Syndicat de l'enseignement de l'Ouest de Montréal c. Charlebois

2015 QCCS 1223

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 

 

N° :

500-17-079608-132

 

 

 

DATE :

Le 26 mars 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

MARIE-FRANCE COURVILLE J.C.S.

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SYNDICAT DE L’ENSEIGNEMENT DE L’OUEST DE MONTRÉAL

Demanderesse

c.

PAUL CHARLEBOIS

(Arbitre de grief)

Défendeur

et

COMMISSION SCOLAIRE MARGUERITE-BOURGEOYS

            Mise en cause

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JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]            L’arbitre a-t-il commis une erreur révisable à l’égard du grief qui lui était soumis :

1)            En l’interprétant de manière trop restrictive refusant ainsi de trancher le débat;

2)            En ne requérant pas son amendement, si cela s’avérait nécessaire;

3)            En concluant qu’il était prescrit.

[2]            Telles sont les questions qui font l’objet de la requête en révision judiciaire dont le Tribunal est saisi.

LES FAITS

[3]            Constatant des comportements inappropriés de la part de madame Suzanne Lapierre («  la Plaignante  »), la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys («  la Commission scolaire  ») lui demande, le 9 octobre 2008, un certificat d’aptitude au travail et la suspend avec solde.

[4]            Le 16 octobre 2008, un certificat d’aptitude est remis et la plaignante est réintégrée dans ses fonctions le lendemain.

[5]            Par la suite de nouveaux événements, au cours desquels le comportement et l’attitude de la Plaignante suscitent des interrogations sur son aptitude à occuper ses fonctions, incitent la Commission scolaire à procéder à une évaluation médicale.

[6]            Le 4 novembre 2008, la Plaignante est retirée de ses fonctions et est rémunérée en attendant de rencontrer le Dr Jean-Marie Gingras.

[7]            Ni le Syndicat de l’enseignement de l’ouest de Montréal («  le Syndicat  »), ni la Plaignante ne conteste cette décision.

[8]            La plaignante est référée en psychiatrie par le Dr Gingras et est placée en invalidité à compter du 13 novembre 2008.

[9]            Cette décision n’est pas contestée par le Syndicat ou la Plaignante.

[10]         Le 9 décembre 2008 la Plaignante rencontre le Dr Serge Gauthier, psychiatre, lequel estime qu’une investigation plus approfondie est nécessaire avant de conclure à un diagnostic au niveau psychiatrique.  Il considère toutefois la Plaignante inapte au travail.

[11]         Le 5 janvier 2009, le Dr Gauthier reçoit copie du dossier de la Plaignante au Pavillon Albert-Prévost pour fins d’analyse.

[12]         Le 16 février 2009, la Commission scolaire convoque la Plaignante à un rendez-vous avec le Dr Gauthier le 23 février 2009.

[13]         Le 20 février 2009, le grief est déposé (R-4).

LE GRIEF

[14]         Étant donné que la formulation même du grief est au cœur de la révision judiciaire recherchée par le Syndicat, il y a lieu de le reproduire en entier :

 

«  SANS PRÉJUDICE »

Monsieur , Madame,

La présente est un avis, au sens de la clause 9-1.03 des conditions de travail en vigueur, de la naissance d’un grief dans le cas de Mme Suzanne Lapierre versus la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys.

La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys contrevient aux conditions de travail en vigueur, particulièrement, mais non limitativement aux articles 5-10.00 et 14-3.00 et aux clauses 5-10.27, 5-10.34 et 14-3.02 ainsi qu’aux articles 1 , 4 et 5 de la Charte des droits et libertés de la personne et aux articles 2085 et 2087 du Code civil du Québec.

En effet, à compter du 4 novembre 2008, la Commission retirait unilatéralement Mme Lapierre du travail afin de lui faire subir une expertise médicale.  Ainsi, du 4 novembre 2008 au 12 novembre 2008, Mme Lapierre était empêchée d’exécuter ses fonctions et elle a été rémunérée à 100 % de son traitement.

Toutefois, et à compter du 13 novembre 2008 et jusqu’à ce jour, Mme Lapierre est rémunérée à 75 % de son traitement comme si elle était en invalidité au sens de la clause 5-10.27 des dispositions nationales.

La Commission scolaire enfreint les dispositions en vigueur et la Loi en ne permettant pas à la plaignante d’exécuter sa prestation de travail.  Par ailleurs, en plus de porter atteinte aux droits fondamentaux de Mme Lapierre, incluant son droit à la dignité et à la vie privée, la Commission viole les dispositions nationales puisque celles-ci ne permettent d’exiger un examen médical qu’en cas d’absence pour invalidité.  »

LA DÉCISION

[15]         Dès le début de l’audition, la Commission scolaire plaide la prescription du grief et en requiert le rejet.

[16]         Après avoir pris cette demande sous réserve, l’arbitre entend la cause pendant 12 jours au cours desquels 14 témoins, dont trois experts, sont entendus et 75 pièces déposées.

[17]         Dans sa décision, l’arbitre résume d’abord les faits pertinents et expose ensuite les arguments des parties autant sur les objections préliminaires que sur le fond du litige (R-3).

[18]         Après avoir retenu que trois faits étaient contestés dans le grief, l’arbitre conclut qu’ils étaient survenus plus de 40 jours avant le dépôt du grief et, qu’en conséquence, celui-ci était prescrit.  Il s’exprime ainsi :

«  Les éléments contestés identifiés dans le grief sont en effet :  le retrait du travail de Mme Lapierre le 4 novembre 2008, le début de son invalidité le 13 novembre 2008 et l’expertise médicale du Dr Gauthier le 9 décembre 2008.

Le grief déposé chez l’Employeur le 20 février 2009 est donc, sans équivoque possible, logé hors délai au sens des clauses 9-1.03 et 9 -1.07 de la convention collective et ils devraient être déclarés prescrits sur cette seule base.  »

LA NORME DE CONTRÔLE

[19]         Le Syndicat plaide que la norme de contrôle applicable aux questions 1) et 2) est la norme de la décision correcte et que la prescription doit être analysée à la lumière de la norme de la décision raisonnable.  La Commission scolaire soutient que cette norme doit servir à examiner toutes les questions en litige.

[20]         Le Syndicat reproche à l’Arbitre d’avoir interprété le grief et de s’en être tenu, trop restrictivement, à son libellé.  S’appuyant sur l’arrêt rendu dans Nor-Man Regional Health Authority inc. [1] , il prétend que cette prise de position doit être soumise à l’examen de la norme de la décision correcte.

[21]         Mais ce jugement n’est d’aucune utilité pour le Syndicat car dans cette affaire la Cour suprême refuse d’appliquer la norme de la décision correcte et conclut que la Cour d’appel du Manitoba a erré en la retenant :

«  [38] Avec égards, je ne suis pas du même avis.  Nous sommes en présence d’une préclusion appliquée à titre de réparation par un arbitre saisi d’un grief en vertu d’une convention collective.  Aucun aspect de cette réparation n’en fait une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » au sens de l’arrêt Dunsmuir (par. 60).  Par conséquent, elle ne saurait appartenir à cette catégorie - ni à quelque autre catégorie - déjà établie de questions assujetties à la norme de la décision correcte suivant l’arrêt Dunsmuir.

[39]      En outre, la deuxième étape de l’examen relatif à la norme de contrôle exigé par Dunsmuir - une analyse contextuelle - confirme que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique, et non celle de la décision correcte.  »

[22]         La deuxième question, celle relative à l’amendement du grief, ne constitue pas une question de droit qui justifierait d’appliquer la norme de la décision correcte et le jugement [2] soumis par la Plaignante ne peut soutenir cette prétention, les faits de cette cause n’étant nullement comparables à ceux du présent dossier.

[23]         Compte tenu de l’accord des parties sur la norme applicable à la prescription, le Tribunal conclut que les trois questions en litige doivent être analysées à la lumière de la décision raisonnable.

 

DISCUSSION

I.                 L’interprétation restrictive du grief

[24]         Le Syndicat soutient que le reproche général énoncé au grief «  La commission scolaire enfreint les dispositions en vigueur et la loi en ne permettant pas à la plaignante d’exécuter sa prestation de travail  » englobe, malgré tout, des événements qui n’y sont pas décrits.

[25]         Mais, par les termes mêmes de sa requête en révision judiciaire, le Syndicat reconnaît que le libellé du grief n’était pas suffisamment précis :

«  44.    Cette contestation ne fait pas référence à une date précise, mais se comprend aisément dans le contexte factuel…

45.           Le caractère général du motif invoqué permettait à la Commission scolaire de comprendre la nature du grief…

51.           L’Arbitre ne devait pas se limiter aux seules allégations contenues au libellé du grief…

53.       …il y a ici un indice que la plaignante considère ne pas être invalide…

54.           S’il existait un hiatus entre le grief apparent et le grief véritable, l’Arbitre devait se demander l’objet réel de la contestation pouvait être dérivé ou déduit du libellé du grief…

55.           …les exigences procédurales ne doivent pas être rigoureusement appliquées…

59.       Il s’agissait alors tout au plus en l’espèce d’un vice de forme dans la rédaction du grief;  »

[26]         Tout en admettant dans sa requête en révision judiciaire que le grief n’y réfère pas expressément (para. 63), le Syndicat soutient que l’Arbitre devait établir le point de départ de la prescription à la réception du rapport du Dr Gauthier en janvier 2009.

[27]         Soulevé et plaidé à l’audience, cet argument est écarté par l’Arbitre :

«   À l’encontre de cette éventualité, le procureur du Syndicat allègue que « le point de départ du délai de prescription se situe au plus tôt à la suite de la réception de la première expertise du Dr Gauthier, soit le 5 janvier 2009 » pièce E-51.

Avec déférence et respect, il nous est impossible d’abonder dans ce sens qui ne tient aucunement compte du libellé du grief qui nous est soumis et qui, nous le rappelons est la pièce introductive et restrictive du droit allégué par la Plaignante.  »  (R-3, p. 24).

[Soulignement ajouté]

[28]         L’Arbitre a agi dans le cadre de sa compétence spécialisée en se prononçant sur cette question, laquelle doit faire l’objet d’un haut degré de déférence.

[29]         Dans les circonstances, rien ne justifie l’intervention du Tribunal.

II.                 Amendement du grief

[30]         Le Syndicat reconnaît qu’aucune demande formelle d’amendement n’a été soumise à l’Arbitre pendant les 12 jours d’audition puisqu’il écrit à sa requête :

«  Si l’arbitre estimait que l’amendement était nécessaire » ( para. 67) « Il fallait tout au plus préciser ou compléter le libellé du grief  » (para. 69).

[31]         Considérant que l’interprétation proposée par le Syndicat modifierait substantiellement le libellé du grief et en changerait même la nature, l’Arbitre l’a refusé dans des termes non équivoques :

«  Enfin, sur ce point précis, la prétention syndicale à l’effet que la décision de l’Employeur ne s’est pas cristallisée avant le 5 janvier 2009 ne trouve aucun fondement ni assise au grief lui-même sans en modifier substantiellement le libellé, ce qui ne saurait, en l’espèce, être autorisé afin de ne pas altérer la nature même et la portée dudit grief .  Aller dans le sens suggéré par l’argumentation syndicale nous mènerait bien au-delà d’une simple correction d’une erreur technique d’écriture et équivaudrait, à toutes fins que de droit, à permettre la rédaction d’un tout nouveau grief.  » (R-3, p. 25).

[32]         Cette décision et sa justification possèdent tous les attributs de la raisonnabilité qui commandent au Tribunal de ne pas intervenir [3] .

III.                  La prescription du grief

[33]         Le Syndicat considère que «  le droit au grief a pu se cristalliser uniquement à partir du 5 janvier 2009, date de réception de la première expertise du Dr Gauthier  » (requête en révision para. 77).

[34]         Plaidé devant l’Arbitre, cet argument est rejeté dans les termes suivants :

«  À l’appui de ce qui précède, le Tribunal rappelle que le libellé même du grief sous étude, tel qu’il émane de la Plaignante et de son Syndicat , compte clairement et explicitement des mots qui contredisent cette prétention de cristallisation au 5 janvier 2009 , et nous les citons :  « Toutefois et à compter du 13 novembre 2008 et jusqu’à ce jour, Mme Lapierre est rémunérée à 75 % de son traitement comme si elle était en invalidité… »  Ces mots démontrent plus que clairement que le 13 novembre 2008 au plus tard la décision de l’Employeur était bel et bien cristallisée pour reprendre les termes utilisés par le procureur du Syndicat.  » (R-3, p. 25)

[35]         Après analyse de la doctrine et de la jurisprudence, l’Arbitre écarte également de façon transparente et intelligible l’argument du Syndicat sur la nature continue du grief :

«  Malheureusement pour la prétention syndicale, le grief dont nous sommes saisi et qui nous donne juridiction identifie clairement le fait qui lui donne assise, à savoir :  le retrait de ses fonctions de la Plaignante et ce fait se situe le 4 novembre 2008.  Le grief identifie un autre fait, soit la mise en invalidité de la Plaignante et ce dernier fait se situe le 13 novembre 2008.  De plus, le grief stipule que depuis cette date il n’y a eu aucun changement au statut de la Plaignante.  Les éléments de reproches sont identifiés et fixés dans le temps et, même si leurs effets se répercutent dans la suite des choses, il nous est impossible d’y voir un quelconque fondement à la prétention voulant qu’il y ait là matière à grief contenu au sens du droit et de la jurisprudence pertinente.   » (R-3, p. 27)

[36]         L’Arbitre conclut sa décision sur ce point dans les termes suivants :

«  Le grief, tel que libellé et déposé au Tribunal, réfère explicitement à deux éléments de reproche clairement identifiés soient :  le retrait du travail situé le 4 novembre 2008 et la mise en congé d’invalidité située au 13 novembre 2008, ces deux dates sont manifestement hors délai.

Le troisième reproche adressé à l’Employeur n’est pas daté mais, en analysant son libellé, juste avant la liste des correctifs demandés, nous en venons à la conclusion qu’il ne peut s’agir que de l’exigence faite à la plaignante de rencontrer le Dr Gauthier et cette rencontre en expertise se situe le 9 décembre 2008.  Le grief conteste bel et bien l’exigence d’un examen médical et non la réception d’un rapport médical.  La preuve au dossier démontre sans doute possible que cet examen s’est effectué le 9 décembre 2008 et que cette date est manifestement hors délai.  » (R-3, p. 24, 25)

[37]         Comme le rejet du grief au motif qu’il est prescrit constitue une question  au cœur même de la compétence de l’Arbitre, le Tribunal ne peut intervenir pour substituer son opinion.

[38]         Telle est la conclusion de la Cour d’appel dans 3098-7622 Québec inc. c. Syndicat des travailleurs du ciment [4] qui a reproché à la Cour supérieure d’avoir révisé la décision de l’Arbitre :

«  6.      Il y a beaucoup à dire pour l’une et l’autre des deux théories :  la violation alléguée fut-elle ponctuelle ou s’agit-il d’une violation continue?  Si la conclusion de l’arbitre suivant laquelle la violation fut ponctuelle est erronée , ce sur quoi je ne me prononce pas, je suis d’avis qu’en arrivant à cette conclusion l’arbitre n’a pas rendu une décision déraisonnable et qu’il était en conséquence toujours à l’intérieur de sa juridiction.   »

[39]         La Cour supérieure s’est prononcée dans le même sens dans Syndicat de l’enseignement de la Rivière-du-Nord c. Choquette [5]  :

«  39. Que l’arbitre se soit trompé ou non dans la détermination de la prescription applicable reste à l’intérieur de sa juridiction exclusive et, sur cette question, le Tribunal ne peut substituer son opinion à la sienne »

[40]         Étant donné que le raisonnement de l’Arbitre relativement à la prescription du grief s’inscrit dans les issues probables d’un tel débat en tenant compte des faits et du droit, la demande de révision ne peut être accueillie.

[41]         POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[42]         REJETTE la requête.

[43]         AVEC DÉPENS.

 

 

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MARIE-FRANCE COURVILLE J.C.S.

 

M e Michel Davis

RIVEST-SCHMIDT

Procureur de la demanderesse

 

M e Marie-Josée Sigouin

LE CORRE ET ASS.

Procureur de la mise en cause

 

 

Date d’audience :

Le 18 mars 2015

 



[1]     [2011] 3 R.C.S. 616.

[2]     Syndicat québécois de la construction c. Sexton 2010 QCCS 462 .

[3] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [2008] 1 R.C.S. 190 .

[4]     D.T.E. 2002 T-5 (C.A.).

[5]     D.T.E. 2002 248 (C.S.).