. Le Tribunal considère qu’empêcher M. Bernatchez d’avoir une implication ou d’agir comme cuisinier dans le commerce de restauration rapide qu’est le Bistro Petit Lutin ne protège en rien les intérêts légitimes de M. Vigneault à titre d’acheteur du restaurant La Brochetterie Grecque.

[24]         Il n’appartient pas au Tribunal de modifier, d’écrire ou réécrire la clause de non-concurrence. Il est en preuve que celle-ci a été négociée librement et volontairement. Cependant, puisque demande lui en est faite, le Tribunal, peut en déterminer l’étendue.

[25]          Le Tribunal conclut donc que la clause de non-concurrence concernée ne peut empêcher M. Bernatchez d’avoir une implication dans un commerce de restauration rapide comme celui du Bistro Petit Lutin .

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL  :

[26]         ACCUEILLE en partie la requête introductive d’instance pour jugement déclaratoire du demandeur Richard Bernatchez;

[27]         DÉCLARE que la clause de non-concurrence incluse à la convention d’actionnaires passée entre les parties le 7 avril 2010 n’empêche pas le demandeur Richard Bernatchez d’avoir une implication ou d’agir comme cuisinier dans un commerce de restaurant rapide comme le Bistro Petit Lutin situé dans les locaux du terminus d’autobus à Rouyn-Noranda;

[28]         LE TOUT avec dépens.

 

 

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JOCELYN GEOFFROY, J.C.S.

 

Me Éric Daoust

Procureur du demandeur

 

Me Claude Bédard

Procureur du défendeur

 

Date d’audience :

 

2014-201

8 septembre 2014

 



[1] Payette c . Guay inc . 2013 CSC 45 .

[2] Contre-interrogatoire du 8 septembre 2014, 11h05.

[3] 7076576 Canada inc. c. Pascal Gellé et Julio Landry , 2014 QCCS 677 (25 février 2014), page 5, paragr. 18.