Montréal (Ville de) c. Provençal

2015 QCCS 853

JC2050

 
COUR SUPÉRIEURE

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N°:

500-17-081267-141

 

 

 

DATE :

3 mars 2015

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CLAUDE CHAMPAGNE, J.C.S.

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VILLE DE MONTRÉAL

Demanderesse

c.

ME DENIS PROVENÇAL

Défendeur

-et-

FRATERNITÉ DES POLICIERS ET POLICIÈRES DE MONTRÉAL

Mise en cause

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JUGEMENT

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INTRODUCTION

[1]           La Ville de Montréal ( la Ville ) demande au Tribunal de réviser judiciairement une sentence arbitrale rendue par Me Denis Provençal ( l’arbitre ).

[2]           Cette décision de l’arbitre portait sur deux griefs logés par la Fraternité des policiers et policières de Montréal ( la Fraternité ) concernant la suspension administrative et le congédiement de monsieur Georges Poirier, policier ( le policier ) au Service de police de la Ville de Montréal ( le SPVM ).

 

 

LE CONTEXTE FACTUEL

[3]           L’arbitre expose les faits mis en preuve devant lui aux paragraphes 4 à 70 inclusivement de sa décision. On peut les résumer comme suit.

[4]           Le policier entre au SPVM en 1987. Depuis 2001, il est enquêteur au Centre opérationnel Ouest.

[5]           La Ville reproche au policier d’avoir utilisé, le 6 février 2009, la carte de crédit du SPVM pour faire le plein d’essence et le lavage de son véhicule personnel sans avoir requis ni obtenu l’autorisation préalable de son supérieur.

[6]           Deux jours plus tard, on informe le policier qu’il y aura enquête, qu’il sera déplacé administrativement et désarmé. Le 20 mars suivant, on suspend administrativement sans solde le policier aux fins d’enquête conformément à la convention collective et au Règlement modifiant le Règlement de discipline interne des policiers.

[7]           Peu de temps après, la Fraternité dépose un grief contestant cette suspension administrative sans solde.

[8]           Au mois de décembre 2009, deux accusations disciplinaires sont signifiées au policier. On lui reproche l’utilisation d’une carte de crédit du SPVM à des fins personnelles et le non-respect de la procédure à cette occasion.

[9]           Devant le Comité de discipline, le policier admet les faits mais plaide qu’il n’a fait que se rembourser des frais qu’il avait encourus lors d’une enquête qu’il avait menée en partie avec sa propre automobile.

[10]        Le Comité de discipline ne retient pas les explications du policier qui ne justifient pas ce qu’il a fait. Le Comité le destitue le 6 décembre 2011. La Ville confirme sa décision le 12 décembre suivant.

[11]        Le lendemain, la Fraternité dépose un second grief contestant la destitution.

LES MOTIFS AU SOUTIEN DE LA REQUÊTE EN RÉVISION JUDICIAIRE

[12]         Dans sa demande, la Ville soulève cinq questions :

1)     L’arbitre a-t-il commis une erreur déterminante en outrepassant ses pouvoirs dévolus par la convention collective en matière administrative, rendant ainsi une décision déraisonnable?

2)     L’arbitre a-t-il commis une grave erreur en omettant totalement de motiver les raisons pour lesquelles la suspension administrative doit être annulée, et ce, en violation des principes de justice naturelle?

3)     Subsidiairement, si cette Cour estime que l’arbitre a motivé sa décision d’accueillir le grief portant sur la mesure administrative, les motifs sont-ils suffisants pour permettre de comprendre les raisons au soutien d’une telle décision?

4)     L’arbitre a-t-il commis une erreur déterminante en omettant d’exercer sa juridiction et en refusant de se prononcer sur le caractère raisonnable de la suspension administrative?

5)     De façon subsidiaire, si cette Cour estime qu’elle doit accueillir la présente requête, le dossier devrait-il être retourné devant un nouvel arbitre afin qu’il se prononce sur le bien-fondé de la mesure administrative?

LA RÉPONSE DU TRIBUNAL AUX QUESTIONS DE LA VILLE

La norme de contrôle

[13]         Les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable en l’espèce, soit la norme de la décision raisonnable Le Tribunal estime qu’elles ont raison sur ce point.

[14]         En effet, la Cour suprême énumère dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [1] certains éléments amenant l'application de la norme de la raisonnabilité comme critère de révision :

« [55] Les éléments suivants permettent de conclure qu'il y a lieu de déférer à la décision et d'appliquer la norme de la raisonnabilité :

-Une clause privative: elle traduit la volonté du législateur que la décision fasse l'objet de déférence.

-Un régime administratif distinct et particulier dans le  cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale (p. ex., les relations de travail).

-La nature de la question de droit. Celle qui revêt " une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d'expertise" du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62). Par contre, la question de droit qui n'a pas cette importance peut justifier l'application de la norme de la raisonnabilité lorsque sont réunis les deux éléments précédents ».

[15]         Dans l’arrêt Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92 , la Cour suprême indiquait que le facteur relatif à l’objet de la loi en matière de rapport collectif du travail militait en faveur d’une grande déférence à l’égard des décisions de l’arbitre [2] .

[16]         En ce qui concerne le choix de la norme de contrôle judiciaire applicable aux décisions de l'arbitre, l'auteur Robert P. Gagnon [3] nous indique ce qui suit:

« Dans son rôle d'interprète de la convention collective, et, accessoirement, dans la mesure où il lui est nécessaire de faire appel à des lois ou à des règles de droit commun relevant de son expertise pour décider d'un grief , l'arbitre bénéficie d'une autonomie décisionnelle maximale et d'une obligation de retenue proportionnelle de la part des tribunaux supérieurs; seule une décision déraisonnable de sa part justifiera l'annulation de sa décision.

On se rapportera plutôt à la norme de la décision correcte lorsque la détermination de l'arbitre porte sur sa compétence à l'endroit du litige, ou s'il contrevient aux règles de la justice naturelle . S'agissant en particulier d'une loi de nature constitutionnelle ou quasi constitutionnelle comme c'est le cas pour les chartes, l'arbitre ne disposera d'aucune marge d'erreur en droit ». (soulignements du Tribunal).

[17]         La jurisprudence postérieure à l'arrêt Dunsmuir (en conformité avec les jugements antérieurs) a confirmé que la norme de contrôle applicable à la décision de l'arbitre appelé à interpréter et appliquer une convention collective est celle de la décision raisonnable, que les questions soumises à l'arbitre soient de droit ou de faits [4] .

[18]         Une telle norme de contrôle exige la déférence à l'égard de la décision attaquée. La Cour suprême énonce en effet ce qui suit dans l'arrêt Khosa [5] :

« Lorsque la norme de la raisonnabilité s'applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu'elles jugent elles-mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle-ci fait partie des "issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit» ( Dunsmuir , par.47). Il peut exister plus d'une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l'issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d'intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l'issue qui serait à son avis préférable.»

La question numéro un

[19]         Selon la Ville, l’arbitre aurait commis une erreur déterminante en outrepassant les pouvoirs qui lui sont dévolus par la convention collective. Cela a donc rendu sa décision déraisonnable.

[20]         L’article 27.14 de la convention collective prévoit que :

« [27.14] a)       Dans le cas d’un congédiement, suspension, rétrogradation ou imposition d’une mesure disciplinaire quelconque par l’Employeur ou pour le Service , l’arbitre peut, soit maintenir la décision rendue, soit la modifier ou l’annuler et prescrire le cas échéant, le remboursement par l’Employeur au policier des sommes perdues par ce dernier par suite de la sanction imposée.

Dans le cas de mesure administrative, la juridiction de l’arbitre est limitée à les maintenir ou les annuler sauf dans le cas de congédiement administratif d’un officier pour lequel s’ajouter (sic) le pouvoir d’y substituer une rétrogradation.

b)     Sujet à ce qui est mentionné ci-dessus, l’arbitre ne peut modifier ou annuler cette décision à moins qu’elle ne soit injuste eu égard à la preuve soumise.

c)     Les pouvoirs de l’arbitre sont limités à décider des griefs suivant la lettre et l’esprit de la convention. L’arbitre n’a autorité, en aucun cas, pour ajouter, soustraire, modifier ou amender quoi que ce soit dans cette convention. »

[21]         Bien que le dispositif de la sentence arbitrale contienne la mention « modifie la suspension sans solde imposée à monsieur Poirier le 20 mars 2009 » Cela ne suffit pas à donner raison à la demanderesse. En effet, il faut lire toute la décision et replacer la partie contestée dans l’ensemble de la sentence.

[22]         L’économie générale de la décision montre qu’aux yeux de l’arbitre, la destitution constitue la suite de la suspension administrative et qu’ultimement, les deux sanctions ne forment qu’un seul élément.

[23]         À ce sujet, Morin et Blouin écrivent :

« La suspension sans solde, c’est-à-dire le relevé temporaire d’un salarié de son poste de travail dans l’attente des conclusions d’une enquête avant de prendre une décision définitive constituerait davantage une simple mesure conservatoire, mais dont le bien-fondé dépend du résultat même de l’affaire principale [6] ».

[24]         Plusieurs sentences arbitrales appliquent le principe voulant que l’accessoire suit le principal et donc que la suspension administrative pendant l’enquête procède de la même nature que la mesure finale prise par l’employeur [7] . En décidant qu’il y avait lieu d’annuler la destitution et de lui substituer une suspension sans solde de trois mois, l’arbitre conclut ainsi à l’annulation des deux formes de sanctions imposées, incluant la destitution, pour les remplacer par une seule sanction.

[25]         Ce qui précède n’a rien de déraisonnable et cette Cour conclut donc ici que l’arbitre n’a pas outrepassé ses pouvoirs.

Les questions numéro deux et trois

[26]         L’article 101.2 du Code du travail [8] impose à l’arbitre de motiver sa décision. Morin et Blouin décrivent cette obligation comme suit :

« [X.19] … De façon générale, l’exposé des motifs devrait permettre de comprendre pourquoi l’arbitre en arrive à une telle conclusion et, en ce sens, l’ordre de présentation des motifs devrait être établi en fonction d’un tel objectif comme s’il devait s’agir d’un argumentaire [9] … »

[27]         L’arbitre doit notamment analyser les faits en cause sans se contenter de reprendre seulement les dispositions législatives applicables [10] . L’omission de motiver la décision et de rendre celle-ci par écrit est fatale puisqu’il s’agit là de conditions essentielles à la validité de la sentence arbitrale [11] En effet, l’absence de motifs empêche la cour de révision de contrôler efficacement la rationalité de la décision [12] .

[28]         Toutefois, l’arbitre n’a pas à tout motiver et il n’est pas tenu de commenter tous les faits mis en preuve ni tous les arguments avancés par les parties. Il n’a pas l’obligation de rejeter de façon explicite chaque argument soulevé devant lui [13] . Ce qui importe, c’est que les parties puissent comprendre le fondement de la sentence. Il faut donc regarder celle-ci dans son ensemble, ce qui permettra d’en saisir les motifs [14] .

[29]         En l’espèce, le Tribunal estime que la décision est suffisamment claire pour comprendre les motifs de l’arbitre, tel que vu précédemment. L’arbitre n’avait pas à tout réexpliquer son cheminement. La modification de la sanction disciplinaire annulait dans les faits la suspension administrative.

[30]         Quant à la suffisance des motifs de l’arbitre, celui-ci écrit au paragraphe 120 de sa décision :

« [120] … je suis d’avis que sa destitution constitue une peine trop sévère et qu’il y a lieu de lui substituer trois mois de suspension sans solde à compter du 20 mars 2009. »

[31]         Il ajoute par la suite :

« [121] Je considère que la suspension de trois mois sans solde pour le geste du plaignant est suffisamment sévère … »

[32]         Afin d’arriver à cette conclusion, l’arbitre explique les différents facteurs : l’historique d’emploi du policier, les démêlés qu’il a pu avoir avec le SPVM, le fait que ce qu’on reproche au policier n’a jamais été publicisé, que la méthode qu’il a utilisée pour se faire rembourser n’était pas appropriée, qu’il aurait été certainement remboursé s’il avait agi selon les directives en vigueur, l’ancienneté, la gravité du geste, etc.

[33]         Le Tribunal ne retient pas l’argument de la Ville voulant que ce qui précède ne porte que sur la destitution. Les paragraphes 114 à 121 de la sentence expliquent pourquoi il y a lieu d’annuler la destitution et de remplacer celle-ci par une suspension sans solde de trois mois. L’arbitre considère que la sanction imposée, suspension sans solde et destitution, est trop sévère.

La question numéro quatre

[34]         Cette Cour est d’avis que l’arbitre n’avait pas à se prononcer sur le caractère raisonnable de la suspension administrative. Sa décision, dans son ensemble, est suffisamment claire pour comprendre qu’il a exercé sa juridiction dans le cadre permis par la convention collective. Toute personne qui lit cette décision comprend que l’arbitre a annulé la suspension administrative et qu’à la destitution il a substitué une suspension sans solde.

La question numéro cinq


 

[35]         En raison de ce qui précède, il n’y a pas lieu de statuer sur cette question.

[36]         Sur le tout, cette Cour conclut que la sentence de l’arbitre appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

CONCLUSIONS

[37]        POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[38]        REJETTE la requête de la demanderesse;

[39]        AVEC DÉPENS.

 

 

__________________________________

CLAUDE CHAMPAGNE, J.C.S.

 

Me Dominique Launay

Dagenais, Gagnier, Biron

Procureur de la demanderesse

 

Me Clément Groleau

Me Anne-Julie Guay-Rolland

Trudel, Nadeau s.e.n.c.rl.

Procureurs de la mise en cause

 

Date d’audience :

11 décembre 2014

 



[1] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , [ 2008] 1 R.C.S. 190 , par. 55.

[2] [2004] 1 R.C.S. 609.

[3] Robert P. Gagnon, "L'arbitrage de griefs" dans, Collection de droit 2011-2012, École du Barreau du

  Québec, vol. 8, Droit du travail , Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 211, p. 229.

[4] À titre d'exemple, voir Montréal (Ville de) c. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP,

  301), 2010 QCCA 498 ; Syndicat des travailleuses et travailleurs du CSSS Haut-Richelieu-Rouville

  (CSN) c. CSSS Haut-Richelieu-Rouville, 2010 QCCA 496 .  

[5] Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa , 2009 CSC 12 , [2009] 1 R.C.S. 339, par. 59.

[6] Fernand MORIN et Rodrigue BLOUIN, Droit de l’arbitrage de grief , 6 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012.

[7] Voir entre autres Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’hôpital général juif (CSN) c. Hôpital général juif , (26 juillet 2013) SA 13-7199.

[8] Code du travail du Québec , L.R.C., c. C-27.

[9] Fernand MORIN et Rodrigue BLOUIN, Droit de l’arbitrage de grief , 6 e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, par. X.19.

[10] Commission administrative des régimes de retraite et d’assurances c. Beaupré , 2014 QCCS 3088 .

[11] Union des employés du transport local et industries diverses , section locale 931 c. Imbeau , 2006 QCCS 5370 .

[12] Ste-Marthe-sur-le-Lac (Ville de) c. Dufresne , 2012 QCCS 1540 .

[13] Syndicat des professionnelles en soins de Québec (SPSQ) c. Fortier , 2008 QCCS 5545 .

[14] Centre d’hébergement et de soins de longue durée Vigi de l’Outaouais c. Syndicat des travailleurs et travailleuses du centre d’hébergement et de soins de longue durée Vigi de l’Outaouais , 2009 QCCS 5313 .