Aliments Breton (Canada) inc. c. Oracle Corporation Canada inc.

2015 QCCA 336

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-007919-126

(200-17-007036-064)

(200-17-008431-074)

(200-17-010425-080)

 

DATE :

19 février 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

LOUIS ROCHETTE, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

N o  200-17-007036-064

 

ALIMENTS BRETON (CANADA) INC.

APPELANTE - Défenderesse / Demanderesse en garantie

c.

 

ORACLE CORPORATION CANADA INC.

INTIMÉE - Défenderesse en garantie

et

BAL GLOBAL FINANCE CANADA CORPORATION

MISE EN CAUSE - Demanderesse principale

 

 

N o  200-17-008431-074

 

ALIMENTS BRETON (CANADA) INC.

APPELANTE - Demanderesse

c.

 

ORACLE CORPORATION CANADA INC.

INTIMÉE - Défenderesse

 

 

N o  200-17-010425-080

 

ALIMENTS BRETON (CANADA) INC.

APPELANTE - Défenderesse / Demanderesse reconventionnelle

c.

 

ORACLE CORPORATION CANADA INC.

INTIMÉE - Demanderesse / Défenderesse reconventionnelle

 

 

ARRÊT

 

 

[1]            À l’origine, l’appelante Aliments Breton (Canada) inc. (« Breton ») était poursuivie par la mise en cause Bal Global Finance Corporation (« Bal ») pour défaut de paiement lié à des créances cédées par Oracle Corporation Canada inc. (« Oracle ») [1] . Cette action s’est terminée par une transaction confidentielle. Le dossier s'est toutefois continué sur l'appel en garantie de Breton dirigé contre Oracle. Le jugement de la Cour supérieure (l’honorable Catherine La Rosa) a rejeté ce recours [2] ainsi que l'action en dommages et intérêts entreprise par Breton contre Oracle dans un dossier connexe [3] . Finalement, le même jugement a condamné Breton à payer le coût des services professionnels d'Oracle établi à 842 588,04 $ [4] . Breton se pourvoit.

[2]            Au début des années 2000, Breton souhaite amorcer un virage informatique et implanter dans ses différentes divisions un système intégré de gestion (« PGI ») [5] . Après plusieurs mois de réflexion, elle retient les services d'Oracle, une société reconnue pour son expertise dans le domaine des PGI. Le 28 mai 2004, Breton signe avec ce fournisseur une convention de service s d’une durée de trois ans [6] .

[3]            Breton, insatisfaite des services d’Oracle, met fin unilatéralement à leur entente, et ce, dès décembre 2005. Le litige repose essentiellement sur l’interprétation divergente que chacune des parties accorde à cette convention de services.

[4]            Breton soutient que l’entente de mai 2004 est un contrat d'adhésion. En dépit de cette prétention, elle avance qu’Oracle s’est elle-même obligée à l’atteinte d’un résultat, soit celui de fournir et d’installer un système informatique complet de gestion intégrée. Cette idée est ainsi exprimée par son président Lucien Breton :

Oracle était le maître d’œuvre de la livraison du système. Parce que moi ce que j’ai acheté, moi c’est un système de gestion, c’est pas des… c’est pas des heures de… de consultation, là. [7]

[5]            Breton demande la résolution de la convention de services et des différentes ententes qui l’accompagnent [8] . Elle avance un argument subsidiaire en soutenant que les limitations de responsabilité et de garantie contenues à la convention de services ne lui sont pas opposables en raison des fausses représentations d’Oracle.

[6]            En ce qui a trait à la position d’Oracle, l’extrait suivant du rapport de son expert résume bien son opinion sur la portée de la convention litigieuse :

Les caractéristiques constantes qui se dégagent de tels types de conventions [projets ERP] sont les suivantes :

1.     Le client gère le projet, le fournisseur conseille le gestionnaire du projet;

2.     Le client décide unilatéralement de la portée des travaux à exécuter;

3.     Le client a le dernier mot sur le choix des ressources;

4.     La facturation se fait par ressource. [9]

[7]            Il ne fait aucun doute que l'entente de mai 2004 constitue une convention de services. Notre Cour a déjà tranché cette question à l'occasion d'un litige procédural incident opposant les mêmes parties :

[8]        L'appelante Aliments Breton (Canada) inc. (Breton), une entreprise oeuvrant dans le secteur de l’industrie agroalimentaire a conclu un contrat pour l’implantation d’un système informatique avec Oracle Corporation Canada inc. (Oracle), une entreprise ontarienne spécialisée dans ce domaine. À cette fin , divers contrats sont intervenus entre Breton et Oracle en mai 2004, dont une convention de services d’une durée de trois ans par laquelle Oracle s’est engagée à fournir la main-d’œuvre et le matériel nécessaires à l’implantation du système informatique pour 2,2 millions de dollars . La convention de services est régie par la législation québécoise. [10]

[Nous soulignons.]

[8]            La juge a aussi eu raison de conclure être en présence d'un contrat de services de type « temps et matériel », souvent appelé « par estimation » ou « budgétaire » [11] . Le libellé de la clause 3 de la convention ne laisse place à aucune autre interprétation :

3.         Taux, frais prévisionnels et dépenses. Les services susmentionnés sont fournis au coût horaire de la main-d’œuvre et du matériel, ce qui signifie que vous devez payer Oracle pour les heures de travail nécessaires à l’exécution des services et pour l’ensemble du matériel, les taxes et les dépenses.

[…]

            Les frais prévisionnels de la main-d’œuvre découlant de la présente annexe sont de Deux millions deux cent cinquante-cinq mille dollars (2 255 000,00 $) . Les frais prévisionnels de déplacement et des dépenses décaissées représentent un montant supplémentaire de Cent cinquante mille dollars (150 000,00 $) . De ce montant, jusqu’à Trente mille dollars (30 000,00 $) pourrais (sic) être utilisé pour couvrir des frais de voyagement pour des ressources hors Québec. Le temps de déplacement des Conseillers d’Oracle au site principal du projet (St-Bernard de Beauce) ne sera pas changeable. Sujet à la section 5 sous mentionnée les montants prévisionnels formulés dans le cadre de la présente annexe ne servent qu’à l’établissement de votre budget et à la planification des ressources d’Oracle . Le coût prévisionnel de main-d’œuvre (CP) identifié ci-haut est calculé selon la portée de services professionnels telle que décrite à la section 1. Si, à votre demande, cette portée est modifiée, alors les deux parties devront convenir de la nouvelle valeur du CP. Les frais prévisionnels ne comprennent pas les taxes. Oracle vous facturera le nombre d’heures de travail réel lié à l’exécution des services, auquel seront ajoutés les frais de matériel, les taxes et les dépenses. [12]

[Accentuation conforme à l'original. Nous soulignons.]

[9]            De plus, rien dans la preuve ne soutient l'idée qu'Oracle a déterminé unilatéralement tout le contenu de la convention de services. D’ailleurs, l'expert de Breton, Jean-François Coulonval, reconnaît que la signature de cette entente avait été précédée de négociations s’étalant sur plus d’un mois [13] . Ces négociations avaient été amorcées après plusieurs mois de discussions entre les parties commencées à l’hiver 2004, voire même avant.

[10]         C'est Breton elle-même qui, sur les conseils de sa haute direction et de ses consultants, a choisi d’entrer dans une relation contractuelle de type « temps et matériel ». Elle a pu discuter avec Oracle des différentes clauses de la convention, en a modifié certaines et ajouté d’autres dont notamment une clause de partage de risque.

[11]         Quant à l'argument selon lequel Breton était une cliente vulnérable, il doit être écarté. Breton est une société d'importance au Québec qui comptait à l'époque de la signature de la convention plus de 1100 employés. Cette entente représentait une partie négligeable de son chiffre d’affaires. Rien ne fait voir que Breton n'avait pas les ressources administratives suffisantes pour comprendre la nature véritable de la relation contractuelle dans laquelle elle souhaitait s’engager. La seule lecture du document de démonstration hautement technique, confectionné par Breton en vue d'établir pour le futur ses besoins en informatique [14] et mis en preuve par elle, fait ressortir chez cette société de bonnes capacités en ce domaine.

[12]         La juge, au moment de se pencher sur cette question, a dûment soupesé les différents facteurs pertinents [15] avant de conclure que les clauses dénoncées par Breton n’étaient ni injustes ni inéquitables. Cette partie de son analyse est irréprochable.

[13]         Aussi, les termes de la convention de services n'autorisent pas Breton à rechercher la résolution de cette entente. Elle a explicitement convenu de limiter ses recours à la répétition des services insatisfaisants et, à défaut, à la résiliation de l’accord :

E.         Garanties, exonérations et recours exclusifs

Oracle garantit que les services commandés seront fournis avec professionnalisme et en conformité avec les normes de l'industrie. Vous devez aviser Oracle de tout problème de conformité à la garantie dans les quatre-vingt-dix (90) jours à compter de l'exécution des services décrits dans le document de commande.

La garantie susmentionnée est exclusive. Il n'y a aucune autre garantie ni condition, explicite ou implicite, y compris les garanties ou les conditions de qualité marchande, de qualité satisfaisante et d'adaptation à un usage particulier.

En cas d'inobservation de la garantie, votre seul recours et la seule obligation d'Oracle se limitent à l'exécution répétée des services insatisfaisants ou, si Oracle ne peut remédier dans une large mesure à un manquement à ses garanties, conformément aux usages du commerce, à la résiliation des services de votre part et au remboursement des frais pertinents que vous avez payés à Oracle pour les services insatisfaisants.

[…]

K.        Limitation de responsabilité

Aucune partie ne peut être tenue responsable des dommages indirects, accessoires, particuliers ou exemplaires, ni des pertes de profits, de revenus, de données ou d'utilisation. La responsabilité délictuelle, contractuelle ou autre d'Oracle relativement aux dommages découlant de la présente convention ou de votre commande, voire y étant liés, se limite aux frais que vous avez versés à Oracle pour les services en cause aux termes de la présente convention, tel qu'il est précisé dans votre commande. La responsabilité d'Oracle découlant de la présente convention ou y étant liée ne peut en aucun cas être supérieure au montant des frais payés en vertu de votre commande. [16]

[Accentuation conforme à l'original. Nous soulignons.]

[14]         Breton propose un autre argument, cette fois fondé sur les articles 1491 et 1492 C.c.Q . La proposition étonne. La réception de l'indu suggère l’absence d'une obligation à l'égard de la partie tenue à la restitution, alors que la résolution d’une entente comporte l’idée de l’existence d’une obligation contractuelle ou légale. Cette position de repli se concilie difficilement avec les autres thèses défendues par Breton.

[15]         De toute façon, la juge a tranché qu'Oracle et Breton étaient liées par un contrat de services librement négocié. Elle a aussi déterminé que les paiements faits par la seconde en contrepartie des services rendus par la première l'avaient été en vertu d’une entente contractuelle valide et que ces versements n’étaient donc pas sujets à répétition.

[16]         Breton a aussi tort de soutenir qu'elle a été l’objet de fausses représentations. Notons que cet argument est plaidé, alors que les allégations contenues à ses différentes procédures judiciaires sont silencieuses à ce sujet.

[17]         Dans un document intitulé « Projet ERP - Considérations d'implantation » [17] présenté à Breton le 22 avril 2004, Oracle fait la nomenclature détaillée du partage des responsabilités applicable à chacune des parties en vue de mener à terme l'implantation d'un PGI. Elle y précise en outre l'importance des ressources humaines que le projet exigera de Breton alors évalué à 6600 heures, soit un effort quatre fois plus important que celui demandé à Oracle estimé à 1650 heures.

[18]         Cette seule information aurait dû sensibiliser Breton à l'importance de ses obligations et à l'ampleur de ses responsabilités dans ce projet. En fait, la convention de services de mai 2004 reprend à peu de mots près les termes de la présentation d'avril 2004 et en respecte l’esprit.

[19]         Si Breton estime avoir été victime de fausses représentations, ce n’est qu’en raison de sa vision de la convention de services qu’elle assimile à tort à un contrat à forfait. Or, la juge a rejeté cette approche sur la foi d'une preuve profane convaincante appuyée d’une preuve d'expert tout aussi déterminante.

[20]         Breton se plaint aussi de l'appréciation de la preuve faite par la juge. Cette prétention est l'occasion de rappeler la norme d'intervention sévère à laquelle notre Cour est tenue lorsque les motifs d'appel portent sur une question de cette nature. Les propos que tenait le juge Morissette dans Regroupement des CHSLD Christ-Roy sont toujours d’actualité :

[55]      Lorsqu’une preuve de quelque complexité prête à interprétation et requiert de la part du juge de première instance l’appréciation individuelle puis globale de multiples éléments, dont certains sont divergents ou contradictoires, il ne suffit pas de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l’exclusion de tout le reste, afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par le juge qui a entendu le procès. Une erreur dans la détermination d’un fait litigieux n’est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du ré-examen de la partie pertinente de la preuve et qu’une conclusion différente sur ce fait litigieux s’impose dès lors à l’esprit. Une erreur n’est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d’une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison. Cette question pourtant importante en appel n’est nulle part abordée par les appelants privés conventionnés pour qui, semble-t-il, toutes les erreurs ou prétentions d’erreur se valent. Il leur revenait d’identifier spécifiquement et de circonscrire dans leur mémoire ce en quoi le jugement souffrait d’une telle faiblesse et ils ne l’ont pas fait. [18]

[21]         Breton soutient notamment que la juge a commis une erreur déterminante en affirmant qu'il lui revenait de gérer le projet, alors que le rôle d'Oracle en était un d’assistance. Elle estime que ces déterminations sont réductrices des obligations d’Oracle en ce qu’elles ignorent ce passage de son document d’avril 2004 :

Compte tenu de la durée du projet (3 ans), il est réaliste d’assumer que lors de la première année et demi du projet qu’Oracle sera en mode réalisation tandis qu’Aliments Breton sera en mode apprentissage. […] [19]

[22]         Breton a tort de voir dans cet extrait une attribution des responsabilités aux parties différente de celle identifiée par la juge. Cette information n’a nullement la prétention de cerner l’étendue des obligations d’Oracle. On y précise seulement le moment où ses efforts seront plus concentrés, soit dans la phase initiale du déploiement du projet. Cette interprétation prend appui sur cet autre extrait tiré du même document :

5.5.1       Phases des travaux

[…] Aliments Bretons sera pleinement responsable des activités de déploiement. Oracle sera donc impliqué pour chaque 1 er déploiement et fournira un soutien décroissant au fil du temps. […] [20]

[23]         Le rapport de l’expert Renaut auquel la juge accorde une grande valeur probante appuie cette interprétation :

4      Les responsabilités d'Oracle . En ce qui concerne les responsabilités des experts d'Oracle, le document « Réunion de lancement du projet IRIS », Annexe 8 du présent document, page 14, Rôles et Responsabilités, les décline comme suit : «  fournit les connaissances et les conseils, réalise certains livrables spécifique, supporte le pilote et les super usagers […], supporte l'équipe technique […]  ». Ceci est très loin de responsabilités de gestion et confirme notre conclusion à l'effet qu'Oracle, tout comme dans les contrats usuels de ce type, agissait en appui au client.

Conclusions  : L'expert de Breton a élaboré plusieurs des conclusions de son rapport en se basant sur l'affirmation à l'effet que c'est «  Oracle qui gère le projet au cours des 18 premiers mois  ». Cette affirmation est inexacte et elle n'a aucun fondement dans les documents analysés ni dans la coutume usuelle de gestion pour de tels contrats. [21]

[Accentuation conforme à l'original.]

[24]         De toute façon, cette prétention de Breton est d’une pertinence toute relative puisque la preuve fait voir que la phase 1 du projet a été livrée dans les délais et à l’intérieur des budgets, comme le fait voir le statut hebdomadaire de l'avancement des travaux au 1 er juin 2005 [22] . À ce sujet, un rapport interne de Breton indique que le projet se déroulait relativement bien jusqu’au moment où sa plus importante division s’en fut retirée unilatéralement en juin 2005 [23] .

[25]         Breton met aussi en doute la qualité des ressources d’Oracle mises à son service. Après avoir analysé minutieusement le rôle de chacun des 17 employés d’Oracle impliqués directement dans le projet, la juge a conclu que ce reproche était infondé [24] . Breton ne fait pas voir que cette détermination est viciée par une erreur manifeste et déterminante.

[26]         Aussi, Breton n’accepte pas le reproche selon lequel elle aurait tardé à se lancer dans le projet. Même si Oracle a consenti à un report de trois mois, il n’en demeure pas moins qu’au moment de la signature de la convention de services, le 28 mai 2004, sa cliente n’avait pas de locaux pour accueillir l’équipe de projet et les serveurs informatiques n’étaient pas encore livrés. Voici ce que l’expert d’Oracle écrit sur les conséquences d’un tel délai :

Conclusion  : Il est inhabituel qu'un tel délai s'écoule entre la date de signature d'un contrat de cette nature et le début du projet et il est évident que ce délai pose toujours un problème à moyen et à long terme. À titre d'exemple, un tel délai a eu un impact négatif sur la possibilité pour Oracle de s'assurer de la disponibilité des ressources qui avaient fait l'objet d'entrevues par Breton avant l'octroi du contrat. En effet, aucune compagnie ne peut garder des ressources en attente pendant une telle période de temps. De plus, un tel délai met beaucoup de stress sur les membres de l'équipe notamment à cause de son effet domino. [25]

[Accentuation conforme à l'original.]

[27]         La juge est d’avis que l’échec du projet tient à l'absence de collaboration et au refus de Breton de s’investir à un niveau correspondant à celui établi par la convention de services de mai 2004. Elle écrit :

[415]    La gestion du changement par Breton n’a pas eu lieu. Les hauts dirigeants ont fait défaut de favoriser une concentration de leurs efforts et une mobilisation des membres de l’équipe Breton dans le projet d’implantation du PGI.

[416]    Le manque de collaboration avec les personnes-ressources d’ Oracle, l’absence de suivi des suggestions contenues au plan de changement préparé par Ginette Larouche et Sophie Plante, le manque flagrant de formation des employés de Breton appelés à travailler sur le projet, le nombre insuffisant de personnes-ressources fournies ainsi qu’une gestion de projet déficiente sont les facteurs qui expliquent en grande partie la situation que déplore Breton .

[417]    Mais tout cela impose un seul constat : Breton n’a pas voulu s’adapter au système intégré de gestion. Elle n’a pas fait les efforts pour changer ses façons de faire. Elle s’est plutôt obstinée à faire en sorte que les fonctionnalités du système intégré de gestion rencontrent celles déjà en place à l’intérieur des différents secteurs.

[28]         Ces constats de faits reposent sur une appréciation globale de la preuve faite par la juge. Breton n’identifie aucune erreur en droit ni ne pointe d’erreur manifeste et dominante dans l’analyse ayant conduit à ces déterminations.

[29]         Ajoutons que Breton n'a pas fait entendre la seule personne de son équipe qui a été intimement impliquée dans tout le processus lié au cycle de vente. Il s'agit de son employé Stéphane Bouchard qui a participé à une réunion de trois jours avec Oracle, visant à identifier les besoins de Breton [26] . Son absence inexpliquée au procès étonne. Pourtant, et pour paraphraser la juge, un des arguments de Breton repose sur l’incompréhension de ses besoins d’affaires par Oracle. Il s’agit à l’évidence d’une occasion manquée.

[30]         Breton ne peut aussi soutenir comme elle le fait que le projet se dirigeait vers un important dépassement de coût. Cette proposition n’est appuyée d'aucune preuve. Le seul dépassement de coût envisageable provenait de son changement d’orientation manifesté à la fin de l’année 2005. Elle a alors demandé à Oracle la mise en place d’un plan de travail de type traditionnel. Voici ce que la juge écrit à ce sujet :

[303]    […] Toutefois lorsqu’ Oracle a mentionné à Breton que l’utilisation d’un tel plan aurait l’effet d’augmenter considérablement les coûts du projet, Breton s’est unilatéralement retirée du projet.

[31]         Finalement, Breton plaide que la juge a illégalement conclu au rejet de la qualité d'expert du témoin Jean-François Coulonval, alors que ce statut lui avait pourtant été reconnu lors du procès. Elle ajoute qu'il n'existe pas de motif valable de priver Nicolas Jobin, lui aussi, de la qualité d’expert.

[32]         Voici ce que la juge écrit à propos du témoin Jean-François Coulonval :

[184]         Jean-François Coulonval a été entendu en premier. Il est le témoin de Breton qui requiert sa qualification comme témoin expert. Oracle s’oppose à cette demande. Elle plaide principalement son manque d’objectivité et d’expérience dans l’implantation de systèmes intégrés de gestion de type Oracle .

[185]         Tout au long du procès, Jean-François Coulonval a témoigné avec ferveur pour le compte de Breton et a soutenu sans réserve la thèse avancée par la demande. Son témoignage a même paru émotif à certains moments.

[186]         Le Tribunal ne doute pas de la sincérité de Jean-François Coulonval. Toutefois, possède-t-il l’expérience nécessaire et les qualifications requises pour assister le Tribunal en toute objectivité à décider si les normes de l’industrie ont été suivies dans la façon d’implanter le système intégré de gestion?

[187]    Certes, le curriculum vitae de Jean-François Coulonval est éloquent. Il dirige une équipe de services-conseils d’une firme importante de Montréal dont le travail est orienté vers les technologies de l’information. Il porte le titre de M.B.A.

[188]    Ses expériences de gestion de projet sont nombreuses. Toutefois, en ce qui a trait aux systèmes intégrés de gestion, elles se résument ainsi :

·          Opinion donnée sur la faisabilité d’un projet PGI;

·          Mise en place d’un système pour supporter la postimplantation d’un PGI;

·          Services-conseils d’accompagnement stratégique durant l’implantation d’un PGI .

[189]    Il appert que Jean-François Coulonval n’a jamais été au cœur même de la mise en place ou de la gestion d’un projet PGI. La preuve révèle également qu’il n’a à aucun moment utilisé la méthode d’implantation AIM-BF d’ Oracle et qu’il n’est pas familier avec le détail de son application. Comme nous le verrons plus loin, cette méthode est à la base même de la façon de gérer le projet et comporte des façons de faire qui diffèrent totalement de la méthode traditionnelle avec laquelle Jean-François Coulonval est familier.

[190]    Ainsi, bien que l’expérience de gestionnaire de Jean-François Coulonval soit importante, le Tribunal est d’avis qu’il ne peut être qualifié d’expert pour l’assister dans son analyse qui consiste principalement à apprécier la qualité d’une gestion de projet dans le contexte de l’implantation d’un système intégré de gestion d’entreprise et que par ricochet, son témoignage ne peut servir d’éclairage pour assister le Tribunal dans sa compréhension de ce que constituent les normes de l’industrie en la matière.

[191]         Dans ce contexte, le Tribunal refuse la qualification de Jean-François Coulonval comme expert.

[Nous soulignons.]

[33]         Voici maintenant ce qu'elle écrit à propos du témoin Nicolas Jobin :

[446]    S’ajoute à cela la totale impertinence du rapport de Nicolas Jobin qui n’aurait, de toute façon, été d’aucune utilité pour le Tribunal. En effet, Nicolas Jobin ne peut d’aucune façon être qualifié d’expert en matière d’appréciation de perte de profits à la suite du défaut d’implanter un système intégré de gestion. Il n’a jamais participé à l’implantation d’un PGI, n’a aucune expérience spécifique en gestion et ne détient aucun diplôme en évaluation de gestion en entreprise, en comptabilité ou en informatique. Il s’agit de son premier mandat d’une telle ampleur et c’est la première fois qu’il lui est demandé d’analyser l’impact avant et après de l’échec d’implantation d’un PGI.

[447]    Au surplus, il a confectionné son rapport sur la base d’informations fournies par certains membres de l’équipe Breton sans avoir procédé à quelque vérification ou validation des données fournies. Le témoin a répété à plusieurs reprises : «  moi, je suis à l’aise avec les données  » admettant ainsi que toutes les données lui ont été fournies par des membres de l’équipe Breton . Il s’agit donc d’un document qui constitue du ouï-dire et à la limite, de la preuve préconstituée. De surcroît, lors de son témoignage, plusieurs erreurs ont été notées au contenu de son rapport.

[34]         L’admission d’une preuve d’expert repose sur l’application de quatre critères, en l’occurrence la pertinence d’une preuve de cette nature, la nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification de l’expert [27] . Les extraits du jugement ci-devant repris font voir une pondération raisonnable de ces critères.

[35]         Il était manifeste aux yeux de la juge que ces deux témoins ne possédaient ni les connaissances spéciales ou particulières relatives aux questions visées dans leur témoignage ni l'expérience nécessaire pour faire progresser le débat sur les principaux enjeux soulevés [28] . Elle était donc justifiée de ne pas considérer leur version [29] .

[36]         Par ailleurs, même en acceptant l'idée que la reconnaissance du statut d'expert emportait de facto la recevabilité des témoignages de Coulonval et de Jobin, il n'en demeure pas moins que, de l'avis de la juge, leur opinion souffrait d'un important déficit de crédibilité et était affecté d’une trop grande subjectivité. En ce qui a trait au témoin Coulonval, la preuve révèle notamment que :

·         il n’avait jamais géré de projet d’implantation selon les méthodologies AIM standard et AIM for business flows;

·         il a rédigé son rapport en fonction de la méthodologie AIM standard , alors que la méthodologie d’implantation choisie par les parties était plutôt celle du AIM for business flows . Qui plus est, ce témoin suggère d’ajouter au projet une phase initiale d’analyse des opérations alors que celle-ci est expressément exclue dans la méthode AIM for business flows ;

·         il a présumé que le premier plan de réalisation du projet était celui de novembre 2004 (Pièce D-27) sans connaître l’existence du plan de référence/baseline relatant l’avancement des travaux selon les paramètres fixés par ce programme;

·         il n’a jamais rencontré Stéphane Bouchard pour étayer sa conclusion relative aux fausses représentations précontractuelles. Cette personne avait pourtant participé à tout le cycle de vente;

·         il écrit que la disponibilité et l’affectation de personnes-ressources de Breton n’ont jamais été déficientes et qu’aucune correspondance ne fait mention d’un problème de cette nature. La preuve est pourtant accablante sous ce rapport. [30]

[37]         Les conclusions de la juge concernant la question des experts relevaient de l’exercice de son pouvoir d'appréciation [31] . En l'absence d'une erreur évidente et décisive, qui n’a pas été démontrée, l'intervention de la Cour ne peut être recherchée sur ce volet [32] .

[38]         Ce motif d’appel doit donc être rejeté, comme les précédents.

[39]         La juge a conclu qu'Oracle n'a pas commis de faute déterminante dans l'exécution de son mandat. Elle s’est aussi dite d’avis que l'échec du projet était plutôt dû à l’absence d’efforts de Breton. Elle a constaté son retrait unilatéral de la convention qu’elle estime précipité et injustifié. Parmi les déterminations de la juge ayant conduit à ces conclusions, Breton ne réussit pas à identifier d’erreur manifeste et déterminante susceptible d’emporter la réformation de son jugement.

[40]         Cela suffit pour trancher le sort du pourvoi en défaveur de l’appelante, y compris sa contestation de la réclamation de l’intimée. Les autres moyens d'appel notamment ceux portant sur la question de l'évaluation des dommages sont, en conséquence, devenus théoriques.

Pour ces motifs, la Cour  :

[41]         Rejette l'appel avec dépens.

 

 

 

 

LOUIS ROCHETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

Me Gratien Boily

Gratien Boily Avocat

Pour l'appelante

 

Me Pierre Paquet et Me Louise Tremblay

Miller, Thomson

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

10 février 2015

 



[1]     Dossier n o  200-17-007036-064, C.S.

[2]     Bal Global Finance Canada Corporation c. Aliments Breton (Canada) inc ., 2012 QCCS 6164 (« jugement entrepris »).

[3]     Dossier n o  200-17-008431-074, C.S.

[4]     Dossier n 200-17-010425-080, C.S.

[5]     PGI est l'acronyme français réservé pour « progiciel de gestion intégrée ». L'acronyme anglais ERP pour « Enterprise Resource Planning System » désigne la même réalité.

[6]     Convention de services Oracle du 10 mai 2004 et signée par Breton le 28 mai 2004, Pièce P-1.

[7]     Témoignage de Lucien Breton, 7 mars 2007. Propos similaires réitérés le 25 janvier 2012.

[8]     Notamment les contrats relatifs à la commande de logiciels « Consulting Financing Approval » et au « Payment Plan Approval » (Pièce P-2) ainsi que les conventions de financement « Term License Lease Schedule » (Pièce P-3) et « Payment Plan Agreement » (Pièce P-4).

[9]     Rapport d'expertise de monsieur Pierre Renaut, 18 novembre 2008, p. 10.

[10]    Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation , 2010 QCCA 1369 , paragr. 8.

[11]    Vincent Karim, Contrats d'entreprise (Ouvrages mobiliers et immobiliers : construction et rénovation), contrat de prestation de services et l'hypothèque légale , 2 e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, paragr. 619, p. 252.

[12]    Convention de services, supra , note 6.

[13]    Rapport d'expertise de monsieur Jean-François Coulonval du 1 er août 2007, p. 10, Pièce P-27.

[14]    Script de démonstration préparé par Breton le 16 octobre 2003, Pièce P-10.

[15]    Voir sur cette question Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation, supra , note 10, paragr. 45.

[16]    Convention de services, supra , note 6, p. 1 et 3, Pièce P-1.

[17]    Projet ERP - Considérations d’implantation, 22 avril 2004, Pièce P-11.

[18]    Regroupement des CHSLD Christ-Roy (Centre hospitalier, soins longue durée) c. Comité provincial des malades, [2007] R.J.Q. 1753 (C.A.), 2007 QCCA 1068 , paragr. 55; voir aussi Housen c. Nikolaisen , [2002] 2 R.C.S. 235 , 2002 CSC 33, paragr. 10-15; Pinto c. Bronfman Jewish Education Centre , 2014 QCCA 508 , paragr. 2; P.L. c. Benchetrit , [2010] R.J.Q. 1853 (C.A.), 2010 QCCA 1505 , paragr. 21-24.

[19]    Projet ERP - Considérations d’implantation, supra, note 17, section 9.3 - Hypothèses reliées au plan des ressources.

[20]    Ibid ., section 5.1.1 - Phases des travaux.

[21]    Rapport d'expertise de monsieur Pierre Renaut, supra , note 9, p. 14.

[22]    Ibid. , p. 37. Voir notamment le rapport «  Finances : Solution en production depuis le 30 mai 2005  ».

[23]    Rapport de Catherine Michaud préparé à la demande de Lucien Breton, Pièce D-28.

[24]    Jugement entrepris, paragr. 247 à 268 (Michelle Dansereau, Daniel Shaheen, Thuyen Ly, Sylvie Pellerin, René Boulé, Ross Spinelli, Sophie Plante, Ginette Larouche, Jean-François Houle, Judy Boussardo, Sylvain Fontaine, Karim Dadoum, Rajesh Salvi, Haz Kassem, Mary Wong, Norbert Tremblay et Claire Laberge).

[25]    Rapport d'expertise de monsieur Pierre Renaut, supra , note 9, p. 22.

[26]    Jugement entrepris, paragr. 386.

[27]    R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9 , 17.

[28]    Ibid. , p. 23.

[29]    R. c. Marquard , [1993] 4 R.C.S. 223 , 243.

[30]    Compte rendu du 1 er décembre 2004, Pièce PG-18; Compte rendu du 5 janvier 2004, Pièce PG-18; Compte rendu du 31 janvier 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 28 février 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 29 mars 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 3 mai 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 2 juin 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 22 juillet 2005, Pièce PG-18; Compte rendu du 31 août 2005, Pièce PG-18; Courriel de Daniel Shaheen à Sylvain Gilbert daté du 20 mai 2005, Pièce PG-17; Courriel de Daniel Shaheen à Sylvain Gilbert daté du 20 mai 2005, Pièce PG-17; Courriel de Daniel Shaheen à Sylvain Gilbert daté du 20 mai 2005, Pièce D-7; Courriel de Daniel Shaheen à Sylvain Gilbert du 16 septembre 2006, Pièce PG-17; Courriel d’Yves Leclerc à Sylvain Gilbert du 30 septembre 2005, Pièce D-7z); Témoignage de Daniel Shaheen du 8 mai 2012.

[31]    Lapointe c. Hôpital Le Gardeur , [1992] 1 R.C.S. 351 , 358. Voir aussi Jean-Claude Royer, La preuve civile , 4 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 346-8.

[32]    Landry c. Sainte-Foy, Québec (Ville de), 2010 QCCA 2351 , paragr. 27.