Trois-Rivières (Ville de) c. Fabien |
2015 QCCS 3833 |
|||||||
JG 0688
|
||||||||
|
||||||||
CANADA |
||||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||||
DISTRICT DE |
TROIS-RIVIÈRES |
|||||||
|
||||||||
N° : |
400-17-003557-143 |
|||||||
|
||||||||
DATE : |
29 juillet 2015 |
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
JOCELYN GEOFFROY, J.C.S. |
||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
VILLE DE TROIS-RIVIÈRES |
||||||||
|
||||||||
Demanderesse |
||||||||
|
||||||||
c. |
||||||||
|
||||||||
CLAUDE FABIEN |
||||||||
|
||||||||
Défendeur |
||||||||
|
||||||||
et |
||||||||
|
||||||||
ASSOCIATION DES POLICIERS ET POMPIERS DE LA VILLE DE TROIS-RIVIÈRES INC. |
||||||||
|
||||||||
Mise en cause |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
JUGEMENT |
||||||||
sur requête en révision judiciaire |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
[1] La demanderesse, Ville de Trois-Rivières (la Ville), demande la révision judiciaire de la sentence arbitrale rendue par l’arbitre Claude Fabien le 18 juin 2014 qui annule la suspension de 5 jours imposée à l’agent Alain Lemire, policier à l’emploi de la Ville suite au grief déposé par le syndicat mis en cause, Association des policiers et pompiers de la Ville de Trois-Rivières inc. (le syndicat), le 8 mai 2012.
LES FAITS :
[2] Le 2 avril 2012, le policier Alain Lemire est suspendu sans solde par la Ville pour une durée de 5 jours et le syndicat a contesté la suspension par voie de grief en demandant que cette sanction soit annulée et que M. Lemire soit indemnisé pour le préjudice qu’il a subi. Une somme de 2 500,00 $ était aussi réclamée à titre de dommages moraux et punitifs.
[3] Les faits reprochés à M. Lemire par la demanderesse sont les suivants :
- Alors qu’il agissait à titre de patrouilleur, le 1 er octobre 2011, il se rend sur les lieux d’un appel pour violence conjugale avec son collègue de travail où se trouve le corps d’une jeune femme étendu au milieu de la pièce. Deux autres policiers sont déjà sur les lieux et des ambulanciers font des manœuvres de réanimation. M. Lemire utilise alors son téléphone cellulaire personnel pour filmer la scène pendant plus de 11 minutes et demie.
- La majeure partie du film montre des manœuvres de réanimation auprès de la victime qui a le haut du corps dénudé et ensanglanté.
- En quittant la scène du crime, M. Lemire se rend au quartier général de la police où il avise qu’il a pris des images de la scène.
- On lui reproche de s’être attardé longtemps sur le corps de la victime pendant les manœuvres de réanimation ce à quoi il répond que ce n’est pas ce qui l’intéressait; il voulait conserver la preuve.
- Le responsable de l’enquête est mis au courant de l’existence du film, il en discute avec les membres de son équipe qui sont tous surpris et indisposés par l’initiative de l’agent Lemire. Ils s’inquiètent de l’impact possible de ce film sur le déroulement du processus judiciaire. Normalement les policiers doivent utiliser les caméras règlementaires qu’ils ont à leur disposition et il aurait fallu une autorisation judiciaire pour filmer la scène du crime à ce moment.
- L’employeur décide de suspendre M. Lemire parce qu’il a contrevenu à la directive 5.3.6 B.2 qui se lit comme suit :
« Le policier se gagnera l’estime et le respect de la population si celle-ci remarque chez lui une discipline personnelle qui se traduit dans les gestes quotidiens. Par exemple, une tenue règlementaire et soignée contribuera à accroître et maintenir la réputation du service.
(…)
B.2 2 Seules les pièces d’uniforme et d’équipement règlementaire fournies par le service sont autorisées et doivent être portées. »
[4] Le 25 février 2011, un communiqué est émis par les autorités de la Ville rappelant et précisant que le port et l’utilisation d’un téléphone cellulaire pour usage personnel à des fins de communication sont interdits aux patrouilleurs.
[5] La Ville soumet qu’au cours de l’audience auprès du tribunal d’arbitrage de griefs, preuve a été faite que le port et l’usage du téléphone cellulaire par les policiers n’ont jamais été tolérés, sont formellement interdits et que tous les policiers le savent.
[6] L’avis disciplinaire transmis à l’agent Lemire le 1 er février 2012 indiquait :
Je vous convoque à comparaître devant moi le 6 février 2012 à 16 heures, dans la salle Jules-Vachon, afin de répondre d’une accusation disciplinaire, à savoir :
Art. 5 : Un policier doit obéir promptement aux ordres et directives de ses supérieurs.
Art. 6 : Un policier doit accomplir ses tâches consciencieusement, avec diligence et efficacité.
Art. 8 : En tout temps, un policier doit faire preuve de dignité et éviter tout comportement de nature à lui faire perdre la confiance ou la considération que requièrent ses fonctions ou à compromettre l’efficacité ou le prestige du corps de police.
Les faits à l’origine de cette convocation sont survenus le ou vers le 1 er octobre 2011. À l’occasion d’une intervention policière vous vous êtes retrouvé sur la scène d’un crime majeur. Vous avez alors utilisé votre téléphone cellulaire personnel afin de photographier et filmer l’intervention de même que la victime qui gisait au sol. Il s’agit là d’un comportement tout à fait inacceptable et inapproprié.
Lors de cette convocation, vous pourrez fournir, si vous le désirez, votre version des faits. Vous pourrez également être accompagné par un représentant désigné par l’exécutif de l’association. [1]
LA DÉCISION DU 18 JUIN 2014 :
[7] L’arbitre précise que la demanderesse ne pouvait invoquer que les faits et le motif énoncé spécifiquement dans l’avis disciplinaire du 1 er février 2012, suivant une jurisprudence bien établie en matière de relation de travail. [2]
[8] Il rappelle que les seuls faits reprochés au plaignant sont d’avoir utilisé son téléphone personnel pour filmer la scène. Il conclut que l’urgence de la situation et l’ensemble des circonstances du dossier, notamment la bonne foi du plaignant, ne permettent pas de conclure qu’il avait commis une faute méritant une sanction disciplinaire [3] .
[9] Il ajoute :
[140] Il y a lieu de conclure que l’employeur n’a pas réussi à prouver de manière prépondérante que le plaignant avait commis une faute en tournant un film dans les circonstances de l’intervention policière du 1 er octobre 2011.
[141] En concluant de la sorte, le Tribunal ne formule pas d’opinion sur la politique que l’employeur devrait adopter en matière de saisie d’images par un policier en situation d’urgence ou de flagrant délit, sur la scène d’un crime. Cette question relève de sa compétence. Il dispose du pouvoir de direction qui lui permettra de préciser dans une directive claire le comportement prescrit à ses policiers en cette matière, si ce n’est déjà fait.
[142] La présente sentence se limite donc à déterminer que le plaignant n’a pas commis de faute en agissant comme il l’a fait dans les circonstances exceptionnelles du présent grief. Il pouvait donc à bon droit déclarer à l’audience qu’il croyait avoir travaillé comme un professionnel lors de son intervention du 1 er octobre 2011. Quant à l’avenir, la prudence devrait l’inciter à vérifier quelles sont les instructions expresses de son employeur en cette matière, avant de tourner son prochain film.
[143] Par ces motifs, le Tribunal décide :
· De faire droit au grief dans son principe;
· D’annuler la suspension de cinq jours imposée au plaignant;
· De réserver sa compétence pour déterminer les conséquences de sa décision, si nécessaire;
· Le tout avec frais d’arbitrage partagés en parts égales entre les parties.
LES PRÉTENTIONS DE LA DEMANDERESSE :
[10] Tout d’abord, la demanderesse soumet que la norme de contrôle applicable relative à l’appréciation des faits est celle relative au critère du raisonnable.
[11] Elle soumet aussi que la norme de contrôle est celle de la décision correcte pour ce qui est des questions relatives à la compétence de l’arbitre.
[12] Elle plaide que la décision de l’arbitre est déraisonnable car, selon elle, elle est contraire à la preuve administrée en ce que l’agent Lemire n’a pas obéi aux directives 5.3.6 B.2 et 5.3.14 contrevenant ainsi à l’article 5 du règlement de discipline. Selon elle, il a aussi rendu une décision déraisonnable en rendant un geste légitime par le simple fait de sa bonne foi.
[13] Elle soumet de plus que l’arbitre a excédé ses compétences en modifiant ni plus ni moins les directives du service de police en vigueur. Il a, selon elle, omis d’analyser la preuve et d’évaluer la matérialité des reproches en considérant le statut de policier de l’agent Lemire.
[14] Elle ajoute que la décision de l’arbitre a des effets directs et est déraisonnable sur le travail des patrouilleurs, légitimant des gestes pourtant strictement et expressément interdits par des directives de l’employeur dont la validité n’est pas contestée.
LES PRÉTENTIONS DU SYNDICAT MIS EN CAUSE :
[15] Le syndicat convient aussi que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité de la décision. Il plaide évidemment que celle-ci est raisonnable et conforme à la jurisprudence en la matière.
ANALYSE :
[16] Le Tribunal convient, comme les parties, que la norme de contrôle applicable à l’appréciation des faits par l’arbitre, est le critère de la décision raisonnable conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada à ce sujet [4] . Il doit donc s’assurer de la raisonnabilité de la décision en ce que le résultat doit être une des solutions raisonnables qui lui est ouverte à titre de décideur et que le processus intellectuel utilisé, pour en arriver à cette décision, soit lui aussi raisonnable et rationnel.
[17] Analysons maintenant chacun des motifs traités par l’arbitre tels qu’ils apparaissent à l’avis disciplinaire du 1 er février 2012.
LE PREMIER MOTIF DE DISCIPLINE : Obéir promptement aux ordres et directives de ses supérieurs
[18] La demanderesse fait état du manquement par l’agent Lemire à la directive de son employeur qui, selon elle, justifie la mesure disciplinaire imposée par la demanderesse.
[19] La Cour d’appel a, à maintes reprises, précisé que le Tribunal d’arbitrage peut réviser au fond la mesure disciplinaire imposée et substituer son jugement à celui de l’employeur pour modifier la sanction lorsque la convention collective ne prévoit pas de sanction précise pour un geste donné. [5]
[20] Dans le présent dossier, l’agent Lemire n’a pas fourni une prestation de travail de la façon souhaitée par son employeur. Celui-ci pouvait-il le sanctionner pour autant? C’est la question à laquelle l’arbitre devait répondre. Pour ce faire, il devait évaluer si l’agent Lemire avait commis une faute susceptible d’être disciplinée en filmant la scène de crime avec son propre appareil au lieu d’utiliser celui de l’employeur, tel qu’on le lui reproche dans l’avis disciplinaire.
[21] La demanderesse invoque essentiellement la contravention à deux de ses directives pour justifier la mesure disciplinaire, soit : l’utilisation du téléphone cellulaire personnel et celle de l’imagerie numérique.
[22] Quant à l’usage du téléphone portable personnel, l’arbitre mentionne :
[100] La directive 5.3.6 Uniformes et tenue du personnel policier édicte ce qui suit :
Art. B.2 : Seules les pièces d’uniforme et d’équipement réglementaires fournies par le service sont autorisées et doivent être portées.
Cette directive ne fait aucune mention du téléphone cellulaire personnel. L’employeur en tire l’argument que tout ce qui n’est pas mentionné dans cette directive, comme pièce d’équipement, est interdit. Tel n’est pas le cas.
[23] En fait, le téléphone personnel fait l’objet d’une directive particulière qui interdit son usage à des fins personnelles. À ce propos, l’arbitre précise :
[38] Le 25 février 2011, le capitaine Vivier a signé un communiqué dans lequel il dénonce l’usage du téléphone cellulaire personnel comme une entrave au travail normal du policier et une contravention à l’article B.2 de la directive 5.3.6. Il édicte la directive suivante :
« Conséquemment, le port et l’utilisation d’un téléphone cellulaire pour usage personnel est interdit. »
Il ajoute :
« Nous espérons que tous prendront conscience de l’importance de ce rappel. Nous comptons sur votre collaboration afin que cesse cette pratique courante d’apporter avec soi son téléphone cellulaire. »
[24] Cette directive a manifestement pour objectif d’empêcher que les policiers ne soient distraits dans l’exécution de leurs tâches, par des activités de nature personnelle effectuées au moyen de leur téléphone.
[25] L’agent Lemire n’a pas utilisé son téléphone à des fins personnelles mais à des fins professionnelles. C’est ce que l’arbitre reconnaît au paragraphe 105 de sa décision :
[105] Les faits ne permettent pas de reprocher au plaignant l’utilisation de son téléphone cellulaire à des fins de communication. Ainsi, la jurisprudence qui a sanctionné des salariés pour avoir tenu des conversations sur leur cellulaire pendant le travail, alors que c’était interdit, ne saurait trouver application dans le présent grief. [6]
[26] En ce qui concerne le reproche du « port » du téléphone sur lui, l’arbitre mentionne :
[109] Comme le plaignant n’a pas utilisé son cellulaire personnel à des fins de communication, il n’a pas enfreint l’interdiction visant cette utilisation. Quant au simple port du cellulaire personnel au travail, la preuve ne permet pas de dire que l’employeur le considère fautif si le policier s’abstient de l’utiliser pour communiquer durant le service. Il y a lieu de conclure que l’employeur n’a pas prouvé que le plaignant a dérogé à la directive 5.3.6.
[27] Enfin, relativement à la politique sur l’imagerie numérique, la directive réfère à des pièces d’équipement - de caméras professionnelles - qui ne sont pas à la disposition de l’agent Lemire lors de l’exercice de ses fonctions. L’arbitre conclut qu’il faut faire une application intelligente de cette directive, il s’exprime ainsi :
[110] La directive 5.3. 15 Imagerie numérique judiciaire prescrit ce qui suit :
«D.1 Toutes les images numériques doivent être prises avec des appareils photographiques numériques approuvés par le service;
D.2 Les images numériques doivent être prises en format double RAW/JPEG. Un fichier NEF sera créé avec une copie JPEG de l’image RAW. »
L’employeur accuse le plaignant d’avoir enfreint cette directive. De fait, le plaignant a pris des images numériques avec une caméra autre que celles approuvées par le service. Toutefois, la prépondérance de la preuve ne permet pas de dire qu’il a commis une faute et ce, pour quatre raisons.
[111] Premièrement, il s’agit d’un cas où le plaignant a jugé opportun de filmer un événement imprévu et instantané, où il n’avait pas à sa disposition une caméra règlementaire, ni le temps d’en obtenir une. Il s’agit d’un cas assimilable à un cas de flagrant délit. Le directeur Gobeil endosse les motifs de ne pas permettre aux policiers d’utiliser leurs cellulaires pour faire des photos ou des films à des fins probatoires. Il ajoute toutefois que si un inspecteur auquel l’employeur fournit un cellulaire s’en sert pour prendre des photos dans une situation de flagrant délit imprévu, il ne va pas le discipliner : «C’est le gros bon sens. Il faut faire une application intelligente des règlements. » dit-il.
[112] Ce qui vaut pour un inspecteur à qui l’employeur fournit un cellulaire devrait aussi valoir pour un patrouilleur qui porte un cellulaire éteint sur lui. L’application intelligente des directives devrait conduire au même résultat pour le plaignant.
[113] Deuxièmement, l’initiative du plaignant a aussi reçu une approbation tacite de son supérieur immédiat. Pendant que le plaignant filmait, le sergent Bouchard est arrivé dans la pièce. Il a vu le plaignant en train de filmer. Il n’a pas eu de réaction. Il n’a pas dit au plaignant de cesser de filmer. Il n’a pas critiqué le fait que le plaignant filmait avec son cellulaire plutôt qu’avec une caméra règlementaire.
[114] Troisièmement, les patrouilleurs disposent des deux caméras règlementaires qu’ils utilisent au besoin et à leur discrétion pour recueillir de la preuve. L’une de ces caméras se trouve habituellement dans le véhicule du sergent Bouchard. Si le plaignant y avait pensé et s’il en avait eu le temps, il aurait pu demander au sergent Bouchard de lui apporter la caméra. On peut présumer qu’il n’aurait pas eu d’objection, puisqu’il n’est pas intervenu lors du tournage avec le cellulaire. Si le sergent Bouchard avait ainsi fourni au plaignant une caméra règlementaire, l’employeur n’aurait eu aucune raison de prétendre qu’il avait enfreint la directive 5.3.15.
[115] Quatrièmement, les images numériques sur support de qualité moindre que celui prescrit par la directive 5.3.15 ne sont pas pour autant irrecevable en preuve dans un procès. Il est possible que la preuve de leur authenticité, de leur intégrité ou de leur fiabilité en soit plus ardue. Mais ces difficultés ne sont pas des raisons valables de s’en priver si les fins de la justice sont mieux servies, notamment en l’absence d’autre preuve. C’est ainsi qu’on utilise bien volontiers les images recueillies par les caméras de banques ou de dépanneurs pour identifier les criminels et les faire condamner en justice. Dans des procès criminels, la cour a accepté en preuve l’enregistrement audio fait par un policier avec une enregistreuse numérique personnelle dans la cellule d’un prévenu [7] , ou les images empreintes de pas dans la neige prises par un policier avec son téléphone cellulaire personnel, en attendant l’arrivée du technicien en identité judiciaire. [8]
[116] L’employeur n’a pas démontré que le plaignant a enfreint la directive 5.3.15 relative à l’imagerie numérique judiciaire. Il n’a pas prouvé qu’il avait commis quelque autre forme d’insubordination, dans les circonstances particulières de son intervention du 1 er octobre 2011. Il y a lieu de conclure qu’il n’a pas prouvé que le plaignant avait contrevenu à l’article 5 du règlement disciplinaire.
LE DEUXIÈME MOTIF DE DISCIPLINE : L’exécution des tâches consciencieusement
[28] Aux paragraphes 117 à 121 de sa décision, l’arbitre traite du deuxième motif de discipline allégué par la Ville soit que l’agent Lemire a enfreint l’article 6 du Règlement sur la discipline interne des membres du Service de la sécurité publique .
[29] Cet article stipule :
Art. 6 : Un policier doit accomplir ses tâches consciencieusement, avec diligence et efficacité.
[30] À ce stade, rappelons que comme l’enseigne les auteurs de l’article de doctrine Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail [9]
1.102. L’exercice du pouvoir arbitral en matière disciplinaire exige l’application d’une méthode d’analyse constituée des trois éléments suivants :
Ø Déterminer si le salarié est effectivement responsable de la mauvaise conduite que lui reproche l’employeur;
Ø Déterminer si la mauvaise conduite justifie les mesures disciplinaires;
Ø Décider si les mesures disciplinaires choisies par l’employeur sont appropriées compte tenu de la mauvaise conduite et des autres circonstances pertinentes (adéquation de la sanction). [10]
[31] En l’espèce, concernant l’obligation d’accomplir ses tâches consciencieusement, avec diligence et efficacité, l’arbitre a décidé que la demanderesse ne s’était pas déchargée de son fardeau de preuve à l’égard de ce reproche. La tâche de l’agent Lemire consistait notamment à préserver la preuve disponible afin de faire condamner l’auteur du crime. L’arbitre rejette ce reproche pour les motifs suivants :
a) la preuve ne permet pas de conclure que la captation vidéo a empêché l’exécution de ses tâches;
b) la captation vidéo n’est ni étrangère, ni incompatible avec ses tâches;
c) le travail a été fait de manière conforme à la conscience, soit de bonne foi.
[32] Sur ce dernier élément l’arbitre conclut :
[120] « Consciencieusement» veut dire de manière conforme à la conscience. La bonne foi du plaignant se présume. La preuve la confirme. Le plaignant n’a jamais eu d’autre intention que celle de recueillir de la preuve pour la remettre avec diligence aux enquêteurs. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait immédiatement après la fin de son assignation à la surveillance de la scène du crime. Il n’y a pas la moindre preuve qu’il ait filmé ces images à des fins personnelles ou pour en faire une diffusion ou un usage inapproprié.
LE TROISIÈME MOTIF DE DISCIPLINE : Faire preuve de dignité et éviter tout comportement de nature à faire perdre la confiance ou la considération que requièrent ses fonctions ou à compromettre l’efficacité ou le prestige du corps de police
[33] Le troisième motif de discipline réfère à l’article 8 du Règlement sur la discipline interne des membres du service de la sécurité publique que la demanderesse reproche à l’agent Lemire d’avoir enfreint.
[34] Cet article se lit comme suit :
Art. 8 : En tout temps, un policier doit faire preuve de dignité et éviter tout comportement de nature à lui faire perdre la confiance ou la considération que requièrent ses fonctions ou à compromettre l’efficacité ou le prestige du corps de police.
[35] L’arbitre considère, quant à la disposition de cette sanction, que la demanderesse n’a pas démontré que l’agent Lemire avait eu un comportement de la nature de celui reproché.
[36] La Ville reproche à l’agent Lemire d’avoir créé un risque d’impact négatif sur le procès de nature criminelle contre l’auteur du crime. L’arbitre précise qu’aucune preuve permettant de démontrer un effet négatif n’a été offerte. Il a donc rejeté cet élément. Il en va de même de l’obligation de divulguer cet élément de preuve. En cela l’arbitre mentionne que les images captées par l’agent Lemire ne sont pas différentes de toutes les autres preuves que le service de police pourrait recueillir.
[37] Les éventuelles plaintes des services ambulanciers sont elles aussi demeurées au stade purement hypothétique. D’ailleurs, selon la preuve à laquelle l’arbitre fait référence, l’un des ambulanciers a même invité l’agent Lemire à prendre des photos en lui indiquant que c’était le temps de le faire.
[38] Relativement à l’argument de l’illégalité de la captation de l’image, l’arbitre explique que la demanderesse déborde du cadre de l’avis disciplinaire. Il s’exprime ainsi :
[134] La convention collective accorde beaucoup d’importance à cet avis de convocation. L’article 34.2 commande à l’employeur d’y alléguer «les motifs et les faits donnant naissance à l’accusation» pour laquelle le policier est convoqué. La jurisprudence arbitrale a souvent annulé des sanctions disciplinaires qui ne reposaient pas sur des motifs ou des faits dûment allégués dans cet avis de convocation [11] . Même si cette disposition doit être appliquée avec discernement et sans excès de formalisme, il y a des limites à ne pas franchir. Le policier a droit de savoir de quoi l’employeur l’accuse. L’absence totale d’un chef d’accusation majeur est fatale. Dans le présent cas, il y a lieu d’écarter la prétention de l’employeur voulant que le plaignant, en filmant dans les circonstances de ce grief, ait violé la loi.
[39] Relativement aux trois motifs invoqués dans l’avis de discipline, le Tribunal constate que la décision de l’arbitre est conforme à l’état de la jurisprudence arbitrale [12] et qu’en ce sens le résultat de cette décision est une solution raisonnable qui lui était ouverte à titre de décideur. Le processus utilisé pour en arriver à cette décision est lui aussi raisonnable et rationnel. Il n’y a donc pas lieu que notre Cour intervienne.
L’EXCÈS DE COMPÉTENCE INVOQUÉ PAR LA DEMANDERESSE :
[40] La demanderesse invoque un excès de compétence de la part de l’arbitre justifiant, selon elle, l’utilisation de la norme de contrôle de la décision correcte.
[41] Le Tribunal est d’avis que l’arbitre n’a aucunement excédé ses compétences en annulant la sanction disciplinaire imposée. Cette conclusion relève entièrement de sa compétence. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada rappelle que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique lorsqu’un décideur interprète sa propre loi constitutive pour déterminer l’étendue de ses compétences. [13]
[42] La demanderesse invoque aussi que l’arbitre a excédé ses compétences en remettant en cause ses directives et en les modifiant. La lecture de la décision du 18 juin 2014 révèle plutôt que l’arbitre se contente de conclure que le comportement de l’agent Lemire ne contrevenait pas aux directives. Ces directives ne s’en trouvent pas modifiées pour cela. L’arbitre précise même au paragraphe 141 de sa décision qu’il ne se prononce pas sur cette question.
[43] Au paragraphe 136 de sa requête introductive d’instance, la demanderesse allègue que l’arbitre a refusé d’appliquer les directives de l’employeur. Le Tribunal ne partage pas cet avis. Le rôle de l’arbitre se limitait à décider si la demanderesse avait démontré l’existence d’une cause juste et suffisante permettant de sanctionner l’agent Lemire et c’est ce qu’il a fait.
[44] Comme déjà mentionné, l’imposition d’une sanction disciplinaire n’est pas justifiée du seul fait qu’un employé contrevient à une directive de son employeur. Il faut que cette directive soit claire et précise, qu’elle soit connue de l’employé et que la contravention possède un degré de gravité qui mérite l’imposition d’une sanction disciplinaire [14] . L’arbitre n’a pas considéré que ce facteur avait été démontré et le Tribunal considère que sa décision fait partie des issues possibles au litige. Le présent Tribunal n’a pas à substituer son appréciation de la preuve à celle de l’arbitre qui est au cœur même de son champ de compétences à titre de décideur.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[45] REJETTE la requête en révision judiciaire de la demanderesse.
[46] LE TOUT avec dépens.
|
||
|
__________________________________ JOCELYN GEOFFROY, J.C.S. |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
||
|
||
Me Kathleen Rouillard |
||
BÉLANGER SAUVÉ, s.e.n.c.r.l. |
||
Procureurs de la demanderesse |
||
|
||
Me Frédéric Nadeau |
||
TRUDEL NADEAU, AVOCATS |
||
Procureurs de la mise en cause |
||
|
||
Date d’audience :
|
10 juin 2015 |
|
[1] Page 9, paragr. 55 de la décision.
[2] Page 23, paragr. 134 de la décision.
[3] Page 24, paragr. 138, 139 et 140 de la décision.
[4] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick , [2008] 1 S.C.R.
[5]
Fraternité des policiers de la commission urbaine de Montréal
c.
Lussier
,
D.E.T. 91T-885 (C.A.); YEB991-5676;
Syndicat des enseignantes et enseignants
de Leroyer
c.
Commission scolaire Jérôme Leroyer
, J.E. 95379,
[6]
Syndicat des employés du Centre d’accueil St-Antoine
et
Centre
d’accueil St-Antoine et le Faubourg
, Sentence 1992-04-06, arbitre André
Truchon,
[7]
Bédard
c.
R
.,
[8]
R
. c.
Larrivée
,
[9] BERNIER, Linda et als., Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail , 2e édition, volume 1, mise à jour 2014-2, Éditions Yvon Blais, p. 1.102.
[10]
Conseil de l’éducation de Toronto (Cité)
c.
FEEESO
, district 15,
[11]
Union des agents de sécurité du Québec, Métallurgistes Unis d’Amérique, section
locale 8922
et
Sécurité Kolossal inc
., Sentence 2004-04-16, arbitre
Nicolas Cliche,
[12] Jurisprudences précitées, note 11.
[13]
R.
c.
Godoy
[14] Les pouvoirs du tribunal d’arbitrage, dans « Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail », précité, note 9.