Syndicat de l'enseignement de la région de Québec et Commission scolaire de la Capitale (Laurie Pageau) |
2015 QCTA 981 |
TRIBUNAL D’ARBITRAGE
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
N o de dépôt : 2016-0593
Date : 18 décembre 2015
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DEVANT L’ARBITRE : DANIEL CHARBONNEAU
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Syndicat de l’enseignement de la région de Québec
« le Syndicat »
ET
Commission scolaire de la Capitale
« l’Employeur »
Plaignante: Laurie PAGEAU
Grief : n o du Greffe : 2015-0002816-5110
n o du Syndicat : 13-039
Nature du litige : Retrait de liste de suppléance - Abus de droit
Dates d’audition : 24 avril, 21 septembre et 9 décembre 2015
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SENTENCE ARBITRALE
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LE LITIGE
[1] Le soussigné fut désigné le 9 juin 2014 par le Greffe des tribunaux d’arbitrage du secteur de l’Éducation pour entendre et disposer du grief portant sur le retrait de l’enseignante Laurie Pageau de la liste de suppléance de la commission scolaire de la Capitale le 11 novembre 2013.
[2] Le 9 janvier 2015, une première décision était rendue sur l’admissibilité du recours de la plaignante en vertu de la convention collective ainsi que suivant la Loi sur les normes du travail (SAE 8852). Dans cette décision, son recours sur ces bases lui était refusé mais le tribunal conservait compétence pour entendre et disposer de l’argument d’abus de droit soulevé par le Syndicat, le fardeau de preuve appartenant à ce dernier.
[3] Les parties ont été entendues à ce sujet les 24 avril, 21 septembre et 9 décembre 2015. La présente décision dispose de ce recours.
LE GRIEF
[4] Le 11 décembre 2013, le Syndicat adressait à l’Employeur le grief suivant :
« Faits et correctifs :
Objet : Avis de grief : Laurie Pageau, Congédiement (le 23 janvier 2014 est le 21 e jour) N.D.13-039
Madame, Monsieur,
La présente est pour vous aviser, conformément à la clause 9-1.03 de la convention collective de la naissance d’un grief concernant madame Laurie Pageau, enseignante à la Commission scolaire de la Capitale depuis 2009. Madame fait partie de la suppléance dans plusieurs écoles et elle a eu deux contrats durant toutes ces années.
Le SERQ reproche à la Commission scolaire d’avoir retiré, abusivement et sans cause juste et suffisante, madame Laurie Pageau de la liste de suppléance, et ce, depuis le ou vers le 11 novembre 2012. (sic)
Le SERQ constate notamment et non limitativement la violation de l’article 5 - 7.00 de la convention collective vu la fin d’emploi de madame Pageau sans cause juste et suffisante.
Le SERQ constate
également la violation de l’article
Advenant l’obligation de soumettre le présent grief à l’arbitrage, nous demanderons au tribunal :
1. de constater la violation, par l’employeur, des dispositions de la loi et de la convention collective en vigueur;
2. d’ordonner à la Commission scolaire d’inscrire madame Pageau sur la liste de suppléance;
3. de rembourser à madame Pageau toutes les pertes monétaires encourues depuis la décision de la Commission de la retirer de la liste de suppléance;
4. de déterminer une compensation significative pour réparer le préjudice moral ainsi que tous les préjudices causés par cette décision de la Commission scolaire;
5. de replacer madame Pageau dans tous ses droits qui lui reviennent en vertu de l’application des dispositions de la loi et de la convention collective, et ce, rétroactivement à la date de sa fin d’emploi;
6. d’ordonner à la Commission scolaire le versement des intérêts prévus au Code du travail avec l’indemnité additionnelle à compter du dépôt du présent grief, et ce, pour l’ensemble des sommes qui lui sont dues en compensation pour l’ensemble des préjudices qui lui ont été occasionnés.
Le détail des chefs de cette réclamation ainsi que les montants qui y seront accolés seront déterminés au moment opportun lorsque le tribunal aura tranché le mérite du grief.
Conformément aux dispositions de la convention collective, nous sommes disposés à vous rencontrer pour tenter de solutionner ce litige à la date, à l’heure et à l’endroit dont nous pourrons convenir. À cet égard, nous vous prions de bien vouloir communiquer avec Mme Sonia Cormier.
Denis Simard, Président
c.c. : Mme Laurie Pageau »
LA PREUVE
[5] Au début de cette deuxième phase d’auditions, les documents suivants sont déjà au dossier:
S-1 : L’entente nationale E-1 2010-2015 conclue entre le CPNCP et la Centrale des Syndicats du Québec (CSQ), pour le compte des syndicats d’enseignantes et d’enseignants qu’elle représente;
S-2 : L’entente locale entre la commission scolaire de la Capitale et le Syndicat de l’enseignement de la région de Québec pour les années 1999 et suivantes;
S-3 : Le grief daté du 11 décembre 2013;
S-4: Une lettre du procureur patronal, datée du 29 septembre 2014, adressée à la procureure syndicale;
S-5: Une lettre de la procureure du Syndicat, datée du 1 er octobre 2014, adressée au procureur de l’Employeur;
ainsi que les pièces S-6 à S-15;
E-1 Spécimen de liste de suppléance de la Commission scolaire de la Capitale;
E-2 : Une lettre datée du 11 novembre 2013 de madame Nancy Paquet adressée à madame Pageau informant celle-ci de son retrait de la liste de suppléance;
ainsi que les pièces E-3 à E-5.
Preuve du Syndicat
[6] Le Syndicat a fait entendre six (6) témoins, incluant madame Pageau.
[7] Monsieur Stéphane Tessier, enseignant d’histoire au secondaire à l’école Neufchâtel, témoigne du mode de fonctionnement lorsqu’un-e suppléant-e doit le remplacer. Il lui arrive de suggérer une personne de la liste de suppléance, par exemple, un enseignant ayant une formation en histoire ou à l’inverse, d’exprimer à la secrétaire le souhait qu’une personne dont il n’a pas été satisfait ne soit pas contactée.
[8] Le témoin a connu madame Pageau à compter de mars 2009 alors que celle-ci a été appelée à effectuer de la suppléance dans sa classe. Il affirme que celle-ci a toujours fait du bon travail. À son retour, il disposait d’un rapport de suppléance écrit détaillé. Il lui est arrivé de suggérer son nom pour son remplacement mais l’Employeur doit respecter un ordre de priorité.
[9] Madame Pageau a effectué de la suppléance dans ses groupes pour une durée plus longue en mai 2010, environ dix (10) jours et le résultat espéré était atteint. Elle avait rédigé un cahier pour chaque groupe. Les élèves avaient bien compris.
[10] Monsieur Benoit Mallette, enseignant d’histoire et de géographie à l’école Joseph-François Perreault, a également effectué de la suppléance avant d’être sur la liste de priorité d’embauche, et même par la suite, dans la majorité des matières.
[11] Il a connu madame Pageau lorsqu’elle a effectué son stage à l’école Neufchâtel et avec laquelle il a partagé le remplacement de madame Coulombe. Il a quelque peu « coaché » madame Pageau en 2008-2009. Il l’a également revue en 2011-2012 alors qu’elle a effectué de la suppléance dans ses groupes.
[12] À son avis, madame Pageau collabore bien et effectue un bon suivi. Selon ce qu’il a vu, sa relation avec les élèves semblait bonne et sa relation en tant que collègue était très agréable. Pour les examens, ils s’orientaient ensemble pour les évaluations communes, effectuaient ensemble les évaluations et partageaient du matériel. Au travail, madame Pageau était sérieuse, rigoureuse, consciencieuse.
[13] Cette collaboration s’exerce de janvier à juin 2009 auprès des élèves de secondaire III dans le cours histoire du Québec.
[14] Le témoin explique le mode de fonctionnement en matière de choix de l’enseignant suppléant, notamment que la secrétaire a un ordre de priorité à respecter, qu’il lui arrive de suggérer quelqu’un qu’il sait disponible ou qui connaît la matière, ou encore de suggérer de ne pas rappeler telle personne.
[15] Ses besoins de suppléance étant de courte durée, il était rassuré lorsque c’était madame Pageau qui le remplaçait; les rapports étaient bien faits.
[16] Ayant lui-même effectué de la suppléance, il affirme que cela se passe bien avec certains groupes alors que pour d’autres, ce n’est pas évident; il sentait l’effervescence dans la classe dès le corridor. Certains champs d’enseignement sont différents parce que les élèves ont plusieurs enseignants.
[17] Ses contacts avec madame Pageau étaient fréquents, celle-ci étant toujours à l’école; il la voyait après la suppléance, dans le salon du personnel mais il disposait déjà d’un rapport complet.
[18] Madame Sandra Jacques est enseignante à la commission scolaire de la Capitale depuis 2004. Elle y a effectué de la suppléance et a obtenu un premier contrat à l’école Vanier en septembre 2004 tout en continuant d’effectuer de la suppléance. De 2009 à 2014, elle a agi comme conseillère pédagogique en géographie, histoire et monde contemporain.
[19] Elle a connu madame Pageau lorsque celle-ci effectuait son stage à l’école Neufchâtel en 2008-2009 et aussi lors des cours d’été en 2012. Madame Pageau a effectué de la suppléance dans ses groupes lorsqu’elle a été engagée à contrat à compter de janvier 2009 ainsi qu’au cours de l’année suivante.
[20] La suppléance effectuée par madame Pageau se déroulait bien; elle laissait un bon suivi qui permettait de savoir où la classe était rendue et de s’assurer que ce n’était pas une période perdue.
[21] En ce qui concerne les cours d’été de 2012, monsieur Primeau lui avait demandé si elle connaissait quelqu’un. Elle a donné des noms sur la liste de priorité et a donné le nom de madame Pageau puisqu’elle la savait apte à dispenser le cours d’histoire de secondaire IV.
[22] Elle a donc revu madame Pageau lors de la planification des cours d’été 2012. Celle-ci était très disponible, relisait la planification, était disponible en dehors des heures ouvrables ou le soir, à la maison ou à l’école.
[23] Lors des cours d’été 2012, elles avaient des groupes différents; elle voyait madame Pageau à l’arrivée le matin ou à l’heure du dîner; elles se rappelaient la séquence et révisaient le matériel en fin de période d’enseignement.
[24] Elle n’a pas vu madame Pageau interagir durant les périodes d’enseignement mais lors des pauses ou lors de l’entrée en classe, les élèves étaient toujours polis. Elle rappelle que cette clientèle a l’obligation de réussite et qu’il faut maintenir un climat de paix.
[25] Invitée à expliquer le contexte des cours d’été, elle ajoute qu’il y a énormément d’anxiété, en citant l’exemple du PEI où l’élève a beaucoup de pression : il faut aider le jeune à gérer son anxiété. Madame Pageau a offert son aide pour accompagner des élèves à contrôler leur anxiété; elle a fait cette offre à des élèves très anxieux, très nerveux, gracieusement; les élèves semblaient contents.
[26] Madame Karine Gagnon, enseignante de français à titre régulier à l’école Neufchâtel, a débuté comme suppléante à compter de l’année 2001-2002. Elle a travaillé dans la quasi-totalité des écoles de la commission scolaire. Elle a effectué de la suppléance de 2001 à 2003, et partiellement ensuite jusqu’à la fin de 2005, dans tous les champs d’enseignement du secondaire, incluant l’adaptation scolaire.
[27] Elle décrit son expérience en suppléance comme pas facile; on ne connaît pas les élèves, ni la dynamique de la classe. Elle relate la pire expérience qu’elle a vécue, en enseignement de l’anglais, en fin d’année scolaire à l’école Vanier, dans le secteur de l’adaptation scolaire. À son retour à la maison, elle tremblait dans sa voiture à l’idée de ce qui aurait pu se produire dans la classe. En adaptation scolaire, les jeunes sont durs; c’est plus difficile. Les jeunes savent que les suppléants ne sont là que pour une période.
[28] Elle a connu madame Pageau lorsque celle-ci a effectué son stage à l’école Neufchâtel. Son superviseur de stage était son collègue en français, monsieur Villeneuve, voisin de bureau. Elle a vu madame Pageau régulièrement. Ses contacts avec elle étaient cordiaux; elle était sympathique, enjouée, faisait preuve d’humour. C’était un trait commun entre elles.
[29] En 2009, madame Pageau a remplacé madame Coulombe. En septembre 2010, madame Pageau l’a remplacée durant ses absences. Celle-ci remettait un rapport de suppléance très détaillé, complet, très professionnel. Dans ses commentaires, madame Gagnon pouvait constater que ses consignes étaient respectées ainsi que le sujet sur lequel elle devait revenir.
[30] Elle a également vu madame Pageau dans le département puisqu’elle y passait souvent et y dînait; elles ont eu beaucoup de plaisir.
[31] Madame Laurie Pageau témoigne à l’effet que son mémoire de maîtrise en didactique de l’enseignement de l’histoire, dont le dépôt est prévu pour décembre 2015, porte sur les principaux problèmes en enseignement de l’histoire en lien avec l’examen du Ministère et les causes des échecs, selon les élèves; pour ce faire, elle a effectué une étude de cas dans la classe de madame Jacques lors des cours d’été.
[32] En ce qui a trait à son stage d’enseignement IV à l’école Neufchâtel, il consistait en une prise en charge d’une durée de quinze (15) semaines : elle avait la charge de la moitié des groupes de madame Coulombe. Son superviseur de stage était monsieur Michel Villeneuve. L’évaluation de ce stage par monsieur Villeneuve est produite en S-16, sous réserve. Une première partie est rédigée par madame Coulombe alors qu’une deuxième partie l’est par monsieur Villeneuve et madame Genest. L’évaluation de la présentation du stage (S-17), dont le dépôt est également permis sous réserve, datée du 11 décembre 2008, correspond à la fin du stage.
Après avoir pris connaissance des documents, le tribunal estime que ces documents sont admissibles dans le cadre de la preuve du Syndicat sur sa prétention d’abus de droit de la part de l’Employeur. Il est loisible au Syndicat d’établir une description du profil comportemental de sa cliente afin de tenter de démontrer ultérieurement le caractère abusif de la décision de la radier de la liste de suppléance.
[33] En début 2009, on lui offre un contrat de remplacement de madame Coulombe (S-10) de janvier à juin 2009, au terme duquel elle fait l’objet d’une évaluation (S-18).
[34] Cette évaluation, datée du 27 mai 2009 et signée par madame Genest, est effectuée pour madame Louise Levasseur, par madame Marie-Hélène Dion. Elle fait suite notamment à deux séances d’observation, tenues le 16 avril et le 12 mai 2009, et comporte un certain nombre de remarques sur les points forts ou à améliorer. On y fait état que madame Pageau est capable d’humour dans ses présentations aux élèves. Madame Pageau précise à ce sujet qu’elle aime la vie, que le rire est agréable dans les relations humaines. Elle ajoute qu’avant d’entrer en classe, elle utilisait les mots « mes coucous » ou « mes amours » à l’endroit des élèves, qui réagissaient. Il lui arrivait de taquiner avec les collègues sur son tricot ou encore avec les élèves, ce qui leur plait.
[35] Quant à ses réactions aux commentaires de l’évaluation, laquelle ne comporte pas de cotes, madame Pageau mentionne qu’elle est ouverte à la critique.
[36] Le 24 novembre 2009, la commission scolaire lui confirme que son nom est placé sur la liste de suppléance (S-6).
[37] En ce qui concerne le contexte d’exercice de la suppléance, madame Pageau indique que le suppléant est un élément perturbateur pour les élèves. Il est testé. Personnellement, pour contrer cela, elle fait des blagues. Par exemple, si on l’interpelle en lui demandant ce qu’elle fait là, elle répond : « Je viens squatter ta classe ». Au regard de la discipline, les élèves s’essaient; par exemple, pour sortir aux toilettes.
[38] Parallèlement à la suppléance, madame Pageau bénéficie d’un autre contrat à la fin de l’année scolaire 2011-2012, soit du 14 mai 2012 au 15 juin 2012 à l’école Vanier (S-14). Madame Pageau précise qu’elle est entrée en classe le 13 mars 2012, en suppléance d’abord.
[39] Ce contrat fait également l’objet d’une évaluation, en juin 2012, par Christian Faucher et Annie Gosselin mais seul monsieur Faucher est allé l’observer. Madame Pageau considère l’évaluation reçue (S-21) comme le « cadeau d’un ami ». Elle comprend les cotes d’évaluation ainsi : + indique un élément positif, + ou - indique un élément à améliorer et - indique un élément négatif.
[40] En ce qui concerne l’événement du 24 octobre 2013, elle apprend le 16 octobre 2013 qu’elle sera possiblement appelée à effectuer une suppléance à cette date, à la fin d’une autre période de suppléance effectuée à l’école Neufchâtel. Elle reçoit l’appel lui confirmant la suppléance le 24 octobre sur l’heure du midi; la suppléance concerne les périodes 3 et 4 de l’après-midi, ce qui implique un début vers 13h00.
[41] À son arrivée, elle se présente comme d’habitude au secrétariat pour recevoir un « bon de travail » indiquant le nom de l’enseignant, le local où récupérer des documents et le local de classe (S-22). Madame Pageau dit avoir entrevu l’enseignant concerné, Martin Lessard, au local indiqué; il l’informe que les élèves du groupe 4 seront agités et difficiles puisqu’ils reviendront d’une activité de confection de biscuits. Il s’agit d’une classe d’adaptation scolaire.
[42] La troisième période, en informatique, s’est bien déroulée. Pour la quatrième période, madame Pageau arrive à l’avance pour le cours; elle se dirige vers le local, les élèves attendent à l’extérieur des portes doubles menant au local de classe. Elle dit à un élève : « Tasse-toi de là mon grand, il faut que je passe ». L’élève en question s’avérera être l’élève A R. En direction du local, elle entend l’élève dire : « Elle m’appelle mon grand; c’est ma mère ». L’enseignant Lessard est dans la classe; elle demande la permission de s’y installer et s’enquiert de l’existence de paravents placés en forme de L. Il lui répond que c’est l’emplacement du bureau d’A, placé à proximité de la porte, en cas de besoin de devoir l’expulser et de ne pas hésiter à le faire, si nécessaire.
[43] L’enseignant Lessard se dit conscient que la matière ne sera pas agréable pour les élèves et il lui demande de faire de son mieux. Il s’installe dans un local à proximité, ce qui la rassure.
[44] Après le son de la cloche, les élèves s’installent, l’entourent et la taquinent, manipulent son matériel et le plus grand d’entre eux dit : « Madame, vous savez que vous allez souffrir ». Elle répond : « J’en ai vu d’autres, mon grand ; va t’asseoir ». Madame Pageau s’explique en disant qu’elle les taquine, ils la taquinent. A s’adresse à elle en la nommant « Maman ».
[45] Les élèves vont vers leur pupitre mais A demeure debout en continuant de la nommer « Maman »; après quelques minutes, lorsque celui-ci lui demande qu’est-ce qu’on mange pour souper, madame Pageau lui répond qu’elle n’était pas sa mère, car si elle l’était, elle l’aurait noyé à la naissance, sur le même ton. L’élève aurait répondu : « Pourquoi tu me dis ça, maman? »
[46] Plus tard, madame Pageau va dans l’isoloir et dit à A: « Tu savais que je te niaisais », ce à quoi l’élève aurait répondu « Oui, madame ».
[47] Madame Pageau constate que la disposition des élèves ne correspond pas au plan de classe; elle circule dans les rangées et compare les agendas avec le plan de classe. A change trois fois de place; cela est dénoncé par les autres élèves. Elle finit par déduire quel enfant doit être dans l’isoloir, à savoir C ou A. A n’a rien dans son sac permettant de l’identifier. Elle est incapable de donner un billet de sortie à l’élève avec certitude sur son identité et décide de ne pas l’expulser.
[48] La matière d’enseignement était l’histoire. Elle fait ce qu’elle peut, soit une demi-page sur un total de trois. Un élève a un livre sur le Colisée de Rome : elle fait la description des lieux, leur origine, finalité, etc.
[49] D’autres interventions ont été faites à l’endroit d’A. Il avait une boîte de carton et y effectuait des gravures et des dessins; il aiguisait très longuement ses crayons; il a poussé son pupitre en dehors de l’isoloir. Si elle avait su son nom, elle l’aurait expulsé. À la fin du cours, Lucie se présente dans la classe, trouvant les élèves bruyants ; « elle s’en est prise à mes deux alliés de classe » ajoute-t-elle.
[50] Par la suite, elle apprendra au téléphone qu’elle doit rencontrer la directrice adjointe, madame Marie-Claude Joly, à sa prochaine suppléance dans cette école. Le jour venu, soit le 1 er novembre, madame Pageau n’a pas la disponibilité de rencontrer madame Joly en avant-midi. Elle tente alors de voir madame Joly sur l’heure du dîner mais celle-ci se prépare à sortir avec une autre directrice. Elle la rencontre finalement après la quatrième période, à son bureau.
[51] Madame Joly lui demande de relater l’incident du 24 octobre, ce qu’elle fait. Madame Pageau indique qu’à ce moment, il n’y avait plus place à la discussion. Madame Joly lui dit que si c’était un de ses enfants, elle ne l’aurait pas accepté. Elle dit à madame Pageau qu’elle est une « patate chaude » depuis cet incident; cela la blesse. Il est question de plainte de la mère, de manque de professionnalisme; cela se termine sur le fait qu’on va lui demander de faire des excuses. Il a été question de la possibilité de rencontrer la mère mais il n’est pas décidé à ce moment si les excuses seront écrites ou en personne.
[52] Le mercredi suivant, 6 novembre 2013, elle prend connaissance en soirée d’un message laissé sur sa boîte vocale. Elle ne peut dire à quelle heure le message lui a été laissé. Madame Joly lui demande une lettre d’excuses qui sera remise à la mère d’A à l’occasion de la rencontre sur son plan d’intervention. Madame Pageau transmet par courriel une lettre d’excuses le soir même et s’enquiert, dans son courriel, de son statut d’employée de la commission scolaire. Elle n’a pas eu de réponse. Elle n’a revu madame Joly que lors des séances d’arbitrage.
[53] Avant de recevoir la lettre de la commission scolaire l’informant de son retrait de la liste de suppléance, elle reçoit un appel, le 7 novembre 2013, pour effectuer de la suppléance à l’école Roger-Comtois. Elle décline, elle est trop dévastée.
[54] Le 8 novembre 2013, elle reçoit un appel de madame Nancy Paquette qui l’avise que, suite à l’évaluation négative de l’école secondaire Neufchâtel, son nom sera retiré de la liste de suppléance. Madame Pageau vérifie si cela compromet les cours d’été ou si cela ne vaut que pour cette école et on lui répond que cela vaut pour l’ensemble de la commission scolaire. Pour les cours d’été, elle devra passer après tous les autres, soit les mêmes avantages que quelqu’un de l’extérieur.
[55] Madame Pageau n’a pas reçu d’évaluation pour les cours d’été : il n’y a pas de telles évaluations pour ces cours. Madame Jacques a instauré un mécanisme de rétroaction des élèves.
[56] L’Employeur n’a pas contre interrogé madame Pageau.
[57] Monsieur Denis Jeffrey, expert en formation, éthique professionnelle et insertion professionnelle des enseignants, a reçu le 7 juillet 2015 un mandat du Syndicat (S-24) au regard de la situation de madame Pageau, particulièrement au sujet de la tâche des enseignants appelés à effectuer de la suppléance, de la façon dont ceux-ci sont perçus par leurs élèves et leurs parents, de l’impact de cette perception sur leur tâche et finalement, sur l’évaluation des enseignants suppléants par les commissions scolaires. Le mandat était accompagné des pièces S-16, S-17, S-18 et S-21, à savoir deux formulaires d’évaluation du stage IV de madame Pageau et les évaluations effectuées par la commission scolaire pour les années 2008-2009 et 2011-2012.
[58] Monsieur Jeffrey détient une maîtrise en philosophie, une autre en sciences humaines des religions de l’Université Laval, un doctorat de l’Université du Québec à Montréal en sociologie des religions et il a poursuivi des études postdoctorales à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Rimouski; il a également suivi une formation en psychanalyse au centre de psychologie Gouin de Montréal et au GIFRIC de Québec (S-25).
[59] Monsieur Jeffrey enseigne à l’Université Laval l’éthique, la morale et la religion. Il a mené des recherches notamment sur le statut d’enseignant suppléant.
[60] En réponse au mandat confié, monsieur Jeffrey produit un rapport écrit daté du 20 août 2015 (S-26).
[61] C’est la troisième expertise que monsieur Jeffrey effectue, à la demande d’une partie syndicale dans le cadre de dossiers de relations du travail, sur des sujets qui concernent le comportement professionnel des enseignants.
[62] Le témoin expert mentionne que les principaux problèmes que rencontrent les enseignants sont des problèmes de gestion de classe et d’évaluation. Celui de la gestion de classe est le plus important puisque la discipline est un préalable à l’enseignement. Aussi, les jeunes enseignants sont en « situation de survie ». Ils n’ont bénéficié que d’un cours de trois crédits sur les habiletés professionnelles en gestion de classe. L’enseignant suppléant se voit placé dans les pires conditions : ce n’est pas sa classe, ni ses consignes. Ce travail devrait être confié à un expert.
[63] Monsieur Jeffrey souligne l’importance que la formation continue se poursuive au cours des trois premières années d’enseignement et la direction n’a pas le temps de s’en occuper, selon lui. Dans ce contexte, les maladresses sont possibles.
[64] Les élèves vont tout faire pour « casser le suppléant »; ils ont le champ libre pour s’amuser. L’autorité du suppléant devrait être introduite par un accompagnement de la part d’un enseignant ou de la direction. Lorsqu’un suppléant commet une erreur, il devrait pouvoir se confier à un mentor mais on ne lui reconnaît pas le droit à l’erreur. En insertion professionnelle, l’apprentissage se continue, de préférence avec accompagnement. En stage, l’enseignant n’est pas laissé à lui-même.
[65] Qui plus est, le secteur de l’adaptation scolaire doit être confié à des personnes formées pour ce secteur. L’Université Laval a développé un baccalauréat en adaptation scolaire. C’est une spécialité que d’enseigner en adaptation scolaire.
[66] Les suppléants qui y sont placés sont dans un état d’incompétence. La suppléance, en soi, devrait être confiée aux experts.
[67] Selon le témoin, les recherches confirment que les suppléants sont considérés comme des étrangers. Lorsque l’autorité n’est pas reconnue, il doit y avoir un soutien professionnel durant l’insertion professionnelle. Il existe un risque de relations transférentielles entre élèves et enseignants.
[68] La situation est encore plus difficile avec des enfants ayant des troubles de comportement; on ne s’improvise pas spécialiste de l’enfance inadaptée. Mais les enseignants suppléants n’ont pas le choix puisqu’ils risquent de ne pas être rappelés.
[69] L’enseignant titulaire doit asseoir son autorité dès le début de l’année; l’enseignant suppléant n’a pas cette possibilité. Aussi lui faut-il un accompagnement de la direction ou d’un enseignant. Les suppléants n’ont pas un rôle disciplinaire.
[70] L’éducation familiale ne véhicule plus le respect de l’autorité de nos jours; par ailleurs, face à un suppléant, les parents ont une perception préjugée et ils s’attendent à de la perturbation.
[71] Dans son rapport, monsieur Jeffrey présente le référentiel de compétences pour la formation à l’enseignement, qui regroupe douze (12) compétences. La gestion de classe est la sixième de ces douze compétences, dans le référentiel, lesquelles sont tout aussi importantes les unes que les autres. Selon lui, c’est la compétence où il y a le plus de difficultés, tant chez les jeunes enseignants que chez les enseignants expérimentés.
[72] Suite à ses propos maladroits, madame Pageau s’est excusée et a parlé ensuite à l’élève, ce qui est conforme à un comportement éthique, selon le témoin. Il conclut en soumettant qu’elle a droit à l’erreur et au soutien.
[73] En contre-interrogatoire, monsieur Jeffrey précise ne pas avoir rencontré madame Pageau avant de produire son rapport; il ne l’a rencontrée que le jour de l’audition. Il a lu les évaluations dont elle a été l’objet ainsi que l’historique qui lui a été communiqué.
[74] Au sujet de l’encadrement des suppléants à la commission scolaire de la Capitale, le témoin mentionne avoir déjà discuté avec la responsable de l’insertion professionnelle de cette commission scolaire. Il ajoute que plusieurs commissions scolaires au Québec offrent un soutien par les directions scolaires. Le problème, c’est que lorsqu’un suppléant confie une maladresse, on peut le sortir de la liste de suppléance. Il reconnaît ne pas avoir une connaissance spécifique de l’encadrement pratiqué à la commission scolaire de la Capitale, ni de la classe d’adaptation scolaire où a œuvré madame Pageau. Il a lu la convention collective des enseignants.
[75] Au sujet de ce qui est indiqué au point 1 de la page 9 de son rapport, à l’effet que les suppléants sont parfois avisés une heure avant le début du cours, etc., il précise qu’il écrit sur les suppléants en général et que c’est ce qu’indique la recherche. Il est possible que cela ne s’applique pas à madame Pageau.
Preuve de l’Employeur
[76] L’Employeur n’a pas présenté de preuve additionnelle à celle déjà produite au dossier.
POSITION DES PARTIES
Le Syndicat
[77] Le Syndicat rappelle que la décision de l’Employeur de faire perdre le gagne- pain de madame Pageau, se produit après qu’elle ait accompli 448,5 jours entre 2009 et 2013, soit près de cinq ans de suppléance et de contrats en enseignement à la commission scolaire.
[78] Il soumet que les paroles prononcées par madame Pageau doivent être placées dans leur contexte, ce qui leur retire toute gravité objective, de telle sorte que la décision de l’Employeur de retirer son nom de la liste de suppléance, pour ce seul motif, est déraisonnable et rend la décision abusive.
[79] Il rappelle les exigences de la bonne foi du Code civil, lesquelles s’imposent tant au moment de la naissance d’une obligation, lors de son exécution qu’au moment de son extinction. Celles-ci sont réputées faire partie de toute convention collective.
[80] Le caractère raisonnable des droits de gestion doit aussi être examiné en tenant compte de l’ensemble des circonstances.
[81] Contrairement aux enseignants titulaires, les enseignants suppléants ne connaissent pas les élèves qui leur sont confiés.
[82] Le 24 octobre 2013, madame Pageau doit remplacer en fin de journée, alors que les élèves reviennent d’activités diverses au cours de la journée et le titulaire l’avise alors que ce ne sera pas évident. Même les élèves lui disent qu’elle va souffrir, en disant avoir fait pleurer la dernière suppléante. Le titulaire l’avise également qu’un élève devra possiblement être expulsé. Madame Pageau ne connaît pas l’élève en question et les élèves ne sont pas installés à leur place. Tel est le contexte dans lequel les paroles sont prononcées.
[83] Un expert est venu expliquer que la gestion de classe est la compétence la plus difficile et que madame Pageau a eu un comportement éthique en ce qu’elle a expliqué à l’élève que son expression se voulait humoristique. Par conséquent, la décision de la commission scolaire, basée sur ce seul événement, est d’une sévérité disproportionnée à son endroit.
[84] Le milieu de l’éducation présente une certaine violence à laquelle les enseignants sont quotidiennement confrontés. Un enseignant moins expérimenté est aussi exposé à des interactions spontanées enseignants-élèves et les attentes ne peuvent pas être les mêmes à l’endroit d’un enseignant en début de carrière : il n’est pas raisonnable de s’attendre à une totale absence d’erreur et à la perfection; les nouveaux enseignants sont aussi des êtres humains.
[85] Dans la lettre E-4, madame Pageau exprime ses regrets: elle a fait tout ce qu’elle pouvait faire pour corriger. Un employeur raisonnable lui aurait permis de rencontrer les parents, l’élève, etc. L’utilisation de l’humour, par madame Pageau, est corroborée par la preuve testimoniale et par l’évaluation de l’année scolaire 2008-2009 (S-18). Le contexte d’humour dans lequel ses paroles ont été prononcées colore tout autrement l’impact qu’ont pu avoir ses propos et son intention réelle.
[86] L’expert a souligné l’utilisation qui est faite des enseignants les moins expérimentés pour les tâches les plus difficiles. La littérature confirme que les élèves testent les enseignants suppléants.
[87] La pièce S-6 indique les critères de l’Employeur au regard des enseignants suppléants : la disponibilité, le nombre d‘heures et la qualité du travail. Madame Pageau a fait preuve de disponibilité et elle n’avait d’autre choix que de tenter d’effectuer beaucoup d’heures. Lorsqu’il a pris sa décision, l’Employeur ne peut pas avoir pensé que madame Pageau était dangereuse, incompétente, non disponible.
[88] Madame Pageau a retenu les remarques de ses évaluations pour chercher à s’améliorer. À la moindre plainte d’un parent, elle est évacuée. Son rendement ne peut pas être considérablement insatisfaisant comparé à celui des autres suppléants.
[89] En continuant d’utiliser les services de madame Pageau à l’été 2014, l’Employeur reconnaissait qu’il s’agissait d’une enseignante de qualité et cela constitue une admission à l’effet que sa décision était une erreur. Comme dans la décision Les Résidences Soleil 12 , sa réembauche purgeait en quelque sorte son dossier antérieur.
[90] Le Syndicat cite de nombreuses décisions, notamment où le tribunal a conclu que l’employeur n’avait pas, dans sa prise de décision, tenu compte de l’ensemble des circonstances ou encore n’avait pas mené l’enquête appropriée au préalable.
[91] Pour madame Pageau, l’enseignement est sa vocation. Il est reconnu par les tribunaux supérieurs que le travail est une composante essentielle de l’identité de la personne et de sa dignité. La décision de la commission scolaire équivaut à un congédiement et a un impact direct sur sa vie et son identité.
[92] Pour le Syndicat, le retrait de la liste de suppléance, basé sur un seul événement, et en regard d’une seule compétence, constitue une décision arbitraire, précipitée et intempestive. Un employeur compétent, qui agit avec bon sens et dans le respect de l’équité, n’aurait de toute évidence pas retenu une telle solution.
L’Employeur
[93] L’Employeur rappelle que les droits de madame Pageau sont très limités, comme l’a indiqué le tribunal dans sa décision du 9 janvier 2015. Il a exercé son droit selon les exigences de la bonne foi, la décision ayant été prise sur un motif réel, des faits admis et non sur la base d’une enquête bâclée.
[94] Il rappelle également qu’il n’a aucune obligation à l’égard des suppléants inscrits sur la liste : la confection de cette liste, le choix des personnes, les critères de mise à jour annuelle de même que le retrait d’un nom sur cette liste relèvent de la discrétion de l’Employeur.
[95] Madame Pageau n’a pas été congédiée puisqu’elle n’était pas en lien d’emploi continu et elle n’avait pas d’obligations envers la commission scolaire. On ne peut donc pas parler de perte d’emploi. Elle ne bénéficie d’aucune priorité d’emploi et elle ne peut pas avoir plus de droits que les personnes qui ont ces droits reconnus suivant la convention collective. On ne peut ajouter aux droits des suppléants.
[96] Madame Pageau n’a pas été jugée incompétente et la commission scolaire n’a pas évalué de façon complète madame Pageau. Toute commission scolaire peut faire appel aux services de qui elle veut comme suppléante et elle peut travailler auprès de plusieurs commissions scolaires si elle le veut.
[97] Il ne peut y avoir de comparaison avec des personnes en période de probation : celles-ci sont en service continu et font l’objet d’une évaluation.
[98] L’expert produit par le Syndicat s’autorise de généralités mais il ne connaît pas la commission scolaire de la Capitale, ni la convention collective et il n’a pas rencontré madame Pageau.
[99] Les collègues sympathisent avec madame Pageau mais ils ne peuvent témoigner qu’elle fait attention à ses élèves ou qu’elle démontre de l’humour autrement que dans les corridors. La preuve au dossier est constituée des deux évaluations.
[100] Pour l’Employeur, l’argument du Syndicat est contradictoire : elle est à la fois débutante et en période d’intégration mais elle cumule aussi près de cinq ans de suppléance.
[101] Si la décision de la commission scolaire avait été prise suite à la réception de la plainte, elle serait probablement abusive. Mais elle a fait enquête. La directrice adjointe a eu, par la suite, un entretien avec l’enseignante titulaire. Elle a ensuite avisé la directrice. Elle a rencontré madame Pageau. L’enquête s’est conclue sur l’admission de celle-ci; il n’était plus requis d’aller plus loin.
[102] Les paroles de madame Pageau n’ont pas pris en compte leur impact sur l’enfant, ni la réaction possible de la mère. Elles trahissent non pas un humour maladroit mais plutôt un manque de jugement.
[103] L’Employeur soumet une décision de l’arbitre Fernand Morin au regard d’un enseignant suppléant 32 , ainsi qu’une décision de l’arbitre Diane Veillleux dans une situation où l’abus de pouvoir de l’employeur avait été soulevé 33 .
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
Code civil du Québec :
[104]
Les articles
ANALYSE ET DÉCISION
[105] Rappelons que le mandat de l’arbitre, dans la présente enquête, consiste à examiner si l’Employeur, en retirant madame Pageau de la liste de suppléance en novembre 2013, a commis un abus de droit.
[106] La théorie de l’abus des droits contractuels en droit civil québécois s’est introduite principalement suite à l’arrêt Banque Nationale c. Houle 1 et à l’arrêt McLeod c. Egan 2 . Dans le premier, la Cour suprême a confirmé la « tendance à concevoir les droits et obligations sous l’angle de la justice et de l’équité. La mauvaise foi et la malice dans l'exercice d'un droit contractuel ne sont plus les critères exclusifs pour apprécier s'il y a eu abus d'un droit contractuel. Le critère de l'individu prudent et diligent peut également servir de fondement à la responsabilité résultant de l'abus d'un droit contractuel. Il peut y avoir abus d'un droit contractuel lorsque celui-ci n'est pas exercé de manière raisonnable, c'est-à-dire selon les règles de l'équité et de la loyauté ». D ans le second, la Cour a établi que les droits de gestion doivent être exercés conformément aux droits conférés aux employés par la Loi.
[107] Les décisions plus récentes du plus haut tribunal du pays au regard de la juridiction de l’arbitre ( Parry Sound 3 , Isidore Garon 4 et Syndicat de la fonction publique 5 ) ont complété cette composante de l’environnement jurisprudentiel portant sur la compétence de l’arbitre de grief en la matière. Dans l’arrêt Isidore Garon, la Cour précise que si la règle de droit invoquée est compatible avec le régime collectif des relations du travail et qu’il s’agit d’une norme impérative, l’arbitre aura compétence pour l’appliquer.
[108] Pour sa part, la Cour d’appel, dans Syndicat de l’enseignement de la région de Québec c. Ménard 6 , a confirmé que l’exigence de la bonne foi participe de l’ordre public dans le contexte du contrat de travail et que l’arbitre de grief a compétence pour examiner si l’employeur a exercé son droit de gérance de façon excessive et déraisonnable.
[109] Dans une décision arbitrale subséquente à celle de la Cour d’appel, l’arbitre Ménard qualifiait ainsi l’examen qu’il devait faire de la décision contestée : la question qui se pose en l'espèce est donc à savoir si la décision de la commission de refuser d'inscrire le nom de M me Legros sur la liste de priorité d'emploi applicable en 2000-2001 et en 2001-2002 a donné lieu à autant d'abus de pouvoir. Partant, il ne s'agit pas simplement d'examiner la démarche suivie pour en arriver à une telle décision en tant que processus ou modèle, mais il faut aussi et peut-être même surtout s'arrêter à la décision prise sous toutes ses facettes pour déterminer à l'aide de la preuve soumise si elle ne comporte pas une dimension excessive ou abusive qui serait inacceptable. 7
[110] Le Code civil du Québec établit les exigences de la bonne foi, tant au plan général, contractuel que civil : ainsi, à l’article 6, Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi , et à l’article 7, Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable , allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi; article 1375 : La bonne foi doit gouverner la conduite des parties , tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction; article 1457 : Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui (…) .
[111] Conformément à l’arrêt Banque Nationale du Canada , le tribunal doit être saisi d’une démonstration de l’exercice déraisonnable d’un droit, en violation d’une obligation contractuelle implicite : « Fondée au départ sur le critère rigoureux de la malice et de la mauvaise foi, la norme servant à apprécier l’existence d’un tel abus s’est élargie pour inclure maintenant le critère de l’exercice raisonnable d’un droit, tel qu’il est incarné dans la conduite d’une personne prudente et diligente. (…) On pourrait donc formuler ainsi le critère approprié : tels droits ont-ils été exercés dans un esprit de loyauté ? Pour ce qui est du fondement de la théorie, suivant la solution à la fois doctrinale et jurisprudentielle au Québec, c'est bien le régime contractuel de responsabilité qui régit l'abus d'un droit contractuel puisque, implicitement en droit civil, les parties à tout contrat s'engagent à agir, dans l'exercice de leurs droits contractuels, à la manière prudente et diligente d'une personne raisonnable et dans les limites de la loyauté. S'il y a violation de cette obligation implicite, la responsabilité contractuelle est alors engagée à l'égard du cocontractant » 1, p.164 .
[112] Voilà pour l’état du droit sur le sujet.
[113] Le tribunal doit contrôler si, dans l’exercice de son droit contractuel, l'Employeur a agi à la manière prudente et diligente d’une personne raisonnable et dans les limites de la loyauté, en retirant le nom de la plaignante de la liste de suppléance de la commission scolaire de la Capitale en novembre 2013.
[114] À cette fin, le Syndicat doit établir, de façon prépondérante, que la décision de l’Employeur était abusive, déraisonnable ou contraire aux exigences de la bonne foi.
[115] La preuve établit que la commission scolaire a retiré le nom de madame Pageau de la liste de suppléance suite à un incident survenu lors d’une suppléance effectuée le 24 octobre 2013 à l’école Neufchâtel, au cours laquelle elle a tenu des propos qui ont été jugés inadmissibles. La première partie des propos ont été admis par la plaignante à l’époque pertinente.
[116] À l’enquête, la plaignante a soutenu qu’elle avait coutume de blaguer en milieu de travail, que ce soit avec ses collègues ou avec les élèves. Elle a témoigné avoir validé, auprès de l’enfant auquel lesdits propos étaient adressés, s’il avait saisi qu’il s’agissait d’une blague.
[117] Bien que la décision de l’Employeur de retirer le nom de madame Pageau de la liste de suppléance ait pour effet de la priver de la possibilité d’obtenir d’autres mandats de suppléance à la commission scolaire de la Capitale, ces effets ne transforment pas la décision du retrait de la liste de suppléance en mesure disciplinaire ou en congédiement. Les circonstances que doit analyser le tribunal ne sont pas celles entourant une sanction disciplinaire, ni celles d’une fin de période probatoire. Le tribunal peut s’inspirer des autorités soumises par le Syndicat quant à la décision prise mais uniquement au regard du corridor de l’abus de droit. Dans ce corridor, c’est le comportement de l’Employeur qui est sous la loupe et c’est le Syndicat qui a le fardeau de prouver cet abus de droit. L’Employeur doit avoir exercé ses droits de manière prudente et diligente, selon les critères de l’équité et de la loyauté. Les autorités produites au regard de la proportionnalité d’une sanction au regard de la gravité de l’inconduite, ou à la façon dont il peut être mis fin à l’emploi, notamment, s’éloignent de la situation sous étude.
[118] En effet, madame Pageau ne bénéficie pas de la sécurité d’emploi et elle n’a pas droit au grief en vertu de sa convention collective pour contester la décision de l’Employeur. Rappelons que la convention collective ne comporte pas de clause accordant quelque droit aux suppléants, autre que ce qui y est indiqué, conformément à la clause 6-7.03 E) de l’entente nationale, ainsi que sur l’existence, dans l’entente locale, d’une liste de suppléance (8-7.11), ce qui avait conduit à la sentence arbitrale du 9 janvier 2015. L’arbitre ne peut pas ajouter à la convention collective des dispositions qui ne s’y retrouvent pas. Ainsi, la commission scolaire possède un droit discrétionnaire total sur le choix, l’inscription et le retrait des personnes sur la liste de suppléance.
[119] En d’autres termes, l’arbitre doit s’assurer que la décision prise n’est pas, compte tenu des circonstances, une décision illégitime, un prétexte, une réaction disproportionnée ou déraisonnable, mais plutôt qu’elle est appuyée sur un fondement, une assise, des faits en lien logique avec la nature même de la décision.
[120] Les arguments du Syndicat sont essentiellement les suivants: les enseignants suppléants sont confrontés à une violence visant à les déstabiliser; l’enseignant suppléant n’aliène pas sa propre identité en offrant ses services et l’Employeur ne peut exiger une telle abnégation; les propos reprochés ne sont pas inappropriés dans l’ensemble des circonstances; un seul reproche ne suffit pas raisonnablement et objectivement à retirer la plaignante de la liste de suppléance et cela constitue une réaction d’une sévérité disproportionnée; madame Pageau a conservé en tout temps un comportement éthique; les propos qu’elle a tenus ne sont pas objectivement graves, elle a exercé sa liberté d’expression; si les propos témoignent d’un sens de l’humour de qualité douteuse, ils n’indiquent pas pour autant d’intention hostile, ni haineuse; la preuve corrobore sa propension à utiliser l’humour, ce qui colore l’impact de ses propos et l’intention réelle; en période d’apprentissage, elle ne peut être comparée à un enseignant d’expérience; sa réembauche est une reconnaissance tacite d’une erreur de décision.
[121] La preuve au soutien de ces arguments est la suivante : madame Pageau a expliqué le contexte dans lequel elle a formulé les propos qui lui sont reprochés, en soutenant qu’il s’agissait d’une blague. Des collègues ont témoigné tantôt de leur propre expérience de suppléance, tantôt de leur appréciation du travail de madame Pageau, qui était disponible et leur laissait un rapport détaillé de sa suppléance. Le témoin Jeffrey, témoin expert qui n’est pas témoin des faits, a donné son opinion sur la base de ses recherches sur le statut d’enseignant suppléant et sur le droit à l’erreur, en soutenant notamment que la suppléance devrait être réservée aux enseignants spécialisés et expérimentés, de surcroît dans le secteur de l’adaptation scolaire, tout en reconnaissant ne pas connaître la situation particulière de l’encadrement des nouveaux enseignants prévalant à la commission scolaire de la Capitale.
[122] Cette preuve n’apporte pas d’éléments factuels tangibles pour conclure que la décision prise par la commission scolaire est déraisonnable ou abusive.
[123] En matière de contrôle arbitral du devoir de loyauté de l’employeur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la jurisprudence soumise et consultée réfère, outre la mauvaise foi, la malice ou l’intention de nuire, à une décision aux caractéristiques suivantes : déraisonnable, excessive, anormale, exagérée, irrationnelle, sans motif réel, une erreur grossière, un vice sérieux.
[124] Examinons le comportement de la commission scolaire. Suivant la preuve produite au dossier le 7 octobre 2014 et le 12 décembre 2014, les propos de madame Pageau sont portés à la connaissance de la directrice adjointe Joly le 28 octobre 2013 par la mère de l’élève, qui veut porter plainte à la commission scolaire et qui considère les propos inacceptables. Madame Joly en discute avec l’enseignante titulaire, qui lui indique que les élèves sont fâchés. Elle en informe la directrice, madame Genest, le 28 octobre 2013, laquelle considère les propos inadmissibles. Madame Joly rencontre madame Pageau le 1 er novembre 2013 et lui demande de relater l’incident du 24 octobre. Madame Joly lui exprime sa désapprobation. Quelques jours plus tard, elle lui demande de transmettre une lettre d’excuses. Elle reçoit cette lettre le 6 novembre et la porte ensuite à la connaissance de la mère de l’élève, qui la juge acceptable, mais réitère que les propos sont blessants et inadmissibles. Le 4 novembre 2013, la directrice de l’école de Neufchâtel, madame Genest, communique avec madame Nancy Paquette, elles échangent sur la gravité des faits, sont du même avis et il est décidé de retirer madame Pageau de la liste de suppléance. Le 8 novembre 2013, madame Paquet avise madame Pageau de son retrait de la liste de suppléance en raison de la gravité de ses paroles; madame Pageau lui mentionne qu’elle estime les conséquences sévères pour ses propos. La décision lui est confirmée par écrit le 11 novembre 2013.
[125] Il s’écoule une semaine entre le 28 octobre, moment où la direction est avisée de l’incident, et le 4 novembre 2013, moment où la décision est prise. Madame Pageau a donné sa version des faits. Trois représentantes de la direction ont évalué la situation et partagé leur opinion. La démarche de l’Employeur ne comporte pas d’erreur grossière. Il n’était pas tenu de permettre une rencontre entre la mère de l’élève et l’enseignante suppléante. La décision ne peut pas être qualifiée de précipitée, ni même d’arbitraire. Elle est fondée sur des faits, des motifs réels.
[126] Le fait que les services de madame Pageau aient été retenus pour les cours d’été de 2014 n’a pas la portée que le Syndicat lui attribue. La suggestion de madame Jacques et le choix de monsieur Primeau ne sauraient lier la commission scolaire et ne modifient en rien la décision de novembre 2013. Madame Paquet avait avisé madame Pageau qu’un enseignant non inscrit sur la liste de suppléance pouvait être engagé à cette fin, ce qui fut le cas d’ailleurs.
[127] La commission scolaire aurait pu prendre une décision différente. Mais celle qu’elle a prise se situe dans les options possibles, logiques. Elle ne revêt pas le caractère déraisonnable, excessif, anormal, exagéré, irrationnel, précipité ou sans motif réel, auquel renvoie la jurisprudence.
[128] Subsidiairement, l a preuve documentaire fait aussi état de difficultés rencontrées par madame Pageau en 2008-2009 et 2011-2012 en matière de gestion de classe.
[129] La pièce S-18 porte sur des observations faites dans le cadre d’un contrat de remplacement, entre janvier et décembre 2009, auprès d’élèves de groupes réguliers de troisième secondaire de l’école Neufchâtel. Dans la section « gestion de classe », la cote « - » utilisée signifie « Éprouve des difficultés » et les commentaires de l’évaluation détaillent cette cote. Il ne s’agit pas d’un groupe d’adaptation scolaire, ni d’une tâche de suppléance mais d’un contrat de remplacement. Madame Pageau est alors en début de carrière.
[130] La pièce S-21 concerne aussi un contrat de remplacement auprès de deux groupes d’élèves réguliers de la première année du secondaire à l’école Vanier, se terminant en juin 2012. Bien qu’on y indique que les élèves fréquentant cette école aient besoin d’être stimulés davantage, il ne s’agit pas non plus du secteur de l’adaptation scolaire. L’évaluation fait de nouveau état de difficultés en gestion de classe, difficultés dont madame Pageau est consciente, selon l’auteur. Bien que le début de cette période ait été de la suppléance, les observations effectuées le 28 mai 2012 se situent dans un groupe d’élèves réguliers en situation de remplacement, et non pas en suppléance auprès d’un groupe d’adaptation scolaire. Il y est indiqué « Bon contact avec les élèves, mais la gestion des groupes est difficile »; « Elle instaure des règles mais a de la difficulté à les faire respecter » : « Laurie est consciente de sa problématique concernant sa gestion de classe ». À cette date, madame Pageau a accompli environ 308 des 448 jours de travail à la commission scolaire de la Capitale.
[131] Par conséquent, en octobre 2013, l’événement à l’origine de la décision n’est pas un incident isolé servant, en quelque sorte, de prétexte pour retirer le nom de l’enseignante de la liste de suppléance.
[132] L’Employeur avait la discrétion de prendre une telle décision et, en considérant l’ensemble des circonstances, celle-ci ne revêt pas un caractère abusif qui commanderait une intervention du tribunal.
[133] Le soussigné conclut qu’en retirant le nom de la plaignante de la liste de suppléance, l’Employeur n’a pas exercé abusivement ses droits.
DISPOSITIF
En conséquence, après avoir analysé la preuve, la doctrine, la jurisprudence pertinente et délibéré sur le tout, le tribunal :
REJETTE l’argument syndical sur le caractère abusif de la décision de l’Employeur de retirer madame Pageau de la liste de suppléance;
ET, ayant de ce fait épuisé sa juridiction, se DÉCLARE dessaisi du dossier.
Les frais d’arbitrage inhérents à la présente décision sont à la charge du Syndicat.
_____________________________ Daniel Charbonneau, arbitre
Pour le Syndicat : Me Linda Lavoie
Pour l’Employeur : Me Gilles Rancourt
DOCUMENTATION CITÉE
DOCUMENTATION CITÉE PAR LES PARTIES
Par le Syndicat
Par l’Employeur
32. Syndicat de l’enseignement de la région de Québec c. Commission scolaire des Premières-Seigneuries , SAE 8795, 19 juin 2014, Fernand Morin, arbitre;
33.
Alliance
du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux
c.
Centre de santé et de services sociaux Bordeaux-Cartierville-St-Laurent