Québec (Procureure générale) c. Baie-St-Paul (Ville de)

2015 QCCQ 5569

 

COUR DU QUÉBEC

 

Division administrative et d’appel

 

CANADA

 

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DISTRICT DE

CHARLEVOIX [1]

 

« Chambre civile »

 

N° :

240-80-000177-158

 

 

DATE :

29 juin 2015

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JEAN-F. KEABLE, J.C.Q.

 

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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

 

 

 

Requérante

 

c.

 

 

 

VILLE DE BAIE-SAINT-PAUL

 

et

 

MUNICIPALITÉ RÉGIONALE DE COMTÉ DE CHARLEVOIX

 

 

 

Intimées

 

et

 

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC

 

 

 

            Mis en cause

 

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JUGEMENT SUR UNE REQUÊTE POUR PERMISSION D’APPELER
D’UNE DÉCISION DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC
(Articles 159 et suivants de la Loi sur la justice administrative, RLRQ, ch. J-3)

 

______________________________________________________________________

 


La décision du Tribunal administratif du Québec (TAQ)

[1]            Le 3 mars 2015, le TAQ, section des affaires immobilières, rejette une requête du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) [2] qui contestait l’exactitude de la valeur d’un immeuble inscrite au rôle foncier triennal 2012, 2013, 2014 [3] . L’immeuble concerné est aujourd’hui connu comme le Centre hospitalier de Charlevoix , plus communément appelé l’Hôpital de Baie-Saint-Paul (HBSP) 2 .

La requête pour permission

[2]            La requête pour permission d’appeler du 1er avril 2015 est accompagnée de toutes les pièces (R-1A à R-18 et I-1 à I-12) produites devant le TAQ. Elle s’appuie sur l’article 159 de la Loi sur la justice administrative ( LJA ).

Les critères de l’article 159 de la LJA

[3]            L’article 159 de la LJA présente des similitudes avec l’article 26 du Code de procédure civile et se lit ainsi :

159.  Les décisions rendues par le Tribunal dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l'objet d'un appel à la Cour du Québec, sur permission d'un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour.

1996, c. 54, a. 159.

[4]            Depuis notamment, le jugement de mon collègue, Jean-François Gosselin, dans l’affaire Lamarche McGuinty [4] , en janvier 1999, la Cour d’appel s’est prononcée à plusieurs reprises sur la signification des mots « lorsqu’une question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour. »

[5]            Par exemple, le 14 décembre 2009, dans l’arrêt Vergers Leahy inc. [5] , la Cour d’appel indique :

[…]

[33]       En réalité, l'art.  159 LJA énonce son propre critère : il faut que la question en jeu en soit une qui devrait être soumise à la Cour du Québec, critère inspiré du 2 e al. de l'art.  26 C.p.c. relatif à l’appel sur permission devant notre Cour de certaines catégories de jugements des tribunaux judiciaires ( Lamarche McGuinty Inc. c. Bristol (Municipalité de) , [1999] R.J.Q. 1270 (C.Q.), approuvé sur ce point par la Cour dans Saint-Pie (Municipalité de) c. Commission de protection du terrItoire agricole du Québec , J.E. 2005-473 (C.A.)). […]

[…]

[39]       D'abord, le droit d'appel reconnu par le législateur se veut restreint plutôt que libéral : nécessité d'une permission, même si le montant en jeu peut être de plusieurs millions de dollars, et appel restreint aux matières traitées par la section des affaires immobilières du TAQ , de même que les décisions en matière de protection du territoire agricole. Un appel n’est donc possible qu’à l’égard de 15 % des décisions du TAQ. En d'autres mots, l'appel n'est pas la règle et l'art.  159 LJA ne constitue qu'une exception au principe qu'il n'y a pas d'appel des décisions du TAQ (comme d'ailleurs de celles de la Commission des relations de travail (CRT) ou de la Commission des lésions professionnelles (CLP), les deux autres principaux tribunaux administratifs québécois); il doit donc s'interpréter de manière restrictive afin de respecter l'intention législative .

                                                                                                        (références omises)

                                                                                                       (nos soulignements)

[6]            Plus récemment, le 25 octobre 2013, dans le cadre d’une demande d’autorisation d’appel, la Cour d’appel résume l’état du droit [6] sur les critères pertinents à l’appréciation de l’appel sur permission :

[19]       L'article 159 de la Loi sur la justice administrative ( LJA ) prévoit que les matières traitées par la Section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent fait l'objet d'un appel devant la Cour du Québec, sur permission :

159.  Les décisions rendues par le Tribunal dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l'objet d'un appel à la Cour du Québec, sur permission d'un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour.

[20]       Les termes mêmes de la disposition indiquent que le législateur a accordé aux juges de la Cour du Québec, un pouvoir largement discrétionnaire, d'accorder ou non la permission d'appeler d'une telle décision, comme notre Cour l'a déjà reconnue.

[…]

[22]       Les requérants n’allèguent pas que le juge de la Cour du Québec ait appliqué les mauvais critères. De fait, il est maintenant bien établi que les critère s devant guider la Cour du Québec, en regard de la permission d’appeler, sont l’existence de questions sérieuses, controversées, nouvelles ou d’intérêt général . Ce sont les critères qui ont été appliqués ici par le juge de la Cour du Québec.

[23]       L'application de ces critères est d'autant plus appropriée que, sur les questions qui touchent directement la pratique quotidienne de la Section des affaires immobilières et qui relèvent de son domaine d'expertise, la Cour du Québec ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable ( Montréal (Ville de) c. Société d’énergie Talisman inc. , [2007] R.J.Q. 2312 (C.A.), 2007 QCCA 1213 , paragr. 52).

[24]       Notre Cour a eu l'occasion, à quelques reprises et encore récemment, dans des affaires touchant la protection du territoire agricole, de reconnaître l'acuité des critères appliqués par la Cour du Québec dans l'exercice de sa discrétion. Il n'y a aucune raison pour que la façon d'interpréter et d'appliquer l'article 159 de la LJA soit différente parce que la décision émane de la Section des affaires immobilières.

                                                                                                   (références omises)

                                                                                                   (nos soulignements)

Les conclusions de la requête de la Procureure générale

La vulnérabilité sismique

[7]            Tirant profit de la vulnérabilité sismique d’un bâtiment de sécurité publique situé dans la région de Charlevoix, la Procureure générale suggère qu’il s’agit dès lors d’une question nouvelle que la Cour du Québec devrait examiner [7] .

[8]            Le Tribunal précise d’abord que le caractère inusité de la vulnérabilité sismique d’un bâtiment considéré par le TAQ n’en fait pas automatiquement une question nouvelle au sens de la Loi. Il faut plutôt se demander si l’analyse de la décision du TAQ comporte l’application appropriée des principes de droit pertinents à une situation inusitée. C’est dans cette perspective que le Tribunal examinera les trois moyens d’appel proposés au paragraphe 15 de la requête de la Procureure générale :

a)      Premier moyen : le mis en cause n’a pas appliqué les articles 42 à 46 de la Loi sur la fiscalité municipale [ci-après « L.F.M. »], en faisant fi, dans l’analyse de la preuve, des renseignements qui étaient connus et disponibles à la date de référence du 1 er juillet 2010;

b)      Deuxième moyen : le mis en cause a appliqué la présomption d’exactitude de la valeur du rôle comme s’il s’agissait d’une présomption irréfragable, plutôt que de procéder à un examen comparatif des preuves disponibles;

c)      Troisième moyen : le mis en cause a erré dans l’application de la règle de l’hindsight aux faits en l’espèce ;

L’absence de faiblesses apparentes

[9]            Avant l’examen détaillé des trois moyens d’appel de la Procureure générale, le Tribunal note, d’entrée de jeu, que contrairement à l’une des conclusions [8] de la requête, il est loin d’être évident - à première vue - que la décision du TAQ comporte de nombreuses faiblesses apparentes. Toutefois, un examen attentif révèle l’existence d’une question sérieuse et d’intérêt général comme on le verra plus loin.

[10]         La décision comporte 80 paragraphes répartis sur 26 pages. La décision est structurée et intelligible. Elle contient des analyses de la preuve documentaire et une appréciation des nombreux témoignages d’experts. Enfin, la décision mentionne les précédents jurisprudentiels pertinents.

[11]         Au paragraphe 49 de sa décision, le TAQ identifie les questions en litige :

[49]   Le Tribunal estime que le débat dans la présente affaire se situe principalement à deux niveaux qui correspondent aux questions suivantes :

-  Quels sont les éléments qui doivent être considérés par l’évaluateur municipal à la date de référence du 1 er juillet 2010 en vertu de l’article 46 LFM?

-  En considération de quels avantages et inconvénients de l’unité d’évaluation l’évaluateur municipal doit-il baser l’évaluation objective de celle-ci en tenant compte outre son état physique, de sa situation au point de vue économique et juridique ainsi que de l'environnement dans lequel elle se trouve?

[12]         Les observations écrites des intimées résument correctement l’analyse et la motivation du TAQ sur les deux questions en litige [9]  :

Quels sont les éléments qui doivent être considérés par l’évaluateur municipal à la date de référence du 1er juillet 2010 en vertu de l’ article 46 LFM ?

[7]     Le TAQ énonce que seuls doivent être retenus les éléments de fait existants à la date de référence, écartant tous les faits postérieurs ( hindsight ) à moins qu’ils soient présumables au moment de l’évaluation (il cite la législation pertinente (art. 46 LFM), doctrine et jurisprudence (par. 50 à 55));

[8]     Appliquant ce principe à l’espèce, le TAQ constate que seules deux études existaient à la date de référence soit celles de monsieur Gino Pelletier en décembre 2008 et celle de janvier 2010 (R-3), lesquelles ne font que recommander des travaux de renforcement de la structure du bâtiment (par. 56);

[9]     À la date de référence aucune étude ne faisait état de démolition de l’hôpital (par. 59) ni de la date présumée de celle-ci (par. 60), de sorte que la démolition de l’hôpital ne peut être anticipée à la date de référence. En tenir compte serait de l’ hindsight (par. 60);

En considération de quels avantages et inconvénients de l’unité d’évaluation l’évaluateur municipal doit-il baser l’évaluation objective de celle-ci en tenant compte outre son état physique, de sa situation au point de vue économique et juridique ainsi que de l'environnement dans lequel elle se trouve?

[10]   Le TAQ répond à cette question en indiquant que cette considération doit se faire de manière objective telle qu’édictée par l’article 45 LFM;

[11]   Objectivement, le Code national du bâtiment n’exige pas la démolition de l’hôpital ni même sa mise aux normes (par. 68);

[12]   De la preuve, le TAQ retient que c’est plutôt la crainte subjective d’une éventuelle catastrophe naturelle de grande envergure qui a amené à la construction d’un nouvel hôpital (par. 69);

[13]   Et même si la crainte subjective devait être considérée, le TAQ constate que, dans les faits, les rapports alarmants produits après la date de référence n’ont pas empêché les responsables de continuer à utiliser les bâtiments à leur plein potentiel (par. 70 à 73);

L’examen détaillé de la décision du TAQ

[13]         Le TAQ expose les divergences d’opinions des experts et l’origine de ces divergences reliées à l’état physique, économique et juridique de l’unité d’évaluation à la date de référence :

[21]       Tel qu’on peut le constater au tableau du paragraphe 16 de la présente décision, les divergences d’opinions entre les experts-évaluateurs se situent en partie au niveau de l’âge effectif et l’âge apparent du bâtiment. On peut en effet observer une différence respective minime de 4 et 5 ans. Il y a également désaccord en ce qui a trait à la valeur résiduelle du bâtiment à la fin de sa vie utile, soit 5 % pour la Ville et 0 % pour le MAMOT.

[22]       C’est surtout au niveau de la durée de vie économique (45 ans par rapport à 75 ans) et de la vie restante du bâtiment (6 ans par rapport à 40 ans) à la date de référence du 1 er juillet 2010 que des écarts substantiels sont observés entre la conclusion de valeur obtenue par les évaluateurs du MAMOT et de la Ville.

[23]       Ces différences notables s’expliquent en grande partie, comme on l’a vu précédemment, par les divergences d’opinions entre les experts-évaluateurs en fonction de leurs interprétations de ce qu’ils considèrent être, à la date de référence, l’état physique, économique et juridique de l’unité d’évaluation. Il est bien connu au 1 er juillet 2010 que toute la région de Charlevoix est incluse à l’intérieur d’une zone sujette à des tremblements de terre. Le premier de ceux-ci à avoir été raconté date de 1663 et est décrit par    quelques-uns des premiers habitants de la Nouvelle-France dans des documents datant de cette époque. Évidemment, on ne disposait pas alors d’instruments de mesure pour quantifier l’intensité de ce séisme. Plus récemment, en 1925 et 1988, deux autres séismes d’une intensité d’environ 6,2 et 6,1 à l’échelle de Richter sont survenus dans cette même région, quoique l’épicentre de celui de 1988 se situait dans la région voisine du Saguenay.

[24]       Cette situation face à la probabilité d’un tremblement de terre subsiste donc depuis  très longtemps et était d’ailleurs existante lors de la construction du premier bâtiment de l’HBSP en 1926, soit un an seulement après l’un des séismes relatés au paragraphe précédent. Que s’est-il passé pour qu’on en vienne aujourd’hui à requérir pour ce motif que l’HBSP soit éventuellement démoli et remplacé par un nouvel hôpital avec pour conséquence que soit ainsi mis virtuellement fin à la vie restante et à la vie économique de l’HBSP?

[14]         Ensuite, le TAQ se réfère au témoignage de l’ingénieur Louis-Paul Gauvin pour expliquer les causes des divergences (un projet de rénovation pour augmenter la capacité d’accueil du Centre d’hébergement pour soins de longue durée de l’HBSP) et les conséquences de ce projet compte tenu des changements apportés au Code de construction du Québec depuis 2005 (paragraphes 25 et 26).

[15]         Le Tribunal constate que c’est dans cette perspective qu’un mandat d’étude sismique a été confié à Gino Pelletier, un ingénieur en structure de la firme EMS (paragraphe 26).

[16]         Le TAQ décrit sommairement les différentes études produites par M. Pelletier avant la date de référence du 1er juillet 2010, soit en décembre 2008 et janvier 2010 (paragraphes 27 à 32).

[17]         Comme M. Pelletier avait recommandé en janvier 2010 une nouvelle étude géotechnique, le TAQ fait état des recommandations de cette nouvelle étude du 11 août 2010 produite par LVM-Technisol (paragraphes 33 à 36).

[18]         Le TAQ relate aussi les commentaires alarmants de l’ingénieur Pelletier diffusés le 23 août 2010 peu après son examen de la nouvelle étude géotechnique de LVM-Technisol (paragraphe 36).

[19]         Le TAQ rend compte des conséquences politiques des commentaires de l’ingénieur Pelletier qui amènent, le 2 janvier 2011, l’annonce de la construction éventuelle d’un nouvel hôpital sans annoncer la démolition de l’actuel HBSP (paragraphes 37 à 42).

[20]         Finalement, le TAQ résume les conclusions d’une nouvelle étude de risque de l’ingénieur Pelletier complétée en mai 2011 (paragraphes 43, 44).

[21]         Après cette revue exhaustive des rapports techniques de décembre 2008, janvier 2010, août 2010 et mai 2011, tous reliés à l’état physique du bâtiment, au risque sismique et aux normes de construction d’avant et après 2005, le TAQ traite des dispositions législatives applicables pour « établir les fondements de sa décision » (paragraphe 45).

[22]         Cette description des dispositions législatives et de la jurisprudence pertinente est complète et exhaustive (paragraphes 46 à 54). La description se conclut par une référence à un jugement de mon collègue Lareau, qui résume bien l’état du droit :

[55]       Plus récemment, le juge Gilles Lareau, dans un jugement en appel dans lequel il renversait en partie une décision du Tribunal administratif du Québec [10] , s’exprimait laconiquement mais très clairement à propos de l’article 46 LFM :

«   [54]      La règle édictée par l’article 46 qui proscrit une vison à posteriori (hindsight) n’est pas absolue, la jurisprudence interprète l’article 46 comme permettant de considérer des faits qui existaient à la date de référence , mais dont la portée n’a été mesurée qu’après cette date, dans la mesure où la connaissance des faits existait, était présumée ou raisonnablement présumable à ce moment. La situation est tout autre lorsque les faits n’existent pas à la date de référence. L’article 46 L.F.M. prohibe alors leur considération au-delà de la date de référence. […]  »

[Caractères gras nôtres / Références omises]

[23]         En appliquant cette règle de droit sur la possibilité de considérer des faits qui existent à la date de référence, mais dont la portée n’a été mesurée qu’après cette date, le TAQ se limite à l’examen des deux études de l’ingénieur Pelletier antérieures à la date de référence du 1er juillet 2010 (paragraphe 56).

[24]         En conséquence, le TAQ s’étonnera donc que l’évaluateur du MAMOT s’appuie sur l’étude de l’ingénieur Pelletier de mai 2011 (paragraphe 58).

[25]         Limitant donc son analyse aux faits connus ou, dit-il également, « raisonnablement présumables » existant au 1er juillet 2010, le TAQ écarte toute considération de la démolition possible de l’HBSP à titre de vision a posteriori (hindsight) (paragraphes 59 à 61).

[26]         Après cette détermination des études qu’il considère pertinentes, le TAQ rappelle l’obligation d’apprécier objectivement la valeur réelle de l’unité d’évaluation (paragraphe 62).

[27]         À cette fin, le TAQ retient la nécessité de se référer au guide «  La dépréciation des bâtiments industriels aux fins d’évaluation foncière du Québec  » (paragraphe 63) et écarte toute référence au manuel Marshall & Swift :

[64]       L’évaluateur municipal estime cette durée de vie économique « normale » de l’HBSP à 75 ans alors que l’évaluateur du MAMOT, se basant entre autres sur le tableau de la durée de vie typique des composantes de bâtiment de l’édition modernisée du Manuel d'évaluation foncière du Québec ainsi que sur le manuel américain Marshall and Swift, l’établit à 50 ans et valide le tout à partir de l’analyse de composantes diverses d’autres bâtiments institutionnels de construction récente au Québec.

[65]       Avec égard et respect pour la position exprimée par l’évaluateur du MAMOT, le Tribunal croit que, dans le présent cas, estimer la vie économique de l’HBSP à partir d’un manuel américain est peu probant. En effet, les références comparatives du  Marshall and Swift s’établissent dans un contexte d’offre de services privés avec recherche de clientèle accrue entre les hôpitaux américains concurrents, ce qui force ces derniers à offrir le meilleur produit possible, y compris la qualité intrinsèque du bâtiment utilisé pour prodiguer les soins de santé, et ce, dans un système capitaliste de libre concurrence. Qu’on estime la durée de vie économique « normale » d’un bâtiment à vocation hospitalière plus courte dans un tel contexte est tout à fait raisonnable, chacun cherchant à rester le plus compétitif par rapport aux autres dans un marché concurrentiel.

[66]       La situation est toute autre au Québec où les services de santé relèvent de services gouvernementaux publics. Il n’est pas rare de voir des constructions destinées aux soins hospitaliers qui sont parfaitement opérationnels, d’âge physique de près ou de plus d’un siècle et dont, à l’évidence, la vie économique n’est pas encore terminée. Ceci dit, même en estimant une vie économique de 65 ans à l’HBSP (déterminée par la Ville de Québec pour un établissement hospitalier [11] ), l’évaluateur de la partie intimée procède à un exercice de simulation et calcule un résultat de valeur de 36 740 474 $, soit un écart de 2 792 274 $ (8,2 %) par rapport à la valeur déposée au rôle de l’unité d’évaluation. Ce résultat est, selon le Tribunal, à l’intérieur de la marge d’erreur tolérable en évaluation foncière, cette dernière n’étant pas une science exacte.

[28]         Conformément à la LFM , le TAQ retient une appréciation objective de la preuve en écartant tout élément subjectif de crainte et tout élément subjectif relié à l’usage de l’immeuble que veut en faire le propriétaire :

[67]       C’est toutefois au niveau de la vie restante de 6 ans de l’HBSP que le subjectivisme de la position de l’évaluateur du MAMOT se fait le plus sentir. Il est en preuve que cette vie restante est établie par M. Luc Therrien à partir de l'année 2018 annoncée pour la démolition de l'HBSP à laquelle il soustrait l’année de l’entrée en vigueur du rôle (2012). Contre-interrogé par le procureur de la Ville quant à la justesse de l’estimation de cette vie restante de 6 ans, M. Therrien admet que, si pour des raisons économiques le bâtiment continue ses opérations et n’est pas démoli à l’année 2018 annoncée, la vie restante estimée serait alors erronée et il en résulterait une conclusion de valeur différente.

[68]       Il est établi très objectivement au moment de la preuve, notamment lors du témoignage de l’ingénieur Marcel Leblanc, témoin expert de la partie intimée, que les règles de conception des bâtiments neufs selon le Code national du bâtiment - Canada 2005 (CNB 2005) n’engendrent aucune obligation de mise aux normes du parc immobilier existant.

[69]       C’est la crainte d’une éventuelle catastrophe naturelle de grande envergure (séisme majeur) qui mène à la construction éventuelle d’un nouvel hôpital. La crainte est un sentiment humain subjectif. On a d’ailleurs un bel exemple de cela en comparant le ton alarmiste employé par l’ingénieur Pelletier dans sa lettre du 23 août 2010 [12] et celui beaucoup plus rassurant des propos utilisés le 4 septembre 2010, c'est-à-dire quelques jours plus tard par le ministre de la Santé [13] .

[70]       Malgré tout le subjectivisme que peut engendrer la crainte, il y a tout de même lieu de remarquer, à partir des admissions consignées au procès-verbal de la conférence préparatoire, que le propriétaire de l’hôpital ne ressentait pas un sentiment d’insécurité quant à l’avenir de l’hôpital avant 2010 puisqu’il a réalisé pour 9 123 412 $ de travaux à l’HBSP depuis 2002, dont plus de 3 300 000 $ de 2007 à 2010 et plus particulièrement la somme approximative de 1 300 000 $ pour la rénovation d’une chambre « isolement respiratoire/pharmacie » en 2010. Il est intéressant de noter que tous ces travaux ont été effectués sans que ne soit demandé de permis de construction aux autorités municipales qui ont juridiquement compétence en ce domaine, ce qui, de fait, a empêché l’évaluateur municipal d’en tenir compte dans l’évaluation de l’unité.

[71]       Force est également de constater que, si en fonction de cette crainte les autorités politiques décident de réaliser un jour un nouvel hôpital et de démolir celui qui est actuellement en place, ce sera sa décision comme pourrait l’être celle de désaffecter dans l’avenir l’actuel HBSP. Or, il est bien connu, tel que l’exprime d’ailleurs avec conviction dans sa plaidoirie la procureure du MAMOT, que la valeur réelle consiste en la valeur objective et que celle-ci soit assimilée à la valeur intrinsèque de l’immeuble lui-même et non à celle de celui qui s’en prétend le propriétaire .

[72]       Le Tribunal partage cette opinion de la procureure du MAMOT qui équivaut à dire que la décision d’un propriétaire de sous-utiliser ou ne pas utiliser un immeuble en fonction de ses capacités optimales ne peut être tenue en compte dans l’établissement de sa valeur. L’intention du propriétaire est par son essence même subjective alors que la réalité est objective.

[73]       Or, quelle est la réalité dans le cas de l’HBSP à la date de référence? La réponse est simple, il est utilisé au meilleur de ses capacités en fonction de son utilisation la meilleure et la plus profitable, soit celle d’un hôpital dont la majorité des lits sont utilisés en CHSLD. D’ailleurs, tel qu’il l’a été écrit antérieurement dans la présente décision, c’est cette utilisation qui prévaut encore aujourd’hui.

[74]       Par ailleurs, ce qui est tout de même plus objectif, c’est de constater malgré tout que, par un savant calcul de probabilités, l’HBSP devient à un niveau de risque équivalant à un bâtiment neuf conforme au CNB 2005 ayant une durée de vie de 100 ans en autant que l’hôpital soit occupé pour une période maximale de 5 ans à compter de mai 2011. L’ingénieur Pelletier a d’ailleurs confirmé lors de l’audience que, selon les mêmes calculs de probabilités, une telle conformité intérimaire au CNB 2005 se renouvelle de jour en jour, pour la même période maximale de 5 ans, à moins qu’il y ait manifestation d’un séisme majeur, et cela suivant une occurrence de 1/2475 ans et un niveau de magnitude 7, tel qu’indiqué à la lettre de M. Pelletier du 23 août 2010 [14] .

[75]       Il y a également lieu de signaler très objectivement qu’un niveau de magnitude 7 ou supérieur à celui-ci auquel réfère l’ingénieur Pelletier n’a jamais été observé à          Baie-Saint-Paul, dans la région de Charlevoix ou ailleurs au Québec, du moins depuis qu’on est en mesure de quantifier et mesurer ces niveaux scientifiquement. Voilà un critère objectif qui, s’il avait été pris en compte par l’évaluateur du MAMOT, ne l’aurait sûrement pas incité à déterminer une vie restante aussi courte que 6 ans.

Analyse des motifs d’appel de la Procureure générale

L’application des articles 42 à 46 de la Loi sur la fiscalité municipale [15] ( LFM )

[29]         La Procureure générale demande à la Cour du Québec d’examiner si le TAQ applique correctement les articles 42 à 46 de la LFM en « faisant fi dans l’analyse de la preuve des renseignements disponibles à la date de référence du 1er juillet 2010 ».

[30]         Les articles pertinents de la LFM sont les suivants :

42.  Le rôle indique la valeur de chaque unité d'évaluation, sur la base de sa valeur réelle.

Les valeurs inscrites au rôle d'une municipalité locale doivent, dans l'ensemble, tendre à représenter une même proportion des valeurs réelles des unités d'évaluation.

Aucune requête ou action en cassation ou en nullité ne peut être intentée à l'égard du rôle ou de l'une de ses inscriptions pour le motif d'une contravention au deuxième alinéa.

1979, c. 72, a. 42; 1983, c. 57, a. 110; 1991, c. 32, a. 160.

43.  La valeur réelle d'une unité d'évaluation est sa valeur d'échange sur un marché libre et ouvert à la concurrence, soit le prix le plus probable qui peut être payé lors d'une vente de gré à gré dans les conditions suivantes:

 1° le vendeur et l'acheteur désirent respectivement vendre et acheter l'unité d'évaluation, mais n'y sont pas obligés; et

 2° le vendeur et l'acheteur sont raisonnablement informés de l'état de l'unité d'évaluation, de l'utilisation qui peut le plus probablement en être faite et des conditions du marché immobilier.

1979, c. 72, a. 43.

44.  Le prix de vente le plus probable d'une unité d'évaluation qui n'est pas susceptible de faire l'objet d'une vente de gré à gré est établi en tenant compte du prix que la personne au nom de laquelle est inscrite l'unité d'évaluation serait justifiée de payer et d'exiger si elle était à la fois l'acheteur et le vendeur, dans les conditions prévues par l'article 43.

1979, c. 72, a. 44; 2004, c. 20, a. 139.

45.  Pour établir la valeur réelle d'une unité d'évaluation, il faut notamment tenir compte de l'incidence que peut avoir sur son prix de vente le plus probable la considération des avantages ou désavantages qu'elle peut apporter, en les considérant de façon objective.

1979, c. 72, a. 45.

[…]

46.  Aux fins d'établir la valeur réelle qui sert de base à la valeur inscrite au rôle, on tient compte de l'état de l'unité d'évaluation et des conditions du marché immobilier tels qu'ils existent le 1 er juillet du deuxième exercice financier qui précède le premier de ceux pour lesquels le rôle est fait, ainsi que de l'utilisation qui, à cette date, est la plus probable quant à l'unité.

Toutefois, lorsque survient, après la date déterminée en application du premier alinéa, un événement visé à l'un des paragraphes 6° à 8°, 12°, 12.1°, 18° et 19° de l'article 174, l'état de l'unité d'évaluation dont on tient compte est celui qui existe immédiatement après l'événement, abstraction faite de tout changement dans l'état de l'unité, produit depuis la date déterminée en application du premier alinéa, par une autre cause qu'un événement visé à un tel paragraphe. L'utilisation la plus probable qui est prise en considération est alors celle qui découle de l'état de l'unité dont on tient compte.

L'état de l'unité comprend, outre son état physique, sa situation au point de vue économique et juridique, sous réserve de l'article 45.1, et l'environnement dans lequel elle se trouve.

Lorsque l'unité dont on établit la valeur réelle ne correspond à aucune unité du rôle qui était en vigueur à la date applicable en vertu du premier ou du deuxième alinéa, les immeubles qui existaient à cette date et qui font partie de l'unité dont on établit la valeur réelle sont réputés avoir constitué l'unité correspondante à cette date.

Aux fins de déterminer les conditions du marché à la date visée au premier alinéa, on peut notamment tenir compte des renseignements relatifs aux transferts de propriété survenus avant et après cette date.

1979, c. 72, a. 46; 1988, c. 76, a. 21; 1991, c. 32, a. 25; 1994, c. 30, a. 3; 1996, c. 67, a. 1.

[31]         Pour les fins de la requête pour permission, le Tribunal doit se demander s’il est opportun que la Cour du Québec examine la question suivante : dans le cadre des études de l’ingénieur Gino Pelletier de décembre 2008 et janvier 2010, le TAQ a-t-il correctement appliqué les articles 42 à 46 de la LFM à la date de référence du 7 juillet 2010, selon les enseignements de la jurisprudence pertinente résumée par le juge Lareau en 2010 dans Ville de Windsor c. Domtar [16] .

[32]         À cet égard, et comme on le constate auparavant dans l’examen détaillé de la décision du TAQ, il faut noter que le TAQ fait état des études subséquentes d’août 2010, de mai 2011 et de leurs conséquences dans son exposé des faits (paragraphes 33 à 41). Toutefois, tout en refusant de prendre en considération ces études (paragraphe 56), le TAQ en diminue la portée (paragraphes 57 et 74).

[33]         Essentiellement, la Procureure générale reproche au TAQ de ne pas avoir accordé toute la considération requise au rapport de l’ingénieur, Gino Pelletier, de janvier 2010 en l’écartant sur la base de critères « étrangers à la science de l’évaluation » :

17.    Essentiellement, la question qui était soumise au mis en cause était de déterminer si la situation connue et dévoilée par les rapports émis avant la date de référence du 1 er juillet 2010 étaient de nature à apporter des considérations désavantageuses ayant une influence sur la valeur réelle de l’HBSP;

18.    Pour se guider dans sa décision, le mis en cause devait se placer dans la peau d’un acheteur à la date de référence du 1 er juillet 2010, puis se demander si cet acheteur paierait le même montant pour l’HBSP s’il avait eu connaissance des rapports disponibles que s’il n’en avait pas eu connaissance;

19.    Or, au paragraphe 56 de sa décision, le mis en cause écarte en un seul paragraphe l’impact et la portée de ces rapports, pourtant fort étoffés, y voyant simplement « deux études recommandant divers travaux de renforcement de la structure du bâtiment »;

20.    Or, une lecture de ces « études » révèle bien plus que ce que le mis en cause le laisse croire dans la décision attaquée; 

21.    Le deuxième rapport de l’ingénieur Gino Pelletier, daté de janvier 2010, mentionne en effet, spécifiquement à l’égard de l’HBSP, à la page 17 :

L’hôpital de Baie-St-Paul est donc extrêmement vulnérable face à un séisme . Les résultats obtenus confirment que le bâtiment en période sismique est non sécuritaire pour l’usage auquel il est destiné et ses occupants . Il est important de noter que selon notre expérience et suivant les analyses détaillées réalisées, le niveau de résistance de ces bâtiments est négligeable lors d’un séisme majeur, le comportement le plus probable de l’édifice est l’effondrement . (…) [notre soulignement]

22.    De toute évidence, le mis en cause n’a pas saisi la portée de cet avis de l’ingénieur Pelletier (pourtant disponible avant la date de référence du 1 er juillet 2010), par rapport aux critères énoncés aux paragraphes 42 à 46 de la L.F.M.;

23.    Il n’est en effet pas possible de soutenir qu’un acheteur tel que décrit au paragraphe 43 de la L.F.M., ayant connaissance de la condition de l’HBSP au 1 er  juillet 2010, paierait le même montant pour celui-ci que s’il n’avait pas connaissance de cette condition;

24.    C’est pourtant ce que le mis en cause retient, sur la base d’une analyse élaborée aux paragraphes 56 à 79 de la décision attaquée, cette analyse étant clairement fondée sur des critères qui sont étrangers à la science de l’évaluation;

[34]         Puis, précisant les erreurs d’analyse du TAQ, la Procureure générale lui reproche d’avoir évoqué la démolition annoncée de l’HBSP dans un avenir indéterminé :

26.    Premièrement , le mis en cause fait fausse route en retenant que la date de démolition annoncée de l’HBSP constitue un fait important;

27.    En effet, la question de la construction d’un nouvel hôpital et la démolition de l’HBSP ne constitue pas le cœur du débat, celui-ci se situant plutôt à l’état des connaissances et leurs impacts sur la valeur marchande au moment de la date de référence du 1 er juillet 2010;

28.    Dans les faits, ce n’est pas la démolition qui est à l’origine de la baisse de la valeur au rôle de l’HBSP mais plutôt le potentiel hautement dangereux mis à jour dans le rapport de janvier 2010 de l’ingénieur Gino Pelletier (pièce R-4);

29.    Ainsi, l’expert de l’Appelante, monsieur Luc Therrien, dont le rapport a été produit comme pièce R-2 , n’a pas calculé la vie restante de l’HBSP en tenant compte de la date de démolition de l’hôpital mais plutôt à partir d’une hypothèse confirmée dans une étude de risque émise en mai 2011 qui recommandait le maintien des activités de l’HBSP pour 5 ans, cette étude ayant été produite comme pièce R - 2-B ;

30.    Aussi, en référant à cette date de démolition, notamment aux paragraphes 59 à 61 de la décision attaquée, le mis en cause démontre à quel point il s’écarte des faits pertinents qu’il était appelé à apprécier pour appliquer les articles 42 à 46 L.F.M.;

[35]         Enfin, la Procureure générale blâme le TAQ d’avoir conclu à l’inapplicabilité du manuel Marshall & Swift, dont l’évaluateur du MAMOT s’était « servi pour corroborer son évaluation de vie économique de 50 ans » :

31.     Deuxièmement , le mis en cause rejette l’applicabilité du manuel Marshall and Swift , dont l’évaluateur du MAMOT, Luc Therrien, s’est servi pour corroborer son évaluation de la vie économique de 50 ans détaillée dans son rapport (pièce R-2);

32.    Le mis en cause tient en effet pour acquis que les hôpitaux américains sont naturellement mieux entretenus que les hôpitaux québécois, ce qui permet d’écarter la référence à ce guide américain;

33.    Cette décision du mis en cause est basée non seulement sur un jugement de valeur étranger à la preuve, mais elle fait aussi carrément abstraction des règles de l’art en matière d’évaluation de même que de la jurisprudence applicable au Québec, les tribunaux québécois référant en effet régulièrement au manuel Marshall and Swift ;

34.    Enfin , le mis en cause s’appuie sur le fait que « l’unité d’évaluation remplit sa fonction pour laquelle elle est destinée » et vient établir que ce n’est qu’au « moment effectif de la démolition qu’il y aura lieu de modifier la valeur inscrite au rôle » (par. 78 de la décision attaquée);

35.    Ce faisant, le mis en cause crée carrément une nouvelle règle en matière d’évaluation foncière, laquelle s’écarte complètement des principes établis aux articles 42 à 46 L.F.M.;

[36]         Au paragraphe 57 de sa requête, la Procureure générale résume les erreurs graves qu’elle note dans la décision du TAQ :

57.    Écarter les faits révélés en août 2010 va à l’encontre de l’article 46 L.F.M., lequel permet de considérer des faits qui existaient à la date de référence mais dont la portée n’a été mesurée qu’après cette date, dans la mesure où la connaissance de ces faits existait, était présumée ou raisonnablement présumable à ce moment, ce qui était le cas ici;

Le TAQ a-t-il mal appliqué la présomption d’exactitude de la valeur du rôle?

[37]         La Procureure générale prétend que le TAQ n’a pas fait l’examen critique des éléments qui soutiennent la valeur inscrite par l’évaluateur, Arthur Beaudry, et n’y a pas constaté de lacunes fondamentales.

[38]         Le Tribunal constate que contrairement aux prétentions de la Procureure générale, le TAQ a bien examiné cette question aux paragraphes 18 à 20 de sa décision avant d’analyser en profondeur les véritables enjeux quant au fardeau de preuve :

[18]       Le rapport d’expertise de l'évaluateur municipal de la Municipalité régionale de comté de Charlevoix, M. Arthur Beaudry, évaluateur agréé [17] , indique et recommande une conclusion de valeur totale de 35 849 500 $ pour l’unité d’évaluation faisant l’objet du présent recours. Bien que ce résultat excède la valeur déposée au rôle d’évaluation, au moment de l’audience, l’évaluateur municipal recommande le maintien de la valeur telle qu’inscrite lors du dépôt du rôle comme il l’avait fait en sa qualité d’OMRÉ lors de la demande de révision administrative. Il considère que l’écart entre la valeur inscrite au rôle de 33 948 200 $ et celle à laquelle en arrive son étude ne représente somme toute qu’un écart de plus ou moins 5 %, ce qui ne constitue pas, selon lui, un préjudice réel au sens de l’article 144 LFM.

[19]       La valeur inscrite au rôle d'évaluation jouit d'une présomption de validité en raison du fait que c'est à celui qui la conteste de démontrer son inexactitude. Cependant, cette présomption n'est pas irréfragable et peut être renversée. Toutefois, étant donné cette présomption, celui qui conteste l’inscription a le fardeau de démontrer l’inexactitude de cette valeur suivant la prépondérance de la preuve.

[20]       En d’autres termes, si l’évaluateur municipal, un officier public, ne reconnait pas que la valeur qu’il a déposée est erronée au point de constituer un préjudice réel, soit en l’avouant expressément ou simplement en recommandant l’inscription d’une nouvelle valeur, la présomption de validité de la valeur au rôle subsiste. C’est le cas ici : l’évaluateur municipal recommande le maintien de celle-ci nonobstant le fait que son rapport d’expertise démontre un résultat de valeur se situant à un pourcentage quelque peu supérieur à la valeur déposée au rôle, mais inférieur au niveau de la marge d’erreur tolérable en évaluation foncière. La partie requérante a alors le fardeau de démontrer que la valeur inscrite est inexacte ainsi que le bien-fondé d’une nouvelle valeur.

Conclusions du Tribunal sur l’analyse des motifs d’appel

[39]         Pour les motifs énoncés précédemment au paragraphe 27 de ce jugement, le Tribunal considère que le TAQ a bien appliqué la présomption d’exactitude de la valeur au rôle. Le TAQ a également eu raison d’écarter le manuel américain Marshall & Swift pour les motifs mentionnés aux paragraphes 64 à 66 de sa décision [18] .

[40]         Toutefois, les opinions de l’ingénieur Pelletier exprimées à la page 17 de son rapport de janvier 2010 (R-4) posent une problématique réelle et sérieuse lorsqu’on les considère dans leur entièreté :

L’hôpital de Baie-St-Paul est donc extrêmement vulnérable face à un séisme. Les résultats obtenus confirment que le bâtiment en période sismique est non sécuritaire pour l’usage auquel il est destiné et ses occupants. Il est important de noter que selon notre expérience et suivant les analyses détaillées réalisées, le niveau de résistance de ces bâtiments est négligeable lors d’un séisme majeur, le comportement le plus probable de l’édifice est l’effondrement. De plus, le potentiel liquéfiable des sols pendant un séisme, s’il est confirmé, fait en sorte que le comportement de l’édifice pendant et après est hautement précaire et nécessite d’être investigué davantage avant de poursuivre la prochaine phase de notre mandat. Nous devons donc procéder à la réalisation d’une étude géotechnique permettant de définir de façon précise l’épaisseur de la couche de sable liquéfiable de manière à mieux définir la problématique.

                                                                                              (nos soulignements)

[41]         Cette problématique soulève des questions délicates d’intérêt général pour la région de Charlevoix; le Tribunal estime en conséquence qu’il y a lieu d’accorder la permission d’appeler sur la question suivante : dans le cadre des études de l’ingénieur Gino Pelletier de décembre 2008 et janvier 2010, le TAQ a-t-il correctement appliqué les articles 42 à 46 de la LFM à la date de référence du 7 juillet 2010, selon les enseignements de la jurisprudence pertinente résumée par le juge Lareau en 2010 dans Ville de Windsor c. Domtar [19] .

[42]         Cette question formule de façon plus adéquate celles suggérées par la Procureure générale :

a)         Les articles 42 à 46 L.F.M. permettaient-ils au mis en cause de conclure qu’un immeuble voué à la sécurité publique conserve sa pleine valeur au rôle même si des études disponibles avant la date de référence de l’évaluation révèlent une vulnérabilité sismique de celui-ci ?

[…]

c)         Le mis en cause a-t-il erré en considérant que l’avis professionnel reçu après la date de référence, lequel confirme des appréhensions exprimées dans un rapport émis avant la date de référence, constitue de l’hindsight ?

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCORDE en partie la requête pour permission d’appeler selon l’article 163 de la Loi sur la justice administrative ;

AUTORISE que la question suivante soit soumise à la Cour du Québec :

Dans le cadre des études de l’ingénieur Gino Pelletier de décembre 2008 et janvier 2010, le TAQ a-t-il correctement appliqué les articles 42 à 46 de la LFM à la date de référence du 7 juillet 2010, selon les enseignements de la jurisprudence pertinente résumée par le juge Lareau en 2010 dans Ville de Windsor c. Domtar [20] .

ORDONNE la transmission du dossier au juge coordonnateur de la division administrative et d’appel pour en assurer le suivi;

Frais à suivre, le cas échéant.

 

 

 

                                                                                    ________________________________

                                                                                    JEAN-F. KEABLE, J.C.Q.

 

 

Me Mathieu Trépanier

Chamberland Gagnon (Justice Québec)

Représentant de la requérante

 

Me Yves Boudreault

Tremblay Bois Mignault Lemay

Représentant des intimées

 

Baril & Avocats

Représentant du mis en cause

Les avocats du mis en cause ont produit une comparution sans formuler d’observation et sans se présenter à l’audience.

 

Date d’audience : 17 juin 2015

 



[1]      Le 13 mai 2015, lors d’une conférence téléphonique présidée par le juge coordonnateur adjoint, Charles G. Grenier, il a été convenu que l’audition de la requête pour permission d’appeler aurait lieu à Québec et que, le cas échéant, le débat se poursuivrait ultérieurement dans le district judiciaire de Charlevoix.

[2]      Ces abréviations sont utilisées par le TAQ.

[3]      Q uébec (Ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire) c. Baie-St-Paul , 2015 QCTAQ 0341 .

[4]      Lamarche McGuinty inc . c. Bristol (Municipalité de) et al ., REJB 1999-10529 (C.Q.)

[5]      Vergers Leahy inc . c. Fédération de l’UPA de St-Jean-Valleyfield , EYB 2009-167266 (C.A.); demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, n o 33565, 20 mai 2010.

[6]      Carignan c. Régie de gestion des matières résiduelles de la Mauricie , 2013 QCCA 1840 , juge Dominique Bélanger; voir également Laval (Ville de) c. Francispillai , 2015 QCCQ 3338 , paragr. 20 à 31, juge Richard Landry.

[7]      Paragr. 59 de la requête pour permission d’appeler.

[8]      Paragr. 61 de la requête pour permission d’appeler.

[9]      Autorités des intimées déposées à l’audience, paragr. 7 à 13.

[10]   Ville de Windsor c. Domtar Inc ., 2010 QCCQ 9031 , paragr. 54.

[11]   Pièce I-12.

[12]   Pièce R-6.

[13]   Pièce R-2-A, ann. 2.

[14]    Pièce R-6.                                        

[15]     RLRQ, ch. F-2.1.

[16]     Supra , note 10.

[17]   Pièce I-11.

[18]     Voir à ce sujet le paragr. 27 de ce jugement.

[19]     Supra , note 10.

[20]     Ibid .