9254-8494 Québec inc. c. Québec (Ville de)

2015 QCCS 4299

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

 

 

N° :

200-17-016854-127

 

 

 

DATE :

17 septembre 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

DANIEL DUMAIS, J.C.S.

 

 

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9254-8494 QUÉBEC INC.

-et-

ROBERT GINGRAS

Demandeurs

c.

VILLE DE QUÉBEC

Défenderesse

 

 

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JUGEMENT

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1.-          L'APERÇU

[1]            La Ville de Québec doit-elle dédommager les demandeurs à la suite de l'infestation de rats qui a forcé la démolition et la reconstruction de l'édifice commercial situé au coin des boulevards Cloutier et Henri-Bourassa?

[2]            Selon les demandeurs, la Ville doit supporter l'entière responsabilité de cette histoire d'horreurs, laquelle résulte du mauvais entretien des égouts desservant le secteur. Ils invoquent, d'une part, l'application de présomptions énoncées au Code civil du Québec et allèguent, d'autre part, la négligence des autorités municipales à intervenir. La réclamation, amendée à plusieurs reprises, totalise 3 010 149,81 $ quant à la demanderesse et 50 000 $ pour le demandeur.

[3]            La Ville rétorque, en premier lieu, que le recours est prescrit puisqu'intenté plus de six mois après que le droit d'action ait pris naissance. Elle ajoute qu'aucune présomption du Code civil du Québec ne trouve application et qu'elle n'a pas commis de faute qui ait causé l'épidémie survenue et les dommages substantiels en ayant résulté. D'après elle, ce sont plutôt les demandeurs qui ont été négligents et ils doivent en supporter les conséquences. Enfin, elle plaide que le montant de la condamnation recherchée est exagéré.

[4]            Ce litige a nécessité une audition de vingt jours au cours de laquelle le Tribunal a entendu une cinquantaine de témoins dont plusieurs experts. Malgré la tâche colossale engendrée par ce procès, les parties et leurs procureurs ont travaillé de façon rigoureuse et maintenu un climat serein et courtois. Le soussigné les remercie pour la discipline et le professionnalisme démontrés.

[5]            Avant d'analyser chacune des questions soulevées, une mise en contexte s'impose.

2.-          LE CONTEXTE

[6]            Robert Gingras opère, depuis plusieurs années, une entreprise dans le domaine de la construction à Québec. Travailleur acharné, il acquiert de nombreux immeubles dans le secteur de Charlesbourg. C'est lui qui en assume la gestion, assisté de sa fille Nadine.

[7]            L'édifice qui nous intéresse se situe au coeur de l'arrondissement Charlesbourg, à l'intersection des boulevards Henri-Bourassa et Cloutier. C'est une bâtisse commerciale d'un étage sauf pour une partie où on en compte un second. On y retrouve, en 2012, six locataires soit une banque, un restaurant, une animalerie, une onglerie, un centre de jour et une agence de voyages.

[8]            Acquis en 1999 par M. Gingras et revendu à sa société en 2011, ce bâtiment n'a jamais connu d'épisode de vermine avant 2009, si ce n'est la présence de quelques rongeurs rapportée en 2004 et en 2006 [1] .

[9]            En 2006, la canalisation d'égouts principale qui longe l'édifice Gingras, sur le boulevard Cloutier, est inspectée par caméra à la suite de problèmes d'écoulement. L'entreprise LCS inc. identifie alors certaines fissures, dont deux plus importantes au fond de la conduite [2] . Compte tenu de la localisation de ces ouvertures, M. Fernand Racine, contremaître à l'emploi de la Ville, ne voit aucune urgence à intervenir d'autant plus que cette canalisation doit être refaite et que sa structure n'est pas menacée. Rien ne laisse alors présager un problème de rats dans le secteur et aucune plainte n'est transmise à ce sujet.

[10]         Au printemps 2009, une des locataires, Mme Lucie Fortin du Restaurant Le Déluré, doit composer avec la présence de rats, surtout des jeunes, une vingtaine d'entre eux étant capturés par son exterminateur Maheu & Maheu [3] . Les rats semblent provenir d'une ouverture dans le béton précédemment cassé sous le bar, quoiqu'aucune conclusion précise ne soit tirée. M. Gingras intervient et demande à Groupe Technodrain de procéder à des tests de fumée. Ceux-ci constatent certaines anomalies dans la plomberie et recommandent des travaux correctifs [4] . M. Gingras fait également réparer un clapet de toilette défectueux [5] . La défenderesse n'est pas informée de la situation.

[11]         Le restaurant ferme ses portes en mai 2009. Un litige naît entre la locataire et M. Gingras, lequel résulte en un jugement de la Cour supérieure prononcé en mars 2011 en faveur de ce dernier [6] . La présence de rongeurs y est notée mais n'est pas retenue comme motif de résiliation du bail. M. Gingras témoigne n'avoir pas été avisé du nombre de captures rapporté par Mme Fortin. Le local, vide à compter de mai 2009, demeure vacant pendant plusieurs mois.

[12]         À la fin de l'automne 2009, M. Gingras engage Air-Neuf Extermination Québec inc. et lui confie un contrat de gestion parasitaire. Ses représentants font plusieurs visites et recommandations afin de prévenir toute intrusion [7] . Ils suggèrent notamment de boucher certaines voies d'entrées potentielles pour les rongeurs. Un nouveau restaurateur prend possession du local. Il s'agit du restaurant Athénia Grill.

[13]         Les rapports d'intervention de l'exterminateur démontrent, à nouveau, la présence de rats dans ce local. Plusieurs trappes sont installées et permettent la capture de quatre rongeurs [8] . Ce nombre augmente à compter du mois de juin 2010. Ainsi, on rapporte au moins trois prises en juin, trois prises en juillet et six prises en août [9] . On retrouve ces rongeurs non seulement dans le local du restaurant mais aussi dans celui de l'animalerie. Cela oblige son locataire, M. Gladysiak, à engager sa propre firme d'exterminateurs. M. Gingras affirme n'être pas avisé de la situation prévalant alors à l'animalerie.

[14]         Personne n'identifie précisément d'où proviennent ces rats. Divers intervenants notent des déficiences dans les appareils sanitaires et identifient des accès potentiels mais aucun constat précis et déterminant n'est fait. Monsieur Gingras engage des spécialistes afin de boucher les issues et empêcher les intrusions. On continue d'attraper des rats de façon périodique, sans enrayer définitivement la situation.

[15]         Le 16 juin 2010, la Ville est contactée par Mme Gingras relativement à la présence de rats dans le voisinage [10] . Elle délègue des représentants pour voir ce qui en est. Ceux-ci examinent les alentours et notent quatre trous de rats près de la terrasse extérieure du restaurant. Ils suggèrent au propriétaire de l'enlever pour vérifier la situation. Lors de cette visite, personne ne leur mentionne la présence de rats à l'intérieur du bâtiment.

[16]         De nouveaux appels sont ensuite logés auprès de la Ville par M. Gingras ou sa fille [11] . Ils y font état de leurs démarches pour régler le problème. On souligne avoir vu d'autres rats dans le voisinage. La Ville répond qu'elle fera une demande de dératisation, ce qui est fait en août 2010 [12] . Elle conclut qu'il s'agit « d'un problème d'ordre privé » de sorte qu'il appartient au contribuable de prendre les choses en mains.

[17]         Loin de s'améliorer, la situation s'aggrave en 2011. Le témoin Gladysiak, propriétaire de l'animalerie, fait état de centaines de rats capturés. Ses photos [13] , prises en mars et avril 2011, de même qu'à l'automne suivant, sont éloquentes. On voit beaucoup d'urine et d'excréments de rats, des murs et des fils rongés, des rats morts, des traces de sang et manifestations diverses de la présence de rongeurs. De plus, les sacs de moulée sont perforés. L'exterminateur Jérôme Cloutier, mandaté par M. Gladysiak, corrobore les nombreuses captures de rats, jeunes et adultes, et rapporte l'incapacité de reprendre le contrôle et de mettre un terme à cette situation qui dégénère.

[18]         L'importance du sinistre en cours amène M. Gingras à réclamer une indemnité à son assureur Aviva afin d'être compensé des dommages causés par les rats. Aviva lui verse la limite prévue à ce chapitre, soit 25 000 $ [14] . Par contre, aucune plainte n'est documentée auprès de la municipalité, sauf un courriel relatif au dépôt de divers matériaux dans le cadre de travaux de réfection des infrastructures sur le boulevard Henri-Bourassa [15] .

[19]         M. Gingras continue de tenter d'identifier les issues potentielles et de reprendre le contrôle. Il fait remplacer, par Plomberie Fortin, un plomb de toilette grugé [16] , fait reconstruire la ligne de branchement d'égout de l'animalerie donnant sur le boulevard Cloutier et y fait installer un clapet anti-retour. Malgré tous les travaux ainsi effectués, tant à la plomberie qu'à la structure, la crise n'est pas résolue.

[20]         Alors qu'ils sont en vacances en Floride, M. Gingras et sa fille sont informés par M. Gladysiak, en janvier 2012, que la situation s'envenime encore. Les rats sont de plus en plus nombreux. Des travaux au sous-sol de l'animalerie révèlent la présence de trois ou quatre trous de rats grugés dans l'un des murs de fondation de l'animalerie [17] . En y effectuant des réparations, l'employé Alain Morency constate lui-même la présence d'un rat dans l'un de ces trous.

[21]         À ce moment les rats semblent présents partout dans l'édifice sauf dans les locaux de la banque. Plusieurs exterminateurs interviennent, installent des pièges, des rodenticides et capturent des rats. Les locataires entendent les rongeurs, les voient. Le propriétaire ne sait plus quoi faire face à ce fléau qui se propage [18] .

[22]         Le 6 février 2012, Mme Gingras écrit à la Ville pour savoir ce qui se passe avec les égouts de la Ville et « manifester une infestation de rats [19] Deux préposés de la Ville se rendent sur place pour constater ce qui en est. On procède à la dératisation de l'égout du secteur [20] et demande de passer une caméra dans la conduite principale.

[23]         Le test de caméra du 17 février 2012 révèle la présence des mêmes fissures que celles observées en 2006 [21] . C'est la première fois que M. Gingras est informé de leur existence.

[24]         Considérant qu'on est en hiver, qu'il n'y a pas de trace de passage de rongeurs dans la conduite malgré les plaintes reçues, et que le cas ne semble pas urgent, M. Racine, de la Ville, ne juge pas nécessaire d'excaver et de réparer la conduite [22] . De son côté, M. Gingras demande à Technodrain de procéder, à nouveau, à des tests de fumée. Leur rapport fait état de certaines ouvertures mineures et recommande la pose de clapet ventilé « afin d'éviter que la vermine puisse passer ». [23]

[25]         L'infestation ne se résorbe aucunement malgré toutes les interventions et réparations requises par le demandeur. En fait, plus ça va, pire c'est, comme l'illustrent les rapports D-15 émanant des exterminateurs impliqués. Des rats sont attrapés presque quotidiennement.

[26]         Au début mai, la Ville fait effectuer une nouvelle inspection par caméra. Les DVD révèlent alors l'existence d'une autre fissure d'importance sur la conduite secondaire près de l'embranchement du réseau connecté à l'animalerie [24] . Cette fissure est située du côté du terrain de la Ville [25] . Personne n'était informée de cette ouverture jusque là.

[27]         Le 3 mai 2012, plusieurs personnes, dont des représentants de la Ville, assistent au démantèlement de la terrasse attenante au restaurant. On observe la présence de trous de rongeurs [26] . Plusieurs rats qui s'y cachaient se sauvent et courent partout sur le terrain. Certains se réfugient dans une colonne décorative où ils ont percé le mur afin d'accéder à l'intérieur de l'immeuble. D'autres grimpent sur le toit où on note la présence de trous dans le soffite, sur la couverture et près des unités de ventilation [27] .

[28]         Entre-temps, le locataire de l'animalerie a quitté les lieux le 23 avril précédent, incapable de poursuivre ses opérations. Les autres locataires s'en vont également. La banque doit s'installer dans de nouveaux locaux temporaires. Rien ne va plus et l'immeuble se vide.

[29]         Le 7 mai 2012, la Ville procède à l'excavation de la conduite principale du boulevard Cloutier et à la conduite secondaire près du branchement de l'animalerie. L'une des fissures, celle près du branchement à l'animalerie, est photographiée [28] . Quant à l'autre, le tuyau est arraché et aucune observation concrète ne peut être faite. On répare alors ces ouvertures. Lors de ces travaux, des témoins aperçoivent un nid de rats situé sous le trottoir de la rue, près de l'animalerie.

[30]         Par la suite, M. Gingras dégarnit une partie des murs du sous-sol et autres pièces du bâtiment. Il n'y a alors plus de locataires sur place. L'infestation s'estompe et on voit de moins en moins de rats [29] . Rendu au mois de juillet 2012, on ne voit plus d'activités de rats [30] .

[31]         Les dégâts observés sont gigantesques et désolants. Un expert en décontamination, M. Guy McSween, produit un rapport le 22 juin 2012 et conclut « que l'ensemble des structures de ce complexe commercial est hautement contaminé et que des mesures correctives devront nécessairement être entreprises visant à éliminer la contamination présente ». [31] Cette décontamination nécessite le dégarnissement complet de toutes les structures de murs, plafonds et planchers et la cessation de toute occupation jusqu'à la complétion des travaux. Les conclusions de ce rapport ne sont pas contestées par la Ville.

[32]         Différentes démarches sont ensuite entreprises aux fins de démolir tout ce qui est nécessaire et reconstruire à neuf. Confrontée à certaines exigences de la réglementation municipale, la demanderesse décide de tout mettre à terre et d'ériger une nouvelle bâtisse de deux étages. Celle-ci est complétée en 2014 et mise en location. Deux locataires occupent actuellement les lieux et le second étage n'est toujours pas loué.

[33]         Le 10 août 2012, le recours en dommages est déposé et contesté avec vigueur par la défenderesse.

3.-          L'ANALYSE

A)         La demande d'amendement contestée

[34]         Les parties ont apporté plusieurs amendements à leurs procédures notamment quant au quantum. Ceux-ci n'ont pas fait l'objet de contestation sauf un. Il convient d'en disposer.

[35]         La modification disputée concerne l'allégation 25 de la requête introductive d'instance. Celle-ci se lit ainsi:

25.    En janvier 2012, étant informé par les firmes d'exterminateurs que le problème d'invasion de rongeurs proviendrait des égouts de la Ville de Québec, une préposée de la demanderesse tente à de nombreuses reprises de communiquer par téléphone avec cette dernière et ce, afin qu'elle procède aux interventions nécessaires;

[36]         Quant à la version amendée et proposée par les demandeurs, on y lit:

25.    En janvier 2012, étant informé par les firmes d'exterminateurs que le problème d'invasion de rongeurs pourrait provenir des égouts de la Ville de Québec, et bien que les demandeurs n'aient à cette époque aucune certitude quant aux bris des canalisations de la Ville de Québec , une préposée de la demanderesse tente à de nombreuses reprises de communiquer par téléphone avec cette dernière et ce, afin qu'elle procède aux interventions nécessaires;

[37]         La Ville s'objecte à cet amendement au motif qu'il révoque un aveu qui fait preuve contre les demandeurs, ce qui ne peut être fait, à moins qu'on ne prouve qu'il résulte d'une erreur de faits [32] . Or, ici aucune erreur n'est alléguée ou démontrée.

[38]         On aura compris que cette allégation se rattache à l'argument de prescription qui sera analysé plus loin.

[39]         Le Tribunal ne voit pas en quoi la version amendée révoque la première. Ce que vise ces allégations, c'est d'abord l'information reçue des firmes d'exterminateurs au début janvier. Le contenu demeure le même que l'on utilise le verbe proviendrait ou l'expression pourrait provenir . Dans les deux cas, il s'agit d'une hypothèse. La Cour devra déterminer si les demandeurs disposaient de suffisamment d'information afin que court la prescription.

[40]         Pour ce qui est de l'ajout visant l'absence de certitude quant aux bris de la canalisation , il ne vient nullement contredire le reste. Au contraire, il va dans le sens de l'énoncé conditionnel qui le précède.

[41]         Au surplus, le texte de l'allégation 25, amendé ou non, n'affirme rien de catégorique et il est difficile d'y voir une admission claire et nette. Or, l'aveu judiciaire doit être formulé clairement et sans ambiguïté [33] .

[42]         Dans ces circonstances, la Cour permet l'amendement puisque celui-ci, quoique son utilité paraisse discutable, n'enfreint pas le texte de l'article 2852 du Code civil du Québec et n'est pas contraire aux intérêts de la justice.

B)        La prescription du recours

[43]         La Ville plaide que la demande est tardive puisque déposée plus de six mois après que le droit d'action ait pris naissance. Selon elle, ce délai a commencé à courir en janvier 2012 ou, au plus tard, le 6 février 2012, date de la plainte P-8. Dans un ou l'autre des cas, la procédure timbrée le 10 août suivant excède la période de six mois dont disposaient les demandeurs pour agir en justice à l'encontre de la municipalité.

[44]         Les demandeurs reconnaissent que leur poursuite est soumise aux termes de l'article 586 L.C.V . et à son court délai de prescription de six mois. Ils plaident cependant que le point de départ du calcul est survenu le 17 février 2012, date où ils ont appris qu'il existait des fissures dans la canalisation municipale. Jusque là, ils ne pouvaient déposer de recours contre la défenderesse puisque rien ne leur permettait d'identifier une faute de celle-ci. Leur droit d'action n'avait donc pas pris naissance.

[45]         L'article qu'il nous faut appliquer se lit ainsi:

586.      Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l'un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d'illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d'action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.

[46]         Il s'agit d'une disposition d'exception qui déroge au principe général du Code civil du Québec qui fixe le délai usuel à trois ans. On l'a vu, les demandeurs ne contestent pas que leur recours, de nature extracontractuelle, soit sujet à cette période de six mois. Ce n'est donc pas la durée du délai de prescription qui cause problème mais la notion de « jour où le droit d'action a pris naissance .» Quel est donc ce jour dans la présente affaire?

[47]         Citant plusieurs jugements rendus antérieurement, la Ville réfère au « premier moment où le titulaire du droit aurait pu prendre action pour le faire valoir ». [34]

[48]         Selon la Cour d'appel, ce premier moment, en matière de responsabilité civile, « survient dès que le titulaire du droit acquiert une connaissance suffisante d'une faute, d'un dommage et du lien de causalité qui les unit (art. 1457 C.c.Q.) en faisant preuve de diligence raisonnable dans la recherche des faits ». [35]

[49]         Or, cette connaissance suffisante suppose que la victime puisse raisonnablement soupçonner un tel lien. D'après la défense, les demandeurs soupçonnaient ou auraient dû soupçonner la potentielle responsabilité de la Ville et ce, plus de six mois avant le 10 août 2012, jour du dépôt de la requête initiale.

[50]         Aux yeux du Tribunal, le critère du « soupçon » exige plus qu'une simple spéculation ne reposant sur rien de concret. Il faut établir l'existence d'indices sérieux, non de vagues déductions, qui permettent de croire à la présence d'une faute reliée au préjudice subi. Si le test était trop sévère, on encouragerait le dépôt de procédures basées sur à peu près rien, surtout dans le cas de courte prescription. Telle n'est sans doute pas l'intention du législateur. La tendance actuelle des tribunaux vise à éliminer rapidement les recours abusifs, frivoles ou manifestement voués à l'échec. Il ne faut pas que l'application des règles de prescription navigue en sens contraire et oblige les plaideurs à déposer des procédures à la moindre occasion. C'est ce qu'exposait la Cour d'appel dans l'arrêt Air Transat A.T . inc. c. Taillefer :

« L'intimé n'a réellement découvert l'existence de son droit d'action contre les appelants que le 23 décembre 1997. S'il avait intenté un recours contre les appelants avant cette date, il l'aurait fait sur la seule base de vagues soupçons, s'exposant du même coup à être poursuivi en dommages. Il aurait fait preuve de témérité, comme la juge de première instance le souligne. » [36]

[51]         En l'espèce, la Cour conclut que le recours n'est pas prescrit. Avant le 17 février 2012, moment où ils furent informés de fissures dans la conduite, rien ne permettait aux demandeurs de croire que la Ville puisse être responsable de la présence de rats dans leur immeuble. Ils cherchaient alors les sources d'intrusion et s'affairaient à colmater les issues potentielles. Le fait qu'il y ait eu des rats dans le secteur, provenant possiblement des égouts, ne pouvait, en soi, supporter une accusation de négligence de la part de la Ville. On ne peut imputer une faute à une municipalité du simple fait qu'il y ait des rongeurs dans ses canalisations. C'est sans doute pour cela qu'aucune réclamation ou mise en demeure n'a été expédiée avant le 17 avril 2012 [37] .

[52]         La plainte faite à la Ville le 16 juin 2010 ne mettait aucunement en doute la responsabilité éventuelle de celle-ci, se limitant à demander son aide et son intervention [38] . Il est vrai que les demandeurs se sont plaints de l'état des travaux effectués par l'entrepreneur PEB en 2011. Mais, on visait avant tout les inconvénients découlant de l'exécution du projet réalisé par cette entreprise et on ne référait pas à la présence de rats [39] . Quant au courriel du 6 février 2012, sa lecture convainc que les demandeurs n'avaient connaissance d'aucun reproche spécifique à faire à la Ville:

« Objet: Plaintes.

à qui de droit,

La présente est pour manifester un [sic] infestation de rats dans le secteur de charlesbourg [sic] coin henri-bourassa [sic] et boul. cloutier [sic] . Plusieurs vermines ont été apreçus [sic] encore récemment. Au nom des locataires et nous-mêmes, nous n'apprécions pas ce qui se passe présentement. Est-ce que les égouts de la ville débordent de rats dans ce coin-là? Que se passe t'il? [sic]  »

Il s'agit plutôt d'une demande d'informations, laquelle ne permet pas d'inférer que l'on soupçonne, de façon sérieuse, que la Ville soit responsable de la présence de rats.

[53]         Par ailleurs, la situation n'était pas plus claire en janvier 2012 lors de discussions entre l'exterminateur Patrick Jeffrey et les Gingras. Certes, M. Jeffrey soulevait la possibilité d'un bris des canalisations de la Ville. Cependant, cela demeurait une pure hypothèse, non vérifiée, et nécessitant que l'on fasse des tests. La mention que l'on retrouve sur la facture du 10 janvier 2012 le démontre bien:

« Rat dans Bâtiment inspection Réseau de trape Trous dans le mur est du sous-sol (Joint) près des tuyaux relier à la plomberie de la ville, possibilité de tuyaux de la ville Brisé [sic] [40] (Nous avons souligné)

[54]         Dans sa plaidoirie, la défenderesse s'appuie sur la réponse suivante, du demandeur, donnée à son interrogatoire, afin de démontrer qu'il savait, dès janvier 2012, que les conduites de la Ville étaient en cause:

« Mais depuis le mois de janvier 2012 qu'on fait des plaintes à la Ville pour qu'ils viennent réparer leur conduite, au mois de février ils étaient supposés de venir réparer, ils viennent pas, ils m'envoient une amende parce que je n'ai pas le droit d'avoir de rats. » [41]

[55]         Il faut mettre cette déclaration en perspective. Ce ne sont pas des paroles prononcées en janvier 2012. Le témoin relate une conversation ayant eu lieu en avril ou mai 2012 après qu'il ait été informé, le 17 février 2012, de l'existence de fissures dans la canalisation. En janvier 2012, il ignorait que la conduite était percée. Comment pouvait-il requérir qu'on vienne la réparer? Cette réponse n'est pas assez claire et précise pour que l'on puisse imputer aux demandeurs la connaissance d'une cause d'action contre la Ville dès janvier 2012, surtout quand on en considère l'impact sur la recevabilité du recours.

[56]         Il en va de même de l'allégation 25. Il ne s'agit pas d'un aveu clair et catégorique.

[57]         Il ne faut pas perdre de vue que la notion de prescription extinctive repose « sur l'idée d'une sanction de l'inaction de celui qui a un droit à exercer [42] Sa négligence ou sa passivité à agir ne peuvent empêcher la prescription de faire son œuvre. Par contre, l'ignorance légitime ou une connaissance insuffisante des éléments nécessaires à son recours (la faute et la causalité), avant le 17 février 2012, fait en sorte que le droit d'action n'avait pas encore pris naissance. Le recours n'est donc pas prescrit.

[58]         Il faut maintenant en analyser le mérite.

C.         La responsabilité

i)          Introduction

[59]         Les demandeurs soutiennent que la Ville doit supporter l'entière responsabilité des événements et les indemniser de leur perte. Aucune entente ne liant les parties, nous sommes en présence d'un recours de nature extracontractuelle. Trois éléments sont requis pour conclure à la responsabilité soit, l'existence d'une faute ou négligence, la démonstration d'un préjudice et un lien de causalité entre eux.

[60]         Conformément à la règle générale établie par le Code civil du Québec [43] , le fardeau de la preuve repose sur les épaules des demandeurs. Ils peuvent invoquer certaines présomptions, établies au même code, lesquelles, lorsqu'applicables, entraînent un renversement de ce fardeau. Autrement dit, la loi facilite parfois l'obligation d'établir la négligence de quelqu'un et permet à la victime de bénéficier d'un régime de preuve plus favorable, la faute étant présumée si on rencontre certaines conditions. Si tel n'est pas le cas, il faut alors s'en remettre au régime général, basé sur la preuve de négligence.

[61]         Dans la présente affaire, les demandeurs plaident l'existence, en leur faveur, de deux présomptions prévues au régime de responsabilité du fait des biens. La première présomption est celle découlant du fait autonome du bien, opposable à son gardien [44] . L'autre vaut contre le propriétaire d'un immeuble [45] lorsqu'il y a ruine de celui-ci combinée à un vice de construction ou un défaut d'entretien. Advenant que ces présomptions s'avèrent inapplicables, les demandeurs soumettent que, de toute façon, la défenderesse et ses employés se sont comportés de façon négligente, ce qui les rend responsables suivant le régime usuel applicable à son fait personnel.

ii)         La présomption relative au fait des biens

[62]         Selon l'article 1465 C.c.Q ., le gardien d'un bien est tenu de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci, à moins qu'il prouve n'avoir commis aucune faute.

[63]         Comme on le voit, il appartient au gardien d'un bien de s'exonérer, en prouvant n'avoir commis aucune faute, si on retient que le préjudice causé provient du fait autonome de son bien.

[64]         La mise en œuvre de cette présomption requiert que soient établi deux éléments. D'abord, il faut que le préjudice résulte strictement du fait autonome d'un bien. Ensuite, le défendeur doit en être le gardien.

[65]         On exige donc que le préjudice ait été causé par le fait autonome du bien dont le défendeur assumait la garde. De façon plus précise, la jurisprudence requiert «  que l'objet ne soit pas resté purement passif dans la création du préjudice, mais au contraire y ait activement participé par son dynamisme ». [46]

[66]         Ici, la Cour considère qu'il ne s'agit pas d'un cas visé à l'article 1465 C.c.Q.

[67]         Premièrement, les dommages n'ont pas été causés par les conduites ou leurs fissures. Ce sont les rats qui ont envahi et détruit la place. Deuxièmement, il n'est survenu aucun événement soudain qui puisse permettre de relier l'arrivée des rats avec les fissures. Celles sur la conduite principale dataient d'au moins six ans. Troisièmement, on ignore si les rats qui ont trouvé refuge dans l'édifice sont sortis par ces fissures. Ils ont pu pénétrer directement par les canalisations.

[68]         La présente situation ne peut être assimilée aux décisions citées par la demande. Dans les cas ainsi rapportés, une canalisation se rupture soudainement et inonde une cave, ou encore des dommages sont causés lorsque les égouts refoulent [47] . Dans ces scénarios, on peut conclure au fait autonome du tuyau et appliquer la présomption à l'encontre de son gardien. L'implication du tuyau ou du système n'est guère contestable. Tel n'est pas le cas en l'espèce. Le lien entre les dommages et un fait autonome des canalisations ne peut être retenu, puisque trop éloigné et incertain.

[69]         Ajoutons qu'il est loin d'être évident qu'une municipalité soit la gardienne des rongeurs qui circulent sur son territoire et dans ses égouts. Il s'agit d'intrus et la Ville n'en assume pas le contrôle. Ce n'est pas comme l'eau qui coule dans son réseau. Aucun précédent n'a été cité qui permette d'appliquer la présomption de l'article 1465 C.c.Q . à la présente affaire. Ce régime spécial de responsabilité ne peut être retenu en l'espèce.

iii)        La présomption résultant de la ruine d'un immeuble

[70]         La loi énonce que le propriétaire d'un immeuble est présumé responsable du préjudice causé par sa ruine, totale ou partielle, lorsque celle-ci résulte d'un défaut d'entretien ou d'un vice de construction, même si ce vice ou ce défaut ne lui est pas attribuable. Advenant que ces conditions soient établies, le propriétaire a le fardeau de démontrer l'existence d'une force majeure, la faute d'un tiers ou celle de la victime, s'il veut éviter une condamnation.

[71]         Il n'est pas contesté, en défense, que le réseau d'égouts constitue un immeuble au sens de cet article. Par contre, on argumente que, tout comme pour la précédente présomption, la ruine invoquée nécessite un lien direct avec le préjudice. Par exemple, le bardeau qui se détache d'un toit et blesse un passant ou le plancher qui cède au pas d'un visiteur. Or, cette relation est ici absente ou du moins, trop indirecte, selon la Ville.

[72]         La Cour donne raison à la défenderesse et ne retient pas qu'il s'agisse d'un cas d'application du régime particulier prévu à l'article 1467 C.c.Q . Certes, il y avait des fissures mais celles-ci n'ont pas causé les dommages recherchés. Ce sont les rongeurs qui ont fait les dégâts, pas la ruine ou le bris des tuyaux. Aucune preuve n'établit de concomitance entre ces bris et les dommages recherchés. On ignore si les rongeurs sont sortis des tuyaux. Au surplus, il n'est pas évident qu'une fissure dans une conduite d'égouts puisse être qualifiée de ruine partielle de celle-ci. Il y a des limites à l'étendue du régime spécial de l'article 1467 C.c.Q . Celui-ci doit être interprété de façon restrictive.

[73]         Le présent cas ne se compare pas aux faits survenus dans l'arrêt Cité de Québec c. Picard [48] , alors que le bris d'une conduite d'aqueduc avait inondé la propriété du demandeur. L'événement, soit l'éclatement du tuyau, y était soudain. Ses conséquences, l'inondation et les dommages, s'avéraient indéniables. Tel n'est pas le cas en l'instance. Les circonstances révélées au procès ne permettent pas de conclure à un préjudice résultant de la ruine du système d'égouts.

[74]         Il n'est donc pas nécessaire, à ce stade-ci, de se prononcer sur l'existence ou non d'un défaut d'entretien, ce qui constitue une condition additionnelle à démontrer. Par contre, cet aspect sera discuté à la section suivante.

iv)         La négligence

[75]         À ce chapitre, la demande reproche le mauvais entretien des canalisations de la part de la Ville. Elle évoque la présence d'ouvertures dans les conduites et le délai à les réparer. Elle s'en prend aussi à la façon dont la Ville a appliqué son programme de dératisation.

[76]         Discutons d'abord de la présence de fissures. En 2006, la Ville effectue des tests de caméra sur la conduite principale du boulevard Cloutier. Elle découvre alors certaines fissures, dont deux de classe 5 [49] . Le pourquoi de ces tests n'est pas clair, étant probablement dû à un refoulement d'égouts préalable [50] . En mai 2012, un nouveau test permet d'identifier une autre ouverture importante, cette fois, sur la conduite secondaire menant à la ligne d'égouts de l'animalerie, près de l'embranchement. Quoique ce bris soit localisé près du raccordement qui relie la conduite publique à celle du propriétaire, la preuve permet de conclure qu'il se situe sur la propriété de la Ville.

[77]         L'existence de ces fissures ne permet certainement pas de conclure, en soi, à une faute et à un mauvais entretien du réseau d'égouts. La Ville a une obligation de moyens et elle ne peut garantir l'absence, en tout temps, de perforation dans des tuyaux enfouis sous terre. Ce serait lui imposer une obligation de résultat et la rendre redevable de tout bris de ses équipements, même ceux imprévisibles: c'est trop demander à une municipalité. L'âge de la canalisation sur le boulevard Cloutier, soit au moins 50 ans, n'établit pas, non plus, la commission d'une faute. Aucune preuve ne permet d'affirmer que le système était devenu non fonctionnel en raison de son âge et qu'on ne pouvait s'y fier. Certes, on prévoyait le changer, mais cela ne veut pas dire qu'il était désuet.

[78]         Le délai d'intervention sur la canalisation secondaire ne pose aucun problème puisqu'on a réparé le bris, en mai 2012, quelques jours après en avoir appris l'existence. Le cas de la conduite principale, sur le boulevard Cloutier, s'avère plus problématique puisque la réparation a été effectuée six ans après sa découverte, et près de trois mois suivant un second test de caméra effectué le 17 février 2012.

[79]         C'est ce délai que la Cour va maintenant analyser. En 2006, la Ville apprend qu'il existe des fissures mineures, joints décalés et deux ouvertures importantes sur la conduite d'égouts en façade de l'animalerie [51] . Interrogé à ce sujet, M. Racine, contremaître à la Ville de Québec, déclare:

R.    Il y avait des trous dans le bas de la conduite, là. [52]

(…)

R.    Pour moi, cette conduite là, oui, elle est en mauvais état.

Q.    Elle…

R.    Ça, c'est sûr . [53]

[80]         Un peu plus loin, il affirme que les mêmes fissures sont identifiées en 2012, ce qui est normal si aucune intervention n'a été faite [54] .

[81]         M. Racine explique que la Ville n'a pas réparé les bris en 2006 car ceux-ci étaient situés au bas du tuyau et qu'il n'y avait pas de danger d'affaissement. La structure était bonne. La Ville aurait creusé si l'ouverture avait été située au haut [55] mais ce n'était pas le cas. «  Elle (la conduite) est capable de «tougher» encore parce que la structure se tient comme telle ». [56]

[82]         Par ailleurs, selon le témoin Steve Pelletier, le visionnement des DVD suggère que l'une des fissures aurait été réparée entre 2006 et 2012. Chose certaine, il est clair qu'au moins une fissure importante, dite de classe 5, n'a subi aucune réparation avant le mois de mai 2012. En février 2012, lors de la seconde série de tests de caméra, on revoit cette même fissure. C'est alors l'hiver et les gens de la Ville décident, à nouveau, qu'aucune intervention ne presse, d'autant plus que cette canalisation doit être refaite bientôt:

Q.    Bien, je veux dire, à ce moment-là, là, ce n'est pas des conditions. La caméra, ils ont regardé puis ils ont dit: « Bien regarde, il n'y a pas d'urgence à aller creuser là en plein hiver pour refaire de quoi », parce qu'on avait attendu, il y avait une pression qui disait: « Bien là, il y a des rats, il y a des rats », puis: « Oui, il y a des rats, effectivement, mais qu'est-ce q'on fait avec ça? Bien là, on va attendre puis quand ce sera le temps venu, on ira creuser dans les meilleures conditions [57]

[83]         Le 3 mars 2012, M. Racine tombe en congé de maladie et doit s'absenter du travail pour plusieurs semaines. Comme on le sait, c'est en mai 2012 que les réparations sont effectuées tant pour les fissures identifiées en 2006 que pour celles alors découvertes sur l'autre conduite. La Ville décide alors d'intervenir vu la pression médiatique qui s'accroît face à l'infestation de rats dans la bâtisse des demandeurs. M. Racine témoigne que la Ville a creusé, en mai, pour «  acheter la paix  ».

[84]         La Ville n'a pas réparé la canalisation en 2006 parce que ses représentants ne voyaient aucun risque d'effondrement ou de sinistre. Il n'y avait aucune trace de rats dans l'égout à cet endroit ou aux alentours. On n'observait pas de pierres ou de résidus laissant soupçonner le passage de rats. On y faisait des nettoyages à pression fréquents [58] et tout semblait contrôlé.

[85]         La Cour peut comprendre la position prise par la Ville en 2006 et ne peut conclure à sa négligence. Elle savait sa conduite fissurée mais n'y voyait aucune urgence à agir. Il n'était pas soupçonné que des rats s'échappent du tuyau. Rien n'était noté en ce sens, ce qui est d'ailleurs confirmé par la totale absence de rongeurs, dans le secteur, entre 2006 et 2009, soit jusqu'au moment où Madame Fortin du Restaurant Le Déluré a dû composer avec la présence de tels animaux.

[86]         On ne peut demander à la municipalité qu'elle intervienne dès qu'elle constate une fissure sur ses canalisations. Cela peut être souhaitable mais n'entraîne pas, de façon systématique, une conclusion de négligence. Tout dépend du contexte et des circonstances de la découverte. Il doit exister un risque notable de sinistre. On peut ici faire l'analogie avec les fissures affectant les routes et qui n'exigent pas une intervention immédiate. Il faut analyser la situation en se plaçant au moment pertinent. En 2006, la Ville ne commettait pas une faute en reportant à plus tard la réparation de la canalisation, car rien ne laissait soupçonner de problèmes à l'horizon, surtout pas avec des rongeurs.

[87]         La situation est cependant différente en février 2012. Les rats se multiplient et l'infestation est amorcée. La Ville refait un test et note, à nouveau, qu'il y a une ouverture d'au moins dix centimètres dans la canalisation longeant l'édifice de M. Gingras. Elle est informée de l'abondance de rats, dont on ignore la provenance. Elle aurait alors dû intervenir et réparer la conduite même si elle ne croyait pas que les rongeurs proviennent de là. Son contribuable faisait face à un grave problème et elle se devait de l'épauler, ne pouvant écarter le lien possible entre la fissure sur la conduite principale et l'envahissement anormal des rats. Malgré l'hiver, une intervention s'imposait. Si on a voulu acheter la paix en mai, on aurait dû en faire autant en février, étant donné les circonstances. Les nombreux rats, le questionnement quant à leur provenance et la connaissance de la présence de fissures auraient dû amener la Ville à réparer le trou au mois de février 2012. L'article 604.3 L.C.V. ne lui est d'aucun secours puisque rien n'établit que la présence des rats résulte des travaux de construction confiés à PEB.

[88]         La Ville aurait-elle dû agir avant février 2012? Pour répondre à cette question, il faut se reporter à la situation qui prévalait à l'époque. On l'a vu, il n'est pas question de rongeurs avant 2009, ce que reconnaît M. Gingras. Même en 2009, M. Gingras en impute l'origine à la porte de livraison du restaurant laissée trop fréquemment ouverte. Certes, des fissures avaient été observées en 2006 mais la structure n'était pas menacée et la conduite fonctionnait normalement. Jusqu'en 2010, la Ville n'est nullement informée d'un problème de rats.

[89]         La première plainte documentée, relative à des rongeurs, remonte à juin 2010 [59] . Elle émane de Nadine Gingras et réfère à des rats vus au coin Cloutier et Henri-Bourassa. Madame Gingras pense qu'ils proviennent d'un garage voisin. Il n'est alors pas question de la présence de rongeurs à l'intérieur de l'immeuble, du moins rien de concret n'est mentionné à cet effet [60] . La Ville délègue deux préposés, messieurs Chagnon et Joubert, lesquels se rendent sur place et notent la présence de terriers près de la terrasse extérieure du restaurant. Ils recommandent à M. Gingras de vérifier ce qu'il en est sous celle-ci [61] .

[90]         D'autres appels et démarches sont faits en juillet, août et septembre 2010 [62] . Le propriétaire continue ses recherches, visant ce qui semble être un problème ponctuel. On cherche à trouver l'issue ayant permis à certains rats de pénétrer dans l'immeuble. Par mesures de précaution, M. Chagnon, responsable du programme de dératisation, installe des briques de raticide dans les égouts du secteur [63] . Il n'en ressort rien de concluant quant à la présence de rats dans ces égouts.

[91]         Or, à tout le moins pour la Ville, le problème semble se résorber puisqu'elle n'en entend plus parler. Il y a bien une plainte d'un citoyen du secteur mais on impute la cause à un conteneur malpropre d'un commerce voisin [64] . Le tout s'estompe, aucune récidive n'étant signalée à la Ville. Le demandeur lui-même rapporte une accalmie d'août 2010 à février 2011, aucun rat n'étant capturé à sa connaissance. Pourtant, Exterminateurs du Québec, engagé par M. Gladysiak, en a attrapé une vingtaine.

[92]         Dans un tel contexte, la défenderesse pouvait difficilement établir un lien entre les rats et les fissures sur la canalisation. La Ville ne pouvait deviner que le problème subsistait et elle était justifiée de croire que tout était rentré dans l'ordre. Le demandeur lui-même croyait que la situation était contrôlée et n'était pas informé des problèmes de M. Gladysiak.

[93]         Or, tel n'était pas le cas. En effet, la problématique s'aggrave en 2011, particulièrement au printemps. M. Gingras en est avisé en février 2011. Les rats envahissent l'animalerie, tel que le rapporte le locataire Gladysiak et tel que l'illustre l'album photographique qu'il a déposé [65] . Le cas s'alourdit à un point tel qu'une réclamation est faite par M. Gingras à son assureur et qu'une indemnité représentant la limite de couverture (25 000 $) lui est versée.

[94]         S'il est vrai que les demandeurs cherchent à sceller les issues et à identifier la source de cette contamination, le fait demeure qu'ils n'informent pas la défenderesse de la situation vécue. Non informée de la progression des rongeurs, la Ville n'a pas à intervenir et à chercher à solutionner un sinistre dont elle ignore la survenance.

[95]         En d'autres mots, on ne peut blâmer la Ville de ne pas réagir à une situation qui, quoiqu'existante, ne lui est pas suffisamment dénoncée. Il y a bien eu un courriel se plaignant des travaux de construction de l'entreprise PEB sur le boulevard Henri-Bourassa mais il n'y est aucunement question de rats [66] . On réfère plutôt à l'état des lieux que l'on déplore.

[96]         La seule plainte adressée à la Ville est celle du 6 février 2012, où on lui communique une «  infestation de rats  » et s'enquiert de ce qui se passe avec les égouts [67] . À ce moment, la défenderesse aurait dû intervenir et faire le lien potentiel avec les fissures. Sa faute survient à compter du 6 février 2012. Formellement informée de la présence massive de rongeurs, la Ville aurait dû creuser et réparer la canalisation. Cela ne veut pas dire qu'on aurait réglé le problème mais on devait voir ce qui en était et contribuer à solutionner un problème devenu majeur.

[97]         La Cour réfère ici à la conduite principale du boulevard Cloutier, et non à la conduite secondaire dont personne ne connaissait l'état. Or, selon l'expert en demande, M. Jean-Sébastien Roy, les rats sortaient par cette seconde conduite, non la première.

[98]         M. Gingras a témoigné s'être plaint verbalement à la Ville à plusieurs reprises. Il ne peut cependant préciser le moment, ni le contenu de ces plaintes, ni le nom de ceux à qui il aurait parlé. Aucun écrit ne supporte cette affirmation et le témoignage de M. Gingras milite plutôt en sens opposé. Il mentionne que M. Gladysiak, de l'animalerie, ne s'est pas plaint avant 2011. Alors, pourquoi aurait-il contacté la Ville avant cela? De même, il soutient que l'invasion de 2011 était résolue après l'été de sorte, qu'encore là, il est improbable qu'il ait dénoncé la situation. Au surplus, la preuve révèle que les plaintes transmises à la Ville, verbalement ou par écrit, sont documentées. La Cour ne peut conclure qu'il y a eu transmission de plaintes à la Ville avant février 2012. Il y a bien eu des plaintes d'autres citoyens mais aucune n'était alarmante, chacune semblant s'être réglée.

[99]         Quant à l'exécution du programme de dératisation, son responsable, M. Chagnon, a témoigné de ses interventions et on ne peut retenir une négligence à ce niveau. Il a exposé ce qui a été fait et déposé les registres à son soutien. Le seul reproche concerne son omission de déposer une brique de raticide dans le regard du boulevard Cloutier, près de la 1 ère Avenue, en août 2010, au motif que c'était trop passant [68] . Il eut été préférable de le faire malgré la circulation, mais ce n'était pas essentiel puisqu'il a déposé d'autres briques, plus loin, dans le même réseau.

[100]      En définitive, la Cour détermine que la défenderesse a été négligente en attendant au début mai 2012 avant de réparer la fissure présente sur la conduite principale du boulevard Cloutier. Elle aurait dû le faire dans les jours suivant la réception du courriel daté du 6 février 2012. Jusque-là, elle n'avait pas commis de faute en relation avec cette affaire.

[101]      Il y a maintenant lieu d'analyser l'aspect causal et de décider s'il y a preuve d'une relation directe entre cette négligence et les dommages qui sont réclamés.

v)          La causalité

[102]      La Cour a statué qu'une faute a été commise par la Ville dans les jours suivant le 6 février 2012, pour avoir négligé de creuser et réparer les fissures de la canalisation principale dont elle connaissait l'existence. Elle était alors informée, par courriel, que les demandeurs faisaient face à une invasion de rats. Elle aurait alors dû intervenir.

[103]      Selon la loi, la commission d'une faute ne suffit pas pour conclure à la responsabilité de son auteur. Il doit y avoir, selon la balance des probabilités, une relation causale avec les dommages réclamés. Cette preuve de causalité incombe aux demandeurs.

[104]      En l'espèce, trois questions se posent par rapport à cette condition. Primo , les rats ayant infesté l'immeuble provenaient-ils des fissures en cause? Dans la négative, le défaut de les réparer n'a pas causé de préjudice. Secundo , s'ils sont sortis par là, comment les rats sont-ils entrés à l'intérieur de l'immeuble, lequel doit normalement être étanche à telle intrusion? Tertio , quelle était l'étendue des dommages déjà causés par rapport à ceux postérieurs au 6 février 2012? En effet, la défenderesse n'a pas à répondre de l'état des lieux et des dégâts encourus avant le moment où elle est jugée négligente. Ces trois aspects seront discutés ci-après.

[105]      Avant d'y répondre, la Cour rappelle les éléments suivants. La présence de rats dans l'édifice est indéniable. Il ne s'agit pas d'un événement isolé mais d'une infestation rarement vue qui a contaminé l'ensemble de l'immeuble sauf les locaux de la banque. On ne sait pas comment cela a débuté. On ne sait pas plus à quel moment. On a constaté une présence inhabituelle et anormale de rongeurs à compter du printemps 2009. La situation s'est aggravée en 2011 alors qu'on parlait déjà d'une infestation dans l'animalerie. Elle a culminé au début de 2012. Entre ces moments forts, il y a eu des accalmies et personne ne peut affirmer que la bâtisse était exempte de rats pendant ces périodes.

Les rats sont-ils sortis par les fissures dans la canalisation ?

[106]      Voyons les explications possibles quant à la provenance des rats. Premièrement, ceux-ci ont pu circuler dans les canalisations et aboutir directement dans l'immeuble, par exemple en sortant d'une toilette ou d'un tuyau non bouché. Il se peut aussi qu'ils soient arrivés de l'extérieur. Dans cette seconde éventualité, soit qu'ils sont sortis des égouts par des fissures et se sont creusé des tunnels jusqu'à l'immeuble où ils ont réussi à entrer, soit qu'ils provenaient d'ailleurs (que les fissures) et ont réussi à pénétrer par une des ouvertures existantes ou qu'ils ont faites dans l'immeuble.

[107]      La première hypothèse, laquelle n'implique pas la Ville, ne peut être écartée. Ainsi, M. Gladysiak a indiqué avoir vu un rat qui sortait directement d'une toilette du sous-sol. Il a pu y en avoir plusieurs. De plus, certains appareils de plomberie présentaient des défectuosités, telle une palette de clapet de fonte anti-retour tombée dans le fond, l'absence de tels clapets ou des tuyaux non bouchés ou brisés [69] . Ces constats émanent de divers intervenants, plombiers ou exterminateurs, qui sont passés sur les lieux à compter de 2009. Les rats ont donc pu se rendre directement des égouts à l'intérieur de l'immeuble sans sortir par les fissures.

[108]      La seconde hypothèse est aussi plausible. La preuve démontre qu'un rat pouvait passer par les plus grosses fissures, l'espace étant suffisant. Dans ce cas, il sortait du tuyau, creusait un tunnel et devait ensuite pénétrer dans l'immeuble par une des ouvertures existantes ou encore, il grugeait lui-même un tel passage. Les autres rats suivaient le même chemin. Il est aussi possible que les rongeurs originaient d'ailleurs et ont ultimement trouvé refuge dans la bâtisse.

[109]      La seconde théorie est celle de l'expert de la demande, Jean-Sébastien Roy. Selon lui, les rats sont sortis de la canalisation secondaire, celle dont les fissures ont été découvertes en mai 2012. Il s'appuie notamment sur le fait qu'on a trouvé un nid de rats enfoui sous le trottoir tout près, et que la plupart des rats étaient localisés dans l'animalerie. Les rats ont pris d'assaut l'immeuble, s'attaquant aux fondations où le béton était friable de même qu'à la toiture. Ils s'y sont installés et ont causé les ravages que l'on connaît.

[110]      Quoique possible, cette théorie soulève plusieurs interrogations. Premièrement, l'expert réfère à la canalisation secondaire. D'après son témoignage, c'est par là que se sont échappés les rats et non par la conduite ayant été inspectée en 2006. Est-ce à dire que celle-ci n'a joué aucun rôle? Deuxièmement, il a reconnu qu'il n'était pas informé des événements survenus entre 2009 et 2011, pour lesquels il n'a pas fourni d'explications. D'où provenaient ces rats? Troisièmement, il n'a pas identifié de terriers (ou trous de rats) dans le secteur de l'animalerie, près des fissures sur la conduite secondaire. De tels terriers étaient plutôt localisés sous le patio en façade du restaurant, sur le boulevard Henri-Bourassa. Comment concilier cela avec la théorie de M. Roy?

[111]      Son meilleur argument repose sur la cessation des activités des rongeurs peu de temps après que la Ville ait fait ses travaux. Il en déduit qu'il n'y avait plus de fuites par la canalisation et que les rats, déjà échappés, ont pu être finalement contrôlés.

[112]      L'expert en défense, Jean-Luc Desbiens, voit la situation autrement. Il croit que des rats se sont établis dans l'immeuble, à partir de 2009, en raison des déficiences structurales ou de celles du système de plomberie, et y ont trouvé ce qui est nécessaire à leur maintien soit, de l'eau, de la nourriture et un abri. L'animalerie est devenue «  une ferme en ville  », selon son expression. Les nombreux sacs de nourriture percés en attestent.

[113]      Comme les rats se reproduisent rapidement et en grand nombre, la population de rongeurs s'est multipliée et est devenue hors de contrôle. Les rats se développaient plus vite qu'on ne les éliminait. Lorsque l'animalerie a déménagé et que la nourriture a été enlevée, au printemps 2012, les rongeurs ont dû quitter les lieux, plusieurs étant attrapés dans les pièges alors posés à l'extérieur. C'est ce qui explique qu'ils aient fini par disparaître.

[114]      La demande réfute cette thèse en proposant un calcul théorique aux fins de démontrer qu'il n'y avait pas assez de nourriture, à l'intérieur, pour alimenter toute cette colonie de rats. Or, il semble qu'en 2012, il y avait un va-et-vient constant.

[115]      En bout de ligne, chaque théorie apparaît possible. Cependant, la Cour ne peut conclure que celle de la demande soit prépondérante. Elle soulève trop de questions pour qu'on puisse la considérer convaincante. Parmi ces questions, mentionnons les suivantes:

-           Si les rongeurs entraient par la fissure sur la canalisation principale, datant d'au moins 2006, pourquoi n'y a-t-il pas eu de rats avant 2009? Cette fissure est demeurée la même. Par ailleurs, s'ils n'entraient pas par celle-ci, l'omission de la réparer est demeurée sans conséquence.

-           Si les rats se faisaient des tunnels, comment expliquer qu'on en ait presque pas vu, si ce n'est autour et en dessous de la terrasse, en face du boulevard Henri-Bourassa?

-           Si les rats sortaient de la canalisation secondaire, comment expliquer qu'on ait rien vu lors des travaux de 2011, alors qu'on a refait la ligne? Le plombier Thibault n'a vu aucun signe de la présence de rongeurs à cet endroit ou autour.

-           Si on avait creusé pour réparer la fissure sur la conduite principale avant mai 2012, aurait-on découvert celle sur la canalisation secondaire?

-           Comment se fait-il que les rats ont pris possession de la bâtisse des demandeurs, mais pas de celle des voisins? Pourtant, on rapporte avoir vu plusieurs rats se promener dans les rues.

-           Si c'est la canalisation secondaire qui est en cause, comme le soutient l'expert en demande, peut-on en imputer la responsabilité à la Ville, qui ignorait l'existence d'une fissure sur celle-ci?

[116]      La demande insiste sur le témoignage du restaurateur voisin, M. Jobin, qui dit avoir vu des rats sur les écrans de LCS, en 2012, alors que ses préposés inspectaient les égouts. Il dit aussi qu'un de ces employés aurait mentionné la présence de ces rats, ce qui incrimine la Ville. Or, rien ne corrobore ce témoignage. Au contraire, tant le visionnement du vidéo que le témoignage de l'employé de LCS nient la présence de rats dans les tuyaux. Au surplus, M. Jobin a décrit le conducteur de la pelle, M. Villeneuve, comme un jeune homme, ce qui, en tout respect, n'est pas le cas. Enfin, même s'il y avait des rats dans les égouts, cela ne veut pas dire qu'ils sortaient par les fissures.

[117]      La Cour ne dit pas que la thèse proposée par l'expert Roy soit impossible. Cependant, cette explication ne convainc pas plus que celle de l'expert Desbiens. Au mieux, ces scénarios s'équivalent. Or, comme le fardeau incombe à la demande, la preuve de causalité n'est pas établie.

[118]      L'auteur Léo Ducharme écrit:

« (…) si, par rapport à un fait essentiel, la preuve offerte n'est pas suffisamment convaincante (…) et que le juge est dans l'impossibilité de déterminer où se situe la vérité, le sort du procès va se décider en fonction de la charge de la preuve: celui sur qui reposait l'obligation de convaincre perdra. » [70]

[119]      À ce sujet, la Cour d'appel mentionne:

« Cette règle n'est pas « mécaniste », n'est pas une solution de facilité ou une forme de dérobade. C'est une règle ancienne qui a résisté à l'épreuve du temps. » [71]

Si les rats provenaient des fissures, comment sont-ils entrés dans l'immeuble ?

[120]      Selon la preuve, M. Gingras est toujours intervenu pour corriger les déficiences observées et donner suite aux recommandations. Il n'a pas lésiné sur les efforts et les moyens déployés pour rendre sa bâtisse étanche, la Cour en est convaincue. Toutefois, le fait demeure que son immeuble comportait, durant ces années, plusieurs défauts. Or, tant en vertu de la réglementation municipale [72] que du sens commun, un immeuble ne doit pas permettre aux rongeurs d'y accéder.

[121]      Si on acceptait la proposition de la demande, il faudrait en déduire que les rats sont sortis des égouts. Ils auraient donc dû se trouver un chemin pour se rendre à l'intérieur de l'immeuble. Or, un immeuble doit normalement être conçu de manière à empêcher les intrus, dont la vermine et les rongeurs, d'y pénétrer [73] . Si tel n'est pas le cas, le propriétaire doit, d'après la Cour, en supporter les conséquences, à tout le moins en partie. Il se peut fort bien que le propriétaire ignore l'absence d'étanchéité de son bâtiment, en toute bonne foi. Cela ne le dégage cependant pas d'une part de responsabilité. Bien entendu, il y a des limites et le propriétaire n'a pas à rendre sa propriété blindée à toute épreuve. En l'instance, il existait plusieurs accès, non conformes, qui ont dû être bloqués après que les problèmes soient apparus [74] . Ces déficiences constituaient des manquements et ont contribué à l'intrusion des rats.

[122]      Ainsi, même si on avait retenu que les rongeurs sortaient des canalisations fissurées, il aurait fallu imposer une part de responsabilité au propriétaire vu l'état de l'immeuble.

Quels sont les dommages postérieurs au 6 février 2012?

[123]      Cette question nécessite que l'on distingue les dommages déjà existants (ou en voie de le devenir, au 6 février 2012) de ceux subséquemment causés. Rien de scientifique ou de précis ne peut être ici déterminé. Il s'agit davantage d'une question d'appréciation globale, d'un exercice discrétionnaire que d'un calcul détaillé.

[124]      De façon générale, la Cour estime que la situation était déjà fort avancée, voire hors de contrôle, à ce moment. D'abord, le locataire de l'animalerie envoie une mise en demeure, le 12 janvier 2012, où on peut lire:

« Le, ou vers le 15 juillet 2010, vous avez été informés qu'un problème majeur existait avec des rats dans le local de notre cliente.

Ce problème au lieu de se résoudre, s'est amplifié et il est maintenant tellement incontrôlable que notre cliente n'est plus en mesure depuis au moins six mois, d'exploiter son commerce adéquatement. » [75]

[125]      Cette lettre n'a rien d'étonnant lorsqu'on regarde les photographies prises au préalable par ce locataire [76] .

[126]      La correspondance du 6 février 2012, écrite par Mme Gingras, va encore plus loin, puisqu'elle-même décrit «  une infestation de rats  ». Cela est corroboré par l'exterminateur Jérôme Cloutier qui dit avoir capturé de nombreux rats, jeunes et vieux, dans l'animalerie et que la situation a perduré, sans être contrôlée, à compter de février 2011. Le 28 mars 2011, il écrit sur l'une des factures: «  Les rats d'égouts ont fait beaucoup de dommages matériels et insalubrité ». [77] Quant au restaurant Athénia Grill, il cesse d'opérer en janvier 2012.

[127]      De plus, rappelons que dès 2011, l'assureur des demandeurs conclut à une infestation et évalue les coûts de décontamination à près de 100 000 $ [78] . Dans la même veine, le nombre de rats capturés à partir de février 2012 ne nous dit pas si ceux-ci ont élu domicile avant ou après cette date.

[128]      En définitive, une partie importante de dommages existait avant la date du 6 février 2012. Il suffit de regarder les photographies D-50, datant de 2011, pour en réaliser l'ampleur. Au 6 février 2012, les rats avaient pris possession de l'animalerie et envahissaient les autres locaux, sauf la Banque. Ils avaient causé des dégâts majeurs et rien n'arrêtait leur progression.

4.-          LES DOMMAGES

[129]      Compte tenu des conclusions auxquelles en arrive le Tribunal quant à l'absence de preuve de causalité, il n'est pas nécessaire d'analyser la quotité et le bien-fondé des dommages. Néanmoins, la Cour en discutera brièvement afin d'éclairer les parties relativement aux principaux éléments contestés.

[130]      La réclamation de la demanderesse s'élève à un total de 3 010 149 $ et se compose des cinq items ci-après discutés. Celle du demandeur requiert 50 000 $ et vise ses troubles, ennuis et inconvénients.

i)          Le coût de réparation des locaux

[131]      Se basant sur un rapport préparé par Journeault, Tremblay et Associés inc. [79] , la demanderesse évalue sa perte de l'immeuble à 1 525 734,21 $ incluant les taxes. Cela ne comprend pas les locaux qu'occupait la Banque de Montréal puisque non atteints par la contamination, quoiqu'on ait décidé de les démolir. De son côté, la défenderesse s'appuie sur l'estimation de M. Daniel Martin [80] , lequel en arrive à un prix de 926 596,42 $ excluant les taxes.

[132]      Lors du procès, on a identifié et débattu les cinq principaux points qui expliquent cet écart. Il s'agit i) de la dépréciation, ii) du montant des imprévus, iii) de celui pour l'administration et les profits, iv) des appareils de climatisation et v) des taxes.

[133]      Sur la dépréciation, la demande soutient qu'on doit considérer la valeur de reconstruction à neuf et n'appliquer aucune réduction pour la dépréciation. Au cas contraire, son expert a proposé à l'audience un taux de 13% par rapport à 6,92 % dans son rapport écrit. En défense, la Ville plaide une dépréciation moyenne de 18%. La Cour n'a aucune hésitation à conclure qu'il faut tenir compte de l'âge et de l'état du bâtiment lorsqu'on évalue un préjudice matériel comme celui en cause. Le taux de dépréciation suggéré par l'expert Martin n'a rien d'exorbitant, eu égard à ce qu'a révélé la preuve.

[134]      Quant aux imprévus, M. Journeault utilise 10% du montant total, alors que M. Martin le coupe de moitié et retient 5%. Ni l'un ni l'autre n'ont fourni de longues explications pour soutenir ces prétentions. Chose certaine, les deux s'entendent pour accorder un montant, lequel apparaît subjectif et approximatif. Face à cela, la Cour tranche entre les deux positions et retient un taux de 7,5%.

[135]      La même situation prévaut quant à l'item visant l'administration et les profits. L'un avance 15%, l'autre réplique à 10%. Ici encore, aucune rationnelle ou autorité ne ressort de ces positions. La Cour arbitre la question à 12,5%.

[136]      Un montant de 16 000 $ sépare les parties relativement à la valeur et à la récupération, ou non, des appareils de climatisation. M. Walsh, pour la Ville, témoigne que trois unités étaient récupérables et que les autres étaient désuètes et devaient être jetées. Par ailleurs, il ressort qu'on a omis, en défense, d'allouer une dépense pour le nettoyage des unités à conserver. De même, M. Martin a reconnu, au procès, qu'il fallait ajouter à l'estimé le coût de location d'un conteneur. La Cour augmente donc l'estimé de M. Martin de 5 000 $.

[137]      Enfin, l'ajout ou non de taxes n'a guère été débattu, et aucune référence n'a été soumise, de part et d'autre. La Cour conclut qu'on ne doit pas ajouter les taxes TPS/TVQ. En effet, la demanderesse a droit d'obtenir un crédit de taxes sur les intrants si elle paie pour faire réparer le bien, étant donné qu'elle exerce des activités commerciales. C'est ce que prévoient les articles 18 et 19 du mémorandum sur les TPS/TVH 17-16, publié par l'Agence du revenu du Canada [81] .

ii)         Les pertes de loyers du 1 er février 2012 au 28 février 2015

[138]      La demanderesse estime avoir perdu 667 691,61 $ [82] pour des loyers non perçus de ses locataires entre février 2012 et février 2015, soit la période où ses locaux étaient inhabitables et n'avaient pas encore été reconstruits. La défenderesse s'oppose à une réclamation couvrant une si longue période. Selon elle, on aurait pu décontaminer la bâtisse existante dans un délai de quatre mois. Elle n'accorde rien pour l'espace du restaurant, celui-ci ayant fait faillite en janvier 2012. De plus, elle plaide que le bail de la Banque venait à échéance et que le local a été occupé jusqu'à la fin.

[139]      Les locataires ont tous quitté les lieux et la plupart ont résilié leur bail en avril ou mai 2012. Ils ne pouvaient continuer à y opérer leur commerce vu la présence des rats. La situation était devenue insupportable.

[140]      Le délai de trois ans est trop long, malgré la gravité de la situation et les exigences municipales de reconstruction. Toutefois, la suggestion de quatre mois n'est pas plus justifiée.

[141]      Par ailleurs, même si on avait reconstruit plus rapidement, cela n'aurait pas ramené les locataires. Ils avaient quitté, de mauvais gré et on comprend qu'ils n'avaient aucune envie d'y retourner. Il faut donc tenir compte du temps nécessaire pour en trouver de nouveaux. La demanderesse a certes subi une perte de loyers importante suite au sinistre. Celle-ci ne peut être calculée avec précision vu les impondérables auxquels on faisait face. Il faut donc ici exercer une certaine discrétion afin de prendre en compte les aspects ci-haut indiqués.

[142]      Ainsi, de façon arbitraire, la Cour aurait évalué cette perte à 200 000 $ si elle avait accueilli le recours.

iii)        La perte de revenus locatifs anticipée

[143]      On demande ici le paiement de 685 300$ représentant, d'après un calcul sommaire [83] , la différence entre les revenus envisagés pour dix ans, à compter du 1 er mars 2015, par rapport à ceux qui auraient été perçus si on avait reconstruit un édifice comprenant les mêmes dimensions que celui démoli. En d'autres termes, la superficie locative a été réduite et on requiert les revenus manquants pour une décennie.

[144]      La Cour n'aurait pas accordé cette demande. Il s'agit de dommages trop aléatoires pour qu'on puisse y faire droit. D'une part, les locataires de l'époque avaient des baux qui ne se rendaient pas si loin dans le temps, et leur renouvellement était loin d'être assuré. Ainsi, le restaurant a fait faillite avant l'échéance de son bail. D'autre part, la superficie utilisée inclut l'espace du sous-sol, dont la valeur locative était plutôt discutable. En plus, la Cour n'est pas convaincue que le propriétaire ne pouvait reconstruire afin d'obtenir la même superficie qu'auparavant. Bref, la preuve ne supporte pas ce chef de réclamation.

iv)        Les déboursés

[145]      Il y a eu admission pour le montant ici réclamé pour les exterminateurs, soit 5 495,83 $. Quant aux frais d'experts et de gestion, la défense en reconnaît 17 196 $ sur les 35 628,16 $ réclamés. La Cour en aurait accordé 25 000 $.

v)         La réclamation de M. Gingras

[146]      Le demandeur a vécu un véritable cauchemar. Il n'a pas compté ses heures pour enrayer l'épidémie qui s'est produite. C'est un homme vaillant, responsable. Il a fait face à l'adversité avec aplomb. La Cour lui aurait accordé 25 000 $ personnellement.

 

 

vi)        Les frais

[147]      Bien qu'elle rejette le recours, la Cour retient une négligence de la Ville vu son défaut d'intervenir entre février et mai 2012. Les conséquences recherchées n'ont pas été démontrées, mais la faute demeure. Dans ces circonstances, il n'est pas approprié de faire supporter les frais par les demandeurs, lesquels ont vécu une période épouvantable. Le recours sera donc rejeté sans frais.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[148]      REJETTE la requête introductive d'instance des demandeurs;

[149]      SANS FRAIS .

 

 

________________________________

DANIEL DUMAIS, J.C.S.

 

Me Pierre Hémond

Dussault Gervais Thivierge s.e.n.c.r.l.

Procureur des demandeurs

Casier (101)

 

Me Nathalie Grenier

Giasson & Associés

Procureure de la défenderesse

Casier (13)

 

 

Dates d’audience :

19, 20, 21, 22, 25, 26 et 27 mai 2015

1, 2, 3, 4, 5, 8, 9, 10, 11, 12, 15, 22 et 23 juin 2015

 



[1]      Voir les pièces D-2.1 et D-3.1.

[2]      Voir la pièce P-24, photos 553 et 558, qui montrent deux fissures de classe 5. Voir aussi les photographies P-111.

[3]      Voir les bordereaux de travail D-4.

[4]      Voir le rapport D-5.

[5]      Voir la pièce D-6.

[6]      Voir la pièce D-38.

[7]      Voir la pièce D-7.

[8]      Voir les pièces D-7 et D-8 démontrant des captures en décembre 2009 et janvier 2010.

[9]      Voir les pièces D-51 et D-8.

[10]     Voir la pièce D-9.

[11]     Voir la pièce D-10.

[12]     Voir la pièce D-29.

[13]     Voir la pièce D-50.

[14]     Voir les pièces D-41, D-58 et D-60. Le rapport D-41 de décembre 2011 mentionne que le bâtiment doit être décontaminé (page 6).

[15]     Voir la pièce P-27 de septembre 2011 qui ne fait pas référence à la présence de rongeurs.

[16]     Voir le témoignage de R. Gingras, pièce D-1, page 51.

[17]     Voir les photos P-79 et D-16.

[18]     Selon la pièce P-18, M. Gingras, à lui seul, note la capture de 177 rats à compter de janvier 2012.

[19]     Voir pièce P-8.

[20]     Voir les briques de raticide installées les 13 et 20 février 2012, pièce D-31.

[21]     Voir la pièce P-9. Il se peut que l'une des fissures, celle près du boulevard Henri-Bourassa ait été réparée mais chose certaine, au moins une fissure de classe 5 ne l'a pas été. Voir témoignage de Steve Pelletier.

[22]     Voir l'interrogatoire de M. Fernand Racine, pièce P-53, pages 66 à 72.

[23]     Voir la pièce D-3.

[24]     Voir la pièce P-45.

[25]     Voir interrogatoire de M. Fernand Racine, pièce P-53, page 97.

[26]     Voir les photographies D-22.

[27]     Voir le rapport P-43 et ses photos.

[28]     Voir la pièce P-48.

[29]     Voir à ce sujet, les rapports P-23, P-58 et P-60.

[30]     Voir la pièce P-61.

[31]     Voir pièce P-10, page 4.

[32]     Voir l'article 2852 C.c.Q .

[33]     André NADEAU et Léo DUCHARME, Traité de droit civil du Québec , t. 9, Montréal, Wilson & Lafleur, 1965, p. 515; Anderson c. Provost , (1904) 13 B.R. 458. Groupe Bishop inc . c. Benjamin Walker Ball , 2013 QCCS 1688 .

[34]     Voir notamment Furs by Leonard Gorski inc . c. Global Furs inc ., 2012 QCCA 1043 , par. 44.

[35]     Rosenberg et Landau c. Procureur Général du Canada , 2014 QCCA 2041 , par. 8.

[36]     EYB 2006-99818 (C.A.).

[37]     Voir la pièce P-41.

[38]     Voir la pièce D-9.

[39]     Voir la pièce P-27. Dans son interrogatoire du 8 février 2013, M. Gingras dit avoir mentionné la présence de nombreux rats mais cela n'est guère conciliable avec le texte de la plainte P-27. Au surplus, il précise s'être alors adressé à PEB, non à la Ville. Voir les notes sténographiques de son interrogatoire, pièce D-1, page 79.

[40]     Voir la pièce D-15, page 1.

[41]     Voir la pièce D-1, page 68.

[42]     Jean-Louis BAUDOIN, La responsabilité civile , 8 e éd., Cowansville, Yvon BLAIS, 2014, p. 1155.

[43]     Voir l'article 2803 C.c.Q .

[44]     Voir l'article 1465 C.c.Q .

[45]     Voir l'article 1467 C.c.Q .

[46]     Supra, note 42, page 884.

[47]     The City of Montreal c. T. Lesage , [1923] R.C.S. 355; Cité de Montréal c. Léveillé , [1952] R.L. 33.39;

      The City of Montreal c. Salaison Maisonneuve Ltée , [1954] R.C.S. 117 .

[48]     [1972] R.C.S. 227 . Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada écrit en page 232: «  En somme, la preuve établit clairement que le dommage subi par l'intimé a été causé par la ruine de la construction de la Cité, que cette ruine est imputable à un vice de construction et qu'il y a lien de causalité entre ce vice de construction et le dommage subi.  »

[49]     Il s'agit de la catégorie de fissures la plus problématique.

[50]     Voir interrogatoire de Fernand Racine, pièce P-53, page 40.

[51]     Voir le rapport LCS, pièce P-24 et le DVD, pièce P-82 de même que le témoignage de Steve Pelletier.

[52]     Voir Pièce P-53, page 36.

[53]     Ibid ., page 46.

[54]     Ibid ., page 60.

[55]     Ibid ., page 40.

[56]     Ibid ., page 41.

[57]     Ibid ., page 66.

[58]     Soit à chaque quatre mois.

[59]     Voir la pièce D-9.

[60]     Voir la pièce D-10.

[61]     Ibid .

[62]     Ibid .

[63]     Voir pièce D-29.

[64]     Voir la pièce P-26.

[65]     Voir la pièce D-50.

[66]     Supra, note 15.

[67]     Voir la pièce P-8.

[68]     Voir la pièce D-29.

[69]     Voir les pièces D-5, D-6, D-7, pages 3, 4 et 5, D-8, pages 2, 20, 21, 24, D-11.1, D-11.3 et D-11.4 et les photos D-5.1 et D-5.2. Voir également le rapport des experts de CEP D-35 et D-42, le témoignage de Jérôme Cloutier quant à une toilette désaffectée, celui de David Gladysiak quant à un trou dans le mur du vide sanitaire bouché par M. Gingras en mai 2011, celui du plombier Émile Bélanger quant au clapet défectueux et celui du plombier Louis-Philipe Thibault quant au plomb de toilette mangé par les rats.

[70]     Léo, DUCHARME, Précis de la preuve 6 e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, par. 120 et 130.

[71]     Daunais c. Farrugia , [1985] R.D.J. 223 , 227.

[72]     Voir le Règlement sur la salubrité des bâtiments et des constructions , R.V.Q. 773, pièce D-34.

[73]     Id., art. 40.1.

[74]     Supra, note 69 précitée. Voir aussi le témoignage de M. Gingras, pièce D-53.

[75]     Voir la pièce D-2.

[76]     Voir la pièce D-50.

[77]     Voir la pièce D-51.

[78]     Voir la pièce D-60, page 6 de 8 et le rapport D-41, page 6.

[79]     Voir la pièce P-11.

[80]     Voir la pièce D-36.

[81]     Voir Alex Taylor Contracting Co . c. Bonfa , 2004 CanLII 45492 (ONSC).

[82]     Voir la pièce P-87.

[83]     Voir la pièce P-87.