Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d'armature, section locale 711 c. Commission des relations du travail |
2015 QCCS 4583 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE CHICOUTIMI |
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N° : 150-17-002830-146 |
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DATE : Le 21 septembre 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE JACQUES BABIN, J.C.S. |
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ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS EN PONTS, EN FER STRUCTURAL, ORNEMENTAL ET D’ARMATURE, SECTION LOCALE 711 9950, boul. du Golf, Montréal , H1J 2V7 |
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Requérante |
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c. |
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COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL 900, boul. René-Lévesque est, 5 e étage, Québec, G1R 6C9 |
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Intimée |
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et |
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DENIS JOBIN |
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[…] , Chicoutimi, […] |
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et |
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COMMISSION DES NORMES DU TRAVAIL |
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400, boul. Jean-Lesage, 7 e étage, Québec, G1K 8W1 |
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Mis en cause |
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JUGEMENT SUR REQUÊTE EN RÉVISION JUDICIAIRE |
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[1] La requérante demande à la Cour supérieure de réviser la décision rendue le 19 novembre 2014 par le juge administratif Jacques Daigle, de la Commission des relations du travail, accueillant la plainte portée par le mis en cause Denis Jobin à l’encontre de son congédiement.
LES FAITS
[2] Le syndicat requérant (la Section locale 711) est une association de salariés au sens du Code du travail qui a pour but de voir entre autres à la sauvegarde et au développement des intérêts économiques, sociaux et éducatifs de ses membres concernant l’exercice de divers métiers de l’industrie de la construction, dont celui de monteur d’acier.
[3] Quant à Denis Jobin, il était salarié de la Section locale 711, agissant à titre d’agent d’affaires pour le Saguenay-Lac-Saint-Jean.
[4] Il était responsable de plusieurs délégués de chantier, et il relevait du gérant d’affaires, un cadre de la Section locale 711, en l’occurrence Jean-Guy Bélanger.
[5] À l’automne 2011, sur le chantier de construction « AP 60 » de Rio Tinto Alcan à Jonquière, un conflit de compétence s’est élevé entre les travailleurs de la Section locale 711 et les mécaniciens de chantier de la Section locale 2182.
[6] Le 19 décembre 2011, une altercation survient sur le site du chantier AP 60, et des membres de la Section locale 711 forcent l’interruption du travail des mécaniciens de chantier du Local 2182 pour une bonne partie de l’après-midi, créant là une situation très embarrassante pour la Section locale 711.
[7] Dès le lendemain, le gérant d'affaires Jean-Guy Bélanger entame une enquête.
[8] Et à cet effet il convoque à son bureau à Montréal Denis Jobin le 31 janvier 2012, qui s’y rend avec trois autres personnes.
[9] Bélanger veut connaître l’identité de celui qui est l’instigateur de cet arrêt illégal de travail. Devant l'absence de réponse claire de la part de ses interlocuteurs, il accuse formellement Denis Jobin d’être la personne concernée.
[10] Celui-ci ne dit pas un mot au début, ne nie pas ni ne confirme être l’instigateur du débrayage illégal, sauf que devant l’insistance de Bélanger de lui faire porter le chapeau, Denis Jobin rétorque, selon ce qu’il a affirmé à l’audition devant le juge administratif Daigle :
« À partir d’là, j’ai dit Jean-Guy : Regarde (…) si il y a des réprimandes à faire, fait les à moi, c’est moi qui est ton gérant, c’est moi qui est ton agent, y dit oui tu veux prendre les réprimandes, j’ai dit oui, y dit regarde j’te mets dehors (…) »
[11] Denis Jobin est donc congédié sur-le-champ ce 31 janvier 2012, et le 7 février on lui émet un relevé d’emploi se lisant comme suit :
«A agit à titre d’instigateur d’une démarche d’intimidation et de menace ayant provoquée un arrêt des activités au chantier Rio Tinto Alcan à Saguenay.»
[12] Sauf qu'avant de se rendre à la rencontre avec son supérieur à Montréal, Denis Jobin avait eu une discussion avec son frère, Marc Jobin, lui-même monteur d’acier membre de la Section locale 711, qui avait informé son frère Denis que c’était lui l’instigateur du débrayage illégal.
[13] Toutefois, Denis Jobin n’en dira pas un mot à Jean-Guy Bélanger lors de la rencontre à Montréal, ni d’ailleurs par la suite, jusqu’à ce qu’il soit appelé à témoigner devant le juge administratif le 6 mai 2014.
[14]
Le 6 mars 2012, Denis Jobin dépose une plainte à la Commission des
normes du travail pour congédiement sans cause juste et suffisante en vertu de
l’article
[15] Le juge administratif Jacques Daigle est saisi de cette plainte et il procède à l’audition des témoins le 5 juillet 2013, de même que les 6, 7 et 21 mai 2014, pour terminer le 15 juillet 2014.
[16] Le 19 novembre 2014 il rend jugement, accueillant la plainte de congédiement sans cause juste et suffisante de Denis Jobin, annulant celui-ci et ordonnant à la Section locale 711 de le réintégrer dans son emploi et de lui rembourser le salaire perdu.
[17] Il lui impose toutefois une déduction salariale de trois mois pour avoir couvert son frère et ne pas avoir dit tout ce qu'il savait à Jean-Guy Bélanger lors de la rencontre avec celui-ci le 31 janvier 2012.
DÉCISION
[18] Le procureur de la requérante plaide que la décision rendue par Jacques Daigle est non seulement déraisonnable, mais contrevient à la règle audi alteram partem alors qu’elle dispose d’une question relative à la réintégration de Denis Jobin alors qu’il avait été convenu qu’il reconvoquerait les parties pour entendre toute la preuve à cet effet s’il en venait à la conclusion que le congédiement n’était pas justifié.
[19] Et de toute façon, plaide le procureur de la requérante, même s’il n’avait pas commis cette erreur, la décision eut été tout de même révisable sur la simple question du congédiement.
a) La réintégration
[20] Il n’est pas besoin de discourir bien longtemps sur cette partie de la décision du juge administratif qui, définitivement, a commis une grave erreur en ordonnant la réintégration de Denis Jobin alors que les deux procureurs et lui-même s’étaient entendus pour que sa compétence soit réservée à cet effet, et que les parties soient reconvoquées pour être entendues et faire valoir toute leur preuve et tous leurs moyens s'il en venait à la conclusion d'accueillir la plainte de congédiement.
[21] Il suffit de lire l’extrait suivant de l’audition tenue le 21 mai 2014 pour s’en convaincre :
« Me JACQUES DAIGLE, juge administratif :
Alors voici, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure, ma préférence aurait été de disposer de cette affaire-là (la réintégration) dans une seule et même décision. Cependant la question qui, qui est abordée maintenant nécessite un débat qui est fort important et qui risque d’être assez long et qui risque de retarder indûment la gestion de la plainte dont je suis saisi.
À ce moment-là, ce que je vous, ce que je décide, c’est que cette question-là va être mis, rester en réserve, et je ne disposerai pas de la question de la réintégration avant d’avoir avec vous un débat, s’il y a lieu, sur cette question-là . Donc je disposerai de la plainte, à savoir si elle est accueillie, s’il y a une cause juste et suffisante justifiant le congédiement. Si la plainte est accueillie y aura un débat sur cette question-là de la réintégration .
Me ANDRÉ DUMAIS
Comme si c’était un quantum
Me JACQUES DAIGLE, juge administratif :
Comme si c’était un quantum, il y aura un débat en soi sur cet élément-là, de la, de la, du remède, et évidemment si la plainte est rejetée, ça règlera le débat.
Me NORMAN DUMAIS
Parce que le débat sera inutile.
Me André DUMAIS
C’est bien, donc nous en aura terminés avec M. Bérubé, à ce moment-là.
Me NORMAN DUMAIS
Et à ce moment-là, je ne ferai non plus, comme je l’avais annoncé, de preuve sur la réintégration à ce stade non plus . On va raccourcir un peu, un peu le débat, là-dessus.
[Nos soulignements]
[22] Et un peu plus loin le juge administratif réitérait qu’il n’adjugerait pas sur la question de la réintégration et tous les remèdes à apporter pour solutionner ledit litige s’il en venait à la conclusion que la plainte était bien fondée.
[23] Il y a donc définitivement lieu d’accueillir la requête en révision judiciaire sur cette partie de la décision rendue en contravention de la règle audi alteram partem .
b) L’accueil de la plainte de congédiement sans cause juste et suffisante
[24] Le juge administratif a entendu pendant presque cinq jours plusieurs témoins, dont évidemment le plaignant qui fut longuement interrogé, son frère Marc Jobin, instigateur du débrayage illégal, Jean-Guy Bélanger qui a procédé au congédiement de Denis Jobin, de même que d’autres salariés qui auraient été impliqués directement ou indirectement dans les événements survenus le 19 décembre 2011.
[25] Après analyse de toute cette preuve, le juge administratif justifie sa décision d’annuler le congédiement dans les termes suivants :
«[53] Le motif fourni par l’employeur pour justifier le congédiement est celui qui fut inscrit sur le relevé d’emploi du 7 février 2012 :
A agit à titre d’instigateur d’une démarche d’intimidation et de menace ayant provoquée un arrêt des activités au chantier Rio Tinto Alcan à Saguenay.
(reproduit tel quel)
[54]
Dans leur ouvrage « Droit de
l’arbitrage de grief », les auteurs Fernand Morin et Rodrigue Blouin
(Rodrigue BLOUIN et Fernand MORIN,
IX.77- Sur le fond, la fonction de l’arbitre consiste à vérifier si le salarié est véritablement l’auteur de l’acte reproché et à évaluer la gravité relative du manquement allégué puis, le cas échéant, s’il y a proportionnalité entre la faute professionnelle ainsi circonscrite et la sanction disciplinaire imposée par l’employeur.
[55]
Appliquant les critères usuels (Casavant
Frères ltée c. Le Syndicat des employés de Casavant Frères limitée (C.S.D.),
[1986]
[56] Elle est convaincue que ce n’est pas le plaignant qui « a organisé » le débrayage du 19 décembre 2011 ni qu’il y a mené « une démarche d’intimidation et de menace » .
[57] Peu importe qui les entretient, les simples soupçons ne valent pas preuve.
[58] Quand le plaignant répond à son gérant d’affaires « si tu as des réprimandes à faire adresse-toi à moi » , il ne fait aucun aveu quant à sa participation aux événements du 19 décembre 2011, ce qui aurait été un moyen de preuve. Mais tel n’est pas le cas.
[59] Par ailleurs, la preuve démontre que ce n’est pas le plaignant qui a « agi à titre d’instigateur » de ces événements, au chantier AP60, mais que c’était son frère, membre du Local 711, mais non-salarié du Local 711. Le plaignant qui le savait, pour le protéger, reconnaît-il, ne l’a pas dénoncé.
[60] S’agissait-il là d’une faute professionnelle? Peut-être! Mais ce n’est pas pour cette raison qu’il a été congédié.
[61] L’employeur pouvait-il sanctionner le plaignant pour cette autre raison? Peut-être encore, mais ce n’est pas le choix qu’il a fait et les maigres résultats de son enquête ne l’éclairait pas adéquatement.
[62] Pour la Commission, il s’agit là de deux autres questions totalement différentes de celle dont elle est saisie. Le plaignant n’a pas commis la faute pour laquelle il a été congédié.
[63] Il faut, au passage, noter que si l’employeur détient un certain pouvoir de sanction en terme de relations du travail, ce n’est, évidemment, qu’à l’égard des personnes qu’il emploie.
[64] Le frère du plaignant n’était pas un salarié du Local 711, mais un membre de l’organisme qui, contrairement au plaignant, n’avait aucun lien d’emploi avec le Local 711.
[65] Par ailleurs, répondant aux critères usuels de l’analyse requise en matière de sanction disciplinaire, rien n’indique qu’en donnant à son gérant, comme salarié du Local 711, la réponse que l’on sait, le plaignant savait qu’il mettait son emploi en jeu.
[66] La preuve exigée de l’employeur de l’acte fautif reproché n’ayant pas été faite, le congédiement doit être annulé.»
[Nos soulignements]
[26] En l’occurrence, il ne fait aucun doute que la norme de révision applicable est celle de la décision raisonnable, le juge administratif ayant agi au coeur de la compétence exclusive que le législateur lui a octroyée en vertu de la Loi sur les normes du travail .
[27] Or, force est de constater que le juge administratif, qui a eu l’opportunité d’entendre de vive voix, en sa présence, tous les témoins, était dans une meilleure position que le soussigné pour jauger leur crédibilité.
[28] Le tribunal est d'avis que la conclusion à laquelle il en est venu peut être qualifiée d'issue possible acceptable, et n'est pas déraisonnable.
[29] La Cour suprême du Canada a bien établi les règles d'intervention des tribunaux supérieurs en matière de révision judiciaire dans l'affaire Dunsmuir [1] , dans laquelle les juges Batarache et LeBel écrivaient alors :
[47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[Notre soulignement]
[30] Le procureur de la requérante allègue dans sa requête que Denis Jobin aurait fait un aveu judiciaire en admettant être l’instigateur de l’arrêt de travail illégal, en acceptant de prendre la responsabilité de ce qui est arrivé.
[31] La conclusion à ce sujet du juge administratif est la suivante :
[58] Quand le plaignant répond à son gérant d’affaires «si tu as des réprimandes à faire adresse-toi à moi» , il ne fait aucun aveu quant à sa participation aux événements du 19 décembre 2011, ce qui aurait été un moyen de preuve. Mais tel n’est pas le cas.
[32] Il s’agit-là d’une conclusion qui n’apparaît pas dénuée de tout fondement, ou à tout le moins qui constitue une issue possible acceptable.
[33] Mais le point sur lequel le procureur de la requérante a insisté le plus dans sa plaidoirie c'est celui du manque, selon lui, de justification dans la décision du juge administratif, et plus particulièrement le fait qu'il ait écarté des témoignages contraires à celui de Denis Jobin et de son frère, sans dire pourquoi il le faisait.
[34] Le soussigné tient tout d'abord à préciser dans un premier temps que les explications fournies par les témoins que le procureur de la requérante a appelés à la barre sont loin d'être translucides, et semblent même contradictoires sur certains aspects.
[35] De toute façon, c'était le rôle du juge administratif de juger de la crédibilité de chacun des témoins, et il en est venu à la conclusion que la version du principal témoin, à savoir l'instigateur du débrayage illégal, Marc Jobin, était tout à fait crédible, de même que celle du mis en cause Denis Jobin.
[36] Il s'est dit convaincu, avec la preuve qu'il a entendue pendant 4 jours 1/2, que ce dernier n'était pas l'organisateur du débrayage illégal du 19 décembre 2011.
[37] Le juge administratif aurait-il dû élaborer davantage sur le fait qu'il accordait plus de crédibilité aux témoignages de Denis et Marc Jobin qu'aux témoins de la requérante? Peut-être, mais le soussigné considère que si on lit entre les lignes, il est assez clair qu'il n'a pas retenu ces témoignages.
[38] Par contre, une chose est sûre, c'est que la décision rendue est transparente et intelligible, et même non équivoque et très claire.
[39] Dans une décision de 2008 de la Cour suprême du Canada, il est intéressant de lire ce que le juge Rothstein écrivait à ce sujet [2] :
[86] Toutefois, au civil, lorsque les témoignages sont contradictoires, le juge est appelé à se prononcer sur la véracité du fait allégué selon la prépondérance des probabilités. S’il tient compte de tous les éléments de preuve, sa conclusion que le témoignage d’une partie est crédible peut fort bien être décisive , ce témoignage étant incompatible avec celui de l’autre partie. Aussi, croire une partie suppose explicitement ou non que l’on ne croit pas l’autre sur le point important en litige . [...].
[...]
[99] Cependant, une cour d’appel n’est pas admise à intervenir au seul motif que le juge du procès s’est mal exprimé. L’omission de fournir des motifs suffisants ne constitue pas non plus un motif d’appel distinct . Au par. 20 de l’arrêt Walker , le juge Binnie dit ce qui suit :
L’arrêt Sheppard établit toutefois que « [l]a cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » (par. 26). Les motifs sont suffisants s’ils répondent aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Leur suffisance doit être mesurée non pas dans l’abstrait, mais d’après la réponse qu’ils apportent aux éléments essentiels du litige. [...] L’obligation de fournir des motifs « devrait recevoir une interprétation fonctionnelle et fondée sur l’objet » et l’inobservation de cette obligation n’a pas pour effet de créer « un droit d’appel distinct » ou de conférer « en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel » (par. 53).
[100] La partie
qui n’a pas gain de cause peut juger insuffisants les motifs du juge du procès,
surtout s’il ne l’a pas crue.
Il faut reconnaître qu’il peut être très
difficile au juge appelé à tirer des conclusions sur la crédibilité des témoins
de préciser le raisonnement qui est à l’origine de sa décision (voir l’arrêt
Gagnon
). Ses motifs ne sont pas insuffisants pour autant
. Dans l’arrêt
R.
c.
R.E.M.
,
Bien qu’il soit utile que le juge tente d’exposer clairement les motifs qui l’ont amené à croire un témoin plutôt qu’un autre, en général ou sur un point en particulier, il demeure que cet exercice n’est pas nécessairement purement intellectuel et peut impliquer des facteurs difficiles à énoncer. De plus, pour expliquer en détail pourquoi un témoignage a été écarté, il se peut que le juge doive tenir des propos peu flatteurs sur le témoin. Or, le juge voudra peut-être épargner à l’accusé, qui a témoigné pour nier le crime, la honte de subir des commentaires négatifs sur son comportement, en plus de celle de voir son témoignage écarté et d’être déclaré coupable. Bref, l’appréciation de la crédibilité est un exercice difficile et délicat qui ne se prête pas toujours à une énonciation complète et précise . [par. 49]
De même, les motifs ne sont pas insuffisants parce que, avec le recul, on peut dire qu’ils ne sont pas aussi clairs et exhaustifs qu’ils auraient pu l’être .
[Nos soulignements]
[40] Trois ans plus tard, la Cour suprême du Canada se penchait à nouveau sur cette question de la suffisance des motifs, et la juge Abella écrivait à ce sujet [3] :
[14] Je ne suis pas d’avis que , considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision , ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§ 12:5330 et 12:5510) . Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).
[...]
[16]
Il se peut que les motifs ne fassent pas
référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres
détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire,
mais cela ne
met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du
caractère raisonnable de la décision
. Le décideur n’est pas tenu de tirer
une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si
subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (
Union
internationale des employés des services, local n
o
333 c.
Nipawin District Staff Nurses Assn.
,
[Nos soulignements]
[41] Dans une décision de 2007, toujours sur le même sujet, la Cour d'appel du Québec écrivait, sous la plume de la juge Bich [4] :
[42] De plus, la motivation des jugements, qu'ils soient judiciaires ou administratifs, ne signifie pas que les tribunaux doivent faire état par le menu de chaque élément de preuve et de chaque argument, puis analyser ces derniers un à un . Le tribunal ne fera normalement état que de ce qui lui paraît essentiel. Il ne lui est pas imposé de discuter de tous les arguments des parties, certains ne méritant pas d'être traités en long et en large ni même d'être traités tout court. En outre, l'implicite a forcément sa place dans le jugement .
[Nos soulignements]
[42] Le procureur de la requérante a soumis quelques décisions jurisprudentielles au soutien de ses prétentions, selon lesquelles la décision du juge administratif Daigle ne serait pas suffisamment motivée, plus particulièrement compte tenu du fait qu'il n'avait pas traité de la crédibilité des témoignages de ses propres témoins.
[43] Sauf que dans pratiquement toutes ces décisions, les témoignages non retenus n'étaient pas contredits, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
[44] Par exemple, dans la décision de la Cour d'appel du 7 décembre 1998 dans La Compagnie minière Québec Cartier , on peut lire [5] :
Je retiens pour l'instant que les éléments de preuve directe tendent à établir que Québec Cartier n'avait aucune stratégie de licenciement fondé sur l'âge. Évidemment il est toujours possible de ne pas croire ces témoignages des dirigeants de Québec Cartier, mais, alors, il faut conclure que quatre personnes de bonne réputation ont volontairement décidé de mentir sous serment. Je me répète, mais ces témoignages qu'on ne voudrait pas croire ne sont pas contredits par Blais qui, s'il avait pu le faire, aurait certainement affirmé qu'il existait à sa connaissance chez Québec Cartier une stratégie suivant laquelle le licenciement était fondé sur l'âge.
[Notre soulignement]
[45] Tel n'est pas le cas dans la présente affaire alors que les témoignages des représentants de la requérante ont été carrément contredits, non seulement par le mis en cause Denis Jobin, mais par l'instigateur lui-même du débrayage illégal, Marc Jobin, deux témoins que le juge administratif a dit croire sans l'ombre d'un doute.
[46] Considérant tout ce qui précède, le tribunal considère qu'il n’y a pas lieu d’accueillir la requête en révision judiciaire pour cette partie de la décision rendue par le juge administratif.
c) Retour du dossier à la Commission des relations du travail
[47]
Les parties devront donc retourner devant la Commission des relations du
travail pour traiter de la question de la réintégration, d’une indemnité
éventuelle à être versée à Denis Jobin et de toute autre conséquence du
jugement, conformément à l’article
[48] Toutefois, il paraît peu approprié que le juge administratif Jacques Daigle entende les parties à ce sujet compte tenu qu’il s’est déjà prononcé sur la réintégration de Denis Jobin alors qu'il ne devait pas le faire.
[49] Par souci d’équité et de transparence, il est préférable que le dossier soit remis entre les mains d’un autre juge administratif.
d) Le sursis
[50] Le sursis d’exécution de la décision du juge administratif Jacques Daigle prononcé par le juge juge Simon Ruel le 2 avril 2015 et confirmé par la Cour d’appel le 11 mai 2015 n’a plus sa raison d’être, compte tenu de la conclusion du soussigné à l’effet que l’ordonnance de réintégration et de versement d’une indemnité salariale est invalide.
e) Les frais
[51] Lorsque le procureur de la requérante a constaté que le juge administratif avait adjugé sur la réintégration et autres accessoires à l'ordonnance d'annulation du congédiement, il lui a écrit pour lui demander de rectifier le jugement, ce à quoi a acquiescé le procureur du mis en cause.
[52] Le juge administratif a répondu qu'il ne pouvait pas le faire.
[53] Le procureur de la requérante a donc été forcé d'instituer son recours sur la question de la réintégration et autres remèdes accessoires.
[54] Aussi, vu cette situation ambivalente, chaque partie devra assumer ses frais.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[55] ACCUEILLE partiellement la requête en révision judiciaire de la requérante;
[56] DÉCLARE que la décision rendue par le juge administratif Jacques Daigle de la Commission des relations du travail en date du 19 novembre 2014, en ce qui concerne l’annulation du congédiement du mis en cause Denis Jobin est raisonnable, et en conséquence la requête en révision judiciaire sur cet aspect de la décision est rejetée;
[57] DÉCLARE que la décision rendue par le juge administratif Jacques Daigle de la Commission des relations du travail en date du 19 novembre 2014 est déraisonnable en ce qui concerne l’ordonnance de réintégration de Denis Jobin dans son emploi avec tous ses droits et privilèges de même que celle de lui verser une indemnité pour le salaire perdu et de lui faire subir une pénalité, et doit être annulée;
[58]
RÉFÈRE
le dossier à la Commission des relations du travail afin
qu’il soit confié à un juge administratif autre que Jacques Daigle, pour
entendre la preuve et les arguments des parties sur les conséquences de
l’ordonnance déclarant le congédiement de Denis Jobin nul, et cela conformément
à l’article
[59] LE TOUT , chaque partie payant ses frais.
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__________________________________ JACQUES BABIN, J.C.S. |
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M e André Dumais Procureur de la requérante
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M e Norman Dumais Rivest Tellier Paradis Procureurs de l’intimée et des mis en cause |
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Date d’audience : |
11 septembre 2015 |
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[1]
Dunsmuir
c.
Nouveau-Brunswick
,
[2]
F.H.
c.
McDougall
,
[3]
Newfoundland and Labrador Nurse's Union
c.
Terre-Neuve-et-Labrador
(Conseil du Trésor)
,
[4]
Syndicat
national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des autres
travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada), sections locales 187,
728, 1163
c.
Brideau
,
[5] AZ-99011049, p. 48.