Commission des normes du travail c. Old Dutch Foods Ltd.

2015 QCCQ 12386

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-22-216791-148

 

DATE :

23 novembre 2015

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SOUS LA PRÉSIDENCE DU JUGE HENRI RICHARD

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COMMISSION DES NORMES DU TRAVAIL

Demanderesse

c.

OLD DUTCH FOODS LTD.

Défenderesse

 

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JUGEMENT

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[1]            Old Dutch Foods Ltd. ( Old Dutch ) exploite une entreprise de fabrication et de distribution de croustilles.

[2]            En juin 2009, Old Dutch embauche M. Pascal Lacroix à titre de livreur-vendeur.

[3]            Old Dutch déduit du salaire de M. Lacroix 300 $ à la suite d’un vol d’argent dans le camion sous la responsabilité de M. Lacroix et qui appartient à Old Dutch.

[4]            En conséquence de cette déduction, la Commission des normes du travail ( CNT ), pour le compte de M. Lacroix, réclame à Old Dutch 300 $ pour le salaire impayé et 60 $, représentant 20 % de la réclamation, en vertu de l’article 114 de la Loi sur les normes du travail , RLRQ, c. N-1.1 ( L.N.T. [1] .

[5]            En demande, la CNT plaide que le vol de l’argent constitue un cas de force majeure dont M. Lacroix n’est aucunement responsable.

[6]            En défense, Old Dutch avance que M. Lacroix l’autorise à déduire les sommes qui lui appartiennent et qui sont sous son contrôle et que le vol de l’argent n’est pas un cas de force majeure.

 

Questions en litige

 

[7]            a)         Old Dutch est-elle en droit de déduire du salaire de M. Pascal Lacroix des sommes qu’elle prétend lui être dues ?

b)         Le vol de l’argent qui se trouve dans le camion de Old Dutch sous la responsabilité de M. Lacroix constitue-t-il un cas de force majeure ?

 

Contexte

 

[8]            Le 25 juin 2009, M. Pascal Lacroix signe un « contrat d’emploi » par lequel il devient livreur-vendeur d’Old Dutch dans la région de Maniwaki.

[9]            Comme le nom de son poste l’indique, il livre les produits alimentaires d’Old Dutch à des commerçants, avec un camion qui lui est fourni et dont il n’assume aucun coût.

[10]         Certains clients paient directement Old Dutch alors que d’autres remettent en argent à M. Lacroix le produit de la vente.

[11]         M. Lacroix rend compte à Old Dutch, à la fin de chaque journée de travail, de toutes les ventes réalisées et lui paie à chaque semaine ce qu’il récolte, par chèque, mandat poste ou transfert bancaire.

[12]         Au contrat d’emploi, il est prévu que « La Compagnie pourra débiter le montant de tout déficit dans les comptes de l’Employé aux salaires et commissions dus à l’Employé ».

[13]         Aussi, le 6 octobre 2009, M. Lacroix signe une annexe à son contrat d’emploi qui prévoit notamment :

Je reconnais que je suis responsable de l’argent et de l’inventaire de ma route et autorise Old Dutch à déduire les manques par des retenues de salaire.

[14]         Sauf pour quelques retards et un incident lié à un mauvais transfert bancaire, M. Lacroix paie de façon hebdomadaire ce qui revient à Old Dutch.

[15]         M. Lacroix explique qu’il couvre un vaste territoire d’un rayon d’environ 350 kilomètres, si bien qu’il dépose dans son compte bancaire les sommes récoltées au bénéfice d’Old Dutch les lundis ou mardis de chaque semaine, ce qui lui évite de faire de longs détours quotidiens.

[16]         Lorsqu’il effectue sa route, M. Lacroix conserve dans le camion l’argent qu’il récolte des clients. Il remise l’argent dans un endroit caché du camion qu’il verrouille à chaque fois qu’il le quitte.

[17]         M. Lacroix procède de la même façon pendant quatre ans, sans aucun problème.

[18]         Le lundi 25 novembre 2013, M. Lacroix est en possession des recettes de la semaine précédente à être déposées le même jour et qu’il conserve dans une boîte fermée située dans le camion. Vers 11h00, il gare le camion dans un stationnement d’un restaurant à Maniwaki. Vingt minutes plus tard, il retourne au camion et constate que la vitre du côté conducteur est fracassée, la porte coulissante ouverte et l’argent disparu.

[19]         M. Lacroix avise immédiatement son supérieur et la police qui lui fait signer une déclaration.

[20]         Vu les clauses de son contrat d’emploi, Old Dutch procède à une retenue sur son salaire, répartie sur plusieurs semaines, afin de se rembourser de la somme volée de 795,25 $.

[21]         Old Dutch déduit 300 $ du salaire de M. Lacroix et ne peut se rembourser du solde, puisqu’à compter de la fin novembre 2013, M. Lacroix est victime d’un accident de travail.

 

 

Analyse

 

[22]         La CNT plaide que le contrat d’emploi de juin 2009 et l’annexe d’octobre 2009 entrent dans la catégorie des « contrats d’adhésion », au sens de l’article 1379 du Code civil du Québec ( C.c.Q. ) [2] . Old Dutch ne conteste pas cette qualification.

[23]         La CNT ajoute que les clauses qui rendent M. Pascal Lacroix responsable des sommes dues à Old Dutch et qui lui permettent de déduire « les manques par des retenues de salaire » sont abusives en vertu de l’article 1437 C.c.Q. :

1437.  La clause abusive d'un contrat de consommation ou d'adhésion est nulle ou l'obligation qui en découle, réductible.

Est abusive toute clause qui désavantage le consommateur ou l'adhérent d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre de ce qu'exige la bonne foi; est abusive, notamment, la clause si éloignée des obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat qu'elle dénature celui-ci.

[24]         Le Tribunal conclut que la CNT n’établit pas, par une preuve prépondérante, que les clauses en cause désavantagent M. Lacroix « d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre de ce qu’exige la bonne foi ».

[25]         De plus, ces clauses ne dénaturent pas le contrat d’emploi intervenu entre les parties puisqu’il est de la responsabilité de M. Lacroix de percevoir les sommes qui sont dues à Old Dutch et lui remettre. Cela fait partie intégrante de ses fonctions de livreur-vendeur.

[26]         Aussi, la CNT plaide que Old Dutch ne peut effectuer les retenues en cause vu la prohibition prévue à l’article 49 L.N.T. :

49.  Un employeur peut effectuer une retenue sur le salaire uniquement s'il y est contraint par une loi, un règlement, une ordonnance d'un tribunal, une convention collective, un décret ou un régime complémentaire de retraite à adhésion obligatoire.

L'employeur peut également effectuer une retenue sur le salaire si le salarié y consent par écrit et pour une fin spécifique mentionnée dans cet écrit.

 

Le salarié peut révoquer cette autorisation en tout temps, sauf lorsqu'elle concerne une adhésion à un régime d'assurance collective ou à un régime complémentaire de retraite. L'employeur verse à leur destinataire les sommes ainsi retenues.

[27]         Le Tribunal ne retient pas cet argument puisque depuis 1991 la Cour d’appel, dans Syndicat des professionnels de la Commission des écoles catholiques de Montréal c. Moalli [3] , établit que la prohibition prévue à l’article 49 L.N.T. ne vise que les dettes envers les tiers, qui pourraient être recouvrées par le biais de l’employeur, et non celles liquides et exigibles de l’employé envers l’employeur.

[28]         Reste l’argument relié à la force majeure.

[29]         L’article 1470 C.c.Q. prévoit :

1470.  Toute personne peut se dégager de sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui si elle prouve que le préjudice résulte d'une force majeure, à moins qu'elle ne se soit engagée à le réparer.

La force majeure est un événement imprévisible et irrésistible; y est assimilée la cause étrangère qui présente ces mêmes caractères.

[30]         Ainsi, la force majeure est définie par cet article comme un événement que le débiteur ne pouvait prévoir, auquel il ne pouvait résister et qui a rendu impossible l’exécution de l’obligation [4] .

[31]         Quant au caractère imprévisible de l’événement, les auteurs Jobin et Vézina écrivent que « La jurisprudence fait donc appel, encore une fois, à la notion classique, relative, de la personne raisonnablement prudente et diligente et se pose la question suivante : l’événement était-il normalement prévisible pour une telle personne placée dans les mêmes circonstances ? » [5] .

[32]         Le professeur Vincent Karim précise que le caractère d’imprévisibilité doit être apprécié non pas au moment où l’événement est survenu, mais au moment où l’obligation a été contractée par le débiteur [6] .

[33]         Quant à l’irrésistibilité, l’événement doit être tel qu’il rende toute résistance de la part du débiteur inutile ou futile de telle manière qu’il empêche l’exécution de l’obligation d’une manière absolue et permanente [7] .

[34]         À ces deux caractères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, les auteurs ajoutent « le caractère d’extériorité » de l’événement :

Bien que l’article 1470 C.c.Q. ne prévoie pas expressément le caractère d’extériorité de l’événement, il s’agit d’une condition essentielle pour emporter la qualification de force majeure, au même titre que l’imprévisibilité et l’irrésistibilité. En effet, le débiteur ne peut se libérer de sa responsabilité envers la victime ou son créancier lorsque l’événement ayant causé le dommage ou l’ayant empêché d’exécuter son obligation est dû à une faute ou à un acte qui lui est imputable [8] .

[35]         Chaque cas est un cas d’espèce et le Tribunal doit analyser si le débiteur établit, de façon prépondérante, si un cas de force majeure l’exonère de sa responsabilité, et ce, en appliquant les critères qui sont cumulatifs [9] .

[36]         En principe, les « faits de l’être humain », comme un vol, ne sont pas des cas de force majeure, mais peuvent le devenir suivant les circonstances propres de l’affaire et leur conformité aux conditions d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, et si le débiteur prouve que toutes les mesures appropriées ont été prises pour l’éviter [10] .

[37]         En juin 2009, au moment où il conclut son contrat d’emploi avec Old Dutch, M. Lacroix pouvait-il raisonnablement prévoir qu’un vol se produirait à l’intérieur du camion verrouillé que Old Dutch met à sa disposition ? Le Tribunal répond par la négative.

[38]         Il en est ainsi puisque jamais M. Lacroix n’est mis au courant de la survenance de quelque vol que ce soit dans un camion d’Old Dutch ou de phénomènes récurrents de vols dans des camions se trouvant dans la région qu’il dessert.

[39]         Quant au caractère d’irrésistibilité, il ne fait aucun doute.

[40]         Aussi, le Tribunal conclut qu’Old Dutch ne peut imputer une faute à M. Lacroix dans la gestion de l’argent qui est sous sa responsabilité et qu’il doit lui remettre.

[41]         Pendant quatre ans, M. Lacroix agit de la même manière et n’est pas victime de quelque vol, fraude ou autre événement qui l’empêche d’exécuter correctement et sans retard ses obligations découlant du contrat d’emploi qui le lie à Old Dutch.

[42]         Ceci étant, une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait agi de la même manière que M. Lacroix, d’autant plus que la preuve non-contredite établit qu’au moment du vol, le camion est stationné dans un endroit public et qu’il intervient en plein jour, alors qu’il est dûment verrouillé.

[43]         Il y a lieu de distinguer la jurisprudence qu’invoque Old Dutch pour convaincre le Tribunal que le vol en cause ne constitue pas un cas de force majeure.

[44]         Dans 4381882 Canada inc. c. Riocan Holdings (Québec) inc. [11] , la preuve établit que le débiteur est victime d’au moins trois vols, si bien que la Cour d’appel souligne « qu’un commerçant victime de vols à répétition ne peut prétendre que le vol était imprévisible » et qu’un « vol ne sera un cas de force majeure que si toutes les précautions ont été prises pour le prévenir » (paragraphe 19).

[45]         Dans Québec Métal recyclé (FNF) inc. c. Transnat Express inc. [12] , la Cour supérieure conclut que le vol ne constitue pas un cas de force majeure puisque le conducteur « n’a pas respecté les règles élémentaires de sécurité, notamment en ne verrouillant pas les portes du camion en le quittant », ce qui diffère des faits du présent dossier.

[46]         Dans Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances c. Laflèche [13] , la preuve démontre que plusieurs vols sont survenus dans les environs, quelques mois avant le vol d’une remorque d’une valeur commerciale importante et d’une certaine rareté. Il en va différemment du cas sous étude.

[47]         Dans Royal & Sun Alliance du Canada c. MCT Terminal & Transport inc. [14] , le vol dans un entrepôt s’effectue « de la façon la plus singulière, simple, facile, élémentaire » puisqu’il n’y a eu aucune infraction, les voleurs s’étant introduits dans l’entrepôt en déverrouillant la porte avec la clé et désactivant le système d’alarme avec le code. Il y a aussi lieu de distinguer les faits de cette affaire avec le présent dossier.

[48]         Finalement, dans 2956-1123 Québec inc . ( Liquidation Pro) c. St-Germain Transport ltée [15] , la Cour du Québec conclut que le vol ne constitue pas un cas de force majeure « puisque la défenderesse a agi avec imprudence et négligence ».

[49]         En l’espèce, les critères d’imprévisibilité, d’irrésistibilité et d’extériorité sont satisfaits, si bien que le Tribunal conclut à la présence d’un cas de force majeure, sans que l’on puisse imputer quelque faute que ce soit au salarié, M. Pascal Lacroix.

 

PAR CES MOTIFS, le Tribunal:

 

ACCUEILLE la requête introductive d'instance de la Commission des normes du Travail contre Old Dutch Foods Ltd.;

 

CONDAMNE Old Dutch Foods Ltd. à payer à la Commission des normes du travail 360 $, dont 300 $ avec intérêts conformément à l’article 114 de la Loi sur les normes du travail à compter du 16 mai 2014 et 60 $ avec intérêt au taux légal depuis le 12 novembre 2014;

 

LE TOUT , avec dépens.

 

 

 

 

 

 

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Henri Richard, J.C.Q.

 

M e Isabelle Gauthier,

(RIVEST TELLIER PARADIS)

pour la demanderesse

 

M e Josée Gervais,

(GOWLING LAFLEUR HENDERSON)

pour la défenderesse

 

 

 

Date d’audience :

23 octobre 2015

 



[1]     114.  La Commission peut, lorsqu'elle exerce les recours prévus par les articles 112 et 113, réclamer en sus de la somme due en vertu de la présente loi ou d'un règlement, un montant égal à 20 % de cette somme. Ce montant appartient en entier à la Commission.

La somme due au salarié porte intérêt, à compter de l'envoi de la mise en demeure visée dans l'article 111, au taux fixé en vertu de l'article 28 de la Loi sur l'administration fiscale (chapitre A-6.002).

[2]     1379.  Le contrat est d'adhésion lorsque les stipulations essentielles qu'il comporte ont été imposées par l'une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, et qu'elles ne pouvaient être librement discutées.

Tout contrat qui n'est pas d'adhésion est de gré à gré.

 

[3]     [1991] R.D.J. 521 (C.A.); J.E. 91-1026 (C.A.).

[4]     Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les Obligations , 7 e édition, par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Éditions Yvon Blais, 2013, par. 844.

[5]     Ibid ., par. 845.

[6]     Vincent KARIM, Les Obligations , Volume 1, 4 e édition, Wilson & Lafleur Ltée, 2015, par. 3249.

[7]     JOBIN et VÉZINA, supra , note 4, par. 846.

[8]     Voir Vincent KARIM, s upra , note 6, par. 3227. Voir aussi JOBIN et VÉZINA, supra, note 4, par. 847.

[9]     JOBIN et VÉZINA, supra, note 4, par. 844.

[10]    JOBIN et VÉZINA, supra , note 4, par. 848 et KARIM, supra , note 6, par. 3247.

[11]    2013 QCCA 327.

[12]    B.E. 2006BE-190 (C.S.).

[13]    2014 QCCQ 5323.

[14]    B.E. 2003BE-227 (C.Q.).

[15]    2013 QCCQ 15396 .